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Monde littéraire, monde médiéval : réflexions sur l’Amour courtois au Moyen-âge

poesie_litterature_medievale_enluminure_codex_manesse_amour_courtois_fine_amor_moyen-age_central_XIIe_XIIIeSujet : amour courtois, fine amor, poésie médiévale, réflexions, définition, réalité sociale, réalités médiévales, mentalités médiévales.
Période : moyen-âge central, moyen-âge tardif

Bonjour à tous,

Suite à la publication de la ballade «Se je vous aim de fin loyal corage» de Guillaume de Machaut, nous voudrions coucher, ici, quelques réflexions sur l’amour courtois : ses mécaniques, son cadre, ses attentes, ses codes, ses prétentions. Nous en profiterons, notamment, pour nous pencher sur les articulations entre monde littéraire et monde médiéval, dans le cadre de la fine amor.

Contexte

Si l’amour courtois s’est transformé et généralisé pour devenir, un peu, un modèle idéal de conduite et de séduction dans nos sociétés, il a, dans ses prémices, autorisé des jeux dont la dimension n’était pas exempte d’enjeux socialement « transgressifs ». On peut même être frappé, par instants, en mesurant à quel point, par le truchement de la fine amor, le Moyen-âge a pu « autoriser » et même promouvoir la coexistence de deux mondes antithétiques  :  celui de la réalité médiévale et de ses valeurs sociales, d’un côté, celui de la courtoisie, de la littérature et de l’imaginaire de l’autre.

Sans doute a-t-il fallu pour cela, qu’un statut particulier soit accordé à la lyrique courtoisie, et qu’un relatif cloisonnement ait séparé ces deux mondes : celui de la réalité et de ses enjeux et celui du « jeu » et du fantasmé. Aujourd’hui, ce cloisonnement ne serait, sans deco_enluminures_rossignol_poesie_medievaledoute, plus possible. Nous allons avoir l’occasion de développer cela, en raccrochant sur la ballade et les mésaventures amoureuses de Guillaume de Machaut dont nous avons eu l’occasion de parler  dans l’article « Se je vous aim de fin loyal corage ».

En un mot, l’histoire est la suivante : le vieux poète s’est entiché d’une jeune demoiselle ; au début un peu froid, il a fini par céder à ses avances. Par la suite, il s’est piqué au jeu, au point même de s’illusionner lui-même. Au cours de cette aventure, il parait même avoir été quelque peu instrumentalisé par la jeune fille : cette dernière se serait servi, par exemple (du moins le pense-t-il), de ses poésies pour les montrer à d’autres. Les fins de la demoiselle ne sont pas très claires – moqueries, mise en valeur sociale de sa propre personne, stratégies auprès d’autres prétendants – et une certaine immaturité en est peut-être la cause, mais elles excèdent, en tout cas, l’intimité et la nature supposément secrète de la relation, fut-elle littéraire. Pour finir, l’aventure contée par le poète connaîtra une issue un peu tragique puisque la belle finira par se marier en mettant fin à la relation. On le verra, ceci n’empêchera pas ce dernier de vouloir poursuivre la relation courtoise.

La chosification du loyal amant

Par sa nature même, la Fine Amor contient toujours, en germe, la possibilité d’éconduite, mais aussi de « chosification » de son auteur : flatteries, séduction, l’exercice valorise sa « cible » et, dans les faits qui nous intéressent, cette dernière se trouve être souvent une demoiselle ou une dame hors de portée sociale.

Quand les jeux sont ouverts, si le secret de principe est éventé, le poète peut, peut-être, en tirer quelque « gloriole », mais, cela demeure tout aussi vrai de la dame courtisée. N’est-il pas plaisant, en effet, de se laisser aller à ces jeux littéraires, flatteurs pour l’ego, dont on sait déjà, dans bien des cas, qu’ils n’auront aucune incidence sur la marche de la réalité ? Au sein même de nombreuses poésies courtoises, une partie des « médisants » est là pour rappeler au poète que l’exercice est risqué et qu’il pourrait bien se retrouver l’instrument d’une triste méprise : on le moque pour son trop de « servilité » ou d’abaissement », on persifle les qualités réelles de la dame et, notamment, sa loyauté. A quoi bien souvent le loyal amant reste sourd (sans quoi il ne serait plus loyal).

