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« Li nouviaus tens que je voi repairier », un serventois du trouvère Jacques de Cysoing sur son temps

trouvere_chevalier_croise_poesie_chanson_musique_medievale_moyen-age_centralSujet : poésie médiévale, chanson médiévale, sirvantois, servantois, sirventès, poésie satirique,  trouvère, vieux-français, langue d’oïl,
Période :   XIIIe siècle, moyen-âge central
Titre:
Li nouviaus tens que je voi repairier
Auteur :  
Jacques (Jaque) de Cysoing (vers 1250)

Bonjour à tous,

S_lettrine_moyen_age_passionuite au portrait que nous avions fait de Jacques de Cysoing et de son legs (voir article), nous vous proposons, aujourd’hui, de découvrir l’une de ses rares poésies satiriques. Ce trouvère du XIIIe siècle ayant, en effet, chanté principalement l’amour courtois, ce serventois, calqué sur le modèle des Sirventès provençaux, fait donc exception à la règle.

Datations, sources anciennes et manuscrits

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Au vu de son contenu, cette chanson a été écrite un peu après la Bataille du Caire (1249-1250) qui, durant la 7e croisade, assista à la défaite des armées de Louis IX. Comme nous l’avions déjà mentionné, ce repère donné par le trouvère, permet encore de supposer raisonnablement que le comte de Flandres auquel il adresse ici est certainement Guy de Dampierre, contemporain lui aussi de l’événement.

On peut trouver cette chanson dans le très précieux Chansonnier du Roy (MS Français 844) (photo ci-dessus), dans lequel elle est incomplète, mais aussi dans le Manuscrit du Vatican 1490 (début du XIVe). Connu encore sous le nom de Chansonnier français A, ce dernier manuscrit a également copié par JB de La Curne de Sainte-Palaye, dans le courant du XVIIIe siècle, pour donner lieu au Manuscrit 3101 de la Bibliothèque de l’Arsenal (Anciennes chansons françoises avant 1300).

Quand les pingres  Seigneurs
ne savaient s’entourer

Jacques de Cysoing nous conte ici les misères politiques de son temps sous l’angle des cours et des nobles. Il y critique le  manque de largesse, tout autant que la cupidité des seigneurs et barons. Selon le trouvère, ces derniers n’ont d’oreilles que pour les chevaliers de peu de valeur et les moins dignes de confiance ;  l’ombre des mauvais conseillers et des alliances passées pour de mauvaises raisons planent ainsi sur l’ensemble de cette chanson satirique.  C’est même pour lui une des raisons de l’issue défavorable de la Bataille du Caire. C’est un hypothèse mais entre ses lignes, on peut se demander s’il n’exprime pas également quelques difficultés personnelles à trouver un Seigneur qui le prenne à son service.

Ajoutons enfin que dans sa dernière strophe, il prend soin d’abstraire de sa diatribe, le comte de Flandres, en signifiant bien à ce dernier qu’il n’est pas visé par ses vers.

NB : dans un premier temps et pour varier un peu l’exercice, nous avons fait le choix, ici, de l’annotation et des clefs de vocabulaire du vieux-français vers le français moderne, plutôt que de l’adaptation littérale.


Li nouveaus tans que je voi repairier

Li nouviaus tans que je voi repairier* (revenir)
M’eust douné voloir de cançon faire,
Mais jou voi si tout le mont  enpirier
Qu’a chascun doit anuier* (chagriner) et desplaire;
Car courtois cuer joli et deboinaire
Ne veut nus ber* (baron) a li servir huchier* (mander),
Par les mauvais ki des bons n’ont mestier* (n’ont d’utilité)
Car a son per* (semblable, égal) chascun oisiaus s’aaire* (faire son nid).

