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Saluts d’Amour, un peu de courtoisie médiévale dans un monde brutal

Sujet : vieux-français, poésie médiévale, poésie courtoise, amour courtois, trouvères, troubadours, langue d’oïl
Période : Moyen-âge central XIIIe siècle.
Auteur : anonyme
Titre : Salut d’amour, Douce Dame salut vous mande
Ouvrage : Jongleurs & TrouvèresAchille Jubinal, 1835.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons au XIIIe siècle et dans la France des trouvères pour y découvrir une rare pièce d’amour courtois. L’auteur nous est demeuré anonyme mais nous la disons rare parce qu’assez peu de traces écrites nous sont parvenues de ce genre poétique éphémère du Moyen Âge central appelé les « Saluts d’amour ».

Les saluts d’amour des troubadours aux trouvères

La pièce courtoise du jour accompagnée d'une enluminure du Codex Manesse (Manessische Handschrift, Große Heidelberger Liederhandschrift début XIVe siècle)

Les saluts d’amour forment un genre de pièces courtoises à part dans la littérature médiévale des XIIe au XIVe siècles. Le fine amant y salue généralement la dame de son cœur et loue ses qualités. Le plus souvent, ces pièces sont aussi tournées de façon à appeler une réponse de la dame en question.

On trouve l’origine de ces poésies courtoises dans la littérature provençale et chez les troubadours. Les plus anciennes qui nous soient parvenues sont, en effet, rédigées en langue d’Oc : Raimbaut III comte d’Orange et Arnaud de Mareuil ont inauguré le genre au XIIe siècle. Le XIIIe siècle assistera à l’émergence de saluts d’amour en langue d’oïl. Comme d’autres formes issues de l’art des troubadours du sud de France, les trouvères s’en sont donc vraisemblablement inspirés pour en composer à leur tour. C’est le cas de celui que nous vous présentons aujourd’hui puisqu’il est en langue d’oïl.

Les saluts d’amour dans la poésie médiévale

Les Saluts d’Amour étaient-ils très répandus. Peu de pièces de ce type nous sont parvenues (7 du côté des troubadours occitans et provençaux pour 12 en langue d’oïl en provenance des trouvères) mais il est possible qu’ils aient circulés oralement et que les traces écrites ne reflètent pas leur popularité d’alors. Ce fut, à tout le moins, l’avis du philologue Paul Meyer qui, dans le courant du XIXe siècle, mentionnait aussi la présence d’allusions à ces pièces amoureuses dans d’autres documents (1).

Si certaines de ces poésies courtoises médiévales se sont peut-être perdues en route, il faut constater que le salut d’amour est tombé assez vite en désuétude puisqu’on n’en retrouve plus, dans cette forme, après le XIIIe et les débuts du XIVe siècle.

Le Salut d'amour dans le manuscrit ms Français 837 de la BnF
« Douce Dame Salut vous mande« , Salut d’amour dans le ms Français 837 (voir sur Gallica)

Des pièces trempées d’amour courtois

Déclarations amoureuses ou même encore quelquefois, évocations de la douleur de la séparation et de l’éloignement, les saluts d’amour restent trempés de lyrique courtoise. Dans la pièce du jour, datée du XIIIe siècle, on retrouvera d’ailleurs tous les codes habituels de l’amour courtois.

Le loyal amant y remet sa vie entre les mains de la dame convoitée. Il louera ses grandes qualités et sa beauté et la suppliera de céder à ses avances. Les médisants trouveront aussi bonne place dans ce salut d’amour. C’est un autre classique de la lyrique courtoise. Les méchants, les jaloux et les persifleurs œuvrent, sans relâche, dans l’ombre des amants pour contrecarrer leurs plans et mettre en péril leur idylle ; quand l’amour courtois est sur le point de naître ou de s’épanouir calomnies, médisances et complots ne sont jamais bien loin (voir, par exemple, cette chanson médiévale de Gace Brûlé) .

Aux sources médiévales de la poésie du jour

Pour ce qui est des sources médiévales de ce salut d’amour, nous vous renvoyons au manuscrit ms Français 837 conservé à la BnF. Ce riche recueil de textes du XIIIe siècle contient de nombreux fabliaux, dits, contes et poésies diverses.

