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Poésie amoureuse : une jolie Requête d’amour du XIIIe siècle

Sujet : vieux-français, poésie médiévale, poésie courtoise, amour courtois, trouvères, langue d’oïl, salut d’amour, loyal amant, fine amor.
Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur : anonyme
Titre : La Requeste d’amours 
Ouvrage : Jongleurs & TrouvèresAchille Jubinal, 1835.

Bonjour à tous,

out récemment, nous avions eu le plaisir de publier un article sur les saluts d’amour médiévaux, accompagné d’un bel exemple de ces poésies courtoises du Moyen Âge central.

Pour rappel, ces déclarations d’amour du XIIe au XIVe siècle, qu’on trouve d’abord chez les troubadours puis chez les trouvères, nous sont parvenues en nombre assez restreint. On en compte un peu moins d’une vingtaine entre langue d’oc et d’oïl et nous vous proposons, aujourd’hui, d’en découvrir une autre en vieux français.

Beaucoup de partages et d’engouement

Au passage, une fois publiée nous avons eu la très bonne surprise de constater que la poésie courtoise de notre article précédent a énormément plu, notamment sur les réseaux sociaux. Entre appréciation des talents de plume de l’auteur médiéval et étonnement sur les formes du français d’alors, le texte a fait l’objet de centaines de partages et de commentaires, suscitant beaucoup d’enthousiasme et de questions. Nous voulions le relever et vous en remercier chaleureusement ici.

Pour nous, c’est toujours un immense plaisir de voir combien le patrimoine culturel médiéval, sa littérature et sa poésie peuvent encore résonner chez nos contemporains. Le succès de certaines lectures de textes de Rutebeuf, Villon et d’autres auteurs sur notre chaine Youtube vont encore en ce sens. La Pauvreté Rutebeuf en vieux français a pratiquement atteint les 100 000 vues. Pour de la poésie lue, c’est quand même plutôt pas mal. Bref, le Moyen Âge continue de vous parler et de vous interpeler, et chaque fois qu’il touche au but, nous nous en réjouissons.

Un nouveau Salut d’amour anonyme
tiré du ms Français 837 de la BnF

Intitulée « La Requeste d’Amours », la poésie du jour est tirée du même ouvrage médiéval que le salut d’amour publié précédemment. Il s’agit du manuscrit ancien Ms Français 837, conservé au département des manuscrits de la BnF.

Cet ouvrage daté de la fin du XIIIe siècle contient pas moins de 249 œuvres entre dits, fabliaux et pièces versifiées diverses. Les noms de certains auteurs nous sont familiers (Rutebeuf, Jean Bodel, Jean Renart, ,…). D’autres nous sont demeurés anonymes comme celui de la « Requête d’amours » qui nous occupe aujourd’hui.

Concernant la version de ce texte en graphie moderne, on pourra se reporter utilement à la sélection que le médiéviste Achille Jubinal avait fait des pièces du ms Français 837 dans son ouvrage Jongleurs & Trouvères, daté de 1835.

La requête d'amour, d'un auteur anonyme dans le Ms Français 937 de la BnF
Poésie courtoise : La Requeste d’Amours, dans le ms Français 837, auteur anonyme (BnF)

Références littéraires et idylles médiévales

Si vous aviez lu le salut d’amour précédent, vous noterez, à la lecture de celui-ci, que les références de son auteur sont un peu plus littéraires. C’est peut-être d’ailleurs ce qui rendait la poésie précédente si rafraichissante, en la rapprochant même un peu du ton de certains fabliaux.

La Requeste d'amour, poésie courtoise du XIIIe siècle et une enluminure du Codex Manesse (XIVe siècle).

Dans le texte du jour, le trouvère fait des allusions à la célèbre idylle de Tristan et Iseult tombés éperdument amoureux l’un de l’autre, après avoir absorbé un filtre d’amour. Il cite aussi Cligès et Fenice (Phénice), deuxième roman arthurien de Chrétien de Troyes à la fin du XIIe siècle. Dans ce récit, le jeune Cligès tombera amoureux de Fénice, qui était destinée à épouser son oncle. Les deux amants auront à affronter les foudres de ce dernier.

Enfin, on trouvera dans cette poésie une autre référence à la littérature courtoise médiévale, en la personne de Blanchandin. Tiré d’un roman d’aventure des débuts du XIIIe siècle, le romanz de Blanchandin et de Orgueillose d’amors, (Blancandin et l’Orgueilleuse d’amour) conte l’histoire d’un adolescent aventurier, sorte de double lointain du Perceval des romans arthuriens. Élevé loin de la chevalerie et ayant pourtant succombé à son appel, Blanchandin partira lui aussi en quête de hauts faits. Il croisera en chemin la passion amoureuse et ses défis.

Leçon de fine amor pour un loyal amant courtois

Pour le reste, les codes courtois mis en avant dans ce salut d’amour ne changent pas. Loyal amant et fine amor restent au programme. L’auteur y fait l’éloge des nombreuses qualités de l’élue de son cœur. Il s’ouvre également à elle de sa grande souffrance et du feu qui le brûle : feu aussi dur à supporter que plaisant et qui résume toute la contradiction du désir courtois.

Que la dame ne s’offusque pas si le poète lui parait un peu familier. Comme il nous l’expliquera, il a appris et maîtrise les codes de la courtoisie. Il saura donc l’aimer avec distance, sagement, courtoisement et dans le secret. Une grande partie de ses vers lui permettra d’ailleurs d’exposer les différences entre le loyal amant (qu’il est) et le sans cœur, le grossier qui ne connait rien des règles de l’amour. Au passage, il expliquera aussi à sa douce qu’il préférerait mourir plutôt que de s’enticher d’une courtisane un peu facile et fourbe, donc tout le contraire d’elle.


