A la recherche de la vérité en histoire et en sciences humaines

Sujet : citation, vérité historique, épistémologie, conduite de l’histoire, Historiographie, histoire comparée, Sciences humaines.


“L’historien est dans la position d’un physicien qui ne connaîtrait les faits que par le compte rendu d’un garçon de laboratoire ignorant et peut-être menteur.”   Charles Seignobos (1854 – 1942), Historien.


Bonjours à tous,

S_lettrine_moyen_age_passion‘il n’est pas à proprement parler un médiéviste, s’étant plutôt spécialisé dans l’histoire politique, cette citation de l’historien ardéchois Charles Seignobos sur la conduite de l’Histoire trouve naturellement sa place ici puisque nous y sommes amenés à aborder régulièrement la question de la vulgarisation historique autant que celle de la « vérité » en Histoire.

L’objectivité relative
des sources documentaires

Hormis les sources juridiques ou d’archives de type registres, pour le reste, concernant la source des documents sur lesquels l’Histoire s’appuie, il n’est pas rare qu’il y  ait controverses sur leur « objectivité ». On retrouve, notamment, ces doutes exprimés au sujet des chroniques ou de récits narratifs faits par des auteurs médiévaux qui se trouvaient souvent à la solde des seigneurs ou des princes qui les rémunéraient ou leur assuraient leur pitance. Quand ces ouvrages n’étaient pas de pures et simples commandes pour mettre en valeur leurs commanditaires, leurs faits ou leur lignages, leurs auteurs étaient, quoiqu’il en soit, pris dans le jeu de leurs propres classes sociales, de leurs idéologies, de leurs préjugés et finalement de leur temps.

medieval_frisure_decoration_ornement_moyen-age_passionLa même chose s’applique encore aux écrits ou chroniques religieuses et, même en dehors des documents « narratifs », certains courants de l’Histoire récentes en sont venus  à remettre en question la fiabilité de sources tels que les registres ou compte-rendus de tribunaux inquisitoriaux par exemple, en pointant du doigt le fait qu’au delà de leur contenu et des comptes ou résultats dont ils faisaient état, ils étaient aussi indéniablement le produit de représentations corporatistes ou biaisées, ou n’en étaient, en tout cas, pas dénuées. C’est un débat qui agite notamment le sujet de l’hérésie albigeoise, en plus de la fiabilité contestée de certaines sources ecclésiastiques; une des questions étant, par exemple, de savoir à quel point les inquisiteurs tentaient de faire entrer les pratiques dissidentes dans des grilles établies. L’autre, en élargissant, consiste à se demander à quel point se fier aux descriptions d’un fait social et religieux dont on ne possède principalement comme témoignages que ceux de son pire ennemi ou de ses détracteurs.

De fait, à la lumière de ces éléments, on comprend bien comment la citation de Charles Seignobos, plus d’un siècle après qu’il l’ait écrite, n’a pas pris une ride. Pour conduire correctement l’analyse historique, il faut donc en plus de vérifier les sources et les dater, sans cesse les recouper entre elles en espérant en avoir les moyens matériels, ce qui n’est pas toujours le cas sur certains sujets.

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L’historiographie et l’Histoire comparée
au secours de « l’objectivité » en Histoire

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Définition : « l’historiographie a pour objet l’écriture de l’histoire ; Activité de celui qui écrit l’histoire de son temps ou des époques antérieures. »
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De fait, sans parler de leur rareté dans certains domaines ou pour certaines périodes de l’Histoire, en sus de la duplicité ou même du peu de fiabilité que l’on peut accorder à certains documents, et même avec les guillemets que peuvent mettre les historiens sérieux dans leur interprétation, il faut encore ajouter à la difficulté de l’analyse, le fait que l’interprétation historique est elle-même souvent, sinon toujours, le fruit d’un contexte idéologique et historique. D’une certaine façon, au fil de l’évolution idéologique des sociétés, elle n’en finit donc pas de se réviser elle-même: l’histoire médiévale du XXe n’en finit pas de réécrire celle du XIXe siècle, celle du XXIe continue son oeuvre tout en réécrivant déjà les limites de celle du XXe. On le voit, la sacro-sainte « vérité historique » ressemble de plus en plus à un mirage qui nous file entre les doigts, rendant difficile toute forme de vulgarisation, sauf à le faire de manière partisane et biaisée.

