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Au XIIe siècle, une sextine du troubadour occitan Arnaut Daniel

Sujet  : musique, chanson médiévale, poésie, troubadour, manuscrit ancien, langue d’oc, occitan médiéval, sextine, trobar clus, trobar ric, courtoisie, amour courtois.
Période  : Moyen Âge central, XIIe et XIIIe s
Titre : Lo ferm voler qu’el cor mintra
Auteur : Arnaut Daniel (Arnautz) (1150-1210)
Interprète : Gérard Zuchetto
Album : Gérard Zuchetto chante les Troubadours des XIIe et XIIIe siècles » (1985)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous poursuivons notre exploration de l’œuvre d’Arnaut Daniel par l’étude d’une chanson de ce troubadour des XIIe-XIIIe siècles. Et quelle chanson ! puisqu’il s’agit, en effet, d’une sextine, forme poétique dont il fut l’inventeur et qui inspira, plus tard, de grands poètes de la renaissance italienne.

Trobar ric & Trobar clus

Si vous nous suivez depuis quelque temps déjà, vous avez dû nous suivre à l’étude de troubadours occitans du Moyen-âge et notamment de poésies qui, même une fois traduite, conservent des mystères impénétrables. C’est notamment le propre du Trobar Clus d’un Marcabrun qui se signe par sa difficulté d’approche, ses sous-entendus et ses sens cachés.

S’il ne se réclame pas directement de cette école, Arnaut Daniel en pratique une variante qu’on nomme « le trobar ric ». On a même fait de lui un de poètes les plus représentatifs de ce courant considéré comme proche du trobar clus en ce qu’il peut conduire au même résultat, en terme de difficultés d’interprétation. Le trobar ric se signe, en effet, par une recherche de formes sophistiquées qui peut rendre son résultat et ses images assez difficiles à percer. La pièce du jour vous en donnera un aperçu, mais avant d’en venir là, revenons à la sextine.

Qu’est-ce que la sextine ?

Pour redire un mot de cette forme poétique qui nécessite autant de rigueur que de virtuosité, il est donc question d’un poésie de six strophes de six vers, qui se termine par une demi-strophe de trois vers. Six mots-clés forment les rimes de la sextine. Cette dernière impose qu’ils reviennent à chaque nouvelle strophe mais ils doivent être permutés tout au long du poème, suivant un ordre précis.

Règles de permutations des rimes

Règle importante de la sextine, l’ordre des « mots-rimes » de la première strophe commande pour construire la seconde. En partant du principe qu’on numérote les six rimes de la première strophe, dans l’ordre des vers de 1 à 6, soit 1 2 3 4 5 6, les vers de la seconde strophe devront se terminer, dans l’ordre, suivant la séquence 6 1 5 2 4 3.

Pour les strophes suivantes, il existe plusieurs options. La plus simple est de considérer, pour chaque nouvelle strophe, que celle qui la précède réinitialise le compteur des rimes à 1 2 3 4 5 6. La strophe à écrire devra donc, à chaque fois, permuter l’ordre des mot-rimes de la strophe précédente pour retomber sur 6 1 5 2 4 3 et, ainsi de suite, jusqu’à la dernière strophe. La dernière strophe de trois vers contiendra, quant à elle, deux mots rimes par vers.

L’autre façon de procéder et qui aboutit au même résultat est de connaître l’ordre des séquences par rapport, cette fois, à l’ordre défini par les mots rimes de la première strophe. Cela suppose de mémoriser et de connaître toutes les séquences mais, en contrepartie, cela permet de mieux appréhender la subtilité de la construction spiralée de la sextine et l’enchaînement des permutations. Voilà ce que donne, dans l’ordre, pour chaque strophe : 123456 – 615243 – 364125 – 532614 – 451362 – 246531, ce qui donnerait a nouveau 123456 si une septième strophe existait.

Du reste, on notera que la séquence des mots rimes dans la demi-strophe d’envoi est de 12 34 56, à raison de deux par vers. Ainsi, la sextine s’enroule en quelque sorte sur elle-même en une forme qui n’a pas manqué de fasciner un certain nombre de poètes,longtemps après le troubadour Arnaut Daniel.

Une sextine de Ferdinand de Gramond

Pour être un peu plus concret sur le rendu de la sextine et sa mécanique sous-jacente, en voici un exemple emprunté à l’ouvrage Petit Traité de Poésie Française de Théodore de Banville (1871). Cette sextine en langue française est de la plume du comte Ferdinand de Gramond (1811-1897). Longtemps après Arnaut Daniel, ce poète et écrivain du XIXe siècle mit au point une nouvelle forme de la sextine, en se basant sur celles de Pétrarque (1304-1374) ; l’auteur du Moyen Âge tardif et du trecento italien s’était, lui-même, inspiré de notre troubadour du Moyen Âge.

Pour corser l’exercice, Ferdinand de Gramond ajouta à sa sextine française, des règles absentes de la version originelle d’Arnaut Daniel : la contrainte de l’alexandrin notamment mais encore d’autres difficultés liées à la nature des rimes : le premier, le troisième & le quatrième vers devaient rimer ensemble, de même que le second, le cinquième et le sixième vers. Cette sextine permettra de mieux comprendre le système des mots-rimes et leur permutation même si, comme on le verra, Arnaut Daniel s’était contenté de moins de pieds et de rimes plus simples dans la sienne.