La Requeste d’Amours
Un salut d’amour anonyme en langue d’oïl

NB : pour vous guider dans cette poésie médiévale courtoise et vous en faciliter la lecture, nous vous proposons de nombreuses clés de vocabulaire.

Douce, simple, cortoise et sage,
Et debonere
(douce, aimable) sanz outrage,
Sanz orgueil et sanz vilonie,
Vous mant salut, ma douce amie.

Douce amie, salut vous mant,
Plus de .c. foiz en soupirant,
Simple de vis et de cuer douz,
Com cil qui ert li vostre touz;
(celui qui vous est tout entier dévoué)
De cuer, de volenté, de cors,
Je n’en vueil noient metre fors
(je ne veux nullement exclure),
Que je trestoz vostres ne soie.
(que je ne sois entièrement votre)
Si m’ait Diex que je voudroie
Que vous séussiez mon martire,
Et que je vous péusse dire
Et raconter tout en apert
(ouvertement)
Le mal que j’ai por vous souffert.

Les maus, mès li maus mult me plest;
N’encore pas ne me desplest
Le mal d’amer à soustenir;
Mult fet bon la bele servir
Dont l’en atent si douz loier.
Ne porroie miex emploier
Mon cuer qu’en vous, ce m’est avis,
Gente de cors, simple de vis,
Cortoise et douce plus que miex.
Cist penssers m’est mult bons itiex
(tellement) ,
Quant je pens à vous, douce amie.

Nel’ tenez pas à vilonie (bassesse, grossièreté)
Se douce amie vous apel,
Quar je ne truis
(trouve) nul non plus bel
Certes en moi ne remaint mie
Que vous n’aiez non douce amie,
Quar j’ai apris à bien amer,
Sanz vilonie et sanz fausser
(tromperie, fausseté)
Belement et céleement,
Sagement de cortoisement ;
Et qui d’amors vet bien ouvrer,
Cortoisement l’estuet mener
Et sagement, dont di por voir
(en vérité)
Que il estuet
(convient) franchise avoir
A bien amer, dont à nul fuer
(en aucune manière)
N’estuet amer vilain de cuer :

Vilains de cuer soit li honis,
Qu’il est fel
(perfide, mauvais) en fais et en dis,
Et venimeus et orguilleus,
Et envieus et ramposneus
(querelleur, injurieux);
Mes bénéoiz
(bénis) soit gentiz cuers,
Qu’il est atornez à bien lués
(bien disposé pour les choses de l’amour?),
Et est tantost navrez
(blessé) d’amors.
Volentiers soustient les dolors.
Je proverai qu’en bien amer,
Ne troveroit nus que blasmer,
Dont proveron que Blanchandin,
A cui grand règne fu aclin,
Ama Orguilleuse d’amors,
Tristrans
(Tristan) en ot maintes dolors,
Por Yseut la blonde, la bele,
Ausi por lui maint mal ot-ele ;
Et Cliges en ama Fenice.
Qui n’en fu ne fole ne nice
(ignorant, sot)

D’examples d’amor i a mil.
Je di por voir
(que véritablement) rien ne vaut cil
Qui n’a amor bone et loial,
Et quant il le voit desloial,
Il le doit lessier et fuir.
Je meismes vueil mieux morir
Qu’amer fame présentière
(facile, qui se donne à tous)
Ne trop baude (
impudente), ne trop doublière (trompeuse).
Merci, merci, ma douce dam
Qui tout avez mon cors et m’âme :
Tout avez en vostre prison ;
Por ce quier
(je réclame) à vous garison ;
Quar l’en doit querre
(chercher) la santé,
Où l’en a pris l’enfermeté.

L’enfermeté est fine amor,
Dont je sens por vous la dolor,
Si grant que dire nel porroie,
Se tout mon pooir i metoie.
Briefment le vous di, douce amie,
Vous este ma mort et ma vie :
Ma mort que tuer ne poez,
Se vous de moi merci n’avez.
Mès trop seroit grant vilonie,
Se por vous perdoie la vie,
Quar je ne cuit
(crois) que vous truisiez (trouviez)
Jamès plus léaus amistiez.


Explicit la Requeste d’Amours.


En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez l’enluminure ainsi que les premiers vers de notre poésie courtoise du jour, tels qu’on peut les voir dans le Ms Français 837 de la BnF. L’enluminure ayant servi à illustrer cette requête d’amour dans notre deuxième image est, quant à elle, à nouveau, extraite du très célèbre Codex Manesse. Ce manuscrit médiéval allemand est postérieur d’un siècle à la poésie mais il illustre de très belle manière le thème médiévale de l’amour courtois.

Saluts d’Amour, un peu de courtoisie médiévale dans un monde brutal

Sujet : vieux-français, poésie médiévale, poésie courtoise, amour courtois, trouvères, troubadours, langue d’oïl
Période : Moyen-âge central XIIIe siècle.
Auteur : anonyme
Titre : Salut d’amour, Douce Dame salut vous mande
Ouvrage : Jongleurs & TrouvèresAchille Jubinal, 1835.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons au XIIIe siècle et dans la France des trouvères pour y découvrir une rare pièce d’amour courtois. L’auteur nous est demeuré anonyme mais nous la disons rare parce qu’assez peu de traces écrites nous sont parvenues de ce genre poétique éphémère du Moyen Âge central appelé les « Saluts d’amour ».

Les saluts d’amour des troubadours aux trouvères

La pièce courtoise du jour accompagnée d'une enluminure du Codex Manesse (Manessische Handschrift, Große Heidelberger Liederhandschrift début XIVe siècle)

Les saluts d’amour forment un genre de pièces courtoises à part dans la littérature médiévale des XIIe au XIVe siècles. Le fine amant y salue généralement la dame de son cœur et loue ses qualités. Le plus souvent, ces pièces sont aussi tournées de façon à appeler une réponse de la dame en question.

