Archives de catégorie : Eustache Deschamps

Au moyen-âge tardif, Eustache Deschamps, modeste officier de cour, s’adonne à une poésie critique, morale et descriptive sur ses contemporains et sur son temps. Il vivra tout : les grands voyages, la guerre de cent ans, les épidémies, les misères des campagnes…

A travers plus de 1000 ballades, il abordera tous les sujets : les valeurs et les injustices de son temps, ce qu’on y mange, comment on s’y bat ou comment l’on se soigne, les désillusions de la vie de cour, les déroutes de l’âge,… Dans cette rubrique, nous vous emmenons à sa découverte avec des textes commentés, traduits et détaillés.

Un joyeux premier mai en poésie avec Eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, moyen-français, manuscrit ancien, ballade médiévale, mois de mai, chant royal
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur  :   Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Ballade – Au mois de mai»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, Tome III,  Marquis de Queux de Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)

Bonjour à tous,

Nous sous souhaitons un joyeux premier mai. En ce mois, symbole de renaissance, de douceur climatique et de fécondité, nous vous souhaitons ainsi qu’à vos proches, une vraie bouffée d’air frais et un souffle de renouveau. Egalement, nous souhaitons une joyeuse fête du travail à tous ceux que le calendrier aura permis de la chômer.

Un mois de fêtes et de renouveau

Au Moyen Âge, le mois de mai est le mois symbole de l’arrivée de la belle saison et du « renouvel » qui a inspiré tant de poètes et auteurs d’alors. C’est aussi un mois privilégié de grandes fêtes et de célébrations avec encore ce « mai » que les paysans plantent par tradition et que, en d’autres circonstances, on présente aussi en manière de défi. Ce sont aussi ces rameaux ou ses branches que l’on pose devant les maisons des jeunes filles à marier pour les courtiser, ou quelquefois, pire, pour les dénigrer ou les moquer.

« L’essence de l’arbre est importante. « Esmayer » une jeune fille avec une branche de sureau, par exemple, c’est une insulte, car cet arbre est un symbole de vertu douteuse et de dégoût. Le coudrier constitue également une injure, à certains endroits. Parfois, l’essence est acceptable, mais on insulte la jeune fille en y attachant des objets dérisoires : coquilles d’œufs, ordures, inscriptions grotesques. »
Martin Blais – Sacré Moyen Âge (1990)

Un mot sur cette poésie d’Eustache

Comme on le verra dans cette poésie médiévale, Eustache Deschamps s’est, à son tour, joint à la fête en l’honneur de ce mois de mai, pour lui faire de grandes louanges. Il y célèbrera le retour des floraisons, de l’abondance et, du même coup, de la joie pour les hommes de toute condition ; une liesse qui gagne jusqu’à toutes les créatures et animaux. Si notre auteur médiéval appellera de ses vœux la « douce amour » dont mai serait l’avocat, la pièce n’a pourtant rien de courtoise. Elle n’en a ni l’intention, ni la grâce, et la célébration se fait plutôt en grandes pompes. (s’il s’est essayé en d’autres endroits à l’expression des sentiments amoureux, ce n’est pas le registre dans lequel Eustache brille le mieux).

Un chant royal

Cette pièce se classe dans les chançons royaulx de l’auteur du Moyen Âge tardif. Cette forme, plus longue que la ballade et très codifiée, lui confère une nature peut-être un peu ampoulée, par endroits, en particulier au regard de la légèreté du sujet mais Eustache s’en acquitte finalement plutôt bien.

Si le chant royal a évolué dans ses formes comme dans ses thèmes (amoureux, religieux, satiriques,… ) du milieu du XIVe siècle au milieu du XVIe siècle, il se présente comme une composition voisine de la ballade mais avec avec cinq strophes principales. Elle est aussi composée de vers de dix pieds et d’un dernier ver dans chaque strophe faisant office de refrain. Comme la ballade médiévale, le chant royal est, normalement, suivi d’un envoi. Dans cet exercice, Eustache s’est, généralement, plutôt porté vers des thèmes satiriques ou même religieux ( voir The Chant Royal, a Study of the Evolution of a Genre, Stewart Lorna. Romania, T 96, 1975 Persée).

