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le comte lucanor et La parabole deS DEUX aveugleS

Sujet  : auteur médiéval, conte moral, Espagne Médiévale, littérature médiévale, sagesse, parabole des aveugles.
Période  : Moyen Âge central ( XIVe siècle)
Auteur  :   Don Juan Manuel  (1282-1348)
Titre : Exemple XXXIV de ce qu’il advint à un aveugle…
Ouvrage  :  Le comte Lucanor, traduit par Adolphe-Louis de Puibusque (1854)

Bonjour à tous,

ous partons, aujourd’hui, en direction de l’Espagne médiévale, celle de Don Juan Manuel, seigneur et chevalier des XIIIe et XIVe siècles. Et nous suivrons encore ses pas à la rencontre de son Comte Lucanor, accompagné comme il se doit de son célèbre serviteur, le sage Patronio. Un peu plus de deux siècles avant Cervantès et son Don Quichotte, ce petit ouvrage de contes moraux variés a marqué de son empreinte la littérature médiévale ibérique, et l’explorer est toujours un plaisir.

Cette fois-ci, le petit conte moral du Duc et Prince de Villena que nous avons choisi de vos présenter plaide en faveur de la prudence. Il prend un peu la forme d’un conseil en stratégie militaire et politique comme c’est souvent le cas dans l’ouvrage, mais on peut, sans problème, en élargir le champ. La morale en est simple : un aveugle n’est jamais le mieux indiqué pour en mener un autre. Et, s’il vous convie à le suivre sur un chemin hasardeux et périlleux, fût-t-il un ami de cœur ou de bonne volonté, la sagesse commanderait la défiance. Patronio ne manquera pas de nous le rappeler et on ne pourra évidemment s’empêcher de voir, dans ce conte médiéval, une référence biblique aux Evangiles.

Luc 6:39. Il leur dit aussi cette parabole : Un aveugle peut-il conduire un aveugle? Ne tomberont-ils pas tous deux dans une fosse ?

Deux siècles plus tard et autour de 1568, cette antique parabole des aveugles inspirera, à son tour, une grande toile à Pieter Brueghel l’ancien. Nous n’avons su résister à la tentation de vous en mettre une reproduction en tête d’article. Pour le reste, et sur ses aveugles qui prétendent en guider d’autres, toute ressemblance avec des personnages de l’actualité ou toute allusion au contexte politique actuel ne serait pas nécessairement fortuite.


Le comte Lucanor – Exemple XXXIV

De ce qui advint a un aveugle qui se laissa guider par un autre aveugle

Le comte Lucanor s’entretenait un jour avec son conseiller : « Patronio, lui dit-il, un de mes parents et amis, dans lequel j’ai une grande confiance, parce que je suis certain qu’il a pour moi un attachement véritable, m’engage à faire une expédition que je redoute beaucoup, et il m’assure qu’il n’y a rien à craindre, attendu qu’il périrait avant qu’il pût m’arriver le moindre mal. Dites-moi, je vous prie, ce qu’il faut que je décide.« 

—  Seigneur comte Lucanor, répondit Patronio, je vous conseillerais plus facilement si vous saviez ce qui advint à un aveugle avec un autre aveugle.


—  Et qu’est-ce que c’est ? demanda le comte.


—  Seigneur comte Lucanor, reprit Patronio, un homme qui demeurait dans un village perdit peu à peu la vue et devint tout à fait aveugle ; cet homme était pauvre. Un autre aveugle qui habitait le même endroit, vint le trouver et lui proposa d’aller de compagnie dans un village voisin, où ils demanderaient l’aumône pour l’amour de Dieu, et où ils auraient de quoi vivre à leur aise. Celui-ci répondit que sur la route qu’ils avaient à parcourir il y avait de très mauvais pas, et que celui lui faisait grand peur. Sur quoi l’aveugle répliqua qu’il ne fallait pas qu’il eût la moindre crainte, parce qu’il serait avec lui et le guiderait sûrement. Il lui donna tant de belles paroles et lui monta si bien la tête que le départ fut résolu et que tous deux se mirent en route. Or, quand ils furent arrivés aux passages difficiles et aux fondrières, l’aveugle qui marchait le premier tomba dans un abîme et entraina avec lui l’aveugle qui avait hésité à le suivre.
Et vous, seigneur comte Lucanor, si vous avez des raisons de croire qu’il y a des chances périlleuses dans ce qu’on vous propose, ne vous aventurez pas sur la route du danger, par cela seul que votre parent ou ami vous assure qu’il perdra la vie avant que vous ayez le moindre mal ; car sa mort ne vous dédommagerait guère, si vous deviez recevoir quelque mauvais coup ou mourir aussi. »

Le comte approuva les conseil ; il le suivit et s’en trouva bien. Don Juan Manuel, estimant que l’exemple était utile à retenir, le fit écrire dans ce livre avec deux vers qui disent ceci :

« Sur la foi d’un ami qui s’expose à périr,
Ne cours pas au danger lorsque tu peux le fuir »