On trouve l’origine de ces poésies courtoises dans la littérature provençale et chez les troubadours. Les plus anciennes qui nous soient parvenues sont, en effet, rédigées en langue d’Oc : Raimbaut III comte d’Orange et Arnaud de Mareuil ont inauguré le genre au XIIe siècle. Le XIIIe siècle assistera à l’émergence de saluts d’amour en langue d’oïl. Comme d’autres formes issues de l’art des troubadours du sud de France, les trouvères s’en sont donc vraisemblablement inspirés pour en composer à leur tour. C’est le cas de celui que nous vous présentons aujourd’hui puisqu’il est en langue d’oïl.

Les saluts d’amour dans la poésie médiévale

Les Saluts d’Amour étaient-ils très répandus. Peu de pièces de ce type nous sont parvenues (7 du côté des troubadours occitans et provençaux pour 12 en langue d’oïl en provenance des trouvères) mais il est possible qu’ils aient circulés oralement et que les traces écrites ne reflètent pas leur popularité d’alors. Ce fut, à tout le moins, l’avis du philologue Paul Meyer qui, dans le courant du XIXe siècle, mentionnait aussi la présence d’allusions à ces pièces amoureuses dans d’autres documents (1).

Si certaines de ces poésies courtoises médiévales se sont peut-être perdues en route, il faut constater que le salut d’amour est tombé assez vite en désuétude puisqu’on n’en retrouve plus, dans cette forme, après le XIIIe et les débuts du XIVe siècle.

Le Salut d'amour dans le manuscrit ms Français 837 de la BnF
« Douce Dame Salut vous mande« , Salut d’amour dans le ms Français 837 (voir sur Gallica)

Des pièces trempées d’amour courtois

Déclarations amoureuses ou même encore quelquefois, évocations de la douleur de la séparation et de l’éloignement, les saluts d’amour restent trempés de lyrique courtoise. Dans la pièce du jour, datée du XIIIe siècle, on retrouvera d’ailleurs tous les codes habituels de l’amour courtois.

Le loyal amant y remet sa vie entre les mains de la dame convoitée. Il louera ses grandes qualités et sa beauté et la suppliera de céder à ses avances. Les médisants trouveront aussi bonne place dans ce salut d’amour. C’est un autre classique de la lyrique courtoise. Les méchants, les jaloux et les persifleurs œuvrent, sans relâche, dans l’ombre des amants pour contrecarrer leurs plans et mettre en péril leur idylle ; quand l’amour courtois est sur le point de naître ou de s’épanouir calomnies, médisances et complots ne sont jamais bien loin (voir, par exemple, cette chanson médiévale de Gace Brûlé) .

Aux sources médiévales de la poésie du jour

Pour ce qui est des sources médiévales de ce salut d’amour, nous vous renvoyons au manuscrit ms Français 837 conservé à la BnF. Ce riche recueil de textes du XIIIe siècle contient de nombreux fabliaux, dits, contes et poésies diverses.

Plus près de nous, on peut retrouver cette poésie médiévale en graphie moderne dans un ouvrage du médiéviste et chartiste Achille Jubinal : Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi,  1835.


« Douce Dame Salut vous mande »,
un Salut d’Amours en langue d’oïl

NB : quelques clés de vocabulaire devraient vous aider à percer les mystères de cette poésie courtoise. Dans son ensemble, elle demeure, vous le verrez, relativement intelligible.

Douce dame, salut vous mande,
Cil qui riens née ne demande
Fors vostre amor s’il pooit estre.
Or proi à Dieu le roi célestre,
Que ma poiere soit oïe,
Et M’oroison sont essaucie.
Tout premier vous vueil-je géhir,
Les maus que m’i fetes sentir.
Je ne dormi bien a .j. mois,
Ne ne fui une seule fois
Qu’il ne me souvenist de vous.

Tant sui-je por vous angoissous,
Que vous m’estes adès
(sans cesse) devant,
Et en dormant et en veillant,
Et en quelque lieu que je soie
M’est-il avis que je vous voie ;
Quar quant je regard votre afaire
(votre personne, vos manières)
Vos biaus iex et vo cler viaire,
Vos cors qui si est avenanz,
Adonc me mue toz li sanz.

D’amors m’i point une estincele,
Au cuer par desouz la mamele,
S’il qu’il me covient tressuer
(je suis en nage),
Et mult sovent color muer.
C’est la fins, vous le di briefment ;
Et tel pain, n’en tel torment
Ne puis vivre se ne m’aidiez.
Por Dieu, aiez de moi pitiez,


Douce dame, je vous aim tant,
Vo douz regart, vo douz samblant,
Que se j’estoie rois de France,
Et s’éusse partout poissance,
Tant vous aim-je d’amor très fine,
Que je vous feroie roine,
Et seriez dam de la terre.
E Diex ! Ci a mult male guerre :
Je vous aim et vous me haez.
Com par sui ore home faez
(ensorcelé),
Quant j’aim cele qui ne m’adaingne
(qui me juge indigne d’elle) ;
Mès Sainte Escripture l’ensaingne
C’on doit rendre bien por le mal
Tout ainsinc sont li cuer loial.
Si vous pri, dame, par amors,
Que de vous me viengne secors.
Or n’i a plus fors vo voloir ;
Vous pri que me fetes savoir
Prochainement et en brief tans,


Tout coiement ; por mesdisans
Je redout trop l’apercevoir
Quar il ne sevent dire voir
Et si sont la gent en cest mont
Qui plus de mal aux amanz font.
On n’i a plus, ma douce amie :
Et vous gist ma mort et ma vie ;
Ce que miex vous plera ferai,
Ou je morrai ou je vivrai.
Li diex d’amors soit avoec vous,
Qui fet les besoingnes à tous,
Et si vous puist enluminer
(illuminer),
Que ne me puissiez oublier.
Explicit Salut d’Amours


(1) voir Le salut d’amour dans les littératures provençales et françaises. Paul Meyer, Bibliothèque de l’École des chartes, 1867.

NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez les premiers vers de notre poésie courtoise dans le Ms Français 837 de la BnF (XIIIe siècle). Quant à l’enluminure ayant servi à illustrer ce Salut d’Amour dans notre illustration, elle est extraite du très populaire Codex Manesse. Ce manuscrit médiéval allemand magnifiquement enluminé, daté des débuts du XIVe siècle est encore connu sous le nom de manuscrit de Paris. Il reste, à date, l’un des plus important témoignage de la poésie lyrique médiévale allemande.

En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
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La roé (roue) de fortune, poésie morale et satirique du XIIIe siècle

poesie_medievale_fabliaux_chevalerie_chevalier_heros_valeurs_guerrieres_moyen-age_XIIIeSujet  : poésie médiévale, littérature médiévale, fortune, vanité, fabliau, trouvère, langue d’oïl, vieux français, MS Français 837
Période  : Moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur : anonyme
Titre  : la roé de Fortune (roue de fortune)
Ouvrage :  Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du RoiAchille Jubinal, 1835.

Bonjour à tous,

D_lettrine_moyen_age_passionu côté de la poésie satirique du moyen-âge central, nous vous proposons, aujourd’hui, la découverte d’un texte du XIIIe siècle, sur le thème, alors très prisé, de la Roue de fortune et son implacabilité.

Sources historiques et manuscrits

Cette pièce est présente dans plusieurs manuscrits médiévaux,  quatre en tout, dont trois se trouvent conservés hors de France : le Manuscrit 9411-9426 de Bruxelles, le  L V 32 de Turin, le Cod 1709 de la Bibliothèque du Vatican.

Du côté français, on le trouve dans le MS Français 837 de la BnF (ancienne cote Regius 7218), Daté du dernier tiers du XIIIe siècle, cet ouvrage, dont nous vous avons déjà touché un mot, contient plus de 360 feuillets et présente un nombre conséquent de fabliaux, dits et contes de ce même  siècle. On y croise de nombreuses poésies et pièces demeurées anonymes mais aussi des noms d’auteurs illustres, tels que Jean Bodel et Rutebeuf, Un fac-similé est consultable sur le site de Gallica au lien suivant.

fabliau-poesie-medievale-la-roue-de-fortune-manuscrit-ancien-français-837-moyen-age_s
La Roue de Fortune dans le précieux MS Français 837 de la BnF

Sur le fond, notre poésie du jour demeure plus proche du « dit » que du fabliau. Pour autant qu’elle contienne des éléments satiriques, elle est aussi plus morale que comique, comme le sont en général ces derniers. Pour sa transcription dans des caractères plus lisibles que ceux des manuscrits originaux, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage Jongleurs & Trouvères d’Achille Jubinal daté de 1835,  et dans lequel le médiéviste proposait une large sélection de textes extraits, entre autres, de ce manuscrit.

La roue de Fortune médiévale

« (…) Vez cum Fortune le servi,
Qu’il ne se pot onques deffendre,
Qu’el nel’ féist au gibet pendre,
N’est-ce donc chose bien provable
Que sa roé n’est pas tenable :
Que nus ne la puet retenir,
Tant sache à grant estat venir ? »
Le Roman de la rose

(…) Vois comme fortune le servit,
Qu’il ne put jamais s’en défendre,
Qu’elle le fit au gibet pendre,
N’est ce donc chose bien établie
Que sa roue ne peut être maîtrisée
Que personne ne peut la retenir
Aussi haut soit le rang qu’il ait atteint ?

Avec pour thème central la roue de la fortune, le texte du jour reflète certaines valeurs profondes du Moyen-âge occidental ou, à tout le moins, certaines idées dont la récurrence dans sa littérature et sa poésie, laisse à supposer un ancrage certain dans les mentalités médiévales. On notera, du reste, que cette vision d’un « sort » qui, presque mécaniquement, entraîne avec lui les promesses des plus belles ascensions comme des pires déroutes, a perduré, jusqu’à nous, dans les mentalités populaires : « la roue tourne », même si son articulation ne se fait plus nécessairement en relation étroite avec les valeurs chrétiennes comme c’était le cas alors et comme c’est clairement le cas dans ce texte.

Eloge  du détachement

La première idée qu’on trouve ici plantée touche à la vanité et la vacuité. Elle est implicitement lié à l’image de la roue de fortune et son invocation : inutile de se glorifier au sujet de son pouvoir, ses richesses, son statut, la « perdurance » n’est qu’illusion. Dans son mouvement perpétuel, la roue de fortune médiévale s’assure de faire chuter, inéluctablement, celui qui a voulu monter trop haut et,  au delà de tout critère de réussite sociale, même le mieux portant des hommes, peut se trouver au plus mal, l’instant d’après. Fortune se mêle de tout et nul n’est à l’abri.

deco_medievale_mort_moyen-age_enluminuresCette leçon en amène une deuxième qui en est le corollaire. Il s’agit de la nécessité (hautement mise en avant par le moyen-âge occidental et ses valeurs chrétiennes) de pratiquer une forme de détachement, vis à vis du monde matériel. Comme la déroute n’est jamais loin de la gloire, tôt viendra le temps de l’hiver et de la mort et, avec eux, le moment de rendre des comptes. Escompter avoir une place dans le monde d’après suppose que l’on ait su s’affranchir de l’actuel, se sera-t-on suffisamment préparé ? L’attachement, au mirage du pouvoir et de l’avoir, est folie, le poète, ici, nous l’affirme. Se fier au monde est le plus court chemin vers la perte ; le salut de l’âme est en cause autant que le salut social : il sera montré du doigt comme fou celui qui pensera se soustraire à ces lois immuables, en s’harnachant aux illusions du monde matériel.