“Chans royaux … sont de cinq couples et le Prince, qui est appellez l’Envoy. Et est de onze lignes, chascune ligne de dix silabes ou masculin et de onze ou féminin … En ceste maniere doit estre chant royal… pour ce que chant royal est mesure de tous serventoys et de toutes chansons amoureuses et aussi de sotes chansons … Mais non obstant que le chant royal soit meneuré ou mesuré de toutes haultes tailles, nyent moins les choses ne sont pas d’un sens, car les unes[s] sont d’amours et les aultres de sotie …« 
Recueil d’Arts de Seconde Rhétorique, ed. E. Langlois, Paris, 1902

Joie, renouveau et santé

En louant ce mois de mai que « toute nature » devrait aimer, messire Deschamps nous dit encore de lui qu’il va jusqu’à balayer tous les maux de l’hiver et même en guérir certains. Renouveau, espoir d’amourette, vœu de meilleur santé, tout y est. Pour l’anecdote, dans le registre de la médecine médiévale, l’Ecole de Salerne nous expliquera dans sa Fleur de médecine (Flos medicinae) qu’en mai, on ne doit pas hésiter à privilégier une bonne saignée. Mais ce n’est pas tout, selon ces éminents médecins du Moyen Âge central, on peut aussi se purger à loisir et prendre des bains parfumés aux « aromes sauvages », le tout sans hésiter à utiliser l’absinthe comme lotion de visage (voir l’hygiène selon les mois dans le Regimen Sanitatis Salernitatum). Nous ne prendrons pas la responsabilité de confirmer le bien fondé de toutes ses prescriptions mais elles valaient d’être citées. De cette façon, la boucle de mai est bouclée.


Ballade médiévale : « Au mois de mai »
de Eustache Deschamps

NB : pour ce qui est du langage employé dans ce chant royal, nous sommes entre la deuxième moitié et la fin du XIVe siècle mais le moyen français d’Eustache peut quelquefois s’avérer délicat à percer. Pour vous y aider, nous vous fournissons, à l’habitude, quelques clefs utiles de vocabulaire.

O nobles mois, pères de Zephirus,
Oncles
(de) Juno et frère de Pallas,
Cousins germains la dieuesse Venus,
Qui tant de filz et tant de filles as,
Tu es premiers qui par amours amas
Et qui au bois donnas toute verdure,
Fueilles et flours, et la terre honouras :
Amer te doit pour ce toute nature.

O tresdoulz may, a genoiz te salus,
Mon cuer te doing et tout mon corps aras,
Car en toy sont trestoutes les vertus
Amoureuses; en toy n’a que soûlas
(réconfort, plaisir, divertissement);
Es autres moys disent aucuns : helas !
Par leur durté; mais toute créature
Prant reconfort ou temps que tu donnas :
Amer te doit pour ce toute nature.

Tu faiz aler sanz froidure les nus,
Les malhetiez de l’iver respassas,
(1)
Et les gouteus as tu remis dessus,
Les mehaingniez
(estropieds) de jambes et de bras :
Tuit sont gari, et par tout ou tu vas
Bestes et gens pais
(de paistre) de douce pasture
Et a
(pour) tousjours leesce (liesse, joie) leur donnas :
Amer te doit pour ce toute nature.

Tu resjouis vieulz, jeunes et chanus
(têtes blanches);
A ton venir t’encline
(te salue) chascuns bas ;
Tu faiz amer granz, riches et menus,
Bestes, oiseauls sont tuit prins en tes las
(laz : filets) ;
D’eulx conjoir
(fêter, se réjouir), de nigier (nicher) ne sont las,
De faire fruit chascun a sa droiture.
De hault chanter : tel pouoir leur baillas
(donna):
Amer te doit pour ce toute nature.