L’étang qui s’éclaircit au milieu des feuillages, (1)
La mare avec ses joncs rubanant au soleil, (2)
Ses flottilles de fleurs, ses insectes volages (3)
Me charment. Longuement au creux de leurs rivages (4)
J’erre, et les yeux remplis d’un mirage vermeil, (5)
J’écoute l’eau qui rêve en son tiède sommeil. (6)

Moi-même j’ai mon rêve et mon demi-sommeil. (6)
De féeriques sentiers s’ouvrent sous les feuillages ; (1)
Les uns, en se hâtant vers le coteau vermeil, (5)
Ondulent, transpercés d’un rayon de soleil; (2)
Les autres indécis, contournant les rivages. (4)
Foisonnent d’ombre bleue et de lueurs volages. (3)

Tous se peuplent pour moi de figures volages (3)
Qu’à mon chevet parfois évoque le sommeil, (4)
Mais qui bien mieux encor sur ces vagues rivages (6)
Reviennent, souriant aux mailles des feuillages : (1)
Fantômes lumineux, songes du plein soleil, (2)
Visions qui font l’air comme au matin vermeil. (5)


C’est l’ondine sur l’eau montrant son front vermeil (5)
Un instant ; c’est l’éclair des sylphides volages (3)
D’un sillage argentin rayant l’or du soleil ; (2)
C’est la muse ondoyant comme au sein du sommeil (6)
Et qui dit : Me voici ; c’est parmi les feuillages (1)
Quelque blancheur de fée… O gracieux rivages ! (4)


En vain j’irais chercher de plus nobles rivages. (4)
Pactole aux sables d’or, Bosphore au flot vermeil, (5)
Aganippe, Permesse aux éloquents feuillages, (1)
Pénée avec ses fleurs, Hèbre et ses chœurs volages, (3)
Eridau mugissant. Mincie au frais sommeil (6)
Et Tibre que couronne un éternel soleil ; (
2)

Non, tous ces bords fameux n’auraient point ce soleil (2)
Que me rend votre aspect, anonymes rivages ! (4)
Du présent nébuleux animant le sommeil, (6)
Ils y font refleurir le souvenir vermeil (5)
Et sonner du printemps tous les échos volages (3)
Dans les rameaux jaunis non moins qu’aux verts feuillages.
(1)

Doux feuillages (1), adieu; vainement du soleil (2)
Les volages (3)
clartés auront fui ces rivages (4),
Ce jour vermeil (5)
luira jusque dans mon sommeil (6).

Sextine de Ferdinand de Gramond
Petit Traité de Poésie Française, T de Banville (1871)

Une histoire courtoise d’oncle et d’ongle

Les contraintes de la sextine assimilées, revenons maintenant à celle d’Arnaut Daniel. Du point de vue thématique, cette chanson médiévale nous place dans le registre courtois cher à notre troubadour ; à l’exception d’un texte humoristique plutôt scatologique, la majorité de son œuvre gravite, en effet, autour du sentiment amoureux et de la lyrique courtoise.

On retrouvera donc dans cette sextine, le thème du loyal amant et de son engagement. Arnaut Daniel y abordera aussi l’inévitable question des médisants qui, sans relâche, cherchent à mettre des bâtons dans les roues des amants courtois et se dressent pour empêcher la réalisation de leurs projets. Toutefois, il faudrait plus que quelques mauvaises langues pour décourager notre poète amoureux ; sourd à toutes les recommandations de frères comme d’oncles (oncle), il compte bien faire corps avec sa maîtresse comme chair et ongle (ongla). Et son cœur doive-t-il supporter douleur plus cuisante que des coups de verges (verja) face à l’indifférence de la dame, son âme (arma) maintiendra son vœu de fin’amor. Dans l’attente, sûr que sa loyauté lui vaudra bientôt, le salut, Arnaut rêve, fébrile, de voir s’entrouvrir la porte de cette chambre (cambra) où nul jamais n’entre (intra).

Pour retomber sur nos pattes, et dans l’ordre d’apparition, voici donc les six mots rimes de cette sextine : intra (1)- ongla (2)- arma (3)- verja (4)- oncle (5)- cambra (6). Comme nous le disions plus haut, on ne saisira, sans doute pas, toutes les nuances de cette poésie à demi-hermétique, du fait de ses exigences de forme auxquelles s’ajoute aussi la distance temporelle et contextuelle qui nous sépare du pays d’Oc médiéval. Aussi, consolons-nous, même avec l’aide du romaniste et érudit occitan Pierre Bec pour la traduction, il demeurera quelques zones d’ombres auxquelles nous devrons nous résoudre ; mais il faut bien que l’art des troubadours occitans conserve quelques mystères et quelques références insaisissables pour continuer de nous fasciner.

Sources & partition de cette chanson médiévale dans le Chansonnier occitanl G

Les partitions musicales du troubadour Arnaut Daniel dans les manuscrits médiévaux
Les partitions musicales d’Arnaut Daniel dans le manuscrit médiéval R71 sup

Malgré la pléthore de manuscrits qui font état de l’œuvre d’Arnaut Daniel, seules les mélodies de deux de ses chansons nous sont parvenues. La bonne nouvelle est que la sextine du jour en fait partie. L’autre pièce dont la notation musicale nous a également été restituée est la chanson Chanzo dol. moz son pian eprim.

Ses deux partitions (photo ci-dessus) se trouvent dans le manuscrit médiéval R 71 sup de la bibliothèque Ambrosienne de Milan, en Italie. Connu également sous le nom de Chansonnier provençal G (canzionere provenzale G), cet ouvrage daté du dernier tiers du XIIIe siècle contient, sur 141 feuillets, de nombreuses pièces de troubadours occitans notées musicalement. On peut le consulter en ligne sur le site de la Bibliothèque milanaise. Notre auteur y apparaît sous le nom de Nardnard daniel.

