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Les vilains des fabliaux et un fabliau médiéval : des chevaliers, des clercs et des vilains

fabliau_vilain_litterature_medievale_moyen-ageSujet : humour médiéval, littérature médiévale, fabliaux, chevalier, clercs, vilains, paysans, satire, conte satirique, poésie satirique.
Période : moyen-âge central
Titre : des chevaliers, des clercs et des vilains
Auteur : anonyme
Ouvrage : « Les Fabliaux, T3″, Etienne Barbazan

Bonjour à tous,

S_lettrine_moyen_age_passionur les quelques cent cinquante fabliaux qui nous sont parvenus du moyen-âge celui dont nous vous parlons aujourd’hui est sans doute un des plus courts, à défaut d’être celui dont l’humour est le plus « élevé ». Comme on le verra, il s’épanche, en effet, du côté des rives les plus graveleuses de l’humour médiéval.

Avec les habituelles réserves qu’il faut mettre entre la réalité sociale et la littérature, c’est un conte satirique que l’on trouve  souvent cité par des auteurs ou historiens soucieux d’approcher les représentations que le monde médiéval pouvait se faire des différentes classes sociales, en l’occurrence celles des chevaliers, des clercs et des vilains. Comme dans tous les contes satiriques, les traits sont bien évidemment forcés et nous sommes ici dans une caricature, assez grossière, mais elle nous fournit tout de même l’occasion d’aborde la question du statut du « vilain » dans les fabliaux.


Etymologie : le mot vilain vient de « Villa », la ferme. Dans son sens premier c’est donc l’homme de la ferme.


Le « Vilain » des fabliaux
et de la littérature médiévale

Le terme « vilain »  dans les fabliaux et la littérature médiévale recouvre plusieurs usages. Dans le premier cas, qui est son origine étymologique, il désigne une fonction : celle de paysan, de travailleur agricole. Dans le deuxième, c’est un terme péjoratif qui désigne des hommes de basse classe sociale, mais surtout, parmi eux, les « rustres », autrement dit ceux qui sont sans éducation, sans litterature_medievale_fabliaux_contes_poesie_satirique_paysans_vilains_manuscrit_ancien_heures_rohan_moyen-agebonnes manières et, quelquefois même, corollaire de tout cela, sans grande hauteur morale.

En réalité, le deuxième sens semble s’être rapidement  attaché au premier, et bien des fois, les deux se confondent. Le vilain désigne alors  un paysan de métier, mais aussi et presque par voie de conséquence, un être rustre, naïf, et sans manière.  Les choses n’étant fort heureusement jamais aussi simples, le blason du vilain sera quelque peu redoré dans d’autres fabliaux ou textes médiévaux et les deux sens se trouveront même dissociés.

Pour prendre les choses dans l’ordre, nous allons d’abord parlé du vilain « ostracisé » socialement et nous aborderons ensuite les variantes appliquées à ce personnage finalement assez polymorphe des fabliaux.

Le vilain  « ostracisé » et bouc-émissaire

Dans le premier cas donc, même si, encore une fois, cela se joue dans le cadre de la littérature, il semble qu’il y ait clairement une forme d’ostracisme social.  Ce vilain là n’a pas d’éducation. Grossier, malotru, il souille tout ce qu’il touche et comme il est la « lie » de ce que la société peut produire de pire, il faut encore qu’il soit sale, puant et laid. Moralement, ce n’est guère mieux. Que l’on ne se fie jamais  à lui, ni ne lui fasse  de faveurs, il ne les rendra jamais car il est encore ingrat, peu charitable et ne tient pas ses engagements,

Monstre d’égoïsme, il ne pense qu’à lui même ou, au mieux, aux siens et ne fait jamais non plus la charité. Poursuivi jusqu’après sa mort pour ses travers, pour peu, on lui dénigre même l’entrée au paradis ce qui, litterature_medievale_fabliaux_contes_poesie_satirique_paysans_vilains_manuscrit_ancien_rohan_moyen-agedans le contexte du moyen-âge chrétien, est le pire des châtiments qu’on puisse imaginer, a fortiori quand ce dernier s’applique à  l’intégralité d’une classe sociale.

Malgré tous ses travers, le vilain est rarement présenté comme doté d’une grande intelligence, et même encore moins machiavélique. Gouailleur et moqueur, méfiant envers les autres, il demeure souvent un « sot » qui se fait facilement berner; c’est alors  le dindon de la farce, l’idiot ou l’abruti dont on se rit. On se souvient ici du vilain de la vache du prêtre de Jean Bodel, tant crédule et sa femme avec, qu’ils boiront tous deux les paroles du curé cupide qui leur promettait de recevoir du tout puissant le double de ce qu’ils lui céderaient. Pour avoir remis tout entier leur salut, comme leur profit,  dans les mains de l’ecclésiastique, le couple de paysans naïfs (bon chrétiens mais quelque peu limités dans la compréhension des valeurs concernées) était ici l’instrument d’une satire qui, au demeurant, visait tout autant, sinon plus le prêtre. Vénal, crédule, on trouve des peintures largement plus cruelles que celle que nous faisait là Bodel du vilain, même si ce dernier ne s’y trouvait pas totalement  à l’honneur.