Le vent des malentendus

Dans la veine des désillusions de Machaut, le poète médiéval sait-il que ses productions, et finalement son désir et ses projections, pourront faire l’objet d’une instrumentalisation ? Sauf à être naïf, le risque est inhérent à l’exercice mais il peut toujours espérer que le deco_enluminures_rossignol_poesie_medievalesecret de sa correspondance soit, au moins, respecté. Son ambition s’épuise-t-elle, sur le simple terrain littéraire, une fois l’encre de ses vers séché? Dans certains cas, peut-être, dans d’autres, il semble évident qu’il en attend bien plus. Bien fou, pourtant, qui croirait gommer d’un trait de plume, les principes qui commandent à la réalité sociale médiévale. Le terrain est glissant et, quelquefois, les lignes paraissent un peu brouillées entre jeu littéraire, sentiments et attentes véritables du loyal amant, et réception possible de l’exercice ; et s’il est généralement entendu que les flammes du désir inassouvi demeurent au centre de la quête courtoise, il peut souffler, quelquefois, à la lisière de son cadre, comme un vent de malentendu sur la réciprocité des attentes.

L’amour courtois face au principe de réalité

Deux mondes étanches ?

Nous le disions plus haut, du point de vue de l’analyse, tout se passe comme si la Fine Amor et ses jeux littéraires, nous mettaient face à l’existence de deux mondes indépendants : d’un côté, celui fait de chair, de sang et de matière ; c’est le monde médiéval, le réel, le tangible avec ses réalités sociales, ses classes, ses mariages arrangés et stratégiques, ses lignages cloisonnés de la haute noblesse. De l’autre, se tient le monde de la poésie et de l’exercice littéraire courtois, fait de vélin, d’encre et de plumes ; c’est le règne du fantasme, du désir, de la possible transgression.

A travers la lyrique courtoise, la dame de haute condition peut se laisser approcher, courtiser et flatter par le clerc, le poète, le petit noble ou le petit seigneur. De l’autre côté (dans les cas de relations « ascendantes » et de différences de « classes » au sein de la noblesse :  petite et moyenne noblesse face à grand noblesse, …), un certain nombre d’hommes  vont « s’autoriser », par le travers de l’écrit et du style, à jeter leur dévolu sur une grande dame ou damoiselle.  Ainsi, ces  « ver(s) de terre amoureux d’une étoile » ne rêveront que de la séduire, la conquérir, la servir, peut-être même seulement de l’effleurer ou de susciter son attention : une relation dont certains médiévistes ont fait remarquer qu’elle pouvait être rapprochée du modèle de la féodalité et de la relation vassalique.

Une brèche (illusoire?) dans la réalité

deco_enluminures_rossignol_poesie_medievalePour donner corps à cette volonté d’un possible rapprochement, l’amant courtois n’a pour lui que son talent de plume et un engagement qu’il veut infaillible. Au delà de la simple beauté et des qualités morales ou intellectuelles de la dame (qu’il ne se privera pas de louer), la condition sociale de cette dernière, les exigences de son statut et même, la réalité de ses engagements quand elle en a, sont parfaitement connus de ce prétendant. Pourtant, si ces contraintes participent indéniablement des motifs de son attraction, il en nie, d’une certaine façon, « la concrétude » ou les implications. Par ses artifices et ses codes, l’amour courtois va, en quelque sorte, autoriser le poète, à lancer une échelle par dessus cette réalité, en lui permettant de former un espoir fou : celui de pouvoir la transcender. D’une certaine manière, il n’est pas tout seul dans son entreprise : s’il dresse, en effet, dans ses vers, tous les obstacles qui s’interposent entre lui et la dame (les médisants, le siècle et ses valeurs déchues, les autres prétendants, etc…), les pans entiers d’un monde le soutiennent dans son entreprise.