Dans la dernière partie de cette pièce anonyme, on trouvera enfin des arguments qui viendront presque prêcher une forme de non action, susceptible de mener le lecteur en deça des valeurs de la morale chrétienne. Dans un élan satirique, le poète exprimera, en effet là, un dépit plus ciblé sur son temps et sur son monde : le siècle est pourri, la morale compromise et même celui qui s’attache à faire le bien n’en retirera que les pires ennuis. Sur sa voie, l’homme de bien, le prud’homme, trouvera plus d’ennemis et d’embûches que de récompenses. Une raison supplémentaire de ne rien attendre de ce monde ? Désabusé, l’auteur n’ira pourtant pas jusque dire qu’il faille renoncer au bien pour prêcher une forme de « non action » totale (et presque bouddhiste), et le texte rejoindra, finalement, la prêche en laissant au lecteur pour unique refuge, la passion et l’exemplarité christique : résignation à ne pas voir le bien récompensé, acceptation d’une forme de souffrance, apologie encore d’une certaine forme de renoncement pour faire basculer son esprit, sa raison et ses questionnements du côté de la foi ? Sans doute un peu tout cela à la fois.


Du vieux français d’oïl au français moderne

S’il faut en croire le site Arlima, aucune traduction en français moderne n’était jusque là attachée à ce texte. Sans avoir la prétention de la perfection puisqu’il s’agit tout au plus d’un premier jet, ce vide sera, au moins, partiellement comblé.

Biaus sires Diex, que vaut, que vaut
La joie qui tost fine et faut,
Dont nus ne se doit esjoïr,
Que nus ne set monter si haut
S’un poi d’aversité l’assaut,
Qu’assez tost ne l’estuet chéïr ?
J’ai véu tel gent décheir,
Dont je me puis mult esbahir
Et merveillier, se Diex me saut,
Qui ne doutoient nul assaut,
Tant erent orguilleus et baut.
Or les covient à point venir.
Tels cuide aus nues avenir,
Quant il se cuide miex tenir,
Qui à reculons fet .i. saut.

Beau Sire Dieu, que vaut, que vaut,
La joie qui tôt fini et fane* (tombe, s’évanoui, fait défaut),
Dont nul ne se doit réjouir,
Car nul ne peut monter si haut
Qu’un point d’adversité l’assaille
Et bien vite le fait choir ?
J’ai vu de tels gens déchoir,
Dont je peux fort m’ébahir
Et m’étonner, que Dieu me garde,
Qui ne redoutaient nul assaut,
Tant étaient orgueilleux et fiers.
Or ils durent au point venir
Comme qui croit aux nues parvenir
Quand il s’y pense mieux tenir, 
A reculons, fait un saut.

Qui plus haut monte qu’il ne doit,
De plus haut chiet qu’il ne voudroit ;
Par maintes foiz l’ai oï dire.
Li siècles maint homme deçoit :
Mors et honiz est qui le croit ;
Quar cil qui plus haut s’i atire,
Et qui cuide estre plus granz sire,
Fortune vient, sel’ desatire
Et le met où estre soloit,
Ou encore en plus basse tire ;
Quar celui qui li soloit rire
Set mult bien qu’il le decevoit.
Por ce est fols qui se forvoit,
Se il el royaume se voit,
Quar tost est entrez en l’empire.
Cis siècles maint homme deçoit :
Fols-s’i-fie est nommez à droit ;
Por ce le doit chascun despire.

Qui plus haut monte qu’il ne devrait
Choit de plus haut qu’il ne voudrait
Maintes fois, je l’ai ouï dire
Ce monde en déçoit plus d’un
Blessé* (mordu?) et trompé (déshonoré) qui s’y fie
Car celui qui plus haut, s’harnache (s’y accroche, s’y fixe)
Et qui croit être plus grand sire,
Fortune vient l’en déloger
Pour le ramener d’où il venait,
Ou en un rang plus bas encore. 
Mais celui qui avait l’habitude d’en rire
Savait très bien qu’il serait déçu
Pour ce, fou est qui se fourvoie
Si au royaume, il se voit
Car il n’est entré qu’en l’Empire.
Ce monde maints hommes déçoit
Fou-qui-s’y-fie est nommé à droit (à raison)
Et (pour cela), chacun le doit mépriser (dédaigner)

En ce siècle n’a fors éur ;
N’i doit estre nus asséur,
Quar nus n’i a point de demain.
Chascuns i doit estre à péur,
Quar ainçois que soient méur,
Chiéent li franc et li vilain,
Ausi com la flor chiet du rain,
Ainz qu’ele port ne fruit ne grain,
Quant ele n’a fin air ne pur.
Por ce point ne m’i asséur,
Quar je n’i voi nul si séur,
Si jone, si haitié, si sain,
Si fort, si aspre ne si dur,
Si riche, ne si clos de mur,
Ne de si grant noblece plain,
S’un petit mal le prent au main,
Que n’el rende pâle et obscur,
Plus tost c’on ne torne sa main.