Par ton fait est li mondes soustenus,
Tout naist par toy, qui ainsi l’ordonnas,
Et de toy sont maint grant peuple venus;
Chascun te suit et te quiert pas pour
(à) pas .
A toy me rens, ne me refuse pas;
A ton saint jour me donne nourreture
De douce amour, dont tu es advocas :
Amer te doit pour ce toute nature.

L’Envoy

Princes des moys, li plus gais, li plus drus
(amical, aimant),
Li plus jolis et li plus chiers tenus,
A qui tous roys font honeur sanz mesure.
Je te suppli que soie retenus;
Pouoir en as, de touz es vrais escus :
Amer te doit pour ce toute nature.

(1) Les malhetiez de l’iver respassas : tu fais guérir les malades de l’hiver, ceux que l’hiver indispose.


Au sujet du mois de mai, du renouveau et de son inspiration sur les auteurs et poètes médiévaux, voici quelques liens qui pourraient vous intéresser :

En musardant dans la catégorie « Musiques et poésies médiévales », vous pourrez également trouver de nombreuses pièces courtoises qui font allusion au mois de mai.

En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : la miniature ayant servi à l’illustration, ainsi qu’à l’image d’en-tête est tirée du manuscrit médiéval Lat1173 Horae ad usum Parisiensem, dites Heures de Charles d’Angoulême daté de la fin du XVe siècle et conservé à la Bnf. Ces deux cavaliers, couverts de végétation et qui joutent à des branches d’arbres se trouve au pied du feuillet de ce calendrier franciscain représentant le mois de mai.

« Vivre du sien et non nuire a autrui », un rondel d’eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, courtoisie, rondeau, manuscrit ancien.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur  :   Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Vivre du sien et non nuire a autrui»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, Tome IV,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous revenons au Moyen Âge tardif et à Eustache Deschamps, avec une poésie courte. Ce rondel s’inscrit dans la partie plus morale de l’œuvre de cet auteur médiéval. On se souvient qu’Eustache nous a légué un grand nombre de « ballades de moralité » sur fond de valeurs chrétiennes médiévales (voir, par exemple, sa ballade sur les 7 péchés capitaux, sa ballade sur l’humilité, ou encore celle sur la gloutonnerie et l’avidité).

Contre la convoitise et pour la loyauté

Le rondel d’Eustache dans le MS Français 840

Au Moyen Âge, le « convoiteux » ne trouve ni grâce, ni salut au regard des valeurs chrétiennes (c’est encore la cas aujourd’hui, du reste). La poésie du jour traite de cela et d’une loyauté comprise comme une probité et une droiture en toute circonstance. Eustache fut, à la fois, un homme de loi (il sera bailli) et un homme d’armes à la cour. En plus d’une morale chrétienne dont il s’est souvent fait l’écho, on retrouve bien chez lui, ce côté droit et légaliste.

Du point de vue des sources, on pourra retrouver ce texte au côté de nombreux autres signés de sa plume d’Eustache, dans le manuscrit médiéval Français 840 conservé précieusement à la BnF et consultable sur gallica.fr.

Convoitise et cupidité

« Nul ne tend qu’à remplir son sac«  nous disait Eustache Deschamps dans une autre ballade. Pour illustrer le rondel du jour (image en-tête d’article), nous avons privilégié l’angle de l’avidité et même d’une cupidité monétaire plus moderne. Si la notion de convoitise ne s’y limite pas, dans ce rondel, l’auteur nous précise tout de même juger la pauvreté moins dommageable que la convoitise comprise comme celle liée à l’accumulation de richesses, d’or ou d’avoirs : « A homme vault moult nette povreté , Convoitise fait souvent trop d ‘anui ». Cupidité, convoitise, avarice, la ligne entre tous ces travers était déjà ténue dans cet extrait du Roman de la Rose, bien antérieur à la poésie d’Eustache mais qui met bien en valeur la parenté de définition entre les deux textes.