Au final, un constat demeure. Sauf à suivre une école ou un auteur, mais lequel? Le dernier qui a parlé en présumant qu’il est le plus objectif de tous? Le plus académiquement reconnu?, ou sauf à se dégager de toute opinion en citant les auteurs eux-même ce qui reste tout de même le plus commode, on peut encore se retrancher medieval_frisure_decoration_ornement_moyen-age_passionderrière ce que l’on pourrait appeler une intime conviction dusse-t-elle prendre les dehors de la théorie la  plus objective et la mieux échafaudée. L’honnêteté intellectuelle commanderait sans doute de se resituer idéologiquement aux yeux du lecteur, mais l’expérience a prouvé que l’exercice s’accommodait peu de la prétention de l’objectivité. Aussi, qu’il ait ou non conscience de son propre positionnement, chaque auteur finit donc souvent par écrire sa vérité, charge au lecteur d’y mettre des guillemets.

De tout cela, il résulte, que, pour le chercheur averti comme pour l’amateur curieux ou passionné, il ne peut y avoir de discipline sérieuse en Histoire et même en vulgarisation historique sans approcher l’Historiographie. On ne peut étudier sérieusement la première sans passer par la seconde. Une fois brossé le portrait des courants, des interprétations, et des historiens ayant approché un sujet donné, tout cela ne dit pas pour autant que la vérité est au bout de la ligne droite et qu’elle n’est pas encore en devenir pour qui espère encore, après cela, la saisir. Car là-encore, l’exercice donne simplement l’état des « croyances », des « théories », des « interprétations » possibles sur le sujet en question dans un espace-temps défini. Charge alors de se forger sa propre opinion dans les creux et les pleins de cette méthode comparative et salutaire, mais, il est vrai, fastidieuse.

Border le champ d’observation?

La question qui se pose toutefois dans cette approche reste tout de même de savoir ou s’arrêter dans le « panorama » théorique, et j’entends par là, à la fois dans l’analyse exhaustive des « Histoires » produites, comme celui de l’espace historique et temporel de ces « Histoires ». Sauf à medieval_frisure_decoration_ornement_moyen-age_passionconsacrer à chaque sujet une thèse doctorale et sans limiter les études à un certain champ, on pourrait en effet y passer un certain temps: analyse de toutes les sources documentaires, analyse de tous les auteurs dans le temps ou des plus importants, analyse des écrits ou des sources des parties idéologiques en présence et parties territoriales impliquées pourquoi pas? province, pays, autres nations impliquées, provinces frontalières, etc… Si l’on ne choisit pas un angle simple et partisan, l’exercice de la recherche sérieuse, mais aussi celui de la vulgarisation peut s’avérer complexe quand on ne veut pas simplement le réduire à des fiches de lecture d’auteurs.

Je ne peux m’empêcher en disant tout cela de penser à Edouard Sapir et à son  analyse de la définition de champ culturel et son « deux-plumes n’est pas de cet avis ». Sur un certain nombre de questions relatives à la culture de la tribu, l’indien deux-plumes jamais d’accord avec les autres faisait pourtant bien partie pour Sapir du champ  de la culture étudiée. Cette dernière devait donc être étendue à lui et c’est un principe sans doute applicable à la notion de champ historique ou historiographique. Pour faire une note d’humour, on aura encore ici une pensée émue pour le thésard transis auquel l’un des membres du jury reproche, en plein milieu de sa soutenance, de ne pas avoir lu un auteur en particulier qu’il considère comme essentiel, quand la bibliographie du pauvre bougre en contient déjà deux cent cinquante. Où s’arrêter et qui fait la liste ?

