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« Se je vous aim de fin loyal corage », une ballade courtoise de Guillaume de Machaut

Guillaume-de-Machaut_trouvere_poete_medieval_moyen-age_passionSujet : ballade médiévale, fine amor, amour courtois, loyal amant, poésie médiévale
Période : XIVe siècle, Moyen Âge tardif
Titre : Se je vous aim de fin loyal corage
Auteur Guillaume de Machaut  (1300-1377)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionu début du XIVe siècle, Guillaume de Machaut s’est signalé par la qualité de ses compositions musicales et poétiques dans le domaine liturgique, comme dans la sphère du profane. Au sein de cette dernière, il a donné libre cours à des sentiments et des émotions plus intimes et c’est sur ce terrain que nous le retrouvons, ici, avec une ballade courtoise.

Les aventures amoureuses d’un poète à l’automne de sa vie

L’identité questionnée de la demoiselle

Certains spécialistes de littérature médiévale ont été de l’avis qu’une partie des chansons d’amour ou des poésies du compositeur du Moyen Âge tardif, dont celle du jour, fut adressée à Agnès de Navarre (1334-1396). Fille du roi Philippe III de Navarre, la jeune princesse, de descendance capétienne, avait été l’élève de Machaut et des médiévistes  Prosper Tarbé  comme chef de file, ont déduit qu’elle avait pu devenir la muse du compositeur en matière de Fine Amor. La correspondance amoureuse de Machaut, notamment dans Le  Livre du Voir- Dit  ferait ainsi l’étalage de cette relation. D’autres ms-francais-9221-guillaume-de-machaut_ballade-medieval-moyen-age-tardif-XIVe-siecle-sexperts du XIXe siècle, comme  P Paris  (Le livre du Voir Dit de Guillaume de Machaut, 1875) ont contesté cette hypothèse, en mettant en avant une jouvencelle du nom de Péronne d’Armentières.

La ballade du jour dans le Manuscrit Français 9221 (XIVe s) – Guillaume de Machaut, oeuvres narratives et lyriques, BnF dept des manuscrits.

Nous n’avons pas, ici, la prétention de mettre tous ces médiévistes d’accord. Indépendamment de l’identité de la jeune fille, nous nous contenterons simplement de retenir le fond des mésaventures amoureuses rapportées par Guillaume de Machaut. Elles mettent en scène un auteur médiéval, plus tout à fait dans la  fleur de l’âge. Borgne, souffreteux, il a largement dépassé la cinquantaine et la damoiselle qui fait l’objet de ses transports n’a pas encore 20 ans.

Amour Vache ?

Si ce n’était anachronique et aussi un peu cruel, on pourrait être tenté de sourire de certains aspects de cette histoire. Dans Les poètes français, recueil des chefs d’oeuvre de la poésie française, 1861) Eugène Crépet évoque, par exemple, un Guillaume de Machaut sage et presque prude. Sous les avances de la jeune femme, le poète aurait fini par céder en devenant le loyal amant de cette dernière, au moins sur le plan des rimes et des correspondances. Face à lui, l’historien du XIXe siècle nous dépeint une muse plutôt exigeante. Nourrie par les flatteries du poète médiéval vieillissant, le jeune femme se montre insatiable, autant d’ailleurs, qu’immature à bien des égards.

Au vue de son âge,  on ne peut guère l’en blâmer même si tout cela donne un  peu l’impression que le vieil  amant lettré se trouve, au passage, légèrement « chosifié ». La demoiselle avait, notamment, un peu trop le goût, selon ce dernier, d’étaler ses correspondances privées à la vue de tous. Ce dernier aurait, sans doute, préféré les voir couvertes d’un peu plus de mystère et de discrétion, mais, au delà, il pensait même faire l’objet de moqueries.  Nous citons ici Machaut de seconde main en suivant encore les pas de Crépet  :