Le Moyen-âge à l’assaut
de sa propre transgression

Ce rapprochement entre le loyal amant et sa « princesse ou dame inaccessible », un certain Moyen-âge n’aura, en effet, de cesse de l’appeler de ses vœux. Contre les conventions sociales établies, contre le respect des principes de la féodalité, contre les valeurs religieuses et les principes sacrés de l’union promulgués par le monde chrétien, le monde médiéval ne cessera de vouloir donner corps à ce mythe, quitte à le réinventer ou l’affabuler jusque dans ses chroniques : les Vidas et les Razos des troubadours sont emplis de ces récits d’amour réciproque entre un poète (quelquefois, lui-même, seigneur) et une grande dame ou une princesse ; les biographies des trouvères leur emboîteront, maintes fois, le pas.

Tout ce passe comme si, ce Moyen-âge là entendait gratifier le loyal amant d’un juste retour, en paiement de ses qualités et de son amour, quitte à le faire au détriment de ses propres réalités sociales et de son ordre établi : une bulle de rêve ? L’espoir d’un décloisonnement (relatif et interne à la noblesse et ses sous-classes) ? Quelque chose qui prouverait qu’une voie est possible et que les règles peuvent être transgressées ? Les objets culturels et sociaux sont complexes et on ne peut, si facilement, les réduire à leur nature fonctionnelle, mais, tout de même. Si le territoire de la littérature courtoise a dû, nécessairement, être défini comme un « jeu codifié » pour pouvoir coexister avec les réalités médiévales, dans ses aspects les plus sulfureux, il flirte avec des valeurs tellement aux antipodes du monde qui le voit émerger qu’on peut se demander si sa vocation n’est pas, en grande partie, de proposer une évasion radicale : du social, ou même de nouveaux modèles idéalisés d’accession au pouvoir. Une sorte d’espoir qui se saurait, lui-même, vain, mais dont le seul exercice suffirait à tutoyer la saveur incomparable de la transgression. Il se présente, en tout cas, comme un territoire fantasmé, construit en opposition à une certaine réalité, et sur lequel de nouveaux modèles relationnels avec leurs propres codes, pourraient exister et s’épanouir.

Relativité du passage à l’acte
dans le cadre médiéval

Quand nous parlons de transgression, mettons y tout de même un bémol. En fait de « passage à l’acte », la Fine deco_enluminures_rossignol_poesie_medievaleAmor  médiévale peut trouver sa simple récompense dans une réciprocité des sentiments qui n’aura d’effets que sur le plan fantasmagorique, symbolique ou rêvé et aucune incidence véritable sur le plan social et réel : un accord susurré du bout des lèvres, un signe d’affection, une marque d’intérêt, la promesse d’un baiser, … Dans ces jeux qui flirtent avec les interdits et les désirs voués à ne pas toujours être assouvis, une simple percée dans la réalité, un simple signe, la reconnaissance du poète médiéval courtois comme favori (littéraire) par la dame concernée, peut  suffire, dans certains cas, à enflammer ce dernier.

Une meilleure place à la cour, un peu plus de soupe à la table, un regard appuyé, le sentiment peut-être de sortir du lot et d’être reconnu comme « loyal amant » dans ce monde codifié ? Un rêve immense dans les cartons mais qui se satisfait de petits aménagements ou de « niches secondaires » (Erving Goffman – Asiles, 1961 ) comme ordinaire et comme horizon. Notre modèle moderne de l’amour s’en trouverait, à coup sûr, frustré et ne saurait, si facilement, s’en contenter.

Le choc des deux mondes

Bien sûr, ce monde de papier et de rimes où courent des désirs interdits et coupables peut finir par se choquer contre le monde médiéval factuel et ses réalités. Comme on y joue avec le feu, il y a eu nécessairement, par moments, passage à l’acte (au sens charnel et consommé). Quand bien même, sans verser dans le cynisme, la marche du monde médiéval n’en a pas été changé : pour loyaux qu’ils aient pu être ou grands génies de la plume et du style, les clercs ou les barons n’ont point été couronnés. L’ascenseur sociale est en panne. L’amour courtois, même consommé, restera voué au secret. Dans ses formes transgressives les plus avancées, jamais il ne révolutionnera la réalité du monde qui l’autorise à exister, mais sans doute n’en demande-t-il pas tant.