Quoiqu’il en soit, si les fabliaux n’épargnent pas grand monde et encore moins le personnel de l’église, il demeure difficile d’imaginer un personnage plus stigmatisé socialement que le vilain tel qu’il nous y est présenté parfois. A quelques nuances près, les normes de la bonne éducation et de la société semblent sans aucune prise sur lui. Au passage, cela n’a rien à voir avec son degré de richesse ou de pauvreté  car toutes les possessions et tous les trésors du monde ne sauraient le laver de la fange dans laquelle il patauge et qui décidément lui colle à la peau :

« Quand tout l’avoir et tout l’or de ce monde seraient siens, le vilain encore ne serait que vilain.  »
Le Despit au Vilain (l’Outrage au Vilain)

Les raisons de la stigmatisation

Même si d’autres fabliaux, comme nous le verrons plus loin, viendront nuancer ce tableau, il demeure difficile de mesurer la réalité sociale derrière ce rôle de bouc émissaire social que l’on faisait alors tenir au vilain. Certains auteurs parlent même de véritable « racisme » et, de fait, on parle même de « race des vilains » dans certains textes. Faut-il le prendre tout à fait au sérieux ? N’est-il qu’un instrument au service de la satire, pour faire valoir les autres classes, ou quelquefois pour moquer leurs traits ?

On pourrait ici recroiser avec l’analyse étymologique que fait Didier Panfili dans sa conférence sur « le travail de la terre au moyen-âge » et se souvenir avec lui de ce « Labor » bibliquement attaché à la pénitence et à ce péché originel dont il faut se laver, même si paradoxalement la terre produit le blé et le vin qui sont des litterature_medievale_fabliaux_contes_poesie_satirique_paysans_vilains_manuscrit_ancien_rohanaccessoires sacrés indispensables des rites chrétiens. S’ils alimentent et nourrissent la société médiévale, il est vrai que les paysans, classe la plus importante en nombre, restent tout de même les plus brimés : travaillant lourdement, fortement taxés quelque soit l’issu des récoltes, quand en plus, ils ne se retrouvent pas sans protection et pillés de leurs biens par quelques mercenaires en maraude ou même quelques seigneurs abusifs.

Dans le même ordre d’idées, peut-être y-a-t’il encore, à travers ces satires, une forme de mépris culturel transposé pour les paysans d’alors par les « oisifs », les clercs, la petite noblesse et jusqu’aux poètes itinérants qui s’adonnent aux opus et aux oeuvres de lettres ? Travailleurs de l’esprit, contre travailleurs de la terre, l’opposition est-elle si éculée ?

Face à cette condition paysanne qui s’extrait peu à peu du servage du XIIe au XIIIe siècle, y-a-t-il encore pu y avoir des formes de dépréciation sociale, nées d’un peu d’envie ? C’est encore possible. Certains paysans mangent, dit-on, à leur faim, quand ils n’ont pas en plus  l’outrecuidance de  tirer leur épingle du jeu et de s’enrichir.

A cette figure caricaturale du vilain, travailleur de la terre attaché à une personnalité détestable à bien des points de vue, quelques auteurs de fabliaux viendront tout de même opposer un contre-pied. Et là où Rutebeuf dans son pet du vilain, moquait le vilain, lui refusant l’entrée de l’Enfer comme du Paradis et ne sachant décidément pas quoi faire de son âme, ces derniers concéderont, quant à eux, le paradis au vilain, dusse-t-il lui même l’arracher par sa hardiesse (cf le vilain qui conquit le paradis en plaidant).

Le paysan réhabilité et porteur d’une certaine sagesse populaire, contre le vilain sans manière

Il semble que ce soit plutôt dans le courant du  XIIIe siècle que la figure de ce « vilain » qui avait tendance à hériter des deux sens, « travailleur de la terre » et « être sans manière », commence à se fragmenter pour le présenter de manière moins tranchée.  Le « vilain » médiéval peut même alors se mettre à incarner une certaine figure de la sagesse populaire: celui qui a la tête sur les épaules, qui ne s’en laisse pas si facilement conter, celui qui, à l’opposé du précédent, se distingue par un vrai sens de la charité ou de l’hospitalité. Dans d’autres cas, il sera même celui dont la franchise et le talent désarme jusqu’aux Saints eux-même. Bref, le « vilain », compris comme litterature_medievale_fabliaux_contes_poesie_satirique_paysans_vilains_manuscrit_ancien_rohan_enluminurestravailleur de la terre mais dissocié du sens péjoratif qu’on lui avait accolé en d’autres endroits, trouvera ici une belle revanche.