Gérard Zuchetto & les troubadours occitans

Pour l’interprétation musicale de la chanson du jour, nous avons choisi une version de Gérard Zuchetto. Elle est tirée de l’album « Gérard Zuchetto chante les Troubadours des XIIe et XIIIe siècles » enregistré en 1985. Le talentueux musicien et chanteur, passionné de longue date par l’art des troubadours, y était entouré de deux complices : Patrice Brient, à la vièle à archet et à la citole et Jacques Khoudir, à la derbouka et aux percussions. Il en résulte une version plutôt minimaliste du point de vue de l’orchestration qui a l’avantage de laisser une belle place au chant et au texte de l’auteur de la fin du XIIe siècle.

Cet album peut s’avérer un peu difficile à débusquer mais vous pourrez également retrouver cette pièce dans le volume 2 de La Tròba. Cette anthologie des Troubadours XIIe et XIIIe siècles, signée de Gérard Zuchetto & son Troubadours Art Ensemble réunit une vie entière de recherche sur le sujet.

Cette œuvre complète autour de l’art des troubadours est réédité régulièrement par les Editions Troba Vox, maison d’édition de l’artiste. Sa dernière mouture date de 202. Elle comprend un ouvrage détaillé de plus de 800 pages pour près de 300 chansons occitanes médiévales, accompagnées de leur traduction. Vous pouvez commander cette production chez votre meilleur disquaire. Elle est aussi disponible en ligne au lien suivant.


Lo ferm voler qu’el cor m’intra
dans son Occitan médiéval

Lo ferm voler qu’el cor m’intra
no’m pot ges becs escoissendre ni ongla
de lauzengier qui pert per mal dir s’arma;
e pus no l’aus batr’ab ram ni verja,
sivals a frau, lai on non aurai oncle,
jauzirai joi, en vergier o dins cambra.

Quan mi sove de la cambra
on a mon dan sai que nulhs om non intra
-ans me son tug plus que fraire ni oncle-
non ai membre no’m fremisca, neis l’ongla,
aissi cum fai l’enfas devant la verja:
tal paor ai no’l sia prop de l’arma.

Del cor li fos, non de l’arma,
e cossentis m’a celat dins sa cambra,
que plus mi nafra’l cor que colp de verja
qu’ar lo sieus sers lai ont ilh es non intra:
de lieis serai aisi cum carn e ongla
e non creirai castic d’amic ni d’oncle.

Anc la seror de mon oncle
non amei plus ni tan, per aquest’arma,
qu’aitan vezis cum es lo detz de l’ongla,
s’a lieis plagues, volgr’esser de sa cambra:
de me pot far l’amors qu’ins el cor m’intra
miels a son vol c’om fortz de frevol verja.

Pus floric la seca verja
ni de n’Adam foron nebot e oncle
tan fin’amors cum selha qu’el cor m’intra
non cug fos anc en cors no neis en arma:
on qu’eu estei, fors en plan o dins cambra,
mos cors no’s part de lieis tan cum ten l’ongla.

Aissi s’empren e s’enongla
mos cors en lieis cum l’escors’en la verja,
qu’ilh m’es de joi tors e palais e cambra;
e non am tan paren, fraire ni oncle,
qu’en Paradis n’aura doble joi m’arma,
si ja nulhs hom per ben amar lai intra.

Arnaut tramet son chantar d’ongl’e d’oncle
a Grant Desiei, qui de sa verj’a l’arma,
son cledisat qu’apres dins cambra intra


Une traduction en français actuel de Pierre Bec

Ce vœu sûr qui, dans le cœur, m’entre
Nul bec ne peut le déchirer, ni ongle
De médisant qui en parlant mal perd son âme ;
Car il n’ose le battre ni par branche ni par verge,
Du moins en secret, là où il n’y a pas d’oncle,
Je jouirai de ma joie en verger ou en chambre.

Quand je me souviens de la chambre
Où à mon dam je sais que personne n’entre
Tant me touchent plus que frère et oncle,
Nul membre n’ai qui ne tremble, ni d’ongle,
Ainsi le fait l’enfant devant la verge :
Telle est ma peur de l’avoir trop dans l’âme.

Puisse-t-elle de corps, non de l’âme,
Me permettre de venir en secret dans sa chambre !
Car plus me blesse au cœur que coups de verge
Celui qui la sert là où elle est ne rentre :
Toujours je serai pour elle comme chair et ongle
Et ne prendrai conseil d’ami ni d’oncle.

Et jamais la sœur de mon oncle
Je n’aimai plus ni tant, de par mon âme !
Et si voisin comme l’est le doigt de l’ongle,
S’il lui plaisait, je voudrais être dans sa chambre ;
Plus peut Amour qui dans le cœur me rentre
Mieux à son vouloir me faire fort de frêle verge.

Depuis que fleurit la sèche verge
Et que le seigneur Adam légua neveux et oncles,
Si fin’amor dans le cœur me rentre
Comme ne le fut jamais en corps ni en âme ;
Où qu’elle soit, dehors ou dans sa chambre,
Mon cœur y tient comme la chair à l’ongle.

Car ainsi se prend et s’énongle
Mon cœur en elle ainsi qu’écorce en verge ;
Elle est de joie tour et palais et chambre,
Et je n’aime autant frère, parent ni oncle :
Au paradis j’aurai deux fois joyeuse l’âme,
Si jamais nul, de bien aimer, n’y entre.