Sur la morale de ce conte et sa traduction

Si nous suivons fidèlement les pas de Adolphe Louis de Puibusque pour la retranscription de cet « Exemple » du comte Lucanor, nous nous permettrons, une nouvelle fois, de chercher quelques alternatives à la traduction très libre que l’auteur du XIXe siècle fait de sa morale. Avant d’avancer dans cette direction, empressons nous de dire que les tournures de AL Puibusque ne manquent pas d’humour et font aussi pleinement le charme de son ouvrage. Il s’agit donc plus d’un jeu, un exercice de style, que d’un élan critique. Ainsi, pour l’exemple du jour et dans l’ouvrage original, l’espagnol ancien nous donne :

« Nunca te metas o puedas aver mal andança
Aunque tu amigo te faga segurança »

Dans certaines versions plus récentes, en Espagnol moderne, du même ouvrage, on trouve cette morale ainsi traduite :

« Nunca te metas donde corras peligro
Aunque te asista un verdadero amigo »

Mal andança, mauvais pas, mauvaise marche, danger, péril : à quelques siècles d’intervalles, les deux versions espagnoles sont assez proches avec, en plus, dans la version moderne, l’idée d’un ami « véritable », sans doute là pour allonger un peu les pieds au risque de les faire déborder. Dans l’esprit de coller à la lettre, voici deux propositions en français moderne qui pourraient convenir. La première est sans doute une plus médiévale que l’autre par ses références.

« Ne t’aventure jamais sur la voie du danger
Même si un ami s’offre en bouclier. »

ou

« Ecarte-toi des lieux où tu risques le pire,
Quand bien même un ami offre de t’y conduire. »

Une belle journée à tous.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge  sous toutes ses formes.

Exemple XXXVIII : une critique de l’avidité dans le Comte Lucanor de Don Juan Manuel

armoirie_castille_europe_medievale_espagne_moyen-ageSujet  : auteur médiéval, conte moral, Espagne Médiévale, littérature médiévale, réalité nobiliaire, vassalisme, monde féodal, Europe médiévale.
Période  : Moyen Âge central ( XIVe siècle)
Auteur  :   Don Juan Manuel  (1282-1348)
Ouvrage  :  Le comte Lucanor, traduit par Adolphe-Louis de Puibusque (1854)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous restons ici, aujourd’hui, dans le cadre de l’Europe médiévale et plus particulièrement de l’Espagne du XIVe siècle. Nous y serons en bonne compagnie puisque c’est un grand seigneur du Moyen Âge central qui nous gratifiera de sa plume : Don Juan Manuel de Castille et de Léon, duc et prince de Villena, duc de Penafiel et d’Escalona, seigneur de Cartagena, et bien d’autres titres encore sur lesquels nous passerons.

deco_medieval_espagne_moyen-age Petit-fils du souverain Ferdinand III de Castille (1199-1252), il fût aussi neveu de Alphonse X le savant. Le goût de ce dernier pour les arts et les lettres a d’ailleurs été commun à une partie de cette lignée de hauts nobles castillans et Don Juan Manuel en a hérité. Il nous a, en effet, légué un certain nombre d’écrits : le comte Lucanor étant demeuré un des plus célèbres. Bien avant Servantes et son Don Quijote, cet ouvrage de Don Juan Manuel a été souvent mis en avant comme fondamental, pour la littérature médiévale espagnole, sinon fondateur.

Dans ces contes philosophiques et moraux assez courts et d’inspiration diverses, l’auteur met en scène un noble, le comte  Lucanor et son sage conseiller du nom de  Patronio. Leurs échanges fournissent  l’occasion de diverses leçons morales à propos de la vie politique, les stratégies de pouvoir, mais aussi, plus simplement, la conduite de vie de tout un chacun.

Valeurs  médiévales : ou quand Don Juan faisait rimer avidité avec stupidité

« L’exemple » (autrement dit, le conte) que nous vous présentons aujourd’hui a pour thème l’avidité : une  avidité telle que celui qui en sera frappé courra à sa perte, et n’écoutera même pas les conseils d’un roi pour sauver sa peau.

don-juan-manuel-le-comte-lucanor-citation-moyen-age-monde-medieval-XIVe-siecleL’Europe du Moyen Âge : garde-fous moraux contre prédation sans bornes

Charité contre convoitise, éloge de la mesure et du détachement contre obsession de l’or, sens du partage et  bonnes œuvres contre avarice, le moins qu’on puisse dire est que,  dans ses valeurs, l’Europe du Moyen Âge n’a pas plébiscité le capitalisme sauvage, pas plus que le néo-libéralisme effréné. Elle s’en est même tenue aux antipodes… Certes, à partir des XIIe et XIIIe siècles, avec ses grandes foires, ses routes commerciales, ses nouveaux centres urbains, elle se développe et croît, de manière « capitalistique » et, s’ils ne font pas l’unanimité, les banquiers lombards et autres usuriers participent déjà activement de ses développements. deco_medieval_espagne_moyen-agePourtant, dans la ligne du Nouveau Testament et des évangiles, cette Europe médiévale chrétienne ne cesse de se défier de « mammon »  et elle met constamment, au centre de ses valeurs, des garde-fous moraux contre les abus de l’avidité aveugle et sauvage : taux d’usure prohibitifs, appétit féroce de biens matériels, poursuite frénétique et à tout crin de  l’accumulation de richesses et de gains… La conscience de l’homme médiéval et son salut résident dans sa façon d’être au monde et en relation avec ses semblables, plus que dans le compte de ses avoirs.  On ne cesse, d’ailleurs de rappeler que la roue tourne et d’opposer, à  l’illusion d’une quelconque pérennité des possessions, l’impermanence  de l’homme et la réalité de sa finitude.

