« Bien me deüsse targier », une chanson médiévale du trouvère Conon de Bethune par le menu

trouvere_chevalier_croise_poesie_chanson_musique_medievale_moyen-age_centralSujet :  chanson médiévale, musisque médiévales, poésie,  chevalier, trouvère, trouvère d’Arras, chanson de croisades
Période : moyen-âge central, XIIe, XIIIe.
Auteur  : Conon de Béthune  (?1170 –1220)
Titre :  «Bien me deüsse targier»
Interprètes  :   Alla Francesca
Album :  Richard Cœur de Lion, Troubadours & Trouvères, (1997)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous revenons, aujourd’hui,  à la fin du XIIe siècle avec la poésie du trouvère Conon de Bethune. Après avoir publié le servantois  d’Huon d’Oisy à son encontre, nous vous proposons ici d’explorer la chanson ayant justement motivé ces railleries.

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Rappelons-le, avant son départ pour la 3eme croisade, Conon avait composé ce chant pour motiver les seigneurs dont il était contemporains, et même surtout pour fustiger certains d’entre eux au sujet de leurs agissements autour de l’expédition en Terre Sainte. Pour une raison inconnue, le trouvère fut pourtant contraint de rentrer prématurément et  entre temps Huon d’Oisy,  son « maître dans l’art de trouver » (comme on l’apprend dans cette chanson) avait fait d’autres alliances notamment contre Philippe-Auguste. Cet aspect politique a pu, sans doute, motiver qu’il se gaussa, de façon si mordante, du retour précipité du trouvère.

Alla Francesca  à    la redécouverte
des troubadours et trouvères

En 1996, la très sérieuse formation Alla Francesca se proposait un voyage dans la France du moyen-âge central, à la découverte de l’art de ses troubadours mais aussi de ses trouvères.

Sorti un an plus tard, en 1997, l’album ayant pour titre Richard Coeur de Lion, Troubadours & trouvères est le cinquième du célèbre ensemble médiéval (voir autre article sur leur interprétation de la complainte de Richard Cœur de Lion). Alla Francesca y présentait quatorze pièces issues du répertoire de la France médiévale des XIIe et XIIIe siècles, interprétées avec la virtuosité à laquelle ses talentueux artistes nous ont habitué, depuis la création de leur formation.

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On pouvait y retrouver des auteurs en langue d’oil (Gace Brûlé, Guiot de Dijon, le Châtelain de Coucy, Conon de Béthune) mais aussi des troubadours célèbres tels que  Bernard Vendatorn, Gaucelm Faidit, Richard Cœur de Lyon et encore d’autres pièces anonymes en langue latine ou en vieux français. A ce jour et pour notre plus grand plaisir, cet album est toujours édité et distribué par Opus 111. Vous pourrez trouver plus d’informations le concernant sous ce lien : Richard Cœur de Lion – Troubadours & Trouvères.

Les paroles de la chanson de Conon de Bethune

A la difficulté de compréhension du vieux français, cette chanson vient encore ajouter des allusions au contexte politique et économique des croisades. D’un point de vue de son sens général, le trouvère se plaint d’avoir à s’arracher au pays  et notamment à sa dame, pour devoir aller combattre pour Dieu. Il nous parle donc de cette tension entre ce devoir chrétien et guerrier qui l’appelle et ses attachements amoureux et courtois. Ainsi « personne ne quitte la France plus tristement que lui« .  S’il part aussi le cœur joyeux de servir Dieu, son corps résiste, car il sait qu’en se croisant, il se trouvera doublement en pénitence. Combattre et renoncer aussi et pour un temps à ses désirs de chair et ses sentiments. Pour toutes ces raisons, il n’en est que plus méritant nous explique-t-il, et il tient vraisemblablement à ce que cela se sache.

Pour le reste comme indiqué plus haut, il fustigera ici certains barons de son temps pour s’être croisés uniquement par intérêt, autant qu’il critiquera un négoce qui s’était organisé alors et qui consistait à pouvoir éviter la croisade en achetant contre argent sonnant et trébuchant son salut à l’Eglise.

Pour le trouvère, pas question de se défiler, ni de faire prévaloir quelque intérêt malveillant ou vénal, il s’érige en donneur de leçons pour défendre l’expédition en terre sainte au nom de Dieu seul, fut-ce au prix de sacrifices. Comme nous le disions plus haut et dans d’autres articles, Huon d’Oisy lui en fera bientôt payer le prix par sa moquerie.