Arnaut envoie sa chanson d’ongle et d’oncle,
A celle qui de sa verge a pris l’âme,
Son Désiré, dont le Prix en chambre entre.

Fin’Amor et folie du verbe – Arnaut Daniel, Pierre Bec, ed Fédérop (2012)


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes


NB : sur l’image en-tête d’article, vous retrouverez deux enluminures d’Arnaut Daniel dans les manuscrits médiévaux, Ms Français 854 (chansonnier provençal I) et Ms Français 12473 (chansonnier provençal K) tous deux conservés au département des manuscrits de la BnF et consultables en ligne sur Gallica.

Amors me fet conmencier, la courtoisie d’un roi trouvère

Thibaut le Chansonnier, troubadour roi de Navarre et Comte de Champagne

Sujet : chanson médiévale, poésie, amour courtois, roi trouvère, roi poète, lyrisme courtois, trouvères, vieux-français, Oïl
Période  : Moyen Âge central
Auteur  : Thibaut IV de Champagne (1201-1253), Thibaut 1er de Navarre
Titre :  « Amors me fet conmencier»
Interprètes  : Ensemble Athanor
Album :  Chansons de Thibaut de Champagne Roi-Trouvère (1201-1253) (1983).

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous invitons à nous suivre sur les rives du XIIIe siècle. Nous y poursuivrons l’exploration du répertoire musical du comte de Champagne, roi de Navarre et célèbre trouvère, Thibaut IV, rebaptisé également Thibaut le chansonnier.

Une chanson courtoise et légère

Amors me fet conmencier : le titre de cette composition annonce d’emblée la couleur. C’est le sentiment amoureux qui inspire notre trouvère et le pousse à écrire. Sur l’œuvre assez conséquente qu’il nous a léguée, on se souvient que plus de la moitié reste dédiée à la lyrique courtoise et à la fin’amor. Cette chanson en fait donc partie.

À l’habitude, l’engagement du prétendant à servir l’élue de son cœur est présenté comme total et qu’importe si cette dernière ne s’est pas encore prononcée en sa faveur. Dusse-t-il aller jusqu’à la mort, sans se dédire ni se désengager, l’amant courtois aura, au moins, la satisfaction d’avoir accompli sa quête et d’avoir servi dignement « Amors » et ses règles exigeantes. « Les observateurs pourront même en témoigner » : la réputation du roi trouvère comme loyal amant sera notoire et on est, ici, dans la recherche d’une légitimation sociale de la conduite courtoise, loin des « médisants » auxquels cette lyrique (souvent transgressive) nous a fréquemment habitué. La dame, elle, ses désirs et son bon vouloir, restent attendus et espérés. Elle est la maîtresse des horloges, comme le dit une expression à la mode, mais aussi de la décision.

Si tous les codes de l’amour courtois sont bien présents dans cette pièce du roi trouvère, on notera que le ton reste plutôt léger et optimiste. À tout le moins, il se montre moins « dolent » ou affecté que l’amant qu’on retrouve, parfois, dans certaines chansons courtoises de ce même Moyen Âge central ; on pense à des auteurs plus fébriles et transis qui y présentent leur vie sur le fil, toute entière suspendue au désir de la belle, pour des chansons faisant un peu l’effet (passez-nous l’expression) d’être écrites du haut d’un pont. Entre ivresse de l’amour, impatience mortifère et morsures du désir inassouvi (dont l’amant courtois aime à se délecter), Thibaut semble, pour cette fois, avoir choisi son camp. On le retrouvera, ici, plus du côté de la joie que du « pathos » (modernisme hors contexte historique mais assumé). Pour verser un peu dans le marxisme — pas celui de Karl, mais celui de Groucho en médecin prenant le pouls d’un homme en se servant de la petite aiguille de sa montre (film A day at the race, 1937) « Soit cet homme est mort soit ma montre est arrêtée » — : soit la belle est à demi-acquise, soit notre noble chevalier est optimiste, soit il se situe totalement dans la distance de l’exercice littéraire.

Sources manuscrites médiévales

Manuscrit médiéval, Chanson courtoise et musique de Thibaut du Champagne

On retrouve cette chanson courtoise de Thibaut IV de Champagne dans un certain nombre de manuscrits d’époque. Pour vous la présenter avec sa notation musicale, nous avons opté ici pour le MS Français 24406. Cet ouvrage du XIIIe siècle, actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF, contient sur 155 feuillets, 301 pièces de trouvères et d’auteurs du Moyen Âge central : Adam de la Halle, Blondel de Nesle, Gace Brûlé, Guiot de Dijon et bien d’autres plumes des XIIe et XIIIe siècles s’y trouvent présentées. Si vous en souhaitez le détail, le manuscrit est consultable sur Gallica. Vous pourrez également trouver l’ensemble de ces auteurs, jeux partis, textes et chansons référencés dans la Bibliographie des Chansonniers Français des IIIe et XIVe siècles signé de Gaston Reynaud (1884).

Pour la transcription en graphie moderne, nous nous appuyons sur l’ouvrage Les chansons de Thibaut de Champagne, roi de Navarre. Édition critique publiée par A. Wallensköld (1825, aux éditions Champion).