L’épistémologie des sciences humaines
et le statut du chercheur face à son objet

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Définition : épistémologie. « Partie de la philosophie qui a pour objet l’étude critique des postulats, conclusions et méthodes d’une science particulière, considérée du point de vue de son évolution, afin d’en déterminer l’origine logique, la valeur et la portée scientifique et philosophique. »
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Ces questionnements rejoignent encore d’une manière générale, l’épistémologie des sciences humaines ou la manière « objective » et scientifique de les conduire. Tout cela renvoie  aux difficultés du chercheur pour ne pas parler à l’impossibilité technique qu’il y a à s’abstraire de son propre champ d’études. L’honnêteté scientifique en sciences humaines commande à tout le moins d’être conscient de cette donnée afin de la border, à défaut medieval_frisure_decoration_ornement_moyen-age_passiond’être tout à fait capable de l’éradiquer. Sans humain, pas de sciences de l’homme.

L’affaire devient encore plus épineuse quand on songe que la physique quantique elle-même nous apprend que l’observateur déforme son propre champ d’observation jusque dans cette discipline et concernant de simples particules! L’application de ces problématiques à des objets d’étude aussi complexes que les sociétés humaines au présent comme au passé, et par extension à la conduite objective de l’Histoire, donne clairement le vertige. Faut-il y renoncer? Sans introduire un total découragement, ni  une complète impossibilité, on peut tout de même se réjouir  en espérant que la conscience des difficultés entraîne chez les chercheurs en sciences humaines une humilité salutaire face à cet objet philosophique si difficile à saisir et que l’on appelle « vérité ».

En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
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Une chanson d’amour Courtois par le roi poète Thibaut de Champagne

thibaut_le_chansonnier_troubadour_trouvere_roi_de_navarre_comte_de_champagneSujet : chanson médiévale, poésie, amour courtois, roi troubadour, roi poète
Période : moyen-âge central
Auteur : Thibaut de Champagne (1201-1253)
Titre : chanson d’amour ou « Por conforter ma pesance »
Manuscrit ancien : le chansonnier du roi
Interprètes : Alla Francesca. Vocal: Emmanuel Vistorky, Harpe: Brigitte Lesne

Bonjour à tous,

C_lettrine_moyen_age_passion‘est toujours un plaisir que d’approfondir la découverte de Thibaut de Champagne à travers ses chansons et ses compositions. Roi de Navarre, Comte de Champagne, il est entré dans la légende comme Thibaut le Chansonnier en léguant à la postérité pas moins de soixante chansons. Son répertoire est large et va de la chanson courtoise à des chansons plus engagées sur le plan politique ou religieux, en passant encore par le jeu-parti, ce divertissement médiéval qui prenait la forme de  joutes verbales entre troubadours où alternant les couplets chaque protagoniste défendait une positon contraire. Au niveau stylistique, on prête généralement à ce noble chevalier et poète d’avoir revisité des formes classiques de son temps tout en y amenant sa propre touche d’humour et de distance.

Pour ce qui est de la pièce du jour, comme son titre l’indique, il s’agit d’une chanson d’amour courtois dans laquelle le roi poète, victime impuissante et consentante de ses sentiments amoureux, chante  à sa dame la douce flamme qui le retient prisonnier.

Alla Francesca : à la découverte du Thibaut de Champagne et du Chansonnier du roi

On doit à la très sérieuse formation artistique et musicale Alla Francesca, spécialisée dans le répertoire des musiques anciennes et médiévales un album entier sur le roi troubadour.

Les chansons sont tirées du manuscrit du roy (roi) ou chansonnier du roi, ouvrage d’importance majeure pour la musique médiévale des XIIe et XIIIe siècles qu’il s’agisse de danses, de pièces instrumentales, comme de chansons monophoniques ou polyphoniques.

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chanson_musique_medievale_amour_courtois_thibaut_de_champagne_troubadour_chansonnier_alla_francesca_Emmanuel_VistorkyL’interprétation qu’ils font de cette pièce d’amour courtois de Thibaut de Champagne, tout en délicatesse avec une harpe pour seul accompagnement et cette voix tout en notes graves vous emportera peut-être à la cour de Champagne ou de Navarre du XIIIe siècle, pour vous y faire revivre les plus belles heures du roi chansonnier. Nous n’avons bien entendu aucune trace de la voix originelle de ce dernier, mais je dois avouer que l’incarnation subtile et toute en élégance qu’en fait le chanteur Emmanuel Vistorky est fort convaincante, en plus d’être très agréable à écouter.