Nus n’est sages, se il ne set plaidier
Ou s’il ne set barons le lor fortraire (leur soustraire leurs biens).
Celui tienent li fol bon conseillier
Qui son segneur dist ce qui li puet plaire
Las! au besoing nes priseroit on gaire.
Mais preudome ne doit nus blastengier* (blâmer, calomnier).
Non fais je, voir!* (vrai!) ja mot soner n’en quier,
Ne de mauvais ne puet nus bien retraire* (en dire, en raconter).

Une merveille oï dire l’autrier
Dont tuit li preu doivent crier et braire,
Que no jöene baron font espiier
les chevaliers mainz coustans* (honéreux), maiz qu’il paire* (être égal, semblable, s’associer):
Teus les vuelent a lor service atraire.
Maiz ce lor font li malvaiz fauconnier
Qui si durs ges  lor metent au loirrier* (dressé au leurre)
Qu’il lor en font ongles es piés retraire.

Il n’i a roi ne prince si gruier* (expert),
S’il veut parler d’aucun bien grant afaire
Ançoiz n’en croie un vilain pautonier* (scélérat),
Por tant qu’il ait tresor en son aumaire* (coffre),
Que le meillor qu’il soit trusqu’a Cesaire* (Césarée),
Tant la sache preu et bon chevalier.
Mais en la fin s’en set Deus bien vengier:
Encor parut l’autre foiz au Cahaire* (la bataille du Caire).

Princes avers* (avares) ne se puet avancier,
Car bien doners toute valor esclaire.
Ne lor valt rienz samblanz de tornoier* (de tournoi),
S’il n’a en eus de largece essamplaire*(le modèle de la libéralité).
Mais qant amors en loial cuer repaire* (habite),
Tel l’atire qu’il n’i a qu’enseignier* (qui ait toutes les qualités).
Por ce la fait bon servir sanz trichier,
Car on puet de toz biens a chief traire.

Quens* (Comte) de Flandres, por qu’il vos doive plaire,
Mon serventois vueill a vous envoier,
Maiz n’en tenez nul mot en reprovier* (reproche),
Car vos feriez a vostre honor contraire.


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
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Quand la saison est passée : Jacques de Cysoing et l’Amour courtois à l’automne des trouvères

trouvere_chevalier_croise_poesie_chanson_musique_medievale_moyen-age_centralSujet : musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, fine amor,  trouvère, vieux-français, langue d’oïl, fin’amor, biographie, portrait, manuscrit ancien.
Période :   XIIIe siècle, moyen-âge central
Titre:
Quant la sesons est passée
Auteur :  
Jacques de Cysoing (autour de 1250)

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion-copiaers le milieu du XIIIe siècle, à quelques lieues de la légendaire Bataille de Bouvines qui avait vu l’Ost de Philippe-Auguste défaire les vassaux et rivaux  de la couronne moins d’un demi-siècle auparavant, vivait et chantait un trouvère du nom de Jacques de Cysoing. Connu également sous les noms de Jacquemont (Jakemont) de Chison, Jaque, Jaikes, Jakemès de Kison, ou encore Messire de Chison, et même de Cison, ce poète, qui s’inscrit (presque sans surprise) dans la veine de la lyrique courtoise, compte dans la génération des derniers trouvères.

Eléments de biographie

Jacques de Cysoing serait issu d’un village, non loin de Lille et d’un lignage noble qui lui ont donné son patronyme. Il serait le troisième fils de Jean IV ou de Jean III de Cysoing (les sources généalogiques diffèrent sur cette question). Si l’on en croit ces mêmes sources généalogiques et s’il s’agit bien de lui, en plus de s’exercer à l’art des trouvères et de composer des chansons, Messire de Chison aurait été chevalier, ainsi que seigneur de Templemars et d’Angreau.

jacques_de_cysoing_trouvere_moyen-age_central_XIIIe-siecle

Entre les lignes

On peut déduire un certain nombre de choses entre les lignes des  poésies et chansons de ce trouvère. Il a été contemporain de la 7e croisade et notamment de la grande bataille qui eut lieu au Caire et à Mansourah. Il y fait une allusion dans un Sirvantois, rédigé à l’attention du comte de Flandres (sans-doute Guy de Dampierre, si l’on se fie aux dates). Nous sommes donc bien autour de 1250 ou un peu après.