En dehors de tels franchissements, les maris ou les prétendants officiels pourront se montrer agacés par ces jeux et ces amours de papier. Certains finiront même par bannir ou chasser le prétendant devenu encombrant, ou peut-être, encore, par éloigner « l’objet » de convoitise et de tentation, de la vue des concurrents. De la même façon, d’autres poètes manifesteront des colères bien réelles ou se sentiront violemment trahis en apprenant que la dame s’était finalement tournée vers un prétendant réel ou même, vers un autre favori de plume. Monde littéraire, monde réel, le jeu et ses codes finissent, quelquefois, par trouver leurs limites concrètes sur le terrain et s’y casser les dents.

Courtoisie et Modernité

Une réalité qui nous parle

Pour résumer, sous le couvert du style, l’amour courtois évolue dans un monde allégorique, du fantasmé, du désiré qui a ses propres codes et ses propres règles. Son terrain de jeu est « autorisé » et même plébiscité par une partie du Moyen-âge, mais il reste miné ; à n’importe quel moment, il peut être rattrapé par des réalités qui, pour le coup, nous paraissent familières : des maris jaloux, des dames qui se deco_enluminures_rossignol_poesie_medievalerefusent au jeu, d’autres qu’on éloigne volontairement de l’échiquier, des prétendants déçus qui finissent par se lasser, des mariages de classes qui finissent par faire s’écrouler, en un instant, les espoirs des poètes comme autant de châteaux de cartes. Si le monde médiéval peut tolérer et apprécier l’amour courtois comme « exercice de style », ce dernier ne cesse de vouloir interagir avec une réalité aux antipodes des valeurs de son monde. Il faut, donc bien, de temps en temps, qu’il en paye le prix.

De fait, à quelques siècles de là, ce prix peut encore nous parler parce que, malgré le vent assez passager de libération des mœurs qui avait pu souffler dans les années 70, les valeurs morales du monde médiéval chrétien, en matière amoureuse, sont restées, en partie, les nôtres. Leurs racines ont simplement gagné en profondeur et nous n’en avons plus forcément conscience : sacralité de l’union, loyauté, fidélité, etc…  En avançant sur le terrain de la sociologie critique et au risque de nous faire traiter de briseur de rêves, inutile d’ajouter que le cloisonnement social des unions est largement resté de mise, n’en déplaise, au mythe de la princesse et du ramoneur.

Terre de contrastes

Si la courtoisie donne à ses poètes la possibilité de jeter des ponts entre un monde littéraire et monde médiéval factuel, jamais, comme au moyen-âge, on a pu, à ce point, séparer l’exercice littéraire amoureux d’un certaine « réalité » des relations. Jamais, on a pu y plébisciter, à ce point, le modèle du loyal amant, même dans ses formes les plus transgressives.

Concernant une certaine mécanique de l’amour courtois, presque indépendante du principe de réalité, on peut valablement revenir ici à la ballade de  Guillaume de Machaut. Il nous en donne, en effet, dans sa poésie, un exemple assez édifiant. La belle qui faisait l’objet de toutes ses attentions s’est marié à un autre, mais le poète continue de réclamer « son cœur ».

« Se vous avez pris autre en mariage,
Doy je pour ce de vous estre ensus mis
Et de tous poins en oubli?
Certes nennil; car puis que j’ ay en mi
Cuer si loyal qu’il ne saroit meffaire,
Vous ne devez vo cuer de moy retraire. »

« Si vous en avez pris un autre en mariage.
Dois-je pour cela être rejeté de vous
Et condamné à un entier oubli ?
Non certes ; puisque j’ai en moi
Cœur si loyal qu’il ne saurait méfaire,
Vous ne devez de moi retirer votre cœur. »

Même face à l’intervention la plus concrète de la réalité, les personnages (de papier) pourraient donc continuer de s’aimer. Interpréter la demande du poète uniquement comme la marque d’un vieil amant désespéré serait une fausse piste :  sa ballade sonne comme une évidence dans un univers codifié. Elle donne bien la mesure de la nature transgressive de la Fine Amor, mais démontre aussi, le cloisonnement que le moyen-âge a pu ménager entre le monde idéalisé des désirs et de l’imaginaire et le monde réel des engagements. En dehors du modèle de pouvoir féodal, de la forte étanchéité de la haute noblesse et de sa main mise sur le pouvoir, la forte prégnance des unions arrangées peut-elle avoir favorisée la lyrique courtoise ? C’est encore une autre piste.