Ses valeurs sont promues par une Église, mais aussi des ordres monastiques, dont on sait qu’ils ne parviendront pas toujours  à échapper à la logique de l’enrichissement : l’émergence de certaines hérésies, comme la naissance des ordres mendiants, viendront leur rappeler leurs devoirs. Certains auteurs aussi, à travers satires et fabliaux ne s’en priveront pas (voir, par exemple, la bible de Guiot de Provins).  Dans le concert des valeurs contre l’avidité, Rome n’est pas la seule à faire entendre sa voix ; hors de l’institution cléricale, ces appels à la moral sont aussi relayés par une certaine forme de sagesse populaire, mais aussi par des classes sociales plus élevées d’auteurs médiévaux qui, en bons chrétiens, ont, eux aussi,  totalement intériorisés ces valeurs morales et se les sont appropriés. C’est le cas  de Don Juan manuel dans le conte du jour mais on pourrait donner des légions d’autres exemples pris dans le monde médiéval occidental.  En voici deux :

Si ne fait pas richesce riche
Celi qui en trésor la fiche :
Car sofîsance solement
Fait homme vivre richement

Citation – Le Nom de la Rose (XIIIe s) – voir extrait ici sur l’avidité

Le temps vient de purgacion
A pluseurs qui sont trop replect
De mauvaise replection,
Pour les grans excès qu’ilz ont fet.
C’est ce qui nature deffet
De trop et ce qu’en ne doit prandre ;
Pour ce les fault purgier de fect :
Qui trop prant, mourir fault ou rendre.

Citation – Eustache Deschamps (XIVe s) – Voir  la ballade entière

Sur les pas de Adolphe-Louis de Puibusque

Pour revenir à ce conte de Don Juan Manuel, nous continuons d’y suivre,  à la lettre,  les travaux de Adolphe-Louis de Puibusque datés de 1854 et sa traduction du comte de Lucanor depuis le castillan ancien. « Traduttore, traditore« , il y prend, il est vrai , certaines libertés mais, dans l’ensemble, il colle relativement aux textes.  Comme vous le verrez, pour la morale, il a choisi de traduire l’Espagnol ancien  de manière assez libre  :

« Quien por grand cobdiçia de aver se aventura,
sera maravilla que el bien muchol’ dura. »

Dans l’illustration ci-dessus, nous vous en proposons une version différente qui nous semble peut-être plus proche de l’originale :

« Qui, par avidité, sa vie jette en pâture,
Qu’il ne s’étonne pas si son trésor ne dure. »


Le Conte Lucanor – Exemple XXXVIII

De ce qu’il advint a un homme qui était chargé de choses précieuses, et qui avait une rivière à passer.

Le comte Lucanor s’entretenait un jour avec son conseiller :

— Patronio, lui dit-il, j’ai grande envie d’aller en un certain pays où l’on doit me compter une forte somme, et où j’ai en vue quelques bonnes affaires ; mais je crains, si je fais ce voyage, de m’exposer à des graves dangers, car les amis que j’ai là sont des amis très douteux : conseillez-moi donc, je vous prie.

— Seigneur comte Lucanor, répondit Patronio, permettez-moi de vous raconter ce qu’il advint à un homme qui portait une chose d’un grand prix suspendue à son col, et qui avait une rivière à passer.

—  Volontiers, dit le comte, et Patronio poursuivit ainsi :

—  Un homme courbé sous le poids d’une charge précieuse arrive au bord d’un rivière pleine de vase. Voyant qu’il n’y avait ni pont, ni bac, ni bateau pour passer d’un côté à l’autre, il ôta ses chaussures et entra dans l’eau ; mais plus il avançait , plus il s’embourbait ; le limon était si épais vers le milieu de la rivière, que lorsqu’il y parvint, il s’enfonça jusqu’au menton. Le roi et un autre homme qui se trouvaient par hasard sur la rive opposée lui crièrent que s’il ne jetait pas sa charge, il allait infailliblement se noyer. Cet insensé ne les écouta point : au lieu de réfléchir que le courant était aussi rapide que le fond était fangeux, et que s’il était emporté ou submergé, il perdrait sa charge et sa vie, il ne put se résoudre à faire le sacrifice qu’on lui conseillait ; victime de sa sotte avarice, il tomba bientôt, ne put se relever et périt.

—  Et vous, seigneur comte Lucanor, ne vous laissez pas séduire par cette grosse somme qu’on doit vous compter et par tous ces beaux projets dont votre imagination se berce. Assurément, je ne vois rien là qui soit à dédaigner ; mais quand il y  a des risques, on ne doit s’y exposer qu’à bon escient et pour les choses seules où l’honneur est intéressé. Dans ce dernier cas, il serait honteux de s’arrêter devant le péril ; dans l’autre, au contraire, il ne serait ni honorable, ni raisonnable d’aller le chercher. Tenez pour certain que l’homme qui est toujours prêt à jouer son existence dès que, par aventure, sa convoitise est excitée,  n’a pas à cœur de bien faire et d’être utile aux autres : celui qui s’estime veut être estimé et agit en conséquence. Il sent que sa vie a un prix réel et se garderait bien de la compromettre pour un vain lucre ; il la conserve avec soin pour les occasions où il peut se distinguer, et alors plus elle a de valeur à ses yeux, plus il la risque avec empressement.