Dans une autre poésie, Jacques de Cysoing nous apprend également qu’il a été marié et il se défend même de l’idée (dont on semble l’accabler) que cette union aurait un peu tiédi ses envolées courtoises et ses ardeurs de fine amant.

« Cil qui dient que mes chans est rimés
Par mauvaistié et par faintis corage,
Et que perdue est ma joliveté*
Par ma langor et par mon mariage »

joliveté  : joie, gaieté, coquetterie plaisir de l’amour). petit dictionnaire de l’ancien français Hilaire Van Daele

Au passage, on note bien ici le « grand écart » que semble imposer, au moins d’un point de vue moderne, la fine amor aux poètes du moyen-âge central quand, pouvant être eux-mêmes engagés dans le mariage, jacques-de-cysoing_trouvere_manuscrit_chansonnier-du-roy_francais-844_moyen-age-central_chanson-medievale_sils jouent ouvertement du luth (pour le dire trivialement) sous les fenêtres de dames qui ne sont pas les mêmes que celles qu’ils ont épousaillées. S’il faut se garder de transposer trop directement ce fait aux valeurs de notre temps (et voir d’ici, voler quelques assiettes), on mesure tout de même, à quel point, en dehors de ses aspects sociaux quelquefois doublement transgressifs (l’engagement fréquent de la dame convoitée s’ajoutant à celui, potentiel, du poète) la fine amor se présente aussi véritablement comme un exercice littéraire conventionnel aux formes fixes auquel on s’adonne. D’une certaine façon, la question de la relation complexe et de la frontière entre réalité historique et réalité littéraire se trouvent ici, une nouvelle fois posée.

Œuvre et legs

On attribue à Jacques de Cysoing autour d’une dizaine de chansons. Elles gravitent toute  autour du thème de l’amour courtois et du fine amant, mais on y trouve encore un sirvantois dans lequel le poète médiéval dénonce les misères de son temps. Toutes ses compositions nous sont parvenues avec leurs mélodies.

On peut les retrouver dans divers manuscrits anciens dont le Manuscrit français 844 dit chansonnier du roi (voir photo plus haut dans cet article) ou encore dans le Ms 5198 de la Bibliothèque de l’Arsenal;  très beau recueil de chansons notées du XIIIe,  daté du début du XIVe, on le connait encore sous le nom de Chansonnier de Navarre (photo ci-contre). Il contient quatre chansons du trouvère (Quant la sesons est passéeNouvele amour qui m’est el cuer entréeQuant l’aube espine florist et Contre la froidor) et vous pouvez le consulter en ligne sur Gallica.

Quant la sesons est passée
dans le vieux français de Jacques Cysoing

Quant la sesons est passee
D’esté, que yvers revient,
Pour la meilleur qui soit née
Chanson fere mi convient,
Qu’a li servir mi retient
Amors et loial pensee
Si qu’adés m’en resouvient* (sans cesse je pense à elle)
Sans voloir que j’en recroie(de recroire : renoncer, se lasser)
De li ou mes cuers se tient* (mon coeur est lié)
Me vient ma joie

Joie ne riens ne m’agree* (ne me satisfait)
Fors tant qu’amors mi soustient.
J’ai ma volonté doublee
A faire quanqu’il convient
Au cuer qui d’amors mantient
Loial amour bien gardee.
Mais li miens pas ne se crient* (n’a de craintes)
Qu’il ne la serve toz jorz.
Cil doit bien merci* (grâce) trouver 
Qui loiaument sert amors.

Amors et bone esperance
Me fet a cele penser
Ou je n’ai pas de fiance* (confiance, garantie)
Que merci puisse trouver.
En son douz viere* (visage) cler
Ne truis nule aseürance,
S’aim melz* (mieux) tout a endurer
Qu’a perdre ma paine.
D’amors vient li maus
Qui ensi mos maine.