D’un autre côté, pour ce qui est de la nature péjorative du mot « vilain », cette fois dissocié de la fonction ou de la condition sociale, on le retrouvera  également dans la littérature satirique du moyen-âge central. C’est le cas du fabliau que nous présentons plus bas. Il met en scène des vilains dans la plus basse des positions pour mieux conclure que c’est la façon de se comporter socialement qui définit le vilain et pas sa fonction. Qu’il s’agisse ou non d’une pirouette du conteur pour adoucir un peu la violence de son propos, il y affirme tout de même qu’on peut être « vilain » sans être paysan.

D’où vient ce vilain différent de l’autre? En réalité, les deux facettes du personnage continuent de coexister et on ne peut que faire le constat que le « vilain » échappe aux catégories figées. Malotru et naïf ou plus sage, son personnage reste finalement au service de la satire.

En s’affranchissant, le paysan a sans doute  gagné quelques « lettres de noblesse ». Nous le disions plus haut, le servage n’est plus de mise et les évolutions contractuelles ont joué sans doute en sa faveur. Le paysan des fabliaux est présenté comme le seul maître chez lui et il n’est jamais miséreux.

Sur le plan littéraire, la multiplication des universités a attiré vers elles des étudiants issus de milieux plus modestes, dans lesquels on finira par compter aussi des fils de paysans. Rutebeuf nous en touchera d’ailleurs un mot dans son dit de l’université.

« …Li filz d’un povre païsant 
Vanrra a Paris por apanre;
Quanque ces peres porra panrre
En un arpant ou .II. de terre
Por pris et por honeur conquerre
Baillera trestout a son fil, »
Ci encoumence li diz de l’Universitei de Paris – Rutebeuf

Peut-être ont-ils fini par infléchir à leur manière le cours de la littérature. Au passage, on aura noté que, cette fois, le trouvère utilise le mot « païsant », montrant bien le changement de registre entre cette poésie « sérieuse » et le ton léger, humoristique et satirique du fabliau. Le genre a indéniablement ses codes et pose un cadre dans lequel les guillemets sont partout présents. C’est un deuxième degré qui n’a peut-être pas traversé le temps mais qu’il ne faut pas sous-estimer au moment de tirer des conclusions sur le vilain défini dans le fabliau et celui de la réalité médiévale.

Pour le reste et comme on le voit ici, le terme de « paysan » existait déjà au moyen-âge. et désignait alors le métier sans connotation péjorative. Comme « vilain » avant lui, ou comme « manant », le vocable a, semble-t-il, à son tour, subi un glissement sémantique dans le temps. Serait-ce une fatalité ? De nos jours et au figuré, le mot « paysan » partage quelques double-sens communs avec le « Vilain » médiéval. ie : « ignorant, rustre, sans éducation ».

Au delà d’une lecture de classe, peut-être que la division monde rural/monde urbain qui ne fait que s’affirmer au fur et à mesure des développements des villes du moyen-âge central pourrait encore litterature_medievale_fabliaux_contes_satirique_paysans_vilains_manuscrit_ancien_heures_rohan_moyen-agefournir une grille de lecture intéressante pour comprendre cette opposition entre « l’homme de la terre » – resté proche de la nature et, de ce fait, supposé sans éducation car éloigné d’une ville qui se définit de plus en plus comme le « centre de la civilisation » – et l’homme urbain donc « nécessairement » civilisé, lettré, bien éduqué… Magie des archétypes…

A l’opposition seigneurs ou églises (propriétaires terriens) d’un côté et serfs et paysans de l’autre, serait alors venu se greffer une opposition ville/campagne. Ce n’est pas qu’une opposition simple cela dit et l’attraction n’en est pas exempte.  L’urbanisation galopante des moyen-âge central et tardif, qui s’est confirmée depuis, a sans doute fait aussi de la vie campagnarde une sorte d’ailleurs perdu pour certains citadins. On en lit d’ailleurs déjà les signes, dès le début du XVe siècle, puisqu’on assiste à un mouvement littéraire qui s’épanche du côté d’un retour à une vie bucolique et champêtre (cf le dit de franc Gontier). Chez nombre d’auteurs qui suivront, l’artifice sophistiqué de la vie curiale ne fera plus recette et les paysans ou les bergers enjoués des pastourelles, loin des attraits du pouvoir et vivant dans la simplicité ne seront déjà plus moqués autant que les vilains asservis et corvéables à merci des siècles précédents.