Le comte goûta beaucoup le conseil de Patronio ; il le suivit et s’en trouva bien. Don Juan estimant aussi que l’exemple était utile à retenir, le fit écrire dans ce livre avec deux vers qui disent ceci :

Risque tout pour l’honneur pour l’or ne risque rien :
Qui veut trop amasser finit rarement bien.


« Barbarie » médiévale vs sauvagerie moderne

Encore une fois, au Moyen Âge, ce conte moral de Don Juan Manuel aurait trouvé bien des échos dans les pays voisins de l’Espagne. Face à ses propres développements urbains, commerciaux, économiques, et pour en contrôler les trop grands débordements, le monde médiéval  européen  n’a cessé de mettre en balance son sens moral chrétien. C’est même, certainement, une des composantes essentielles d’une  Europe des valeurs qui a prévalu durant de longs siècles, au delà même des  temps médiévaux.

deco_medieval_espagne_moyen-ageLoin de tels garde-fous et depuis une période relativement récente, nous ne cessons d’assister à des formes nouvelles de prédations économiques et financières qui finissent même, à bien y regarder, par prendre l’allure d’une guerre sans merci livrée au genre humain (1). Au cœur de ces comportements, une avidité débridée s’est développée qui s’exerce bien en deçà de tout sens moral, et bien loin même du capitalisme raisonné,  « à la papa », comme on a pu le nommer parfois : familial, aux regroupements contrôlés, aux échelles souvent plus nationales que transnationales… Contre le nanti de l’histoire de Don Juan Manuel qui traverse la rivière avec sa charge précieuse, cette avidité n’a même  plus de visage, que celui de corporations  titanesques et leurs intérêts financiers, lobbyistes et spéculatifs. Aucune éthique ici que celle de la sacro-sainte croissance et du profit : pas de coupables, plus de responsables et plus aucun frein non plus. Les États et leurs lois leur sont devenus, au pire, des obstacles à contourner, au mieux des entités à soudoyer et à corrompre ; pour ces nouveaux « idéologues » et leurs nouveaux prédateurs, plus question d’intermédiaires entre eux, leurs appétits de conquête et les consommateurs : pas de morale que les lois mécaniques du marché.

Dans ce contexte, ceux qui parlent encore « d’âges sombres » à propos des temps médiévaux, pourront se poser légitimement la question de savoir si le vrai visage de la barbarie n’est pas plutôt celui de ces formes inquiétantes de prédation moderne. C’est le visage d’un monde sans conscience et livré à lui-même, (qu’on nous présente comme idéal à défaut d’admettre qu’il n’est qu’idéologique) et, de concert avec lui, suit celui d’une Europe qui ne semble avoir pour horizon que le rêve de  s’aligner.   A-t’elle, aujourd’hui,  autre chose à   opposer à ces formes nouvelles de sauvagerie que la complaisance de ses technocrates et l’entrain de ses lobbyistes, dans le silence (ou pire le sommeil) de peuples et de cultures qu’elle ne rêve que de déconstruire ? Pardon de le dire, mais si l’on en doutait encore, cette Europe qui cède sans grande retenue à toutes les logiques de prédations, n’est ni l’Europe historique, ni l’Europe culturelle, et ni l’Europe morale, de sorte qu’à l’évidence, cette construction là n’est sans doute pas du tout l’Europe et n’en mérite même pas le nom.

Une belle journée à tous.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge  sous toutes ses formes.

(1) Si vous en voulez quelques exemples. 1/ Pensez aux effets de la spéculation et à l’opération orchestrée depuis les plus hautes sphères financières    sur la dette de la Grèce et ses conséquences dévastatrices sur l’état économique de ce pays : des millions de chômeurs dans la rue pour une crise sans précédent. 2/Souvenez-vous aussi de la phrase du PDG de Nestlé qui nous expliquait, il y a quelque temps, ne pas considérer que « le droit d’accéder à l’eau potable soit nécessairement un droit humain » alors que  son groupe achète, à compte privé, depuis des années, tous les lacs, sources, rivières, nappes d’eau potables qu’il peut à travers le monde.  3/Ayez, avec nous, une autre pensée  pour le Rana Plaza au Bangladesh : cet immeuble insalubre et précaire s’est écroulé, en 2013, en voyant périr des centaines de travailleurs, dont une grande majorité de femmes, payés une misère et œuvrant dans des conditions déplorables, pour confectionner, à forte marge, des vêtements de prêt-à-porter occidentaux pour des marques connues. 4/Souvenez-vous enfin des opérations de spéculations régulières, orchestrées par les marchés et  leurs cohortes de financiers sur les prix de denrées premières alimentaires comme le maïs, le blé ou le riz. Ces pratiques ont déjà eu pour conséquences directes et silencieuses le décès  de millions d’humains, en particulier dans les pays du Sud (Afrique, Amérique , …)  privés d’accès à ces ressources pour des hausses de prix purement spéculatives. Nous  vous passerons ici, les exemples de pressions   de lobby et de stratégies spéculatives dans le domaine direct de la santé… Ceux qui suivent un peu les   événements  récents  ont déjà pu s’en faire une idée.  