Les paroles de la chanson d’amour de Thibaut le Chansonnier & leur adaptation en français moderne

Por conforter ma pesance
Faz un son.
Bons ert, se il m’en avance,
Car Jason,
Cil qui conquist la toison,
N’ot pas si grief penitance.
E! é! é!

Pour soulager mon cœur lourd
Je compose un air.
Il  serait bon qu’il puisse m’aider
Car Jason,
Celui qui conquit la toison,

Ne subit pas si dure pénitence.
Hé, hé, hé !

Je meïsmes a moi tence,
Car reson
Me dit que je faz enfance,
Quant prison
Tieng ou ne vaut raençon;
Si ai mestier d’alejance.
E! é! é!

Je me fais à moi-même des reproches
Car ma Raison
Me dit que je fais une folie
De rester dans une prison
Où il n’y a de rançon qui vaille.
J’ai donc bien besoin de soulagement.
Hé, hé, hé !

Ma dame a tel conoissance
Et tel renon
Que g’i ai mis ma fiance
Jusqu’en son.
Meus aim que d’autre amor don
Un regart, quant le me lance.
E! é! é!

Ma dame est si reconnue
Et renommée
Que j’ai mis toute confiance
jusqu’en elle

Plus  que l’amour d’une autre,  je préfère
un seul regard,   quand c’est elle qui me le lance.
Hé, hé, hé !

Melz aim de li l’acointance
Et le douz non
Que le roiaume de France.
Mort Mahon!
Qui d’amer qiert acheson
Por esmai ne pour dotance!
E! é! é!

J’aime mieux sa présence
Et son doux nom
Que le royaume de France.
Maudit soit, par Mahomet !
Qui l’Amour veut accuser
En ce qu’il apporte peine et souffrance.
Hé, hé, hé !

Bien ai en moi remenbrance
A conpaignon;
Touz jorz remir sa senblance
Et sa façon.
Aiez, Amors, guerredon!
Ne sosfrez ma mescheance!
E! é! é!

J’ai en moi  mes souvenirs
Qui m’accompagnent ;
Pour chaque jour contempler son image
Et son visage.
Amour, accordez-moi récompense,
Ne souffrez pas mon malheur !
Hé, hé, hé !

Dame, j’ai entencion
Que vos avroiz conoissance.
E! é! é!

Dame, j’espère bien
Que vous saurez faire preuve de discernement.
Hé, hé, hé !

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
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Saints moines et moines dévoyés: deux figures archétypales d’une dynamique sociale & chrétienne médiévale

monde_medieval_moyen-age_central_vie_monastique_valeurs_chretiennes_sociales_litterature_satiriqueSujet: vie monastique, valeurs chrétiennes médiévales, archétype, saints moines, moines dévoyés, tradition satirique
Période: Moyen-âge central, XI et XIIe siècle

Bonjour à tous,

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour rebondir sur l’article précédent au sujet du frère Lubin que nous y dépeignait Clément Marot, nous adjoignons ici quelques réflexions du côté du moyen-âge central chrétien et de ses moines.

La figure monastique occupe, en effet, une position d’importance au sein des sociétés de l’Europe médiévale autant qu’au sein de leurs valeurs chrétiennes. A ce titre, il est intéressant de noter à quel point on n’en finit pas d’opposer les contraires quand il s’agit des représentations la concernant: au moine lettré, sanctifié par son mode de vie christique, s’oppose le moine dévoyé et cupide, au moine mendiant s’oppose le moine replet, « trop » bien nourri, et finalement encore à la prêche évangélisatrice et salvatrice, la fausse parole et l’hypocrisie d’un frère Louvel ou Lubin.

Le moine médiéval: figure archétypale
de l’élévation dans les valeurs chrétiennes.