deco_enluminures_rossignol_poesie_medievaleQuoiqu’il en soit, en transposant l’exacte situation dépeinte dans les vers de Machaut à notre monde, on mesure à quel point sa demande peut nous sembler décalée. Dans la majorité des cas et pour n’importe quel prétendant contemporain, à peu près normalement constitué, un acte aussi fort que le mariage de la belle convoitée marquerait, à coup sûr, un couperet à l’aventure (ne fut-elle qu’épistolaire). Dans quelques très rares sphères sociales, on pourrait, peut-être, trouver quelques exceptions à cette règle, mais tout de même ; on imaginerait, sans doute assez mal, une jeune mariée continuer à recevoir des poésies enflammées et des avances d’un autre prétendant et ce dernier continuer de réclamer son cœur.

Encore une fois, passée la vague de permissivité de la fin des années soixante, nos modèles relationnels amoureux semblent bien s’être coulés, à nouveau, dans un moule plutôt traditionnel : on attend de l’être aimé une loyauté dans les actes, autant qu’une loyauté de cœur. Est-ce à dire qu’un jeune époux, au moyen-âge, n’aurait pas été en droit d’en attendre autant ? Non, le jeu reste épineux, mais les cartes sont un peu plus brouillées par la nature codifiée du jeu courtois et le fait que le loyal amant est finalement plébiscité par une partie de la société. Dans notre monde et en matière amoureuse, il demeure évident qu’exercice littéraire et réalité sont bien plus clairement décloisonnés.

Pour réfléchir plus avant sur le sujet de la Fine Amor, vous pouvez encore consulter l’article suivant : Amour courtois, le point avec 3 experts de la question

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

Rolandskvadet, une ballade norvégienne sur la chanson de Roland par le trio Mediaeval

moyen-age_musique_litterature_medievale_vikings_scandinavie_auteurs_medievaux_charlemagne_rolandSujet : musique, chanson, poésie médiévale, scandinavie, Norvège médiévale, Charlemagne, Roland, Haakon V, littérature courtoise, ballade folklorique, chanson traditionnelle, folk médiéval.
Période : moyen-âge central, XIIIe siècle
Auteur : Anonyme
Titre : Rolandskvadet, la chanson de Roland
Interprètes : Trio Mediaeval
Album : Folk Songs (2007)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous voyageons vers le nord de l’Europe et les terres scandinaves à la découverte d’une version toute récente de la chanson de Roland qui nous provient de manière presque inattendue, tout au moins en apparence, de Norvège.

Par quel curieux mystère l’histoire et la fin tragique  du  plus fidèle et héroïque guerrier de Charlemagne peut-elle aujourd’hui se retrouver chantée par un trio originaire de Scandinavie dans un album qui met en exergue les chansons traditionnelles et folkloriques de Norvège ? C’est ce que nous allons nous proposer de vous expliquer dans cet article, en remontant le fil de l’Histoire jusqu’au moyen-âge central.

mort_de_roland_roncevaux_legendes_charlemagne_moyen-age_central_manuscrit_ancien_enluminures
Mort de Roland à Roncevaux, VIIIe siècle (778). MS Français 6465 BnF, département des Manuscrits, Grandes Chroniques de France, Jean Fouquet, (Milieu du XVe siècle)

La Karlamagnùs Saga, la geste de Charlemagne en terres noiroises

A_lettrine_moyen_age_passion la fin du XIIIe siècle et sous le règne de Haakon V de Norvège (1270-1319) parut en vieux norrois (le norvégien ancien devenu aujourd’hui l’Islandais), la Karlamagnùs Saga. Le récit contait l’épopée du grand empereur Charlemagne et la chanson de Roland y avait, bien entendu, sa place.  A la même époque et sans doute à l’initiative du souverain, de source sûre et documentée, une quarantaine d’autres récits, romans ou poésies français furent traduits au coté de cette saga. Il y a pu en avoir plus, mais si c’est le cas, ils se sont perdus en cours de route.