Maine tout a sa voillance
Car moult bien mi set mener
En tel lieu avoir baance
Qui mon cuer fet souspirer
Amors m’a fet assener* (m’a mené, m’a destiné)
A la plis bele de France
Si l’en doi bien mercier,
Et di sanz favele* (sans mensonge)
Se j’ai amé, j’ai choisi
Du mont* (monde) la plus belle.

Bele et blonde et savoree* (exquise, agréable)
Cortoise et de biau maintien,
De tout bien enluminee*(dotées de toutes les qualités),
En li ne faut nule rien (rien ne lui manque, ne lui fait défaut)
Amors m’a fet mult de bien,
Quant en li mist ma pensee.
Bien me puet tenir pour sien
A fere sa volonté.
J’ai a ma dame doné
Cuer et cors et quanque j’é* (tout ce que j’ai)

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com.
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Danses médiévales : la sexte Estampie Royale du manuscrit du roy par le Eurasia Consort

sexte_estampie_royale_manuscrit_ancien_musiques_medievales_français_844Sujet : musique, danse médiévale, musique ancienne, Estampie Royale, manuscrit médiéval.
Période :  moyen-âge central, XIIIe
Titre :  la Sexte Estampie Royale
Tirée du manuscrit du Roy (Roi), chansonnier du Roy, français 844
Interprète: The Eurasia Consort
Média : A concert for Unity, 2016, Seattle, Chaîne youtube de August Denhard

Bonjour à tous,

L_lettrine_moyen_age_passion‘antique Chansonnier du Roy, daté du XIIIe siècle et conservé au département des manuscrits de la Bnf où il est référencé comme le MS français 844, n’en finit, décidément pas, de croiser notre route. Il faut dire que ce véritable trésor de musiques et chansons de la France médiévale d’Oc et d’Oil, demeure incontournable pour qui s’intéresse des près aux compositions musicales du moyen-âge central. Nous en reprenons donc, aujourd’hui, le fil pour vous présenter une estampie_royale_manuscrit_ancien_musiques_danses_medievales_français_844de ses nouvelles pièces.

Cette fois, il ne s’agit pas d’une chanson mais d’une danse : la Sexte Estampie Royale. Elle fait partie des rares compositions uniquement instrumentales (par ailleurs demeurées anonymes) que l’on peut trouver dans ce manuscrit.

Les Danses et Estampies royales du Manuscrit du Roy Français 844   consultable en ligne sur Gallica)

L’interprétation que nous en présentons ici, nous provient d’outre-atlantique et d’un ensemble nord américain formé d’artistes venus des Etats-Unis, d’Asie et encore de Turquie. Baptisée le Eurasia Consort, cette formation qui s’intéresse de près aux musiques médiévales, se veut également résolument ouverte sur le monde, ses cultures et ses musiques et nous vous la présenterons un peu plus avant, dans cet article.

Le Sexte Estampie Royale du Chansonnier du Roi par le Eurasia Consort

Le Eurasia Consort,  à la découverte des musiques anciennes sur les routes de la soie

F_lettrine_moyen_age_passion-copiaondé dans le courant de l’année 2013 aux Etats-Unis, par le luthiste et guitariste baroque américain August Denhard (par ailleurs très impliqué dans le champ de la early music côté US, puisqu’il est aussi directeur de l’organisme pour la promotion des musiques anciennes de Seattle depuis 15 ans) et la harpiste d’origine japonaise Tomoko Sugawara, le Eurasia Consort explore le large champ des musiques anciennes en provenance de l’Europe médiévale, du Proche orient, du bassin méditerranéen mais aussi de la Chine et du Japon.

musiques_anciennes_ensemble_medieval_eurasia_consort_route_de_la_soieA l’occasion de ses pérégrinations artistiques, la formation se propose, notamment, dans ses  derniers programmes, de suivre l’antique route de la soie  (du haut moyen-âge au moyen-âge tardif), en passant par les cours des empereurs chinois et ottomans, mais aussi celles du proche-orient ou de l’Europe méridionale.