Quoiqu’il en soit, tantôt rustre et sans manière, tantôt doté de qualités et d’une forme de sagesse populaire, le vilain des fabliaux aura  su échapper aux formes fixes et il est d’ailleurs à peu près le seul dans ce cas. Faire la nique aux archétypes pourrait bien avoir été en soi sa véritable victoire et sa plus grande consolation.

Le Fabliau du  jour : des chevaliers, des clercs et des vilains

Dans le fabliau du jour, nous nous retrouvons dans un joli petit coin de nature, visité successivement par des chevaliers, des clercs et enfin par des vilains. Les premiers y verront un endroit charmant pour y faire ripailles, les seconds le lieu parfait pour conter fleurette à une damoiselle et plus si affinités. Il en sera autrement de deux vilains qui, passant par là et ayant découvert l’endroit, le trouveront parfait pour s’y soulager les intestins et s’emploieront donc hardiment à le souiller.

litterature_poesie_medievale_fabliaux_contes_satirique_paysans_vilains_manuscrit_ancien_heures_rohan_moyen-ageLa scatologie, thème que l’on retrouve dans quelques autres fabliaux, est comme on s’en doute, souvent associée au vilain.  On se souviendra encore ici de cet autre fabliau d’un paysan qui, arrivé dans un quartier urbain de parfumeurs, tourna de l’oeil après avoir été assailli par toutes ses fragrances inconnues qui auraient ravi les narines de plus d’un être civilisé. Il fut heureusement sauvé et recouvra tous ses esprits quand on eut la bonne idée de lui mettre du fumier sous le nez en guise de sels.

Du point de vue d’une lecture de classe, le fabliau d’aujourd’hui est assez claire et sa vision relativement caricaturale:  les chevaliers ne pensent qu’à festoyer et faire ripailles, les clercs à faire la cour et s’adonner aux plaisirs charnelles. Quant aux vilains, ma foi, ils ne s’embarrassent ni de l’un ni de l’autre, et comme ils n’ont aucune sensibilité esthétique, ils finissent par souiller même les plus belles choses. Pour peu, ils ne mériteraient presque pas la nature au milieu de laquelle ils vivent. La conclusion rattrape toutefois le tableau, en finissant par définir le vilain par ses actes et pas par sa condition : Vilains est qui fet vilonie

Des chevaliers, des clercs et des vilains

Dui Chevalier vont chevauchant,
Li uns vairon, l’autre bauçant,
Et truevent un lieu descombré,
D’arbres açaint, de feuille aombré,
D’erbes, de floretes vestu,
Un petit i sont arestu.
Dist l’uns à l’autre, Dieu merci,
Com fet ore biau mangier ci !
Qui averoit vin en bareil
Bons pastez et autre appareil,
Il i feroit plus delitable,
Qu’en une sale à haute table
Puis il s’en départent atant.

Dui Cler s’aloient esbatant,
Quant li biau lieu ont avisé,
Si ont come Cler devisé,
Et dist li uns, qui averoit
Ici fame qu’il ameroit,
Moult feroit biau jouer à li;
Bien averoit le cuer failli,
Fet li autres et recréant,
S’il n’en prendoit bien son créant.
Iluec ne sont plus arrestu.

Dui vilain s’i sont embatu
Qui reperoient d’un marchié.
De vans et de pelés carchié.
Quant où biau lieu assis se furent,
Si ont parlé si come il durent,
Et dist li uns, sire Fouchier,
Com vez ci biau lieu pour chier !
Or i chions, or, biaus compère ;
Soit, fet-il, par l’ame mon père :
Lors du chier chascuns s’efforce.
De cest example en est la force,
Qu’il n’est nus déduis entresait.
Fors de chier que vilains ait.
Et pour ce que vilain cunchient
Toz les biaus lieus, et qu’il y chient.

Par déduit et par esbanoi
Si voudroie, foi que je doi
Et aus parrins et aus marines,
Que vilains chiast des narines.
Qoique je die ne qoi non,
Nus n’est vilains, se de cuer non.
Vilains est qui fet vilonie,
Jà tant n’iert de haute lingnie,
Diex vos destort de vilonie,
Et gart toute la compaignie.

Explicit des Chevaliers, des Clercs et des Vilaîns,

 En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.


Sources & Articles utiles.