« Uns riche home, qui est très-bien mes sires et mes amis, m’a dit et pour certain que vous monstres à chascun tout ce que je vous envoie, dont il semble à plusieurs que ce soit une moquerie… car il semble que ce soit pour vous couvrir, douce dame, et faire semblant d’un autre amer. »

La jeune femme nia. L’incident fut lavé. Le doute a traversé l’Histoire. Mais, comme on le verra dans cette ballade, la jeune femme finit par prendre un homme en épousailles et par rompre cette relation littéraire, de manière « littérale ». Au passage, ceux qui penchent en faveur d’Agnès de Navarre, (Crépet en est), mettent en avant   Gaston Phébus, le lion des Pyrénées, dans le rôle de l’époux. Qu’il s’agisse ou non d’elle, la pièce du jour est un lointain témoin de cet idylle voué à l’échec.

On notera que l’union officielle de la demoiselle, n’arrête pas le loyal amant qui continue de briguer sa place, dans le cœur de cette dernière. Il est assez frappant de constater, qu’au Moyen Âge et avec les jeux courtois, deux mondes bien cloisonnés semblent coexister l’un à côté de l’autre : celui de la littérature et des sentiments (de papier) d’un côté, et celui de la réalité sociale et des engagements réels de l’autre. Nous aurons l’occasion de revenir en détail sur tout cela dans un prochain article mais cette ballade en est un des signes marquant.

Une Ballade de Guillaume de Machaut
« Se je vous aim de fin loyal corage »

Traduction d’Eugène Crépet (opus cité)

Se je vous aim de fin loyal corage,
Vous ay amé et ameray toudis.
Se vous avez pris autre en mariage,
Doy je pour ce de vous estre ensus mis
Et de tous poins en oubli?
Certes nennil; car puis que j’ ay en mi
Cuer si loyal qu’il ne saroit meffaire,
Vous ne devez vo cuer de moy retraire.

Dame, je vous aime d’un cœur loyal,
Je vous ai aimée et je vous aimerai toujours.
Vous en avez pris un autre en mariage.
Dois-je pour cela être rejeté de vous
Et condamné à un entier oubli ?
Non certes; puisque j’ai en moi
Cœur si loyal qu’il ne saurait méfaire,
Vous ne devez de moi retirer votre cœur.

Ains me devez tenir en vo servage
Comme vo serf qu’ avez pris et acquis,
Qui ne vous quiert villenie n’outrage;
Et vous devez amer, j’ en suis tous fis,
Vo mari com vo mari
Et votre ami com vostre dous ami.
Et quant tout ce poez par honneur faire,
Vous ne devez vo cuer de moy retraire.

Vous devez me retenir en votre servage
Comme votre serf que vous avez pris et acquis,
Qui ne vous réclame ni vilenie ni outrage ;
Et vous devez aimer, je le dis avec assurance,
Votre mari comme votre mari,
Et votre ami comme votre doux ami.
Et quand vous pouvez faire tout cela sans blesser l’honneur:
Vous ne devez de moi retirer votre cœur.

Et s’ il avient que cuer aiez volage,
Onques amans ne fu si fort trahis
Com je saray. Mais vous estes si sage,
Et s’ est vos cuers si gentieument norris
Qu’il ne deingneroit einsi
Moy decevoir pour amer. Et se di :
Puisque seur tout aim votre dous viaire,
Vous ne devez vo cuer de moy retraire.

Et s’il advient que votre cœur soit volage,
Jamais amant n’a été si misérablement trahi
Autant que je le serai. Mais vous êtes si sage,
Et votre cœur est si noblement appris,
Qu’il ne voudrait pas ainsi
Me tromper parce que j’aime. Aussi, je le répète :
Puisque par-dessus tout je chéris votre doux visage.
Vous ne devez de moi retirer votre cœur.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