La belle version de l’ensemble Athanor

L’ensemble Athanor et Laurent Aubert

On retrouve Laurent Aubert à la création de cet ensemble suisse formé vers la fin des années 70. Voyageur, chercheur, ce musicien et anthropologue, c’est, jusqu’à nos jours, un artiste bien connu de la scène de l’Ethnomusicologie et des Musiques du Monde. Il est également à l’initiative de la revue des Cahiers d’ethnomusicologie et auteur de nombreux ouvrages de référence dans ce domaine. Il a également été en charge du Musée Ethnographie de Genève (MEG) pendant près d’une décennie.

L'Ensemble médiéval Athanor

En réalité, si Athanor s’est dédié principalement aux musiques médiévales, elles ne représentent qu’un aspect de la longue carrière de Laurent Aubert. Ce dernier s’est consacré intensément à leur pratique à la sortie de ses études, avec sa formation mais aussi en collaborant avec d’autres grands noms de la scène médiévale : Thomas Binkley, Jordi Savall et Montserrat Figueras, Paul van Nevel, l’ensemble Huelgas,,.. Pourtant, cette longue parenthèse de 10 ans n’a été que le prélude à bien d’autres aventures et l’appel du large l’a bientôt entraîné sur d’autres terrains (Népal, Afghanistan). Il s’y est passionné des musiques traditionnelles du monde, au sens large et c’est autour de ces dernières, de leur défense et de leur diffusion, qu’il a forgé la majeure partie de sa carrière.

L’album « Chansons de Thibaut de Champagne »

En 1983, l’ensemble Athanor proposait au public L’album Chansons de Thibaut de Champagne Roi-Trouvère (1201-1253). Bien centrée sur son sujet, cette production propose neufs chansons empruntées au répertoire médiéval du roi de Navarre. On y trouvera une sélection assez variée du point de vue thématique : amour et lyrique courtoise, tenson, chant de croisade, mais aussi des compositions plus pieuses.

Album d'Athanor sur les chansons de Thibaut de Champagne

L’album est sorti originellement en vinyle mais il semble aujourd’hui difficile à trouver dans ce format. Si des versions CD ont pu exister, elles se sont, elles-aussi, raréfiées. Par les vertus du numérique, on peut toutefois trouver l’ensemble de l’album et de ses pièces à la vente, au format dématérialisé MP3. Voir le lien suivant pour plus d’informations : Les Chansons de Thibaut de Champagne roi-trouvère par Athanor.

Membres ayant participé à cet album

Catherine Berthet (voix, violon), Michael Leonhardt (voix, harpe médiévale, percussions), Laurent Aubert (luth, percussions), André Jecquier (flûte, percussions), Emmanuelle Thornton-Bolle (violon).


Amors me fet conmencier
en langue d’oïl et français actuel

Amors me fet conmencier
Une chançon nouvele,
Qu’ele me veut enseignier
A amer la plus bele
Qui soit el mont vivant:
C’est la bele au cors gent,
C’est cele dont je chant.
Deus m’en doint tel nouvele
Qui soit a mon talent!
Que menu et souvent
Mes cuers por li sautele.

Amour me fait commencer
Une chanson nouvelle,
Car il veut m’instruire
Comment aimer la plus belle
Qui soit vivante en ce monde.
C’est la belle au corps gracieux,
C’est celle que je chante.
Dieu m’en donne des nouvelles
Qui soit selon mon désir !
Car, souvent et fréquemment,
Mon cœur bondit pour elle.


Bien me porroit avancier
Ma douce dame bele,
S’ele me voloit aidier
A ceste chançonele.
Je n’aim nule riens tant
Conme li seulement
Et son afetement,
Qui mon cuer renouvele.
Amors me lace et prent
Et fet lié et joiant,
Por ce qu’a soi m’apele.

Bien me pourrait devancer
Ma douce belle dame,
Si elle voulait m’aider
Avec cette chansonnette.
Je n’aime nulle chose autant
Qu’elle, et elle seule,
Et ses belles manières*
Qui ravivent mon cœur, .
Amour m’enlace et me prend
Et me remplit de joie et de gaieté,
En m’appelant à lui.


Quant fine amor me semont,
Mult me plest et agree,
Que c’est la riens en cest mont
Que j’ai plus desirree.
Or la m’estuet servir
Ne m’en puis plus tenir –
Et du tout obeïr
Plus qu’a riens qui soit nee.
S’ele me fet languir
Et vois jusqu’au morir,
M’ame en sera sauvee.

Quand Fine Amour m’invite,
Grande joie et satisfaction m’en viennent,
Car c’est la chose en ce monde
Que j’ai le plus désirée.
Et, désormais, il me faut la servir,
Je ne m’en puis plus retenir –
Et je dois lui obéir en tout,
Plus qu’à toute autre créature enfantée.
Si elle m’affaiblit (me fait languir),
Et que j’aille à en mourir,
Mon âme en sera sauvée.


Se la mieudre de cest mont
Ne m’a s’amor donee,
Tuit li amoreus diront
Ci a fort destinee.
S’a ce puis ja venir
Qu’aie, sanz repentir,
Ma joie et mon plesir
De li, qu’ai tant amee,
Lors diront, sanz mentir,
Qu’avrai tout mon desir
Et ma queste achevee.

Si la meilleure en ce monde
Ne m’a son amour donné,
Tous les amoureux diront
Que c’est, là, fâcheuse destinée.
Et si je ne puis jamais parvenir
A obtenir, sans me dédire
Ma joie et mon plaisir
Par celle que j’ai tant aimée,
Lors ils diront, sans mentir,
Que je serais venu à bout
de tout mon désir et de toute ma quête.


Cele pour qui souspir,
La blonde coloree
(1),
Puet bien dire et gehir
Que por li, sanz mentir,
S’est Amors mult hastee.