« Après fu painte Coveitise :
C’est cele qui les gens atise
De prendre et de noient donner,
Et les grans avoirs aüner.
C’est cele qui fait à usure,
Prester mains
por la grant ardare
D’avoir conquerre et assembler.
C’est celle qui semont d’embler
Les larrons et les ribaudiaus
. »

Le Roman de la Rose, Guillaume de Lorris et Jean de Meung (XIIIe s)

« Après fut décrit convoitise : c’est celle qui incite (exciter, attiser) les gens à prendre et jamais rien donner, et à amasser de grands avoirs. C’est celle qui fait à l’usure prêter moins par la grande ardeur (le désir brûlant) de conquérir et d’amasser. C’est celle qui invite les larrons et les débauchés à voler. »


« Vivre du sien et non nuire a autrui, »
un rondel de Eustache Deschamps


Il n’est chose qui vaille loiauté
(1),
Vivre du sien et non nuire a autrui,
Selon la loy, et sans hair nullui.

A homme vault moult nette povreté ,
Convoitise fait souvent trop d ‘anui :
Il n ‘est chose qui vaille loiauté ,
Vivre du sien et non nuire a autrui.

Par convoitier ont maint honnis esté
Et en la fin musis
(moisi), comme je lui (j’ai lu) ,
Destruit et mat
(2) ; qui bien pense a cestui,
Il n’est chose qui vaille loiauté,
Vivre du sien et non nuire a autrui,
Selon la loy, et sans hair nullui.

(1) loialté, loiauté : loyauté, bonne foi, fidélité, probité, légalité.
(2) mat : humilié, abattu, faible.

Voir aussi sur ce thème : Pièges de l’avidité et apologie du contentement dans le Roman de la Rose.


Barbarie médiévale et modernité

Mieux vaut ne rien posséder qu’être obsédé par la possession du bien d’autrui et, pire encore, chercher à lui nuire. À plus de 600 ans de ce rondel, les paroles de sagesse d’Eustache continuent de résonner tandis que les formes modernes les plus extrêmes de convoitise nous sautent encore aux yeux.

On pense, bien sûr, à certaines violences délinquantes perpétuées au quotidien et, notamment, à la sauvagerie de certaines agressions récentes. À un autre niveau, des exactions d’envergure, plus feutrées et plus massivement létales, n’ont rien à leur envier si elles ne les dédouanent pas. Passons sur les guerres d’intérêts géostratégiques et économiques sur fond moralisateur. D’une certaine façon, elles n’ont rien de bien nouveau. Régulièrement, les conséquences de certaines prédations financières mettent des milliers de personnes à la rue, sans guère se soucier de leur devenir. Ailleurs, des manœuvres semblables sur le fond ont déjà ruiné des nations entières en spéculant sur leur dette ou en les aidant à la creuser. Enfin, pour prendre un dernier exemple, on a vu certains parias en col blanc, jouer à la hausse sur le cours des matières de première nécessité, en mettant en péril la vie de centaines de milliers d’hommes, femmes et enfants des pays en voie de développement. Le tout sans un scrupule, ni même un haussement de sourcil.

Dans un monde de plus en plus dématérialisé (y compris du point de vue monétaire), les actionnaires ou les spéculateurs n’ont pas de visage et, c’est bien connu, encore moins de responsabilités. Après tout, ce ne sont pas eux qui font les règles. D’ailleurs y en a-t-il seulement ?

Les horreurs du présent à l’aulne du passé

L’argent aurait-il de moins en moins d’odeur ? Quoiqu’on en dise, il existe pourtant bien une relation directe entre recherche outrancière et obsessionnelle d’enrichissement et convoitise. Dans un monde où tout est en interrelation, la création de richesses ex nihilo n’est qu’une vue de l’esprit. La règle demeure la prédation.

Et puisque nous nous évertuons, si souvent, à juger les hommes du Moyen Âge à l’aulne de notre glorieux présent, en projetant sur eux des visions goguenardes, ou selon, condescendantes ou horrifiées, on peut se demander, à l’inverse, comment ces derniers pourraient bien juger notre modernité ou même plutôt, « nous » juger pour de tels faits ? Avouons que l’exercice serait assez cocasse dans un XXIe siècle qui ne cesse de vouloir faire le procès les hommes du passé à la lueur de certaines projections présentes, tout en demandant, de surcroît, aux hommes du présent, de rendre des comptes sur ce passé. Etrange folie des temps… Quoi qu’il en soit et pour répondre à la question, non sans un brin de provocation : il n’est pas certain qu’un certain sens moral partagé des hommes de la France médiévale n’entrave leur compréhension de certaines de nos formes modernes les plus barbares de convoitise évoquées plus haut.