« Belle, com loiaus amans », une chanson courtoise de Jehannot de Lescurel

manuscrit-enluminure-medievale-roman-de-fauvel-francais-146-moyen-ageSujet :   musique médiévale, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, compositeur médiéval,   Roman de Fauvel, Manuscrit médiéval,  français 146, vieux -français, langue d’oïl, ballade
Période :  Moyen Âge, XIIIe, XIVe siècle
Auteur : 
   Jehannot   de Lescurel

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous revenons, aujourd’hui, à la toute fin du XIIIe siècle, avec le trouvère et compositeur Jehannot de Lescurel. Dans le pure style de la lyrique médiévale courtoise, le poète se déclare, dans cette chanson, le plus loyal et serviable des amants. Il n’attend en retour et pour unique gage, que de pouvoir effleurer les lèvres de la belle et qu’elle lui concède un baiser.

Sources : le manuscrit médiéval français 146

chanson_medievale_courtoise_moyen-age_jeannot-lescurel-trouvere_sComme nous l’avions déjà indiqué, on retrouve les œuvres de Jehannot de Lescurel dans le manuscrit ancien Français 146 de la BnF. Daté des débuts du XIVe siècle (1318-1320) cet ouvrage joliment enluminé, est surtout connu pour contenir  le   Roman de Fauvel de Gervais du Bus et Raoul Chaillou de Pesstain  :  cette copie est même considérée comme une des plus fameuses à ce jour (source Bnf).

Cliquez pour agrandir
la chanson et sa notation musicale

Outre le Roman de Fauvel et les chansons et compositions de Jehannot de Lescurel, on peut également trouver, dans ce manuscrit médiéval, des poésies et dits de Geoffroy de Paris (Geoffroi), ainsi que sa chronique métrique : témoignage historique versifié de ce dernier, sur la couronne de France et notamment la politique de Philippe le Bel,  aux débuts du XIVe siècle.

chanson-medievale-jeannot-Lescurel-belle-comme-loiaux-amants-manuscrit-medieval-Français-146_s
Belle, com loiaus amans de Jehannot de Lescurel, Ms Français 146, BnF, dépt des manuscrits.

Belle, com loiaus amans
une ballade de Jeannot de Lescurel

Pour la traduction de cette pièce, à quelques variantes maison près, nous nous sommes largement appuyé sur une anthologie de la poésie française qui a comme point le départ le Moyen Âge, comme on en trouve quantité au XIXe siècle, avec les mises à jour croissantes de manuscrits et la systématisation de leur traduction.

Cette anthologie en plusieurs volumes à pour titre « Les Poètes Français, recueil des chefs-d’oeuvre de la poésie française (1861).  Sous la direction de Eugène Crépet (1827-1892), homme politique, bibliographe, romaniste, féru de poésie et de littérature, ami de Baudelaire, elle ouvre son premier tome sur le XIIe siècle et elle a encore comme particularité de mettre à contribution, dans ses notices littéraires, de nombreux auteurs et poètes célèbres du XIXe siècle. Entre autres noms, on retiendra ceux de Théophile Gautier, Charles Baudelaire et Théodore de Banville.


Belle, com loiaus amans
Vostres sui : car soiez moie.
Je vous servirai touz tans
N’autre amer je ne voudroie
Ne ne puis; se le povoie,
N’ i voudroie estre entendans.
Et pour ce , se Dex me voie !
Dame , bon gré vous saroie,
Se vostre bouche riant
Daignoit toucher à la moie.

Belle, comme loyal amant
Je suis vôtre, aussi soyez mienne.
Je vous servirai toujours
Et ne voudrais en aimer d’autre
Ni ne le pourrais ; si je le pouvais,
Je n’en serais pas désireux, (je ne voudrais m’y résoudre)
Aussi, Dieu m’en soit témoin î
Dame , bon gré, vous saurais 
Si votre bouche riante
Daignait toucher la mienne.

Li dons est nobles et grans;
Car, se par vou gré l’avoie,
Je seroie connoisanz
Que de vous amez seroie,
Et mieus vous en ameroie.
Pour ce , biaus cuers dous et fran
Par si qu’aviser m’en doie,
Dame, bon gré vous saroie ,
Se vostre bouche riant
Daignoit toucher à la moie.