Le miracle de la Cantiga de Santa Maria 37 : un pied tout neuf pour un déshérité

cantigas_santa_maria_vierge_marie_sainte_culte_mariale_medievale_amour_lyrique_courtoise_moyen-ageSujet :  musique  médiévale, galaïco-portugais, lyrisme médiéval, culte marial, miracle
Période :    XIIIe siècle, Moyen Âge central
 Auteur  :    Alphonse X de Castille (1221-1284)
Interprète :  Jordi Savall · La Capella Reial de Catalunya · Hespèrion XXI
Titre :  Cantiga  Santa Maria 37,      « Miragres fremosos
faz por nós Santa María»
 
Album :    Cantigas de Santa Maria, Strela do dia, 2017

Bonjour à tous,

B_lettrine_moyen_age_passionienvenue à la cour de Castille, au cœur de l’Espagne médiévale du XIIIe siècle. Aujourd’hui, nous poursuivons, en effet,  notre découverte des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X le Sage.

L’importance du culte marial
de l’Europe médiévale aux siècles suivants

cantiga-santa-maria-37-miracle-culte-marial-monde-medieval-moyen-age-001Du Moyen Âge central aux siècles suivants, le culte marial a fait plus que simplement traverser l’occident chrétien médiéval. De l’architecture à l’art, de la peinture à la littérature, il l’a grandement inspiré. Des troubadours aux trouvères, de Rutebeuf à Villon et  d’autres après eux, rares seront les auteurs et poètes qui ne rédigeront leur ode à la Sainte. Certains lui feront de véritables déclarations sur le mode de l’amour courtois et même des religieux s’enflammeront pour elle.

Figure de la mère et de la sainte, proche et sacrée à la fois, mère du Dieu mort en croix, elle est celle que le croyant peut approcher en espérant que par sa douceur, son écoute et sa mansuétude, elle puisse exaucer ses prières ou, peut-être, encore intercéder, en sa faveur, auprès du christ et du ciel. On loue, tout à la fois, ses miracles, sa miséricorde et ses vertus et, sur les longues routes qui mènent  aux églises ou aux chapelles qui lui sont dédiées,  les pèlerins la chantent avec fièvre et foi, en priant pour  la réparation, le pardon ou le salut.

Il reste, de ce culte marial, une quantité de textes, de récits, de poésies, ou encore de témoignages artistiques et patrimoniaux dans de nombreux pays d’Europe. En Espagne, le corpus réuni et mis en musique sous le règne d’Alphonse X demeure l’un des plus célèbres d’entre eux. Ils contient 427 chansons médiévales dédiées au culte de la vierge et nous avons entrepris de nous y  pencher depuis quelque temps déjà : voir les Cantigas de Santa Maria, du Gallaïco-portugais et leur traduction vers le français moderne.

Le récit de Miracle de la Cantiga 37

La Cantiga Santa Maria 37 est un nouveau récit de miracle. Ce dernier  nous entraîne en France, en  la ville ardéchoise de Viviers et dans l’ancienne province du Vivarais. Il a pour cadre l’église locale. Au Moyen Âge, les pouvoirs que l’on reconnait à la Sainte sont incommensurables.   Certains n’ont même rien à envier à ceux qu’on prête au Christ dans les évangiles.  Le refrain de la Cantiga 37 ne cessera d’ailleurs de le scander :  « Miragres fremosos faz por nós Santa María, e maravillosos.  « ,     « Sainte-marie accomplit pour nous de beaux et merveilleux miracles. »

cantiga-santa-maria-37-miracle-culte-marial-monde-medieval-moyen-age-002(ci-contre et ci-dessus miniatures de la Cantiga 37 tirées du Manuscrit T.I.1, Bibliothèque de l’Escurial, Madrid)

Lèpre, mal des ardents, autre maladie, accident ? Ce chant marial  restera vague sur l’origine médical du problème. Toujours est-il qu’un  homme atteint d’un mal   qui lui infligeait des douleurs terribles au pied (ardentes) finira par se le faire trancher sans ménagement. Devenu un des plus « terribles » estropiés d’entre les estropiés, comme nous dira le poète, le malheureux ne cessera pourtant d’implorer de ses vœux un miracle marial qui finira par survenir.

Une nuit, pendant son sommeil, la Sainte viendra, en effet, à son chevet. Et dans une séance décrite, par la Cantiga, comme une véritable opération de « passes » curatives comme en font certains guérisseurs ou leveurs de maux, elle reconstituera l’organe amputé, rendant ainsi  au malheureux son pouvoir de marcher normalement.   A l’écoute du miracle et comme à la fin de nombreuses autres Cantigas de Santa Maria, on vînt, bientôt, de loin pour louer le prodige accompli par la vierge et son immense pouvoir.

La Cantigas 37 par Jordi Saval & la Capella Reial de Catalunya

Jordi Savall et les Cantigas de Santa Maria

cantigas-santa-maria-album-jordi-savall-Hesperion-XXI-capella-reial-catalunya-Alphonse-X-culte-marial-moyen-ageSorti pour la première fois chez Astrée en 1993, le bel album dont est tirée la cantiga du jour fut remastérisé et réédité chez Alia vox en 2017. Entouré de ses deux formations  de prédilection,  la Capella Reial de Catalunya et Hespèrion XXI, le maître de musique catalan Jordi Savall y dirige, en virtuose, 14 pièces issues du répertoire médiéval des cantigas d’Alphonse X de Castille.  On y trouvera des versions vocales et instrumentales des cantigas 100, 400, 209, 18, 163, 37, 126, 181, 383, aux côté d’interprétations uniquement instrumentales des CSM 176, 123, 142, 77 et 119.   On peut  toujours trouver cette album à la vente au format CD ou Mp3. Voici un lien utile pour le pré-écouter ou l’acquérir : Cantigas de Santa Maria, Alfonso X El Sabio.