Selon la romaniste et médiéviste danoise Jonna Kjaer (1), les traductions sous Haakon V de cette littérature médiévale française participait d’une volonté du souverain « de mettre la Norvège à la hauteur de la civilisation européenne contemporaine« . Pour être plus spécifique, il était notamment question pour lui d’introduire et  de promouvoir à sa cour et « dans son entourage », les moeurs courtoises.

Les textes ont sans doute et en partie transités par l’Angleterre même si les échanges culturels entre la France et la Norvège, dans le courant des XIIe et XIIIe siècles, sont des faits établis, notamment à travers certaines abbayes (Saint Victor à Paris) mais encore par des litterature_medievale_Haakon_V_magnusson_de_norvege_duc_oslo_moyen-age_centralclercs norvégiens venus se former à l’Université de Paris.  Parmi les oeuvres concernées, outre la saga de Charlemagne, on retrouvait aussi des chansons de gestes, des pièces courtoises et encore trois romans arthuriens de Chrétien de Troyes.

Bien entendu, pour des raisons sans doute autant liées à la difficulté de transposer mot pour mot l’univers et le contexte historique français dans lesquels baignait la plupart de ces textes (et notamment les chansons de Geste), autant que pour des raisons idéologiques et politiques, les textes une fois traduits n’étaient pas tout à fait les mêmes que les originaux. On notera, par exemple, avec Jonna Kjaer (opus cité), que le peu de goût pour les croisades du souverain norrois l’ont sans doute conduit à en gommer quelque peu l’ardeur dans les versions traduites. (pour plus de détails, nous vous renvoyons à l’excellent article de la romaniste cité en sources)

Plus tard, au moyen-âge tardif et dans le courant du XVe siècle, un auteur danois vint encore recompiler la Karlamagnus saga pour en produire une version d’un usage plus populaire, en s’aidant aussi d’autres poésies médiévales françaises. Au XIXe siècle, des versions adaptées de cet ouvrage circulaient encore dans les campagnes islandaises ou danoises. Nous trouvons ces faits exposés très clairement dans l’introduction de La chanson de Roland, de l’historien et chartiste Léon Gauthier, datant de 1876 (2)

Rolandskvadet, aux origines de la Chanson
et ballade Norvégienne sur Roland

T_lettrine_moyen_age_passionout cela démontre donc, sans conteste, une réelle popularité de cette saga de Charlemagne en terres scandinaves et, avec elle, la partie qui concerne le chant de Roland de Roncevaux. Cette popularité a perduré au fil des siècles et, de fait, on comprend mieux pourquoi et comment on peut encore, de nos jours, retrouver une chanson norvégienne sur le sujet;  l’intérêt que cette dernière démontre pour l’histoire franque et ses héros vient de très loin.

Si elle fut bien inspirée de la Karlamagnus Saga, cette ballade ayant originellement pour titre  Roland og Magnus kongen (Roland et le Roi Magnus), a été recueillie au début du XIXe siècle par les folkloristes norvégiens. Il semble qu’elle ait été collectée directement auprès des chanteurs populaires issus de la longue tradition des bardes nordiques. Son auteur s’est perdu dans les méandres de la transmission et de la culture orales et nous ne savons pas non plus la dater précisément mais il ne fait aucun doute qu’indirectement au moins elle prend ses racines dans le lointain passé médiéval auquel nous faisions référence plus haut. Depuis, elle a connu de nombreuses variantes; les versions originelles qui comptaient entre 27 et 31 strophes (!) sont quelquefois tronquées, comme c’est le cas de l’adaptation que nous en propose aujourd’hui le Trio Mediaeval.