Moyen-âge et exemplarité de la vie monastique: les louanges
Moyen-âge et exemplarité de la vie monastique: les louanges

S_lettrine_moyen_age_passioni le personnel de l’épiscopat, prêtres ou même évêques, ne sont pas non plus épargnés par les critiques, sous le signe du reproche ou de la moquerie littéraire, la vie monastique a ceci d’intéressant qu’elle représente, quant à elle, un chemin de vie au plus près des valeurs chrétiennes. Outre les louanges des moines qui pour l’ensemble des fidèles est un gage de s’attirer les bonnes augures et la clémence du créateur, on  prête à ces derniers une exemplarité qui vaut même jusqu’au sein de l’église où ils sont alors écoutés et respectés. En soi, le moine est l’archétype du bon chrétien: il vit en communauté avec d’autres hommes comme le christ et ses apôtres, il se tient dans le célibat et retiré du monde, il est en prière et en méditation constante, et depuis Saint-Benoit et sa règle, il vit encore dans le silence et la prodigalité. Indéniablement de tous les chrétiens engagés du côté de l’église, c’est alors celui qui suit au plus près l’image que l’on se fait de la vie christique; qu’il s’agisse d’une « construction » ou non n’est d’ailleurs pas la question, dans les faits, la figure du moine est reconnue comme saint_francois_assise_monde_medieval_figure_monastique_moyen-age_central_vie_valeurs_chretiennes_satireporteur de cet idéal et, en ce sens, on peut le traiter comme une figure archétypale des valeurs chrétiennes médiévales.

(Saint François d’Assise, El greco, XVIe siècle)

Dans le même ordre d’idée, le saint moine d’un côté et le moine dévoyé de l’autre peuvent être pris comme deux figures diamétralement opposées de ce même archétype, avec l’idéal chrétien et christique d’un côté, et de l’autre la perdition ou la perversion de cet idéal. Entre ces deux pôles, oscillent la foi et la dévotion chrétienne d’un côté, et une tradition critique et satirique de l’autre. Concernant cette dernière, elle durera jusqu’aux siècles suivants, en versant dans un anticléricalisme de plus en plus marqué.

Empressons-nous d’ajouter que ce court article en forme d’essai ne soulève que quelques idées qui mériteraient un développement bien plus systématique et plus creusé sur ces questions; il faudrait sans doute distinguer des nuances entre toutes les valeurs que la satire peut projeter sur l’image du moine « dévoyé »: cupidité, tromperie, débauche, privilèges, grivoiserie, gloutonnerie, enivrement. Il y a sans doute des degrés de « gravité » et des nuances à apporter. L’enivrement ou même la grivoiserie, ne peut sans doute pas être mis sur le même plan que la cupidité, la tromperie, les relations adultérines, même s’il faut garder en tête qu’étant un modèle de valeurs supposées, la faute ne peut jamais être totalement anodine sur le plan de la symbolique.

Grivoiserie et moine dévoyé, peinture de Cornelis van Haarlem XVIIe siècle
Grivoiserie et moine dévoyé, peinture de Cornelis van Haarlem XVIIe siècle

Saint moine, moine dévoyé :
une réalité derrière la satire

A_lettrine_moyen_age_passionu delà de la farce, il semble que ces critiques que l’on retrouvera en germe dans la littérature des XIe et XIIe siècles, aient correspondu à des réalités sociales fortes, sans préjuger de leur caractère statistiquement marginal ou non dans la réalité d’ailleurs; il suffit quelquefois d’une pomme gâtée dans le panier pour rendre toutes les autres suspects et le problème des écarts individuels au sein des entités corporatives et qui font tâche ne date pas d’hier.

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Au niveau symbolique, il faut bien comprendre l’enjeu derrière tout cela.  Nous sommes dans des siècles où le salut de l’âme pour la vie d’après, est au centre des préoccupations existentielles et justement parce que l’on est chrétien, on se sent alors fondé à exiger de ceux qui prétendent vous guider sur le chemin dans la vie incarnée, a fortiori quand ils sont censés incarnés les valeurs spirituelles les plus hautes, une exemplarité et une probité irréprochable. Or, sans peut-être encore parler d’anticléricalisme fort, bien avant Clément Marot, les XIe et XIIe siècles semblent tout de même nous envoyer des signes marqués sur le dévoiement de certains membres de l’épiscopat, même si l’on peut y voir souvent, plus qu’un discrédit jeté sur l’institution, des appels du pied à l’Eglise Romaine pour qu’elle fasse le tri de ses propres brebis galeuses.