– Fabliaux et contes, 4 tomes, par Etienne Barbasan (1808)
– De la condition des vilains au moyen-âge d’après les fabliaux par Aristide Joly (1882)
– Du vilain au paysan sur la scène littéraire du xiiie siècle, Marie-Thérèse Lorcin (2011)
–  Travailler la terre au moyen-âgeDidier Panfili, conférence au Musée de Cluny (nov 2017)
– Enluminures : les illustrations de cet article proviennent du manuscrit du XVe siècle « les grandes heures de Rohan »,  sources Bnf, département des manuscrits

Mieux vaut honneur que honteuse richesse, une ballade d’Eustache Deschamps

poesie_medievale_satirique_eugene_deschamps_moyen_ageSujet : poésie médiévale, poésie satirique
Auteur : Eustache Deschamps, dit Morel (1340-1405)
Période : Moyen Âge central, XIVe siècle
Titre : Mieux vault honeur que honteuse richesce.

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous avons le plaisir de vous présenter Eustache Morel dit Eustache Deschamps, un autre grand poète du Moyen Âge: Enfant du XIVe siècle, témoin de son temps, on l’inscrit volontiers dans la lignée de l’archipoète, de la poésie goliardique ou de Rutebeuf, et de la poésie sociale et satirique des XIIe, XIIIe siècle. On verra même, quelquefois, dans son œuvre et à travers ses réflexions ironiques ou morales sur les événements qu’il traverse, l’annonce de l’œuvre de François Villon et même encore de Charles d’Orléans.

Quand on se penche un peu sur la biographie de ce poète médiéval, on semble loin, pourtant, de la marginalité des clercs goliards,  de la misère sociale du jongleur Rutebeuf, ou même encore, des frasques et des déboires judiciaires de François Villon. Durant la majeure partie de sa vie, Eustache Deschamps sera un « petit officier de la cour royale », comme nous  le désigne Daniel POIRION (dans son article sur la eustache_deschamps_poete_medieval_huissier_armes_sous_charles_Vpoésie lyrique sur universalis), et restera proche du pouvoir qu’il représente ou qu’il défend.

Successivement écuyer, messager royal (chevaucheur) et huissier d’armes affecté à la garde du roi Charles V (portrait ci-contre),  il sera même, à l’automne de sa vie et sous le règne de Louis d’Orléans, nommé trésorier du fait de justice. Résolument attaché à la cour des rois, avec des positions variables en fonction des souverains au pouvoir, Eustache Deschamps côtoiera également Guillaume de Machaut, clerc, trouvère et poète qui aura une grande influence sur la codification des formes poétiques et musicales de son temps, voie dans laquelle, pour la poésie au moins, Eustache le suivra, se réclamant même de son influence.

L’art de la poésie chez Eustache Deschamps:
une musique naturelle et innée

Ce poète médiéval prolifique nous a laissé plus de mille cinq cent poèmes dont près de mille ballades, mais aussi des fables et 82 000 pieds de vers pour approcher le Moyen Âge central et le XIVe siècle finissant.

Il marquera sa différence avec les auteurs qui l’entourent de deux manières.  D’une part, il entend approcher résolument la poésie dans sa musicalité propre et l’affranchir ainsi du chant et de la musique: la poésie possède un musique naturelle propre, opposée à la musique qui a un musicalité écrite et artificielle. Cette dernière est apprise, l’autre est innée et on la possède ou non. Dans son approche rhétorique et dans son ouvrage « Art de Dictier » (1392-1393), Eustache Deschamps contribuera encore à eustache_deschamps_morel_poesie_medievale_satirique_moyen-age-centralcodifier  les règles de l’écriture poétique en langue vernaculaire. A la différence des Goliards qui prisaient le latin, il fera partie de ces clercs qui veulent mettre à la portée de tous la poésie et la langue française de son temps.

D’autre part, là où l’amour courtois et les petits malheurs (ou les grands drames) qu’il occasionne chez ses contemporains semble leur fournir d’inlassables prétextes à l’écriture autant que, hélas, en épuiser l’exercice, Eustache Deschamps s’y soustraira dans quelques-uns de ses poèmes, mais s’en affranchira aussi totalement dans la grande majorité des autres. Ainsi, il laissera en héritage, des textes plus volontiers tournées vers  l’observation de son temps où la critique et la satire l’emportent.

Mieux vaut honneur que honteuse richesse,
Eustache Deschamps, Ballade du XIVe

Nous vous présentons aujourd’hui un très beau texte de cet auteur du XIVe siècle qui, même s’il nous vient du monde médiéval, fait souffler un vent salutaire sur certaines valeurs dévoyées de notre monde moderne. « L’argent n’a pas d’odeur », dit-on ? Et bien, nous aurons ici,avec Eustache Deschamps,  l’outrecuidance de prétendre le contraire .

Qui puet vivre de son loial labour,
De l’art qu’il a, ou de sa revenue
Sans excéder, il vit a grand honour,
Car sa vie est de tous bonne tenue,
Puis qu’il ne toult (vole), qu’il ne ravit ou tue
Et que tousjours a loyaulté s’adresce,
N’acquierre jà chevance malostrue* :
Mieulx vault honeur que honteuse richesce.