Soutenu par une certain nombre de fondations américaines pour les arts, la musique et la culture, le Eurasia Consort se donne  pour objectif  la sensibilisation du public (adultes ou jeunes audiences et scolaires) à la richesse de toutes ces musiques anciennes qui font partie du patrimoine de l’Humanité et, plus largement encore, à travers tout cela, la promotion d’une plus grande ouverture sur les cultures du monde.

Du côté concert et prestations et bien qu’il compte en son sein des artistes à la carrière internationale, cet ensemble médiéval est pour l’instant, actif principalement aux Etats-Unis. Il n’a, à ce jour, toujours pas produit d’albums, mais, consolons-nous puisqu’à travers sa chaîne youtube, son co-fondateur August Denhard se charge de nous faire partager quelques unes de leurs pièces.

Visiter le site officiel du Eurasia Consort (anglais)

En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
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Serventois : quand le seigneur et trouvère Huon d’Oisy raillait vertement les croisades de Conon de Bethune

chanson_musique_medievale_croisades_enluminures_moyen-age_centralSujet : chanson médiévale, poésie médiévale, servantois, satire, poésie satirique, chevalier, trouvère, chanson de croisades, musique médiévale.
Période : moyen-âge central, XIIe siècle
Auteur : Huon d’Oisy  (1145 – 1190)
(Hues, Hugues d’Oisy)
Titre : Maugré tous sains et maugré Diu ausi
Ouvrage : « Les chansons de Croisades », Joseph Bédier et Pierre Aubry (1909)

Bonjour à tous,

C_lettrine_moyen_age_passionontemporain du XIIe siècle, Hugues III, seigneur d’Oisy, châtelain de Cambray et vicomte de Meaux, plus connu encore sous le nom d’Huon ou Hues d’Oisy est considéré comme l’un des premiers trouvères du nord de France.

Du point de vue de son oeuvre, il n’a laissé que deux chansons. L’une, plutôt étonnante, conte par le menu un tournoi de nobles dames, dont il nous explique que ces dernières l’avaient organisé pour savoir ce que produisaient les coups que recevaient leurs doux amis lors de tels affrontements. La deuxième chanson est deco_medievale_enluminures_trouvere_un servantois dirigé par le seigneur d’Oisy contre celui qui fut son disciple en poésie : le trouvère Conon ou Quesnes de Bethune. Pour rappel, on trouve une référence explicite à cela dans une chanson de ce dernier  :

Or vos ai dit des barons ma sanblance;
Si lor an poise de ceu que je di,
Si s’an praingnent a mon mastre d’Oissi,
Qui m’at apris a chanter très m’anfance.
Conon de Bethune   « Bien me deüsse targier »
Les Chansons de Conon de Bethune par Axel Wellensköld

A l’occasion du portrait que nous avions fait de ce trouvère (voir biographie de Conon de Bethune ici), nous avions mentionné sa courte participation à la 3ème croisade. Après s’être enflammé et avoir vanté la nécessité des expéditions chrétiennes et guerrières en Terre Sainte auprès de ses contemporains, fustigeant ceux qui ne voulaient s’y rendre, le poète croisé n’eut pas l’occasion d’y briller puisqu’il rentra à la hâte.

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Il faudra attendre la 4ème croisade pour que Conon de Bethune prenne à nouveau la croix et fasse montre alors de plus d’allant mais quoiqu’il en soit, le premier retour rapide de sa première expédition lui valut, comme nous le disions, une verte critique sous la plume d’Huon d’Oisy. Ce dernier prit même pour référence et modèle la chanson « Bien me Deüsse targier » de son homologue, afin de mieux le railler.