Erhard Schön, gravure (1491-1542) ou l'image terrible du moine dévoyé
Erhard Schön, gravure (1491-1542) ou l’image terrible du moine dévoyé

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour autant que tout cela soit fait souvent par le rire et la dérision, la figure du prêtre ou du moine dévoyé et cupide y émergent tout de même avec insistance. On conviendra aisément que si ces représentations ne reposaient sur rien, ni sur quelques savoirs populaires supposés et partagés, elles ne seraient drôles pour personne. En outre et pour aller plus loin, derrière la légèreté de ton, il faut peut-être encore lire  l’expression d’une forme plus profonde d’inquiétude et, pourquoi pas, par endroits, de désespoir puisqu’on dit que l’humour en est la politesse.

Dit autrement, l’intrusion de la bassesse ou de « l’humain » dans le sacré fait rire, mais il fait aussi rire jaune car dans un monde trempé de valeurs chrétiennes on sait bien que de la même façon que la frontière est ténu entre le pouvoir d’élever vers le divin et le salut, et celui de tout mettre en péril.  Et si l’on n’est déjà plus gaulois et que l’on ne craint plus que le ciel s’effondre sur nos têtes, il en faudrait pourtant peu pour que le monde ne s’écroule car on ne peut pas prêter à l’homme médiéval le même détachement sur ces questions que celui que l’on peut avoir aujourd’hui après le passage de la renaissance, l’ère du matérialisme rationnel et plus d’un siècle de laïcité. Il faut se souvenir encore que depuis la réforme grégorienne, poesie_humour_medieval_grivoiserie_moine_volage_grivois_clement_marotle salut passe tout entier par l’église et puisque cette dernière a voulu que l’homme ait à transiter par elle et ses représentants, pour s’adresser à son créateur et trouver le salut, il faut bien qu’elle en soit à la hauteur. A-t-elle mis la barre trop haute?

Pour contrebalancer, il faut encore insister sur le fait qu’à l’autre extrémité du spectre, l’image du moine « saint » et même sanctifié est encore bien présente. S’ils n’ont pas été les seuls à en produire, les ordres monastiques n’ont pas été avares de Saints, et ces derniers sont largement célébrés  et continuent de fournir, dans ce moyen-âge central, des modèles de perfection de la foi et de la vie chrétienne. Il ne s’agit bien encore une fois d’un modèle à deux pôles et si nous nous intéressons un peu plus ici à l’émergence de la figure du moine dévoyé, c’est qu’il nous semble y lire un signe plus profond qui va au delà de la simple farce et pointe du doigt un malaise spirituel et social réel au regard des valeurs du temps.

Du questionnement à une dynamique chrétienne de renouveau

M_lettrine_moyen_age_passionoine sanctifié, moine dévoyé, d’une certaine manière, ces figures aux deux extrêmes de la réalité monastique chrétienne ou de ses représentations médiévales, battent encore d’un mouvement pendulaire, qui marque le questionnement des valeurs chrétiennes  et s’annonce aussi comme générateur de renouveau au sein de l’église. Il semble, en effet, que si un certain relâchement intervient dans les rigueurs de la vie monde_medieval_gravure_satirique_moine_replet_moyen-age_monastique_chrétienmonastique, un mécanisme intervient bientôt pour le réguler et le ramener vers un idéal plus conforme à un « christianisme des origines ».

La fracture peut venir de l’extérieur, mais vient encore souvent de l’intérieur-même avec l’émergence de nouveaux ordres, la création de nouvelles règles, prônant un retour à des sources plus épurées de la pratique et des textes. Sans doute peut-on en voir les prémices dans l’arrivée de la règle de Saint Benoit au VIe siècle dans son contexte, pour venir en quelque sorte ré-évangéliser de l’intérieur les ordres monastiques et les ramener vers quelque discipline de modération et de tenue chrétienne. On notera au passage que le changement ne se fait pas sans heurt et que les oppositions peuvent être meurtrières, pour preuve Saint-Benoit échappa de peu à l’empoisonnement. Dans leur forme les plus archétypales, saints moines et moines dévoyés ne se vouent, en général, pas grand respect et quand les uns sont dans le lâcher prise matériel, il n’est pas rare que les autres s’y accrochent.