En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : sur l’image d’en-tête, l’illustration du gros prédateur en col blanc qui se gave de monnaie papier, est contemporaine. Comme vous l’avez compris, à la lumière de l’article, son anachronisme est tout à fait assumé. Quant à son arrière plan (présent également sur le visuel en milieu d’article), il s’agit d’une miniature tirée du superbe manuscrit médiéval : Compost et calendrier des bergers. Elle représente le supplice réservé aux avaricieux. Daté de 1493, cet ouvrage est conservé sous la cote impr. Rés. SA 3390, à la Bibliothèque municipale d’Angers.

Je ne vueil plus a vous dame muser, Rondeau d’un prétendant usé

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, courtoisie, rondeau, manuscrit ancien.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur  :   Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :   « Je ne vueil plus a vous dame muser
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, Tome IV,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous proposons la découverte d’une poésie courte, ou plutôt de deux, d’Eustache Deschamps, auteur du Moyen Âge tardif. La première, un rondeau, pourrait faire écho à une poésie désabusée de Melin de Saint-Gelais, que nous avions publiée, il y a quelque temps déjà. Dans la même veine, on retrouvera ici le poète prétendant piqué au vif, et décidant de rompre des jeux courtois ou amoureux avec une dame visiblement peu prompte à s’y plier. La deuxième poésie est un virelai.

Poésie médiévale en image : rondeau d'Eustache Deschamps


Sources manuscrites et commentaires

La dame de ce rondeau a-t-elle existé ou n’était-ce qu’un simple exercice de style de la part de l’intarissable auteur médiéval ? Plus loin dans le même manuscrit (Ms français 840), on trouvera un virelai qui pourrait renforcer la réalité de cet épisode sentimental, empreint de désillusion. Ce virelai pourrait même avoir été écrit en prélude au rondeau, voire se présenter comme un dernier « ultimatum » à la dame. Contre l’ordre du manuscrit, l’hypothèse de son antériorité par rapport au rondeau nous semble tout de même plus probable.

Quoiqu’il en soit, au delà de possibles confusions chronologiques induites par le manuscrit, le choix des mots en miroir d’une poésie à l’autre semble bien les lier à la même dame : « En vous veul mon temps user » dans le virelai, « Ne plus n’espoir en vous mon temps user » dans le rondeau.

Un rondeau d'Eustache Deschamps dans le Manuscrit médiéval Français 840

Comme source médiévale de ces deux poésies, on citera, à nouveau, le Manuscrit Français 840. Conservé à la BnF, cet impressionnant ouvrage contient l’œuvre très prolifique d’Eustache Deschamps. Si vous n’êtes pas féru de paléographie, vous pourrez retrouver ces deux textes, en graphie moderne, dans le Tome IV des Œuvres Complètes d’Eustache Deschamps du Marquis de Queux de Saint-Hilaire (op cité en tête d’article).


Je ne vueil plus a vous dame muser,
un rondeau d’Eustache Deschamps

Je ne veuil plus a vous dame muser ; (1)
Vous povez bien querir autre musart.

Tart m’appercoy qu’on m’a fait amuser ;
Je ne veuil plus a vous dame muser
.

Ne plus n’espoir en vous mon temps user
Quant d’esprevier savez faire busart ;
(2)
Je ne veuil plus a vous dame muser ;
Vous povez bien querir autre musart.

traduction/adaptation en français moderne

Dame, je ne veux plus songer à vous,
Vous pouvez bien chercher un autre sot.

Tard m’aperçois-je qu’on se joua de moi;
Dame, je ne veux plus être distrait par vous,


Ni par espoir, mon temps perdre pour vous
Quand l’épervier vous changez en busard ;

Dame, je ne veux plus songer à vous,
Vous pouvez bien chercher un autre sot.