« Miragres fremosos faz por nós Santa María »
La Cantiga 37 et sa traduction en français

NB : à  d’habitude, pour cette traduction nous ne prétendons pas à la perfection. Elle est le fruit de recherches personnelles et elle pourrait mériter quelques repasses.  Son intérêt n’est que  de fournir les clés de compréhension générale de cette pièce médiévale.

Esta é como Santa María fez cobrar séu pée ao hóme que o tallara con coita de door.

Celle-ci (cette cantiga) conte comment Sainte-Marie fit retrouver son pied à un homme qui se l’était fait trancher à cause de la grande douleur qu’il subissait.

Miragres fremosos
faz por nós Santa María,
e maravillosos.    

Sainte-marie accomplit pour nous
De beaux et merveilleux miracles.

Fremosos miragres faz que en Déus creamos,    
e maravillosos, por que o mais temamos;    
porend’ un daquestes é ben que vos digamos,    
dos mais pïadosos.
Miragres fremosos…

Elle accomplit de beaux miracles pour que nous croyions en Dieu,
Et merveilleux, pour que nous le craignons d’avantage:
A ce propos,  il est bon que nous vous contions,
un de ceux là parmi les plus miséricordieux.
Refrain …
         
Est’ avẽo na térra que chaman Berría,    
dun hóme coitado a que o pé ardía,    
e na sa eigreja ant’ o altar jazía    
ent’ outros coitosos.    
Miragres fremosos…    

Celui-ci survint en une terre qu’on appelait Viviers (Vivarais)
A propos d’un homme affligé dont un pied brûlait (fig : de douleur)
Et qui gisait dans l’église, devant l’autel
Au milieu d’autres malheureux.
Refrain …

    
Aquel mal do fógo atanto o coitava,    
que con coita dele o pé tallar mandava;    
e depois eno conto dos çopos ficava,    
desses mais astrosos,    

Ce feu de la lèpre (de la douleur) le tourmentait tellement
Que dans une grande douleur, il manda qu’on lui coupa le pied,
Et suite à cela, on le compta parmi les estropiés,
et les plus terribles (atroces) d’entre eux.
Refrain …

pero con tod’ esto sempr’ ele confïando    
en Santa María e mercee chamando    
que dos séus miragres en el fosse mostrando    
non dos vagarosos,

Pourtant, malgré tout cela, il était toujours resté confiant
En Sainte Marie et il implorait sa miséricorde
Afin qu’elle exerce sur lui ses miracles
Sans tarder (et pas des plus lents)
Refrain …

e dizendo: “Ai, Virgen, tu que és escudo    
sempre dos coitados, quéras que acorrudo    
seja per ti; se non, serei hoi mais tẽudo    
por dos mais nojosos.”    
Miragres fremosos…    

En disant :  « Oh, Vierge, toi qui es toujours le bouclier
Des miséreux, voudras-tu que je sois secouru
par toi ; sans quoi, je serais, dès à présent, tenu
pour une des plus misérables créatures (une des créatures les plus répugnantes, disgracieuses)
Refrain …

Lógo a Santa Virgen a el en dormindo    
per aquel pé a mão indo e vĩindo    
trouxe muitas vezes, e de carne comprindo    
con dedos nerviosos.
Miragres fremosos…

Suite à cela, la Sainte Vierge vint à lui alors qu’il dormait
Et sur ce pied, elle passa sa main, allant et venant,
De nombreuses fois, en reconstituant sa chair
de ses doigts habiles (en reconstituant la chair et les nerfs  de ses doigts ?)
Refrain …

E quando s’ espertou, sentiu-se mui ben são,    
e catou o pé; e pois foi del ben certão,    
non semellou lóg’, andando per esse chão,    
dos mais preguiçosos.
Miragres fremosos…    

Et quand l’homme s’éveilla, il se sentit totalement guéri
Et il  regarda son pied ; et puis quand il fut bien sûr de lui,
après un court instant, il se mit à marcher sur le sol,
en prenant son temps (avec précaution, en flânant ?)
Refrain …
    
Quantos aquest’ oíron, lóg’ alí vẽéron    
e aa Virgen santa graças ende déron,    
e os séus miragres ontr’ os outros tevéron    
por mais grorïosos.
Miragres fremosos…         
 
Ceux qui entendirent cela, sont alors venus sur place
Et à la Sainte Vierge, ils ont rendu grâce,
Ainsi qu’à ses miracles, entre autres ceux qui étaient
tenus pour les plus glorieux.
Refrain …


Notes de contexte

culte-marial-actualite-destruction-eglise-imagerie-catholique-Faut-il être soi-même chrétien pour apprécier la valeur de ces chants, de ces miracles et tout ce qu’ils nous disent du monde médiéval et de sa culture ? Ce serait se condamner (et l’exercice de l’Histoire) avec, à des vues bien étroites. Ce patrimoine et ces témoignages font partie intégrante de notre Histoire et des centaines d’années les contemplent.