Le don* (le présent) est noble et grand,
Car, si je l’obtenais de vous,
Je connaîtrais alors (je saurais alors avec certitude)
Que je suis aimé de vous, 
Et vous en aimerais davantage.
Ainsi , beau cœur doux et franc,
Puisqu’il vous faut m’éclairer sur cela,
Dame , je vous saurais bon gré
Si votre bouche riante
Daignait toucher la mienne.

Vostre vis est si plaisans
Que jà ne me soleroie
D’estre à vo plaisir baisans,
S’amez de vous me sentoie ;
A mieus souhaidier faudroie.
Pour ce que soie sentant
Quelle est d’amer la grant joie,
Dame , bon gré vous saroie,
Se vostre bouche riant
Daignoit toucher à la moie.

Votre visage est si ravissant
Que jamais je ne me lasserais
De le baiser à votre plaisir.
Si je me sentais aimé de vous ;
C’est le meilleur souhait que je puisse former.
Afin je puisse éprouver
Ce qu’est la grande joie d’aimer,
Dame, je vous saurais bon gré
Si votre bouche riante
Daignait toucher la mienne.


En vous souhaitant une  belle journée.

Frédéric EFFE.
Pour Moyenagepassion.com
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Sources utiles

Chansons, ballades et rondeaux de Jehannot de Lescurel, poète du XIVe siècle, Anatole de Montaiglon, (1855), 

Les Poètes Français, recueil des chefs-d’œuvre de la poésie française, Tome 1,   sous la direction de Eugène Crépet  (1861)

Jean Froissart, l’amour courtois et l’odeur d’une rose

histoire_poesie_medievale_jean_froissart_chroniqueur_du_moyen-age_centralSujet : amour courtois, poésie médiévale, rondeau, auteur médiéval.
Période : moyen-âge central
Auteur : Jean Froissart (1337-1405)
Titre : Mon coeur s’ébat en respirant la rose
Tirée de : les poètes français d’Eugène Crépet (1861)

Bonjour à tous,

E_lettrine_moyen_age_passionn cette belle journée, nous vous présentons un peu d’amour courtois sous la plume de  Jean  Froissart, bien plus connu, il est vrai, comme un des premiers historiens « véritables » du XIVe siècle, à quelques réserves près, que comme un grand versificateur.

Même si la poésie de Froissart du bon chroniqueur de Saint-Louis n’est pas entrée dans l’Histoire autant que ses chroniques, on lui doit tout de même quelques jolies digressions sur le terrain de la rime. Rendons-lui en justice. Nous avions publié, il y a quelque temps déjà, sa ballade sur la marguerite et le retrouvons, aujourd’hui le nez dans une rose,  pour le dire trivialement, avec un rondeau.

Mon coeur s’ébat en respirant la rose
dans le français de Jean Froissart

Mon coer s’esbat en oudourant la rose
Trop mieulz me vault l’une que l’ autre chose.
Mon coer s’esbat en oudourant la rose.

L’ oudour m’est bon , mès dou regart je n’ ose
Juer trop fort, je le vous jur par m’ame;
Mon coer s’esbat en oudourant la rose
Et s’ esjoïst en regardant ma dame.

La traduction  en français moderne
d’Eugène Crépet

Mon cœur  s’ébat en respirant la rose
Et se réjouit en regardant ma dame.
Mieux vaut pour moi l’une que l’autre chose;
Mon cœur  s’ébat en respirant la rose.

L’odeur m’est bonne , mais du regard je n’ose
Jouer trop fort, (je)  vous le jure sur mon âme;
Mon cœur  s’ébat en respirant la rose
Et se réjouit en regardant ma dame.

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Une excellente journée à tous dans la joie!
Fred
L’ardente passion, que nul frein ne retient, poursuit ce qu’elle veut et non ce qui convient. Publilius Syru s   Ier s. av. J.-C