Celle pour qui je soupire,
La blonde couronnée
Peut bien dire et avouer
Que pour elle, sans mentir,
L’Amour s’est beaucoup hâté.

* Afetement, afaitement, affaitement : peut désigner un certain nombre de choses qui vont de l’éducation, la largesse, les bonnes manières, la convenance, la courtoisie. En chevalerie, il peut encore désigner la notion d’accomplissement. On le retrouve également en fauconnerie où il désigne la manière de dresser un rapace à la chasse.

(1) Variante dans un manuscrit : la blonde coronée

En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : en arrière plan de l’image d’en-tête, on peut voir les enluminures et miniatures du feuillet 1 du MS Français 24406.

Che Cosa è questa, Amor…, amour courtois, amour divin chez Landini

Sujet :  musique médiévale, ballata, chants polyphoniques, Ars nova, chanson médiévale, amour courtois
Période :  Moyen Âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Francesco Landini (1325-1397)
Titre : Che Cosa è questa, Amor,
Interprètes : l’ensemble Mala Punica
Album : D’Amor Ragionando sous-titré Ballades du neo-Stilnovo en Italie: 1380-1415 (1994).

Bonjour à tous,

ous revenons, aujourd’hui, sur l’œuvre du maître de musique Francesco Landini. Dans l’Italie du Moyen Âge tardif et du trecento, cet organiste et compositeur florentin nous a laissé un riche legs musical polyphonique : 154 pièces à deux et trois voix entre madrigaux et « ballate » italienne. Cette dernière forme poétique et profane est typique du trecento italien et de l’Ars nova.

Amour courtois, amour mystique

La pièce du jour se situe dans la veine du reste de son œuvre. Il s’agit d’une ballata à 3 voix. Le maître organiste aveugle y mêle à la fois les codes de la courtoisie et du sentiment amoureux pour les faire s’animer d’une dimension transcendante et mystique.

Sous l’angle courtois, Landini s’adresse à l’Amour lui-même. Nous parle-t-il des vertus et de la beauté de l’amour en lui même ou, indirectement, de celles de sa bienaimée ? Elles seraient si grandes qu’il y aurait fusion entre cet amour terrestre et la mystique divine. Les deux viennent alors se répondre en miroir de sorte que le sentiment amoureux s’en trouve tout empreint de sacré. Au passage, la femme devient aussi un « intermédiaire », un rappel de l’amour divin.

C’est assez curieux parce que même si les médiévistes semblent s’accorder sur cette interprétation courtoise certains ont même émis l’hypothèse que « cosa » en fait de « chose » pouvait même être un prénom ou son diminutif, celui d’un dame chère au compositeur suivant comme on approche ce texte, Landini pourrait presque sembler être en train de parler de la vierge et de Sainte Marie plutôt que d’un amour terrestre. De fait, il pourrait être intéressant d’étudier à quel point cette chanson médiévale pourrait avoir sa place dans un corpus traitant des points de convergence entre courtoisie et culte marial.

Pour les sources de cette composition, nous vous renvoyons encore au très beau Codex Squarcialupi, le MS Mediceo Palatino 87 conservé à la Bibliothèque Laurentienne de Florence. Ci-dessus, vous trouverez la page du manuscrit correspondant à la chanson du jour avec sa partition d’époque.

L’ensemble médiéval Mala Punica

Formé en 1987 par le flûtiste et directeur d’orchestre argentin Pedro Leonardo Memelsdorff, l’ensemble Mala Punica s’est spécialisé, à l’image de son fondateur, dans la musique ancienne et les chants polyphoniques médiévaux, le tout éclairé par de sérieuses recherches sur les sources historiques (ethnomusicologie).

Pour dire un mot de son directeur, Pedro Leonardo Memelsdorff est arrivé en Europe à la fin des années 70 et s’y est installé. Elève de la célèbre école suisse Schola Cantorum Basiliensis à l’image de nombreux grands de la scène médiévale, son parcours s’est encore enrichi d’un cursus au conservatoire d’Amsterdam et d’un Doctorat en Musicologie, également obtenu en Hollande. En plus de son propre ensemble, il a beaucoup collaboré avec Jordi Saval et Hespèrion XX. Enfin, sa grande carrière s’est aussi étendue du côté de l’enseignement et il a également publié de nombreuses contributions dans le domaine de la musicologie. Non content d’avoir été élève à la Schola Cantorum il en a été également le directeur, durant de nombreuses années.

Le Mala Punica est encore très actif sur la scène internationale et on pourra retrouver son actualité, ses concerts et ses programmes sur le site officiel de l’ensemble médiéval.

D’Amor Ragionando : L’album

C’est en 1994 que sort l’album D’Amor Ragionando sous-titré Ballades du neo-Stilnovo en Italie : 1380-1415. Sur un durée de 66 minutes, il présente neuf pièces en provenance du trecento y quattrocento italien dont quatre de Landini. Les autres compositions sont signées de Matteo de Perugia, Magister Zacharias, Ciconia et Anthonello de Caserta. Dès sa sortie, ce très bel album sera salué par la scène médiévale. On le trouve encore disponible à la vente chez certains distributeurs. Voici un lien utile pour plus d’informations : D’Amor ragionando: Ballate neostilnoviste in Italia 1380-1415

Membres ayant participé à cet album.