La Gloire de Roland et de Charlemagne dans l’Europe médiévale

« Roland est un des héros dont la gloire a été le plus oecuménique, et il n’est peut-être pas de popularité égale à sa popularité »
Léon Gauthier la Chanson de Roland

Pour élargir, il est indéniable que la popularité de Roland fut grande, en Scandinavie, comme en de nombreux autres endroits de l’Europe médiévale : Allemagne, Angleterre, Italie, Hollande, … Au moment où les romanciers et poètes du moyen-âge central avaient commencé à donner à la mythologie arthurienne ses premières lettres de noblesse, le roi celte et breton était pourtant loin de rallier tous les esprits à sa cause et à sa référence. Une bonne dose d’imaginaire entourait aussi les récits arthuriens et si on les considérait chant_roland_roncevaux_litterature_chanson_medievale_moyen-age_central« plaisants »  avec Jean Bodel : « Li conte de Bretaigne si sont vain et plaisant », on savait, par ailleurs, que leur nature était, en grande partie, fictionnelle.  Et même si le roi Edouard 1er d’Angleterre dans le courant du XIIIe siècle, se piqua d’intérêt pour l’histoire du roi breton, il fallut compter tout de même sur de notables efforts de l’Abbaye de Glastonbury pour tenter de donner à la légende des chevaliers de la table ronde un fond plus solide de véracité ou au moins de vraisemblance historique.

De son côté, pour romancée, magnifiée ou même encore instrumentalisée que pouvait être l’histoire de Charlemagne et de Roland, ces derniers demeuraient des personnages historiques bien réels et les faits de Charlemagne, grand empereur unificateur, restaient établis à l’échelle européenne. Dans les XIIe et XIIIe siècles et longtemps loin devant Arthur, l’empereur et son fidèle Roland comptaient indéniablement parmi les héros qui faisaient rêver les rois et chanter les bardes jusqu’aux confins des terres de l’Europe médiévale.


La chanson de Roland par le Trio Mediaeval

Le Trio Mediaeval

F_lettrine_moyen_age_passion-copiaondée à Oslo dans les années 1997 par l’artiste Linn Andrea Fuglseth, la formation vocale norvégienne Trio Mediaeval s’est donnée comme ambition de faire revivre les chants monodiques ou polyphoniques sacrés de l’Italie, l’Angleterre et la France médiévales, mais encore d’y adjoindre des ballades ou chansons plus traditionnelles (ou folk) en provenance des répertoires norvégiens, suédois ou islandais, et réarrangées par leurs soins.

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Vingt ans après sa création, le trio féminin continue de se produire activement.  Sa fondatrice et directrice est aujourd’hui entourée de  Anna Maria Friman et Berit Opheim, cette dernière ayant remplacée Torunn Østrem Ossum qui faisait partie de la formation des origines et l’a quitté depuis. En scène ou sur leurs albums, on peut retrouver les trois chanteuses en trio simple ou accompagnées de divers artistes, ceci pouvant aller jusqu’à des formations et orchestrations plus conséquentes.

Retrouvez leur site et toute leur actualité ici (en anglais)

L’album Folk Songs

Q_lettrine_moyen_age_passionuatrième album du trio, Folk Songs entendait renouer avec les racines traditionnelles et anciennes de la musique norvégienne. Trio Mediaeval faisait appel ici à l’artiste Birger Mistereggen spécialiste des percussions dans la pure tradition norvégienne et signait un album résolument folk et 100% nordique.

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Si l’album vous intéresse ou même simplement quelques unes de ses pièces, vous pourrez le trouver au lien suivant en format CD ou en format dématérialisé MP3 : Folk Songs du Trio Mediaeval

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Les paroles de Rolandskvadet du Trio Medioeval & leur traduction française

NB : mon norrois étant aussi pauvre que la misère sur un jour sans pain, la version française des paroles est adaptée par mes soins à partir de leur traduction anglaise. Elle en a donc clairement des limites, mais elle a au moins le mérite de nous permettre d’approcher le texte original.

Seks mine sveinar heime vera
Og gjøyme det gullet balde;
Dei andre seks på heidningslando
Gjøyme dei jarni kalde.

Six hommes restèrent à l’arrière
Pour garder leur or;
Les six autres au coeur de la lande
Brandirent l’acier froid.

Ria dei ut or Franklandet
Med dyre dros i sadel.
Blæs i luren, Olifant,
På Ronsarvollen.