Au vue de l’actualité, il semble même plus à propos que jamais  de rappeler la grande importance revêtue par le culte marial en France, comme dans une partie de l’Europe médiévale, à partir du XIIe  et durant de longs siècles.   Dussions-nous encore abonder dans le sens contraire du vent, nous le ferions même, sans hésiter en affirmant combien il nous est agréable de voir encore les traces  de ce culte marial dans nos villes, nos villages et nos campagnes. Il est même devenu tout particulièrement important et urgent de nous souvenir de sa profondeur historique à l’heure où, sous couvert d’idéologies ou d’impulsions diverses (souvent sans grande relation, semble-t-il, avec les manifestations ayant fait suite, en France, au décès de l’américain Georges Floyd), quelques individus sans grande envergure, culture, ni profondeur s’arrogent fièrement le droit de déboulonner (officiellement) ou même de vandaliser (plus sauvagement), des statues de vierges  installées, ici ou là, depuis des siècles.

C’est encore cette même heure affligeante et irritante à laquelle on incendie régulièrement des églises et des cathédrales, de manière  criminelle et gratuite, et en toute impunité, en donnant même, au passage, à tous ceux pour lesquels l’histoire, le patrimoine et/ou ses symboles ont encore un sens profond, l’impression  que cette fameuse « haine » devenue un instrument de coercition à la mode  et dont on nous rabat les oreilles, est un peu à échelle variable suivant les objets ou les valeurs qu’elle  vise.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

En tos tens que vente bise, une chanson médiévale courtoise de Blondel de Nesle

trouvere_chevalier_croise_poesie_chanson_musique_medievale_moyen-age_centralSujet :   musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, vieux-français, langue d’oil, fine amor.
Période :   XIIe siècle,  XIIIe, Moyen Âge central
Titre :   
En tos tens que vente bise
Auteur :    
Blondel de Nesle (1155 – 1202)
Manuscrit :
MS Français 844, Manuscrit du roi (BnF départements des manuscrits)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionu coeur du XIIe siècle, à l’unisson des premiers trouvères, Blondel de Nesle chante la courtoisie en tout temps. Dans ce nouvel échantillon de sa poésie, il nous entraînera, en effet, loin du « renouvel » printanier, au cœur de la saison froide et sous le souffle du vent. Pour le reste : souffrance, affres du doute et douleur du rejet, un bon nombre d’ingrédients habituels de la lyrique courtoise seront au rendez-vous pour accorder l’humeur du trouvère avec ce climat  hostile. On y trouvera aussi  la dimension sociale ascendante  qui traverse, plus souvent qu’à son tour,  l’amour courtois ; le poète nous  l’affirmera, la dame visée par sa flamme est de meilleure lignage et de plus haute condition que lui.

Aux sources  historiques   de cette chanson

Blondel-de-Nesle-poesie-chanson-medievale-MS-francais-844-BnF_sCette chanson médiévale est attribuée à Blondel de Nesle dans un certain nombre de manuscrits. Nous avons choisi de vous faire découvrir, ci-contre, la version du MS Français 844 de la Bnf,   plus  connu  encore sous le nom de Manuscrit ou Chansonnier du Roi. Daté du XIIIe siècle,  sous  la plume de Lambert l’Aveugle, ce précieux témoin de la poésie et de la musique du Moyen Âge central contient près de  225  feuillets pour un large nombre d’auteurs et de chansons annotées. On y retrouve pèle-mêle troubadours  et trouvères célèbres mais aussi auteurs anonymes, pour un total de près de 600 pièces.

Pour la transcription moderne de la pièce du jour, nous  avons suivi  la version de Prosper Tarbé   dans son ouvrage  Les œuvres de Blondel de  Néele, collection les poètes de Champagne antérieurs au XVIe siècle (  1862). Quant à son interprétation moderne, nous nous sommes laissés entraînés outre-manche à la découverte d’une formation exceptionnelle : les Gothic Voices.  Une fois n’est pas coutume, il s’agit d’un extrait.

Un extrait de cette chanson    de Blondel par l’ensemble Gothic Voices

Gothic Voices & Christopher Page

christopher-page-passion-musiques-medievales-gothic-voicesC’est en 1980, sous la houlette de Christopher Page, que s’est formé cet ensemble originaire du Royaume-Uni. Expert des musiques anciennes et du répertoire  médiéval,  cet instrumentiste, guitariste, universitaire et musicologue  anglais  n’est plus à présenter de l’autre côté de la Manche. En plus de ses nombreuses contributions musicales, sa longue carrière lui a permis de se signaler également par  de  nombreuses études sur l’histoire de la guitare en Angleterre (de la renaissance au XIXe siècle). On lui doit encore un nombre significatif de publications sur les instruments et la musique du Moyen Âge ; autant dire que nous sommes en présence d’un érudit, passionné de musique autant que d’ethnomusicologie.