(* ne gagne rien de façon malhonnête)

Car riches faulx n’a fors que deslionour,
En un moment est sa terre perdue,
Et ses péchiez fait muer sa coulour.
Que l’en perçoit (en voyant) sa grant desconvenue ;
Il n’ose aler teste levée et nue
Pour son meffait, ainz vers terre s’apresse,
Mas (Mat) et honteus comme une beste mue:
Mieulz vault honnour que honteuse richesce.

Car puis qu’uns homs ara  fait un faulx tour,
Monstrez sera au doit parmi la rue ;
Et lors ne fait que quérir un destour
Pour lui mucier, car son pechié l’argue**
Povres loyaulx lient son chief vers la nue
Homme ne craint, car honte ne le blesce.
Geste chose soit de tous retenue :
Mieulz vault honeur que honteuse richesse.

(** Pour se cacher, car son péché l’accuse)

Envoi

Princes, prodoms puet de nuit et de jour
Aler partout. Sa teste lieve et dresce.
Mais desloiaulx ne quiert que tenebrour :
Mieulx vault honour que [honteuse] richesce.

Une très belle journée à tous me amis, que la joie accompagne chacun de vos pas.

Fred
Pour moyenagepassion.com
« A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes »

Tous à la Taverne avec la poésie médiévale goliardique et Carmina Burana

carmina_burana_goliards_poesie_humour_medievale_moyenagepassionSujet : poésie et chanson médiévales, humour médiéval, Goliards et poésie goliardique.
Période : moyen-âge central, XI au XIIIe siècle
Média : « in tabernum », tirée de Carmina Burana,
Compositeur :  Carl Orff
Interprètes : Artefactum

In tabernum, Carmina Burana de Carl Orff

Humour médiéval  au sens propre

Q_lettrine_moyen_age_passionue les puristes et amateurs d’Histoire médiévale se réjouissent, aujourd’hui, en plus de parler de poésie, nous abordons l’humour médiéval sous une perspective historique. Jusque là, vous l’aviez compris, cette rubrique du site s’adressait plus à des façons modernes de rire du moyen-âge qu’à des commentaires éclairés sur l’humour médiéval d’époque. Cela ne changera d’ailleurs pas, dans cette rubrique, il sera bien toujours question de se divertir et de rire plus que de faire une sorte d’anthologie du rire médiéval, (qui, en réalité, serait surement nettement moins drôle comme le sont souvent les ouvrages qui parlent d’humour sans en faire). Nous allons donc continuer de maintenir cette partie du site dans son esprit original mais, une fois n’est pas coutume, nous dérogeons un peu à la règle, ici, pour parler de poésie satirique et d’humour médiéval « d’époque » donc.

troubadour_artefactum_musique_poesie_medievale_moyen-age_passionCet article a aussi sa place dans la rubrique musiques médiévales puisque nous postons ici un extrait de Carmina Burana par le groupe Artefactum (photo de droite): « cantate scénique du XXe siècle », me direz-vous! A quoi je répondrai: « certes!, » mais les paroles de cette cantate sont inspirées de poésies médiévales et goliardiques du XIIIe siècle, tirées justement du manuscrit du même nom, « Carmina Burana » découvert en 1803 à l’abbaye de Benediktbeuern, d’où sa légitime présence ici. (illustration en tête d’article, roue de la fortune, tiré de ce manuscrit)

Qui étaient les goliards?

Pour la plupart, les Goliards étaient de jeunes clercs, insoumis, qui ne s’intégraient pas aux institutions, ou même des étudiants en théologie ou en droit ayant délaissé leurs brillantes études ou ne les ayant pas encore achevées. Dans le courant du XIIe et XIIIe siècle, ce terme a donc désigné ces jeunes gens qui avaient pris la route et vagabondaient, troquant leur pitance contre leurs services, leurs poésies, ou leurs enseignements. Insouciants et peu conformistes, ces clercs chantaient alors, en latin et avec humour, les joies de la taverne – vantant les jeux et la boisson que l’on y trouvait -, mais aussi les plaisirs de la chair, et raillaient encore les religieux ou taverne_medieval_humour_medieval_les_goliards_moyen-age_passiondétournaient les ouvrages sacrés pour s’en moquer. Se faisant, ils suscitèrent, d’ailleurs, les foudres de l’Eglise et des universités qui, dans le courant du XIIIe siècle, condamnèrent, à diverses reprises ces clercs « ribauds » (débauchés) pour leurs agissements. (à droite, une miniature flamande  de la fin du XVe siècle, scène de beuverie).