(1) Muser peut recouvrir des sens variés : s’amuser, perdre son temps en choses inutiles, penser à, faire des vers, …

(2) La comparaison entre l’épervier et le busard au désavantage de ce dernier est fréquente au Moyen Âge. « L’en ne puet faire de buisart espervier« , « Ja de ni de busart n’istra esprevier« . Utilisé en fauconnerie, l’épervier est considéré comme un oiseau de proie noble. Le busard ou la buse, est inapte à la chasse et considéré comme de bien moindre condition (à ce sujet, voir Un monde d’oiseaux de proie. Quelques exemples de figuration animalière du discours sur  nature et  « norreture », Olivier  Linder). Eustache accuse donc la dame de le rabaisser ou de ne pas le juger à sa juste valeur.

Voici donc le virelai que l’on peut trouver, plus avant, dans le même manuscrit. Assez loin du loyal amant courtois des XIIe et XIIIe siècles, on y sent Eustache plutôt impatient et pressant. En gros, il veut bien y passer du temps mais il n’a pas non plus la journée. Sans vouloir être trop dur avec lui, le tout reste tout de même un peu mécanique et le rondeau de rupture nous semble plus heureux d’un point de vue stylistique, à défaut de l’être d’un point de vue émotionnel.

Virelay*

Se ce n ‘est par vo deffaut
Ou que je pense trop haut,
Ne me vueilliez reffuser,
Car certes, sans plus ruser,
Chiere dame, amer me faut.

En vous veul mon temps user,
Maiz le longuement muser
Me liverroit trop d ‘assaut,
Si ne pourroye durer ;
Mesmement que l’esperer
De vostre amour me deffaut.


Helas ! bien say que ce vaut.
J’en ay souvent froit et chaut,
Sanz ce que reconforter
Me veulle Amours ne donner
Bon espoir, car ne l’en chaut.
Se ce n ‘est par vo deffaut.

Maiz s’Amours veult tant ouvrer
Qu’elle daigne a moy parler
Ou qu’elle die en sursaut :
Poursui et pense d ‘amer,
Tu aras doulx pour amer ,
Plus ne doubteray l’assaut


De Desespoir qui m ‘assaut;
Lors seray vostre vassaut ;
De cuer, de corps, de penser
Vous serviray sanz fausser ,
Et seray joyeux et baut.
Se ce n ‘est pas vo deffaut.

* Titré « Prière à une grande dame » dans les Œuvres complètes, Marquis de Queux de Saint-Hilaire (op cité)

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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NB : l’enluminure ayant servie de base à l’image d’en tête est tirée du  Traité de fauconnerie de Frédéric II, référencé MS Fr 12400. L’ouvrage, daté du XIIIe siècle est conservé à la BnF. Enlumineur : Simon d’Orliens.

« Toute maladie me nuit » une Ballade d’Eustache Deschamps, à l’automne de sa vie

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, maladie, vieillesse, ballade médiévale
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle
Auteur  :   Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :   « Toute Maladie me nuit»
Ouvrage  :  Œuvres    complètes d’Eustache Deschamps, Tome VIII,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)

Bonjour à tous,

ntre la moitié du XIVe et le tout début du XVe siècle, l’officier de cour, juriste et poète Eustache Deschamps écrit sur à peu près tout : l’art de versifier, sa didactique mais surtout plus de 1000 ballades sur la vie, la mort, la morale, les maux et les mœurs de son temps.

Des états d’âme et des valeurs de l’auteur médiéval à ses goûts, ses plaisirs ou ses frustrations, en allant jusqu’à des choses plus factuelles, tous les sujets y passent. Malgré quelques belles envolées sur l’ensemble de son œuvre et une belle maîtrise du moyen-français, on s’accordera sur le fait qu’Eustache a plus marqué les esprits par le volume de son legs que par son style. De fait, à plus de 600 ans de là, de nombreux érudits, historiens ou romanistes, s’appuient encore sur toute ou partie de ses témoignages pour approcher cette période du Moyen Âge.