Pour mieux comprendre le fond politique et satirique de ce texte, plein de causticité et de ce « roi failli » auquel il est fait ici allusion, il faut ajouter que le châtelain de Cambray s’était, de son côté, rangé sous la bannière de Philippe Iᵉʳ de Flandre, dit Philippe d’Alsace contre le parti de Philippe-Auguste, choisi par Conon de Bethune.

Huon d’Oisy dans les Manuscrits anciens

On retrouve cette chanson dans les deux manuscrits que nous citons souvent ici, le Français 844Manuscrit ou Chansonnier du Roy et le  Français 12615 (MS fr 12615), connu encore sous le nom de Chansonnier de Noailles. Elle est attribuée dans les deux à Mesire(s) Hues d’Oisy.

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Ci-contre Huon d’Oisy dans le Manuscrit du Roy, MS Français 844 de la BnF, consultable sur Gallica au lien suivant.

Eléments chronologiques

Les dates de ce servantois ont été sujettes à débat entre médiévistes, au point de mettre quelquefois en doute, (contre les manuscrits et leurs copistes), l’attribution de cette chanson au seigneur et trouvère d’Oisy. Si la chanson est bien de sa plume, ce qu’on a, en général, fini par convenir, il a dû l’écrire, peu de temps avant sa mort.

Il faut, du même coup, en déduire que cette rentrée de la 3eme croisade de Conon de Bethune se serait située deux ans avant que Philippe-Auguste n’en revienne lui-même, même si à la première lecture, on pourrait être tenté de supposer que le retour du trouvère avait coïncidé avec celui plutôt précipité et décrié du roi de France, fournissant ainsi à Huon un double motif pour les railler tout deux. Le seul problème est que si Conon était rentré en même temps que Philippe-Auguste en 1191, Huon d’Oisy aurait été dans l’impossibilité d’écrire cette chanson puisqu’il avait supposément trépassé près d’une année auparavant.

Mesire Hues d'Oisy dans le Chansonnier de Noailles de la BnF - consultez ici
Mesire Hues d’Oisy dans le Chansonnier de Noailles de la BnF – A consulter sur Gallica ici

Suivant Joseph Bédier, ce retour anticipé des croisades de Conon aurait donc des raisons totalement indépendantes de celui du roi et serait même intervenu bien avant, dans le temps. (si vous souhaitez plus de détails sur ces aspects, nous vous renvoyons à l’ouvrage cité en tête d’article).

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Maugré tous sains et maugré Diu ausi

Maugré* (malgré) tous sains et maugré Diu ausi
revient Quenes* (Conon), et mal soit il vegnans!* (malvenu)
… … … … … … … … … …

… … … … … … … … … …
Honis soit il et ses preechemans* (prédications),
et honis soit ki de lui ne dist: «fi»!
Quant Diex verra que ses besoins ert grans* (qu’il sera dans le besoin),
il li faura, car il li a failli* (il lui faillira comme il lui a failli).

Ne chantés mais, Quenes, je vos em pri,
car vos chançons ne sont mais avenans;
or menrés* (de mener) vos honteuse vie ci:
ne volsistes pour Dieu morir joians, (1)
or vos conte on avoec les recreans* (les lâches, ceux qui ont renoncé),
si remanrés* (resterez) avoec vo roi failli;
ja Damedius, ki sor tous est poissans *(Dieu tout puissant),
del roi avant et de vos n’ait merci!* (n’ait plus pitié ni du roi, ni de vous)

Molt fu Quenes preus, quant il s’en ala,
de sermoner et de gent preechier,
et quant uns seus* (seul) en remanoit decha,
il li disoit et honte et reprovier* (reproches, affronts);
or est venus son liu recunchiier, (il est revenu souiller son nid)
et s’est plus ors* (sale, malpropre) que quant il s’en ala;
bien poet* (de pöeir, pouvoir) sa crois garder et estoier(ranger, remiser),
k’encor l’a il tele k’il l’emporta.

(1) Vous n’avez pas voulu « mourir joyeux » pour Dieu

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En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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