Goliards, littérature et poésie goliardique

Les Goliards nous ont laissé pour héritage des chansons et poésies satiriques et le nom d’un genre littéraire que l’on a regroupé sous l’appellation de poésie goliardique. Au sujet de leur influence littéraire, on va quelquefois jusqu’à leur prêter d’être à la genèse de la tradition satirique européenne ancienne et moderne (1) et on leur reconnaît souvent d’avoir eu une influence certaine sur l’art et la poésie de Rutebeuf et, plus tard, de Villon. Il faut noter qu’en dehors de ces clercs errants dont l’Histoire pour la plupart, n’a pas retenu les noms, d’autres auteurs jeu_taverne_humour_medieval_goliards_moyen-age_passioncélèbres s’étaient aussi essayés au genre dès le début du XIIe siècle (Abélard, Archipoeta de Cologne, Hugues d’Orléans, Gautier de Châtillon entre autres).

Les Goliards se sont-ils également inspirés de ces textes et de cette littérature, en la nourrissant à leur tour, de leurs créations? D’une certaine manière, nous sommes un peu face à la question de la poule et de l’oeuf; s’il est, en effet, facile de repérer l’influence de cette tradition satirique dans certains écrits et, par là, de savoir qui alimente cette littérature, affirmer qui en a allumé le feu ou peut en revendiquer la paternité est une autre paire de manches. Pour rester prudent, disons donc, pour l’instant, que l’ensemble de la poésie que l’on a nommé « goliardique » s’inscrit dans un corpus que ces jeunes clercs errants ont participé activement à alimenter, et en tout cas, suffisamment pour que la chose nommée dérive de l’appellation qu’on leur donnait.

(1) voir article de Pierre Heugas sur Persée  « Création et continuité : de la poésie à la prose, des Goliards à la modernité »

Confrérie organisée ou mouvement isolé?

Pour rejoindre les réserves ci-dessus, en fait d’accorder à ces goliards d’être les grands inspirateurs d’une certaine tradition satirique, d’autres auteurs, ailleurs, s’accordent plus à voir en ces clercs miséreux et à demi mendiants, de simples groupes d’ivrognes suffisamment lettrés pour écrire le latin, quand ce ne sont pas que des adolescents encore rebelles et bientôt rangés. O vérité historique, combien ta quête est quelquefois difficile! Voilà encore un sujet qu’il faudra creuser, plus avant, pour le démêler un peu. humour_medieval_goliards_taverne_moyen-age_passion 

(ci-contre scène de beuverie dans une taverne médiévale, fin du XIVe, British Library, Londres)

Au titre des questions qui courent sur les goliards, en tant que mouvement social et humain, les opinions entre historiens restent également  partagées. Allaient-ils en bandes itinérantes véritablement structurées, ou, même, comme le suggérait à la fin du XIXe siècle l’historien médiéviste Joseph Bédier (1864-1938), étaient-ils un groupe de pression puissant, organisé comme une confrérie ou une société secrète? Bien loin de ces affirmations, Daniel POIRION (1927-1996), un autre grand historien, spécialiste du moyen-âge, nous enjoint, là encore, à la prudence. Selon lui, les sources historiques ne nous permettent d’établir rien de certain sur la dimension sociale et humaine du mouvement des goliards, et il reste de l’avis qu’en l’absence de faits avérés, il vaut mieux plutôt s’intéresser à la tradition littéraire goliardique qui est, je le cite, « d’une grande violence satirique, mais aussi d’une belle puissance poétique ». (2)

 (ci-dessous taverne médiévale, manuscrit taverne_moyen-age_goliard_humour_medievalTacuinum sanitatis, Rhénanie, XVe, BNF)

Une fois de plus, il semble que le temps et l’absence de sources, ont, pour l’instant, emporté avec eux une bonne partie des secrets de ces Goliards, en nous laissant un peu sur notre faim les concernant. Fort heureusement, il nous reste, tout de même d’eux, quelques textes qui ont traversé les âges et qui témoignent d’un certain regard insoumis, satirique, humoristique et festif sur ce moyen-âge central dont ils étaient contemporains. De l’humour médiéval donc, du vrai et de l’irrévérencieux!

(2) voir l’article de Danier Poirion « Goliards » sur universalis.fr

L’inspiration goliardique de Carmina Burana

La vidéo musicale, en tête de cet article et qui nous a fourni le prétexte à aborder la question des Goliards, est un extrait de la cantate Carmina Burana du compositeur allemand Carl Orff (1895-1982) (photo ci-dessous) interprété ici par l’excellent groupe, amateur de musique médiévale, ArteFactum . On doit à Carl Orff d’autres pièces que celle-ci, mais le succès populaire de cette cantate aura, d’une certaine manière, éclipsé le reste de son oeuvre auprès du grand public. D’ailleurs, Carmina Burana n’est qu’une partie d’un tryptique qui comprend deux autres pièces qui n’ont pas non plus rencontré, pour l’instant en tout cas, le même écho.carmina_burana_goliard_poesie_humour_medieval_moyen-age_passion Quoiqu’il en soit, la cantate Carmina Burana  reste, comme nous le disions plus haut, inspirée de poésies médiévales et goliardiques du XIIIe siècle et le texte « quand nous sommes à la taverne » dont nous vous livrons ci-dessous les paroles est, bien évidemment, issu de cette tradition.