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« Bien me deüsse targier » dans la langue d’oil de Conon de Bethune

Bien me deüsse targier* (défendre; fig: renoncer)
de chançon faire et de mos et de chans,
quant me convient eslongier* (m’éloigner)
de la millor de totes les vaillans;
si em puis bien faire voire vantance,
ke je fas plus por Dieu ke nus amans,
si en sui mout endroit l’ame joians,
mais del cors ai et pitié et pesance*(chagrin).

On se doit bien efforchier
de Dieu servir, ja n’i soit li talans,* (même si son désir est ailleurs)
et la char* (chair) vaintre et plaissier* (dompter, faire plier),
ki adés* (sans cesse) est de pechier desirans;
adont voit Dieus la doble penitance.
Hé! las, se nus se doit sauver dolans,( se sauver dans la souffance)
dont doit par droit ma merite estre grans,
car plus dolans ne se part nus de France.

Vous ki dismés (dîmer) les croisiés,
ne despendé* ( dépensez) mie l’avoir ensi:
anemi Dieu en seriés.
Dieus! ke porront faire si anemi,
quant tot li saint* (les justes) trambleront de dotance* (de peur)
devant Celui ki onques ne menti?
Adont* (Alors) seront pecheor mal bailli* (mal en point):
se sa pitiés ne cuevre sa poissance* (puissance).

Ne ja por nul desirier* (désir (de rester))
ne remanrai* (demeurerai) chi* (ici) avoc ces tirans,
ki sont croisiet a loier* (contre salaire, paiement)
por dismer clers et borgois et serjans;
plus en croisa covoitiés ke creance* (convoiteux que croyants),
et quant la crois n’en puet estre garans,
a teus croisiés sera Dieus mout soffrans
se ne s’en venge a peu de demorance* (sans tarder).

Li ques (?) s’en est ja vangiés,
des haus barons, qui or li sont faillit.
C’or les eüst anpiriés* (mettre à mal),
qui sont plus vil que onques mais ne vi!
Dehait * (malheur) li bers* (au baron) qui est de tel sanblance
con li oixel qui conchïet *(souille) son nit!
Po en i a n’ait son renne honi,
por tant qu’il ait sor ses homes possance. (1)

Qui ces barons empiriés* (mauvais)
sert sans eür,*(sans compter) ja n’ara tant servi
k’il lor em prenge pitiés; (2)
pour çou fait boin Dieu servir, ke je di
qu’en lui servir n’a eür ne kaance* (ni risque ni hasard),
mais ki mieus sert, et mieus li est meri* (récompensé).
Pleüst a Dieu k’Amors fesist ausi
ensvers tos ceaus qui ens li ont fiance* (mettent sa confiance).

Or vos ai dit des barons la sanblance* (mon avis);
si lor an poise* (pèse) de ceu que jou ai di,
si s’an praingnent a mon mastre d’Oissi,
qui m’at apris a chanter tres m’anfance(dès mon enfance).

Par Deu, compains, adés ai ramambrance
c’onques aüst …………………………… ami,
ne tous li mons ne vadroit riens sans li;
magrei Gilon, adés croist sa vaillance. (3)


Notes

(1) « Po en i a n’ait son renne honi,   por tant qu’il ait sor ses homes possance ».  Il y en a peu qui n’ait honni leur seigneurie, pour autant qu’ils aient d’autorité sur  leurs hommes. (Les Chansons de Croisade, J Bédier)

(2) « Qui ces barons empiriés sert sans eür, ja n’ara tant servi k’il lor em prenge pitiés » Celui qui sert ses barons mauvais (dévoyés) sans compter  ne les servira jamais suffisamment pour qu’ils le prennent en pitié.

(3) Cette dernière strophe n’est pas reportée dans certaines éditions, sans doute parce quelques pieds de vers se sont perdus en route. Des reconstructions ont été quelquefois proposées, en voici une :  « C’onques n’aüst Amours plus fin ami » (voir article de Luca Barbieri, 2016. Université de Warwick). Cela donnerait pour l’ensemble de la strophe la traduction suivante :

« Par Dieu, mon compagnon, je me souviens toujours
Que l’Amour n’eut jamais plus fidèle ami (fin amant)
et que le monde entier ne vaudrait rien sans lui/elle (Amante, Amour?);
Malgré Gilon, sa valeur augmente toujours. »

Vraisemblablement, on ne sait pas non plus qui est ce Gilon, Gilles auquel il est fait ici allusion.

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En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

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