Gothic Voices – discographie et carrière

Sous la direction de Christopher page, l’ensemble Gothic Voices a enregistré prés de 25  albums, sur une longue carrière de 40 ans. Les thèmes abordés sont d’une grande variété, avec un fort centre de gravité autour de l’Europe médiévale. La grande majorité de leurs productions couvre une période qui va des trouvères du XIIIe siècle,  jusqu’au Moyen Âge tardif et au XVe siècle. On y trouvera des pièces issues du répertoire français, anglais, mais encore italien ou rhénan avec des incursions du côté de l’œuvre musicale  de Hildegarde de Bingen.

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Au delà de leur succès auprès du public, les contributions de Gothic Voices ont été largement saluées mais aussi récompensées par la critique. Ils ont notamment reçu  des gramophones d’or pour trois de leurs albums.  Côté agenda, l’ensemble est toujours actif sur la scène musicale anglaise. Vous pourrez retrouver plus d’information sur son actualité sur son site web (en anglais) au lien suivant.

Membres  actuels   :   Catherine King (mezzo-soprano), Steven Harrold (tenor), Julian Podger (tenor), Stephen Charlesworth (bariton)

L’album : le Mariage du Ciel et de l’enfer,
Motets  & chansons du XIIIe siècle  en France

En  1991, la formation britannique partait à la  rencontre  du XIIIe siècle français avec une belle sélection de chansons et de motets d’époque. « The   marriage    of Heaven and Hell « ,   sous un titre qu’on pourrait être tenté d’associer plus aux poésies de  William Blake qu’au Moyen Âge central français, l’album présentait dix-sept pièces   dont la grande majorité   était d’origine anonyme.   Entre ces dernières musique-medievale-album-trouvere-Blondel-de-Nesle-Gothic-voices-Christopher-page-Moyen-ageon trouvait la pièce du jour de Blondel, mais aussi une pièce de  Colin Muset, une autre signée de la main de Gauthier d’Argies, et même encore une incursion du côté des troubadours avec la célèbre chanson  « Quan vei la lauzeta mover » de Bernard  de Ventadour.

Cet album, originellement sorti chez Hypérion Records a été réédité en 2007 chez Helios. On le trouve  encore disponible à la vente au format CD ou MP3. Voici un lien utile pour plus d’informations  à ce sujet : The of Heaven and Hell : Le Mariage du Ciel et de l’enfer


En tos tens que vente bise
dans le vieux-français de Blondel de Nesle

NB : pour cette traduction  (assez ardue) du vieux-français vers le français moderne, nous nous sommes appuyé sur des recherches  habituelles dans les sources  et les dictionnaires auxquelles il nous faut ajouter l’aide, plus que précieuse, de   Yvan G Lepage et de son ouvrage : l’Oeuvre lyrique de Blondel de Nesle, sorti chez Honoré Champion en 1994.

En tos tens que vente bise,
Pour cele, dont sui sorpris,
Qui n’est pas de moi sorprise,
Devient mes cuers noirs et bis.
De fine amour l’ai requise,
Qui cuer et cors m’a espris,
Et s’ele n’en est esprise,
Por mon grant mal la requis.

En  cette saison où la bise souffle
Pour celle  que je désire (dont je suis  épris)
Et qui ne  me désire pas
Devient mon cœur   noir et sombre.
D’un  loyal amour,  je l’ai   requise
Elle qui m’a conquis tout entier (cœur  et corps, corps et âme)
Et si  elle   ne s’éprend pas de moi à son tour
Je  l’aurais  priée pour  mon plus grand malheur.

Mais la dolors me devise ,
Qu’à la millor me sui pris,
Qu’ains fut en cest mond prise,
Sé j’estoie à son devis
Tort a mes cuers, qui s’en prise (proisier, preisier) ;
Car ne sui pas si eslis,
S’ele eslit, qu’ele m’eslise :
Trop seroie de haut pris.

Mais la douleur me souffle (deviser, diviser ou tirailler ?)
Que    je me serais épris de la meilleure
Qui fut jamais aimée en ce monde
Si j’étais  soumis à sa volonté !
Tort  à mon cœur, qui s’en vante
Car je ne suis pas si distingué (éligible, parfait)
Si elle choisit jamais, pour qu’elle me choisisse :
Je serais pris de trop haut (ce serait m’élever plus que je le mérite)

Et nequedent  destinée
Done à la gent maint pensé.
Tost i metra sa pensee,
S’Amors li a destinée.
Je vis ja telle dame amée
D’hom de leur bas parenté,
Qui miex iert emparentée,
Et si l’avoit bien amé.

Et cependant la destinée
Donne aux gens de quoi réfléchir
Et elle aura tôt fait d’y mettre sa pensée
Si l’Amour l’y a destiné.
J’ai déjà vu telle dame aimer
Homme de plus basse parenté (lignage)
Alors qu’elle était mieux née que lui
Et pourtant, elle l’avait aimé de belle façon (entièrement, courtoisement).

Por c’est droit , s’Amors m*agrée,
Que mon cuer li ai doné ;
Se s’amors ne m’a donée ,
Tant la servirai à gré.
S’il plaist à la désirée,
Un dols baisier a celée
Aurai de li à celé ,
Que je tant ai désiré.

Pour cela il est juste, si l’Amour m’agrée,
Que je lui ai donné mon cœur,
Et  si elle ne m’a donné son amour
Je la servirai tant à sa guise
Que, s’il plait à la désirée,
Un doux baiser  caché 
Elle me donnera en secret 
Que j’ai tant désiré.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com.
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