« In taberna quando sumus »,  version latine

In taberna quando sumus,
non curamus quid sit humus,
sed ad ludum properamus,
cui semper insudamus.
quid agatur in taberna
ubi nummus est pincerna,
hoc est opus ut quaeratur;
si quid loquar, audiatur.

Quidam ludunt,
quidam bibunt,
quidam indiscrete vivunt.
sed in ludo qui morantur,
ex his quidam denudantur,
quidam ibi vestiuntur,
quidam saccis induuntur;
ibi nullus timet mortem,
sed pro Baccho mittunt sortem.

Primo pro nummata vini;
ex hac bibunt libertini;
semel bibunt pro captivis,
post haec bibunt ter pro vivis,
quater pro Christianis cunctis,
quinquies pro fidelibus defunctis,
sexies pro sororibus vanis,
septies pro militibus silvanis.
octies pro fratribus perversis,
nonies pro monachis dispersis,
decies pro navigantibus,
undecies pro discordantibus,
duodecies pro paenitentibus,
tredecies pro iter agentibus.

Tam pro papa quam pro rege
bibunt omnes sine lege.
Bibit hera, bibit herus,
bibit miles, bibit clerus,
bibit ille, bibit illa,
bibit servus cum ancilla,
bibit velox, bibit piger,
bibit albus, bibit niger,
bibit constans, bibit vagus,
bibit rudis, bibit magus,
Bibit pauper et aegrotus,
bibit exul et ignotus,
bibit puer, bibit canus,
bibit praesul et decanus,
bibit soror, bibit frater,
bibit anus, bibit mater,
bibit ista, bibit ille,
bibunt centum, bibunt mille.

Parum sescentae nummatae
durant cum immoderate
bibunt omnes sine meta,
quamvis bibant mente laeta;
sic nos rodunt omnes gentes,
et sic erimus egentes.
qui nos rodunt confundantur
et cum iustis non scribantur.

« Quand nous sommes à la taverne »
version français moderne

Quand nous sommes à  la taverne
que nous importe de n’être que poussière ,
mais nous nous hâtons pour les jeux ,
qui nous mettent toujours en sueur
Ce qui se passe dans la taverne
où l’argent est le roi
ça vaut le coup de demander
et d’écouter ce que je dit.

Certains jouent , certains boivent ,
d’autres vivent sans pudeur
De ceux qui jouent ,
certains se retrouvent nus
certains sont rhabillés
d’autres sont mis à sac .
Personne ici ne craint la mort
mais ils misent le sort pour Bacchus .

Le premier est pour le tournée ,
puis les affranchis boivent ,
une autre fois pour les prisonniers ,
une troisième pour les vivants ,
une quatrième pour les Chrétiens ,
une cinquième pour les fidèles défunts ,
une sixième pour les sœurs légères ,
une septième pour la troupe en campagne .

Une huitième pour les frères pervertis ,
une neuvième pour les moines dispersés ,
une dixième pour ceux qui naviguent
une onzième pour les plaideurs ,
une douzième pour les pénitents ,
une treizième pour les voyageurs ,
une pour le pape une pour le roi
tous boivent sans loi .

La patronne boit , le patron boit ,
le soldat boit , le prêtre boit ,
celui-ci boit , celle-ci boit ,
l’esclave boit avec la servante ,
l’agile boit , le paresseux boit ,
le blanc boit , le noir boit ,
le pondéré boit , l’inconstant boit ,
le fou boit , le sage boit ,
Le pauvre et le malade boivent ,
l’exilé et l’étranger boivent ,
l’enfant boit , le vieux boit ,
l’évêque et le doyen boivent ,
la sœur boit , le frère boit ,
la vieille boit , la mère boit ,
celui-ci boit ,celui-là boit ,
cent boivent , mille boivent .

Six cent pièces filent
vite , quand , sans retenue
tous boivent sans fin .
Mais ils boivent l’esprit gai ,
ainsi nous sommes ceux que tous méprisent
et ainsi nous sommes sans le sou ,
Ceux qui nous critiquent iront au diable
et avec les justes ne seront pas comptés.


Voilà pour aujourd’hui, mes amis, donc, cette fois-ci, une belle journée et si d’aventure cet article vous a donné grand soif, une bonne santé avec modération!

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la recherche du monde médiéval sous toutes ses formes.