Douleurs, petite santé et misères de l’âge

Poésie d'Eustache Deschamps dans le Manuscrit médiéval Ms NAF 6221
Ms NAF 6221, BnF, Dept des Manuscrits

La ballade que nous avons choisie aujourd’hui a pour thème les âges de la vie et notamment certains désagréments liés à la vieillesse (1). Eustache a vécu suffisamment longtemps, pour les expérimenter : misère, recul social, déliquescence de l’état général et santé en perdition. Comme il nous l’explique dans cette ballade tardive, sa jeunesse est déjà loin et « Toute maladie lui nuit« .

Cette poésie, qui vient à point dans le contexte de l’actualité, nous fournit l’occasion d’adresser une pensée à tous nos anciens et à tous ceux dont la santé est particulièrement fragilisée et qui pourront se sentir concernés. Qu’ils se protègent avec raison et prennent bien soin d’eux en cette rentrée hivernale et en ces nouveaux temps de confinement.

Aux sources médiévales de cette ballade

On peut retrouver cette ballade dans le Manuscrit Français 840 que nous avons déjà mentionné à de nombreuses reprises. Pour varier, nous vous parlerons ici du Manuscrit Fr NAF 6221 (ancienne collection Barrois, cote 523). L’abréviation NAF correspond au fond des Nouvelles Acquisitions Françaises de la BnF. Ouvert en 1863, celui-ci comprend désormais plus de 29 000 volumes et documents (de quoi ravir ou perdre un archiviste). A ce jour, moins de 1% de cette collection a été numérisé mais, par chance, le NAF 6221 en fait partie (vous pouvez le consulter en ligne ici). Ce codex plutôt sobre (photo ci-dessus), contient près de 154 pièces entre lais, ballades, rondeaux et serventois, dont un peu moins de la moitié (71) sont de Eustache Deschamps.

Une Ballade médiévale d'Eustache Deschamps sur la maladie

Balade de doloir pour jeunesse qui s’en va ailleurs

J’ay perdu doulz apvril et may,
Printemps, esté, toute verdure;
Yver, janvier de tous poins ay
Garniz d’annoy et de froidure.
Dieux scet que ma vieillesce endure
De froit et reume jour et nuit,
De fleume
(flegme), de toux et d’ordure:
Toute maladie me nuit.

Pour mon costé crie: “Hahay!”
Maintefois et a l’aventure
Une migrayne ou chief aray
(avoir).
Autrefoiz ou ventre estorture
Ou en l’estomac grief pointure
(forte douleur).
Aucune fois le cuer me cuit;
Autre heure tousse a desmesure:
Toute maladie me nuit.

Tant qu’en lit me degecteray (degeter : agiter, tourmenter)
Si qu’il n’y remaint
(remanoir : demeurer, rester) couverture.
La crampe d’autre part aray
Ou le mal des dens me court sure
Ou les goutes me font morsure.
Quelque part ou ventre me bruit;
Toudis
(toujours) ay medecin ou cure:
Toute maladie me nuit.

L’envoi

Prince, de santé je vous jure
Que moult s’afoiblist ma nature
Pour maint grief mal qui me destruit.
Vieillesce m’est perverse et dure,
Ne je ne scay comment je dure:
Toute maladie me nuit.


Pour élargir, au delà de l’œuvre d’Eustache Deschamps, on notera que le thème de la vieillesse a été largement traité au Moyen Âge et ce, par de nombreux auteurs. On ne manquera pas de citer ici le superbe Passe-temps de Michaut Le Caron dit Taillevent.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

(1) Sur ce même thème de la vieillesse et chez Eustache Deschamps, voir aussi Pardonnez-moy car je m’en vois en blobes, Que m’est il mieulx de quanque je vi onques ? ou encore II n’est chose qui ne viengne a sa fin.

NB : la miniature en tête d’article provient du manuscrit de Bartholomaeus Anglicus (XIIIe s) : De proprietatibus rerum ou Livre des proprietés des choses (édition datée du XVe)