En ce monde, n’a guère de bonheur (chance)
Personne ne doit s’y sentir sûr (en sûreté)
Car, nul n’y a point de demain (d’avenir assuré)
Chacun doit être dans la peur,
Car avant qu’ils ne soient mûres,
Tombent le franc et le vilain.
Telle la fleur choit du rameau,
Avant de donner fruits ou grains
Quand elle n’a d’air pur, ni délicat
Pour cela, je ne m’y fie point,
Car je ne vois nul si sûr
Si jeune, si bien portant, si sain,
Si fort, si robuste et si rude,
Si riche, ou si enceint de murs
Ni si plein de grand noblesse 
Qu’un petit mal ne le prenne au matin, (à la main?)
Qui le rende pâle et obscur,
Plus vite qu’on ne tourne sa main. (qu’on ne l’examine)

Que vaut avoir, que vaut richece,
Que vaut boban, que vaut noblèce,
Que vaut orgueil à demener,
Que nus n’est de si grant hautèce,
Quant la luete l’i estrece,
Que par mort ne l’estuet passer;
Et quant il ne puet alener,
N’en puet o soi du sien porter
La montance d’un grain de vesce,
S’il n’a bien fet en sa jonece :
Donques n’est-il si grant proece
Com de Dieu servir et amer.
On doit por fol celui clamer
Qui l’entrelet par sa perece,
Por ce chétif siècle à amer.

Que vaut avoir, que vaut richesse
Que vaut luxe, que vaut noblesse
A quoi bon se gonfler d’orgueil (s’abandonner à)
Puisque nul n’est de si haut rang (élévation)
Lorsque sa gorge se resserre
Que par mort il lui faut passer,
Et qu’il ne peut plus respirer,
Et ne peut plus porter par lui-même
La valeur d’un grain de vesce (sainfoin),
S’il n’a bien agi dans sa jeunesse :
Ainsi, il n’est si grande prouesse,
Que de servir et d’aimer Dieu,
Et on doit bien traiter de fou
Celui qui s’y soustrait par paresse,
Pour aimer ce monde fragile.

El monde n’a riens tant chierie,
Qui tant déust estre haïe,
Com cest siècle c’on a tant chier,
Que nus tant i ait seignorie,
N’i est asséur de sa vie
Demi-jor ne .i. jor entier.
Ausi tost l’estuet-il lessier,
Le roi, le duc et le princier
Com le povre homme qui mendie ;
Que la mort fiert sanz manecier,
Ne nus hom ne s’en puet guetier
Par science ne par clergie.
N’i vaut ne guete ne espie,
Que tels est toz sainz à complie
Qui se muert ainz l’aler couchier;
Qui plus en sa santé se fie
Maintenant l’estuet trébuchier.

Au monde rien tant on chérie
Qu’on devrait en tout point haïr
Comme ces temps que l’on chérie tant
Ou nul même s’il a seigneurie,
Ni est assuré de sa vie
Demi-jour ou un jour entier.
Qu’aussitôt il lui faut laisser
Le roi, le duc et le princier (ses titres)
Comme le pauvre homme qui mendie :
Que la mort frappe sans prévenir ( menacer),
Aucun homme ne s’en peut garder
Par savoir (intelligence) ou par science
Ni ne sert de guetter ou d’épier (espionner)
Quand celui, en santé au soir, (complies dernière prière du soir)
Se meurt au moment du coucher :
Qui plus à sa santé se fie,
Maintenant lui faut choir (trébucher).

El monde n’a riens que je voie
Par qoi nus hom amer le doie.
Fols est et plains de trahison ;
Qui plus i sert plus i foloie;
Plus se meffet, plus se desroie,
Qui plus i met s’entencion.
Quar sovent muer le voit-on
En duel et en confusion,
Feste, solaz, déduit et joie.
Qui est au monde plus preudom,
Plus i a persécution,
Et je comment m’i fieroie ?
Certes grant folie feroie,
Quar nus ne va mès droite voie :
Chascuns trahist son compaignon ;

Cels qui ne béent s’à bien non
Truevent mès plus qui les guerroie,
Que li murtrier ne li larron.
Jhésus, qui souffri passion,
Nous maint  trestoz à droite voie,
Et à vraie confession.

Amen.
Explicit la Roe de Fortune.

En ce monde, n’y a rien que je vois
Par quoi nul homme aimer le doive
Il est fou et plein de traîtrise (trahison),
Qui plus le sert, plus il divague
Plus se défie ( s’égare?), plus il dévie,
Qui plus y met son intention.
Car, souvent changer le voit-on
En douleur et en confusion,
Fête, plaisir, jouissance et joie.
Et plus grand est l’homme de bien,
plus il trouve persécutions
Et moi comment pourrais-je m’y fier ?
Quand nul ne suit plus droite voie :
Chacun trahit son compagnon ;

Celui qui ne s’attache qu’à faire le bien,
En trouve bien plus qui le guerroient
Plus que meurtriers ou larrons.
Puisse Jésus qui souffrit la passion
Nous guider tous sur le droit chemin
Et à sincère (véritable) confession.

Amen.

Explicit la Roue de Fortune.


Issus du même manuscrit, voir également  : Le Salut d’EnferUne Branche d’Armes – Du vilain qui conquit le paradis en plaidant –  De Brunain la vache au prêtre

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-Age sous toutes ses formes.

« fabliau » : « une branche d’armes », initiation et faits du chevalier guerrier

poesie_medievale_fabliaux_chevalerie_chevalier_heros_valeurs_guerrieres_moyen-age_XIIIeSujet : poésie médiévale, littérature médiévale, chevalerie, héros, guerrier, fabliau, langue d’oïl,  vieux français.
Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur  :  anonyme
Titre : une branche d’Armes
Ouvrage :  Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du RoiAchille Jubinal,  1835.

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous invitons à la découverte d’une poésie d’intérêt, en provenance du moyen-âge central. Demeurée anonyme, on la retrouve, en général, classée dans les dits, contes et fabliaux, même si elle reste tout de même assez loin du genre humoristique auquel ces derniers nous ont habitué jusque là.