Ils sont sortis des terres franques
Avec des butins dans leurs selles.
Souffle dans ta corne, Olifant,
À Roncevaux.

Slogest dei ut på Ronsarvollen
I dagane två og trio;
Då fekk’kje soli skine bjart
For røykjen av manneblodet.

Ils se battirent à Roncevaux
Pour deux jours, sinon trois;
Et le soleil était obscurci
Par la puanteur du sang des hommes.

Ria dei ut or Franklandet…
(refrain) Ils sont sortis des terres franques…

Roland sette luren for blodiga mundi
Blæs han i med vreide.
Då rivna jord og jardarstein
I trio døger av leide.

Roland porta son cor à sa bouche ensanglantée
Et souffla dedans de toute sa volonté
La terre trembla et les montagnes résonèrent
Durant trois jours et trois nuits.

Ria dei ut or Franklandet…
(refrain) Ils sont sortis des terres franques…

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« ailleurs » viking, réalités européennes médiévales & « Sacré Charlemagne »…

C_lettrine_moyen_age_passion‘est un fait, de nos jours, une certaine littérature, des mouvements musicaux ou même encore de nombreuses troupes médiévales de reconstituteurs sont fortement attirés par les légendes ou la mythologie nordiques ou par l’histoire de ces vikings qui, venant de leurs terres froides, s’installèrent dans le nord de la France entre la fin du haut moyen-âge et le début du moyen-âge central. Pour autant, on s’en souvient sans doute moins, mais il est amusant de constater qu’à une période médiévale un peu plus tardive, les légendes et l’histoire de Charlemagne en provenance des terres franques, autant que la poésie et les chansons de geste françaises qui les vantaient, influençaient grandement la littérature et les esprits du côté de la Norvège et de la Scandinavie.

chanson_medievale_viking_humour_ballade_norvegienne_saga_charlemagne_scandinavie_moyen-age_central

Sous la pression même de leurs couronnes, on  voyait  alors dans ces oeuvres littéraires le moyen d’introduire des « éléments civilisationnels » en provenance de l’Europe, autrement dit (pour ne pas entrer dans le difficile débat qui consiste à définir ce qu’est exactement une civilisation) des « choses culturelles » auxquelles on prêtait suffisamment de reconnaissance et de crédit, pour vouloir les voir diffuser au sein de son propre territoire,  Contre les conquêtes et les grandes expéditions du haut moyen-âge, la courtoisie et ses valeurs étaient, semble-t-il, devenues les signes d’une certaine modernité, une norme, en somme, qu’on cherchait même à importer, dusse-t-elle être au passage adaptée et quelque peu remaniée.

Pour parenthèse, on notera encore que cette popularité du thème de Roland est encore relativement présente en Norvège puisque cette chanson a connu plus de sept enregistrements par des groupes folk locaux différents, depuis le milieu du XXe siècle. Dans le même temps, en France, nos chansons sur Charlemagne se réduisent à peu près à une contine pour enfants sur l’invention de l’école, reprise par France Gall dans les années soixante et écrite par son père Robert, parolier et chanteur, un peu avant. Sauf tout le respect dû à la mémoire de l’auteur autant qu’à sa belle et talentueuse interprète, disparue récemment et puisqu’il ne s’agit pas de cela, on conviendra tout de même que du point de vue de notre Histoire, nous avons perdu quelques billes en cours de route… Il fallait bien, semble-t-il quelques norroises passionnées de musiques médiévales et anciennes pour venir nous rappeler les glorieux héros de notre moyen-âge.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.


Sources :

(1) La réception Scandinave de la littérature courtoise et l’exemple de la Chanson de Roland/Af Rúnzivals Bardaga. Une épopée féodale transformée en roman courtois ? Jonna KjaerRomania, 1996.

(2)   La chanson de Roland, Par Léon Gauthier, professeur à l’Ecole des Chartes, sixième édition (1876)

Voir aussi ;

La Karlamagnus-Saga, histoire islandaise de CharlemagneGaston Paris, Bibliothèque de l’École des chartes  Année 1864 

Roland og Magnus kongen, (article très bien sourcé de Wikipédia)