Pedro Memelsdorff (flûte), Kees Boeke (vielle, flûte), Svetlana Fomina (vielle), Christophe Deslignes (organetto), Karl-Ernst Schröder (luth), Jill Feldman (voix), Giuseppe Maletto (voix), Alberto Macchini (cloches, percussions)


« Che cosa è questa, Amor… »
une ballata à trois voix de Landini

Che Cosa è questa, Amor, che’l ciel produce
per far più manifesta la tuo luce?
Ell’è tanto vezzosa, onest’e vaga,

legiadr’e graziosa, adorn’e bella,

Ch’a chi la guarda subito’l cor piaga

chon gli ochi bei che lucon più che stella.
Et a cui lice star fixo a vederla tutta gioia e virtù in sé conduce
.

Che Cosa è questa, Amor, che’l ciel produce
per far più manifesta la tuo luce?
Ancor l’alme beate, che in ciel sono,

guardan questa perfecta e gentil cosa, dicendo :
(quando) fia che’n questo trono segga costei ;
dov’ogni ben si posa?

E qual nel sommo Idio ficcar gli occhi osa
vede come Esso ogni virtù in lei induce.
Che cosa è questa, Amor, che’l ciel produce

per far più manifesta la tuo luce?

Quelle est donc cette chose, Amour, que le ciel…
traduction française

Quel est donc cette chose, Amour, que le ciel produit
pour rendre ta lumière plus manifeste ?
C’est une chose si charmante, honnête et ravissante
élégante et gracieuse et bien parée,
Que celui qui la regarde en a soudainement le cœur chaviré (blessé)
par ses beaux yeux qui brillent plus qu’une étoile.
Et celui à qui il est donné de la contempler intensément
Se voit rempli de toute joie et de vertus.


Quel est donc cette chose, Amour que le ciel produit
pour rendre ta lumière plus manifeste ?
Mêmes les âmes béates qui sont aux cieux
regardent cette parfaite et noble chose en disant :
– Quand celle en qui toute bonté repose
pourra-t-elle s’asseoir sur ce trône ?


Et qui ose fixer les yeux sur le Dieu suprême
Voit comment celui-ci place toute vertu en elle.
Quel est donc cette chose, Amour, que le ciel produit
pour rendre ta lumière plus manifeste ?

En vous souhaitant très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

En tos tens que vente bise, une chanson médiévale courtoise de Blondel de Nesle

trouvere_chevalier_croise_poesie_chanson_musique_medievale_moyen-age_centralSujet :   musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, vieux-français, langue d’oil, fine amor.
Période :   XIIe siècle,  XIIIe, Moyen Âge central
Titre :   
En tos tens que vente bise
Auteur :    
Blondel de Nesle (1155 – 1202)
Manuscrit :
MS Français 844, Manuscrit du roi (BnF départements des manuscrits)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionu coeur du XIIe siècle, à l’unisson des premiers trouvères, Blondel de Nesle chante la courtoisie en tout temps. Dans ce nouvel échantillon de sa poésie, il nous entraînera, en effet, loin du « renouvel » printanier, au cœur de la saison froide et sous le souffle du vent. Pour le reste : souffrance, affres du doute et douleur du rejet, un bon nombre d’ingrédients habituels de la lyrique courtoise seront au rendez-vous pour accorder l’humeur du trouvère avec ce climat  hostile. On y trouvera aussi  la dimension sociale ascendante  qui traverse, plus souvent qu’à son tour,  l’amour courtois ; le poète nous  l’affirmera, la dame visée par sa flamme est de meilleure lignage et de plus haute condition que lui.

Aux sources  historiques   de cette chanson

Blondel-de-Nesle-poesie-chanson-medievale-MS-francais-844-BnF_sCette chanson médiévale est attribuée à Blondel de Nesle dans un certain nombre de manuscrits. Nous avons choisi de vous faire découvrir, ci-contre, la version du MS Français 844 de la Bnf,   plus  connu  encore sous le nom de Manuscrit ou Chansonnier du Roi. Daté du XIIIe siècle,  sous  la plume de Lambert l’Aveugle, ce précieux témoin de la poésie et de la musique du Moyen Âge central contient près de  225  feuillets pour un large nombre d’auteurs et de chansons annotées. On y retrouve pèle-mêle troubadours  et trouvères célèbres mais aussi auteurs anonymes, pour un total de près de 600 pièces.

Pour la transcription moderne de la pièce du jour, nous  avons suivi  la version de Prosper Tarbé   dans son ouvrage  Les œuvres de Blondel de  Néele, collection les poètes de Champagne antérieurs au XVIe siècle (  1862). Quant à son interprétation moderne, nous nous sommes laissés entraînés outre-manche à la découverte d’une formation exceptionnelle : les Gothic Voices.  Une fois n’est pas coutume, il s’agit d’un extrait.

Un extrait de cette chanson    de Blondel par l’ensemble Gothic Voices

Gothic Voices & Christopher Page

christopher-page-passion-musiques-medievales-gothic-voicesC’est en 1980, sous la houlette de Christopher Page, que s’est formé cet ensemble originaire du Royaume-Uni. Expert des musiques anciennes et du répertoire  médiéval,  cet instrumentiste, guitariste, universitaire et musicologue  anglais  n’est plus à présenter de l’autre côté de la Manche. En plus de ses nombreuses contributions musicales, sa longue carrière lui a permis de se signaler également par  de  nombreuses études sur l’histoire de la guitare en Angleterre (de la renaissance au XIXe siècle). On lui doit encore un nombre significatif de publications sur les instruments et la musique du Moyen Âge ; autant dire que nous sommes en présence d’un érudit, passionné de musique autant que d’ethnomusicologie.