Loin du chevalier de la lyrique courtoise

Par rapport à son contexte d’émergence, supposément le XIIIe siècle, et en contraste avec certains de nos articles sur les valeurs chevaleresques dans la littérature courtoise, cette pièce assez courte (52 vers) ne met pas l’accent sur le fine amor et le « fine amant » au supplice, pas d’avantage qu’elle ne nous parle de dames  ou de damoizelles inaccessibles. Nous ne sommes pas, non plus, dans les références médiévales en usage, et leur évocation du chevalier à la poursuite des valeurs chrétiennes, ou présenté comme leur digne représentant (à ce sujet et à titre d’exemple plus tardif voir la ballade du bachelier d’armes d’Eustache Deschamps).  Et même si le poète du jour nous dit, dans un de ses vers, que son « gentil bachelier » (1)  « donne tout sans retenir », grande charité qui pourrait tout à fait suffire à elle-seule à le situer dans le cadre chrétien, le propos n’est simplement pas là.

En dehors de tout lyrique courtoise ou de tout combat au compte de la gloire divine, nous sommes mis, ici, face au chevalier tout entier trempé dans les arts de la guerre. Avec une rare puissance évocatrice, cette poésie ne s’intéresse qu’à cela : l’initiation et la genèse du guerrier, sa force incommensurable et surhumaine, et jusqu’à sa vie tout entière vouée à son « art », dans ses faits et ses aventures, comme dans ses loisirs/plaisirs.

Poésie d’initiation guerrière
ou ode au chevalier guerrier mythologique

Presque surgi de la forge, (bercé dans son écu, allaité dans son heaume, engendré par son épée) ce bachelier, féroce et redouté de tous, semble renouer, à travers le temps, avec l’archétype du guerrier-héros mythologique (germain, nordique, celtique). A travers son initiation comme à la faveur des batailles, il est devenu ce combattant hors du commun qui a transcendé ses capacités d’homme et dont les pouvoirs se situent bien au dessus de ceux de ses adversaires et des autres mortels.

poesie_medievale_chevalier_moyen-age_fabliau_heros_guerrier_mythiqueEmpruntant aux animaux des propriétés et qualités que l’anthropologie pourrait qualifier de « totémiques » (l’oeil du guépard, l’agilité du tigre, la force du lion, etc…) ses pouvoirs, galvanisés par son exaltation, confinent presque le magique. Rien qui puisse l’arrêter, il est de toutes les aventures, faisant fuir ses ennemis à sa seule vue, avant de les terrasser, perçant les armures les plus résistantes, sautant par dessus les mers, gravissant les montagnes. Et quand il n’est pas occupé au combat,  même ses loisirs ne sont pas ceux du commun ; il part seul et à pied pour chasser les animaux les plus dangereux (ours, lions, cerfs en rut) et en triompher, tel le guerrier de certaines épreuves initiatiques germaniques (2). Plus loin encore, il fait même ripailles de « pointes d’espées brisiés et fers de glaive à la moustarde » et cette poésie médiévale (peut-être d’ailleurs, non sans humour, sur ce dernier point), s’ancre alors définitivement dans le fantastique.

Aux origines

Dans les Manuscrits : fabliaux, dits et contes du MS Français 837

C’est dans le ce manuscrit ancien, référencé MS Fr 837 ou encore Français 837, conservé à la BnF que l’on peut retrouver cette pièce. Présent sur le site Gallica, cet ouvrage dont nous avons déjà dit un mot ici (voir fabliau le Salut d’Enfer) n’est disponible à la consultation, qu’en noir et blanc.

faits, dits et fabliaux du moyen-âge central. Une branche d'armes, poésie anonyme sur les valeurs guerrières
faits, dits et fabliaux du moyen-âge central. Une branche d’armes, poésie anonyme sur les valeurs guerrières

Sur Gallica toujours, on en trouve encore une version un peu plus lisible (quoique). C’est un fac Similé datant de 1932 par Henri Omont (voir ici Fabliaux, dits et contes en vers français du XIIIe siècle) mais il est lui aussi numérisé en noir et blanc. Aucune trace donc en ligne, pour l’instant, d’une version colorisée de ce manuscrit. De fait, l’image que nous vous proposons ci-dessus, réalisée à partir du manuscrit original (feuillet 222/223), est retravaillée partiellement par nos soins, juste le temps de la nettoyer de quelques tâches disgracieuses et de la traitée pour lui redonner un peu des airs du vélin original. On rêverait bien sûr, de pouvoir un jour accéder à ce précieux manuscrit du moyen-âge et à ses lettrines dans leurs couleurs originales. Ne désespérons pas cela dit, la BnF n’a de  cesse que de poursuivre un travail titanesque sur ses collections qui comprend leur restauration et leur conservation comme leur digitalisation et leur indexation.

Chez les historiens médiévistes du XIXe s

Du point de vue de sa publication, on retrouve cette Branche d’armes dans le courant du XIXe siècle, chez Legrand d’Aussy, (Fabliaux ou contes, fables et romans du XIIe et du XIIIe siècle,Tome 1er, 1829). Il en même fournit une traduction partielle tout en nous précisant bien qu’il prend avec le texte quelques libertés (ce à quoi, cela dit, il nous a habitué). Quelque temps après lui, Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud seront, quant à eux, plus laconiques en ne publiant que la version brute (Recueil général et complet Fabliaux des XIIIe et XIVe siècles Tome 2, 1878).

achille_jubinal_jongleur_trouveres_livres_poesie_fabliau_litterature_medievale_moyen-age_centralEntre ses deux versions, en 1835, Achille Jubinal l’avait aussi publié dans son ouvrage Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi,  aux côtés de nombre d’autres pièces en provenance du Manuscrit Français 837. C’est du reste chez lui que nous sommes allés la pêcher.