La vie communautaire des moines bénédictins, Bibliothèque royale de Belgique
La vie communautaire des moines bénédictins, Bibliothèque royale de Belgique

D_lettrine_moyen_age_passione la même façon, quelques siècles plus tard, à partir du XIIe siècle, à ce clergé aristocratique économiquement surpuissant qui, commence même à se draper dans ses évêchés d’habits de prestige et à dispendre autour de lui des signes de plus en plus ostentatoires de richesse, à l’opulence encore des abbayes cisterciennes et leurs pouvoirs – politique, économique et foncier – affichés, viendra bientôt « répondre » la naissance des ordres mendiants et leurs tentatives de retour à un évangélisme dépouillé et christique des origines. Garants des valeurs chrétiennes et de leur bonne tenue, les moines questionnent leur pratique et leur chemin de foi dans une tension qui se joue entre ses deux figures  du dépouillement et du trop plein, dusse-t-elle faire éclater de l’intérieur l’ordre établi ou le faire essaimer plus loin.

Dans le même ordre d’idées et au niveau social, suivant le fil de la satire et de l’émergence de la figure du moine dévoyé, ces siècles seront aussi ceux de la naissance des dissidences albigeoises et vaudoises qui iront toutes dans le sens du retour à un christianisme dépouillé de tout artifice.  A  défaut d’entrer dans les rangs, – En auront-elles les moyens doctrinaux ou même le souhait? Ou étaient-elles déjà perdues à  jamais pour l’église? – elles seront toutes écrasées, quand leurs pratiquants ne seront pas absorbés par les saint_francois_assise_monde_medieval_figure_monastique_moyen-age_central_vie_valeurs_chretiennes_litterature_satiriquenouveaux ordres mendiants, satisfaits de la réponse que ces derniers fourniront à des aspirations pour un christianisme plus proche de la lettre, autant qu’à une plus grande ouverture sociale aux candidats de la vie monacale.

(Portrait de Saint-François, par Francisco  de Zubarán, 17e siècle)

Les franciscains et les dominicains seront les ordres monastiques triomphants de ce mouvement d’ouverture et de renouveau. Pourtant ces ordres mendiants auront tôt fait d’être dénoncés à leur tour, par la satire d’un Rutebeuf, au point qu’on se demande à quel point le ver de l’apparat, des richesses et de la cupidité est entré dans le fruit pour en gâter pour longtemps la saveur ou, en tout cas, le rendre à jamais suspect pour certains. Quoiqu’il en soit,  si elle ne permettra pas toujours de « réparer » aux yeux de tous ou de « restaurer » pour le dire autrement, une foi aussi aveugle dans les représentants de l’église que celle que l’on pouvait alors avoir dans la Sainte mère ou le fils de Dieu mort en croix, cette forme de régulation procédera, à tout le moins, d’une avancée dans les pratiques spirituelles chrétiennes à laquelle une certaine forme de critique sociale et, peut être même pourquoi pas?, l’idée est plaisante, la satire auront contribué.

En vous souhaitant une excellente journée
Frédéric EFFE
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La ballade de Frère Lubin de Clément Marot

portrait_clement_marot_poesie_medievaleSujet : poésie médiévale, poésie satirique,  auteur, poète, humour médiéval, satire, moine dévoyé.
Période : fin du moyen-âge, début renaissance
Auteur : Clément Marot (1496-1544)
Titre : « D’un qu’on appelait frère lubin. »

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous proposons un peu de la poésie caustique, humoristique et satirique de Clément Marot, avec une ballade qu’il faisait alors à l’attention d’un moine dévoyé: frère Lubin.

En réalité, outre le fait que Lubin soit un nom propre, on retrouve ce surnom de « Frère Lubin » dans la littérature à partir du moyen-âge central. Il a été utilisé par les auteurs satiriques et peut-être même de manière populaire pour désigner l’archétype du moine qui sous des dehors dociles et pieux cachait en réalité un loup.