Gothic Voices – discographie et carrière

Sous la direction de Christopher page, l’ensemble Gothic Voices a enregistré prés de 25  albums, sur une longue carrière de 40 ans. Les thèmes abordés sont d’une grande variété, avec un fort centre de gravité autour de l’Europe médiévale. La grande majorité de leurs productions couvre une période qui va des trouvères du XIIIe siècle,  jusqu’au Moyen Âge tardif et au XVe siècle. On y trouvera des pièces issues du répertoire français, anglais, mais encore italien ou rhénan avec des incursions du côté de l’œuvre musicale  de Hildegarde de Bingen.

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Au delà de leur succès auprès du public, les contributions de Gothic Voices ont été largement saluées mais aussi récompensées par la critique. Ils ont notamment reçu  des gramophones d’or pour trois de leurs albums.  Côté agenda, l’ensemble est toujours actif sur la scène musicale anglaise. Vous pourrez retrouver plus d’information sur son actualité sur son site web (en anglais) au lien suivant.

Membres  actuels   :   Catherine King (mezzo-soprano), Steven Harrold (tenor), Julian Podger (tenor), Stephen Charlesworth (bariton)

L’album : le Mariage du Ciel et de l’enfer,
Motets  & chansons du XIIIe siècle  en France

En  1991, la formation britannique partait à la  rencontre  du XIIIe siècle français avec une belle sélection de chansons et de motets d’époque. « The   marriage    of Heaven and Hell « ,   sous un titre qu’on pourrait être tenté d’associer plus aux poésies de  William Blake qu’au Moyen Âge central français, l’album présentait dix-sept pièces   dont la grande majorité   était d’origine anonyme.   Entre ces dernières musique-medievale-album-trouvere-Blondel-de-Nesle-Gothic-voices-Christopher-page-Moyen-ageon trouvait la pièce du jour de Blondel, mais aussi une pièce de  Colin Muset, une autre signée de la main de Gauthier d’Argies, et même encore une incursion du côté des troubadours avec la célèbre chanson  « Quan vei la lauzeta mover » de Bernard  de Ventadour.

Cet album, originellement sorti chez Hypérion Records a été réédité en 2007 chez Helios. On le trouve  encore disponible à la vente au format CD ou MP3. Voici un lien utile pour plus d’informations  à ce sujet : The of Heaven and Hell : Le Mariage du Ciel et de l’enfer


En tos tens que vente bise
dans le vieux-français de Blondel de Nesle

NB : pour cette traduction  (assez ardue) du vieux-français vers le français moderne, nous nous sommes appuyé sur des recherches  habituelles dans les sources  et les dictionnaires auxquelles il nous faut ajouter l’aide, plus que précieuse, de   Yvan G Lepage et de son ouvrage : l’Oeuvre lyrique de Blondel de Nesle, sorti chez Honoré Champion en 1994.

En tos tens que vente bise,
Pour cele, dont sui sorpris,
Qui n’est pas de moi sorprise,
Devient mes cuers noirs et bis.
De fine amour l’ai requise,
Qui cuer et cors m’a espris,
Et s’ele n’en est esprise,
Por mon grant mal la requis.

En  cette saison où la bise souffle
Pour celle  que je désire (dont je suis  épris)
Et qui ne  me désire pas
Devient mon cœur   noir et sombre.
D’un  loyal amour,  je l’ai   requise
Elle qui m’a conquis tout entier (cœur  et corps, corps et âme)
Et si  elle   ne s’éprend pas de moi à son tour
Je  l’aurais  priée pour  mon plus grand malheur.

Mais la dolors me devise ,
Qu’à la millor me sui pris,
Qu’ains fut en cest mond prise,
Sé j’estoie à son devis
Tort a mes cuers, qui s’en prise (proisier, preisier) ;
Car ne sui pas si eslis,
S’ele eslit, qu’ele m’eslise :
Trop seroie de haut pris.

Mais la douleur me souffle (deviser, diviser ou tirailler ?)
Que    je me serais épris de la meilleure
Qui fut jamais aimée en ce monde
Si j’étais  soumis à sa volonté !
Tort  à mon cœur, qui s’en vante
Car je ne suis pas si distingué (éligible, parfait)
Si elle choisit jamais, pour qu’elle me choisisse :
Je serais pris de trop haut (ce serait m’élever plus que je le mérite)

Et nequedent  destinée
Done à la gent maint pensé.
Tost i metra sa pensee,
S’Amors li a destinée.
Je vis ja telle dame amée
D’hom de leur bas parenté,
Qui miex iert emparentée,
Et si l’avoit bien amé.

Et cependant la destinée
Donne aux gens de quoi réfléchir
Et elle aura tôt fait d’y mettre sa pensée
Si l’Amour l’y a destiné.
J’ai déjà vu telle dame aimer
Homme de plus basse parenté (lignage)
Alors qu’elle était mieux née que lui
Et pourtant, elle l’avait aimé de belle façon (entièrement, courtoisement).

Por c’est droit , s’Amors m*agrée,
Que mon cuer li ai doné ;
Se s’amors ne m’a donée ,
Tant la servirai à gré.
S’il plaist à la désirée,
Un dols baisier a celée
Aurai de li à celé ,
Que je tant ai désiré.

Pour cela il est juste, si l’Amour m’agrée,
Que je lui ai donné mon cœur,
Et  si elle ne m’a donné son amour
Je la servirai tant à sa guise
Que, s’il plait à la désirée,
Un doux baiser  caché 
Elle me donnera en secret 
Que j’ai tant désiré.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com.
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.