Au passage, pour ceux qui seraient intéressés pour compter cet ouvrage dans leur bibliothèque, les éditions Forgotten Books en proposent toujours une édition brochée. Pour plus d’informations, vous pouvez consulter ce lien : Jongleurs Et Trouvères, Ou Choix de Saluts, Épîtres, Rèveries Et Autres Pièces Légères Des Xiiie Et XIV Siècles (Classic Reprint)

Pour finir ce petit tour d’horizon sur les publications de cette poésie, il faut encore noter que ce texte n’est pas totalement tombé dans l’oubli puisqu’on le retrouve cité dans un certain nombre d’ouvrages de médiévistes autour de la chevalerie. A défaut de compter dans les innombrables productions de son temps autour de la lyrique courtoise, il n’en demeure pas moins qu’elle reste, par certains  de ses aspects, emblématique de l’idéal des chevaliers du moyen-âge, sur le versant le plus guerrier.

Une Branche d’Armes

Qui est li gentis bachelers
Qui d’espée fu engendrez,
Et parmi le hiaume aletiez,
Et dedenz son escu berciez ?
Et de char* (chair) de lyon norris,
Et au grant tonnoirre* (tonnerre) endormis,
Et au visage de dragon,
Yex* (yeux) de liepart, cuer de lyon,
Denz de sengler, isniaus* (agile, prompt) com tygre,
Qui d’un estorbeillon* (tourbillon) s’enyvre,
Et qui fet de son poing maçue ?
Qui cheval et chevalier rue
Jus à la terre comme foudre?
Qui voit plus cler parmi la poudre* (poussière)
Que faucons ne fet la rivière ?
Qui torne ce devant derrière
J. tornoi por son cors déduire,
Ne cuide que riens li puist nuire;
Qui tressaut la mer d’Engleterre
Por une aventure conquerre,
Si fet-il les mons de Mongeu? (Jura, Valais)
Là sont ses festes et si geu* (jeux) ;
Et s’il vient à une bataille,
‘ Ainsi com li vens fet la paille,
Les fet fuire par-devant lui,
Ne ne veut jouster à nului
Fors que du pié fors de l’estrier;
S’abat cheval et chevalier,
Et sovent le crieve par force.
Fer ne fust, platine, n’escorce,
Ne puet contre ses cops durer,
Et puet tant le hiaume endurer
Qu’à dormir ne à sommeillier
Ne li covient autre oreillier;
Ne ne demande autres dragiés* (douceurs, sucreries)
Que pointes d’espées brisiés,
Et fers de glaive à la moustarde :
C’est uns mès qui forment li tarde;
Et haubers desmailliez au poivre.
Et veut la grant poudrière *(poussière) boivre* (boire),
Avoec l’alaine des chevaus,
Et chace* (chasse) par mons et par vaus,
Ours et lyons et cers de ruit* (en rut),
Tout à pié : ce sont si déduit* (ses plaisirs) ;
Et done tout sanz retenir.
Cil doit mult bien terre tenir,
Et maintenir chevalerie, (3)
Que cil dont li hiraus s’escrie :
Qui ne fu ne puns* (de pondre) ne couvez,
Mès ou fiens des chevaus trovez.
S’il savoient à qoi ce monte* (s’il connaissait sa valeur),
Sachiez qu’il li dient grant honte.

Explicit une Branche d’Armes.

Le dernier paragraphe sur les hérauts qui conspuent notre « gentil bachelier » est sujet à interprétation. Selon certains auteurs (Brian Woledge cité par Michel Stanesco, voir note 2) on pourrait voir là une assertion générale, voire presque « sociale » par lequel le poète se distinguerait ici de ses contemporains, en affirmant que la naissance, l’origine, et finalement la noblesse, n’importerait pas dans la détermination des qualités du chevalier, de son mérite  ou de son statut. Ce n’est qu’un avis personnel, mais je me demande si cette partie ne suggérerait pas plutôt que la poésie dresse peut-être le portrait d’un personnage précis ou particulier du temps du poète, (pas forcément réel, d’ailleurs mais peut-être en provenance de la littérature) et que celui-ci ne nomme pas, par jeu ou simplement pour rester dans l’allusion. Avec la question qui ouvre la poésie: « qui est le gentil bachelier ? »,  cela pourrait aussi se tenir.

Pour conclure et pour autant qu’elle ne se complaît pas dans les valeurs courtoises, cette poésie se situe-t-elle totalement, aux antipodes d’une certaine vision médiévale du chevalier ? Comme nous le disions plus haut, sans doute pas. Dans les chroniques ou dans les gestes, il existe aussi des récits épiques de batailles qui encensent les valeurs au combat.  En lisant cette poésie et face à ce guerrier « absolu » et total, on pourrait penser, par exemple, à Nennius et sa référence au légendaire Roi Arthur qui, sur le mont Badon mit, seul, en déroute les saxons, en les poursuivant jusqu’à la fin du jour. D’une certaine façon, les deux versions du chevalier du plus courtois au plus belliqueux peuvent-être conciliables, en admettant que ce dernier ait deux visages, à la cour ou à la bataille, en temps de paix ou en temps de guerre.

Plus près de nous et pour rester dans le cadre médiéval, du côté par de la littérature fantaisie, si l’on doutait encore que le mythe du guerrier dépeint dans cette poésie médiévale perdure, on pourrait évoquer les  pages les plus épiques d’un David Gemmell avec son Druss la légende et sa hache tournoyante au coeur des plus  gigantesques batailles.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-Age sous toutes ses formes.

(1) Si le terme de bachelier a évolué dans le courant du moyen-âge, il faut le comprendre ici comme un jeune chevalier adoubé ou en passe de l’être. 

(2) voir Jeu d’errance du chevalier médiéval, aspects ludiques de la fonction guerrière dans la littérature du Moyen-âge flamboyant. Michel Stanesco (1988)

(3) « Cil doit mult bien terre tenir, et maintenir chevalerie.« 
Celui là doit être fort capable de tenir une fief, une terre et de porter et défendre les valeurs de la chevalerie.