Un loup sous une peau de mouton

Étymologiquement  « Lubiner » proviendrait de Lupinus, diminutif de lupus: loup. On trouve encore cette définition dans le Dictionnaire étymologique de la langue françoise, par M. Ménage, Volume 2 (1750):

LUBIN : « frère Lubin, Moine hypocrite qui cache un coeur de loup sous les apparences de l’agneau. »

C’est sous le nom de « frère Louvel », que ce sobriquet apparaît pour la première fois dans le courant du XIIIe siècle et sous la plume de Jean de Meung, dans le roman de la Rose.

« Je m’en plaindray ? tant seulement
A mon bon confesseur nouvel
Qui n’a pas nom frère Louvel,
Car forment se courrouceroit
Qui par tel nom l’appelleroit.
Et ja n’en prendroit patience
Qu’il n’en eust cruelle vengeance »
Le roman de la rose – Jean de Meung

frere_lubin_etymologie_medievale_franciscain_saint_francois_assise_legende_loup_de_gubbio
« Frère loup » ou la légende du loup sauvage et cruel de Gubbio dompté par Saint François d’Assise

I_lettrine_moyen_age_passion copial est possible qu’originellement ce surnom de « frère loup » ait également désigné les cordeliers ou les moines franciscains dont la robe était grise, mais dont l’ordre avait aussi répandu  l’histoire du loup de Gubbio, ce loup terrible et mangeur d’Hommes que Saint François d’Assise avait appelé « frère » et qu’il aurait converti à la docilité en invoquant le Christ.

Quoiqu’il en soit, l’expression « frère lubin » sera en utilisation jusqu’au XVIIIe siècle et on en retrouvera même l’usage chez Rabelais. En suivant le fil de cet auteur et dans une publication commentée de ses œuvres par Esmangart et Eloi Johanneau en 1823, il semble que ce dernier qui avait été lui-même franciscain l’utilise également dans ce sens là, même s’il ne l’y réduit pas.

Le frère lubin de Clément Marot

A_lettrine_moyen_age_passionla tendance à tirer partie des ingénus et des crédules déjà contenue en filigrane dans la définition originale du sobriquet, Clément Marot ajoutera la cupidité et rejoindra ainsi le profil devenu pratiquement archétypal du religieux cupide et profiteur tel que Bodel ou Rutebeuf nous l’avaient présenté dans leurs fabliaux (voir De Brunain la vache au prêtre et Le  testament de l’âne).

Marot y ajoutera encore le goût pour la débauche autant que la grivoiserie et, pour tout dire, une propension à s’encanailler par tout moyen et hors de toute éthique. A l’hypocrisie et la fausse prêche viennent donc s’ajouter la vie dissolue. Il est difficile de savoir si l’auteur, amateur de bons mots et de satires, pousse plus loin la définition pour la farce ou si le sens populaire et d’époque attribuait déjà à ce frère Lubin ces traits de caractères.

(Ci-contre un moine et sa bouteille de vin, toile de Bellei Gaetano, peintre du XIXe)


« D’un qu’on appelait frère Lubin »
de Clément Marot

« Pour courir en poste à la ville,
Vingt foys, cent foys, ne sçay combien;
Pour faire quelque chose vile,
Frère Lubin le fera bien;
Mais d’avoir honneste entretien.
Ou mener vie salutaire,
C’est à faire à un bon chrestien.
Frère Lubin ne le peult faire.

Pour mettre, comme un homme habile,
Le bien d’autruy avec le sien,
Et vous laisser sans croix ne pile.
Frère Lubin le fera bien;
On a beau dire : je le tien,
Et le presser de satisfaire.
Jamais ne vous en rendra rien.
Frère Lubin ne le peult faire.

Pour desbaucher par un doulx stile
Quelque fille de bon maintien,
Point ne fault de vieille subtile,
Frère Lubin le fera bien.
Il presche en théologien,
Mais pour boire de belle eau claire,
Faictes la boire à vostre chien.
Frère Lubin ne le peult faire.

ENVOY
Pour faire plus tost mal que bien
Frère Lubin le fera bien;
Et si c’est quelque bon affaire.
Frère Lubin ne le peult faire. »


En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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