Plus près de nous, on peut retrouver cette poésie médiévale en graphie moderne dans un ouvrage du médiéviste et chartiste Achille Jubinal : Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi,  1835.


« Douce Dame Salut vous mande »,
un Salut d’Amours en langue d’oïl

NB : quelques clés de vocabulaire devraient vous aider à percer les mystères de cette poésie courtoise. Dans son ensemble, elle demeure, vous le verrez, relativement intelligible.

Douce dame, salut vous mande,
Cil qui riens née ne demande
Fors vostre amor s’il pooit estre.
Or proi à Dieu le roi célestre,
Que ma poiere soit oïe,
Et M’oroison sont essaucie.
Tout premier vous vueil-je géhir,
Les maus que m’i fetes sentir.
Je ne dormi bien a .j. mois,
Ne ne fui une seule fois
Qu’il ne me souvenist de vous.

Tant sui-je por vous angoissous,
Que vous m’estes adès
(sans cesse) devant,
Et en dormant et en veillant,
Et en quelque lieu que je soie
M’est-il avis que je vous voie ;
Quar quant je regard votre afaire
(votre personne, vos manières)
Vos biaus iex et vo cler viaire,
Vos cors qui si est avenanz,
Adonc me mue toz li sanz.

D’amors m’i point une estincele,
Au cuer par desouz la mamele,
S’il qu’il me covient tressuer
(je suis en nage),
Et mult sovent color muer.
C’est la fins, vous le di briefment ;
Et tel pain, n’en tel torment
Ne puis vivre se ne m’aidiez.
Por Dieu, aiez de moi pitiez,


Douce dame, je vous aim tant,
Vo douz regart, vo douz samblant,
Que se j’estoie rois de France,
Et s’éusse partout poissance,
Tant vous aim-je d’amor très fine,
Que je vous feroie roine,
Et seriez dam de la terre.
E Diex ! Ci a mult male guerre :
Je vous aim et vous me haez.
Com par sui ore home faez
(ensorcelé),
Quant j’aim cele qui ne m’adaingne
(qui me juge indigne d’elle) ;
Mès Sainte Escripture l’ensaingne
C’on doit rendre bien por le mal
Tout ainsinc sont li cuer loial.
Si vous pri, dame, par amors,
Que de vous me viengne secors.
Or n’i a plus fors vo voloir ;
Vous pri que me fetes savoir
Prochainement et en brief tans,


Tout coiement ; por mesdisans
Je redout trop l’apercevoir
Quar il ne sevent dire voir
Et si sont la gent en cest mont
Qui plus de mal aux amanz font.
On n’i a plus, ma douce amie :
Et vous gist ma mort et ma vie ;
Ce que miex vous plera ferai,
Ou je morrai ou je vivrai.
Li diex d’amors soit avoec vous,
Qui fet les besoingnes à tous,
Et si vous puist enluminer
(illuminer),
Que ne me puissiez oublier.
Explicit Salut d’Amours


(1) voir Le salut d’amour dans les littératures provençales et françaises. Paul Meyer, Bibliothèque de l’École des chartes, 1867.

NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez les premiers vers de notre poésie courtoise dans le Ms Français 837 de la BnF (XIIIe siècle). Quant à l’enluminure ayant servi à illustrer ce Salut d’Amour dans notre illustration, elle est extraite du très populaire Codex Manesse. Ce manuscrit médiéval allemand magnifiquement enluminé, daté des débuts du XIVe siècle est encore connu sous le nom de manuscrit de Paris. Il reste, à date, l’un des plus important témoignage de la poésie lyrique médiévale allemande.

En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
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L’importance de la poésie au Moyen Âge, avec Régine Pernoud

Sujet  :   citations, Moyen Âge,  historien, médiéviste, valeurs médiévales, valeurs actuelles, poésie médiévale, littérature médiévale, culture orale.
Auteur : Régine Pernoud (1909-1998)
Ouvrage : Lumière du Moyen Âge (1946)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous revenons aux réalités du monde médiéval avec une citation de l’historienne Régine Pernoud. Elle est extraite de son ouvrage Lumière du Moyen Âge. Sorti en 1946, cet essai prenait le contrepied d’une foule d’idées reçues sur le Moyen Âge.

Contre les idées reçues sur le monde médiéval

"Lumière du Moyen Âge" de Régine Pernoud

Bien que situé dans les premières publications de Régine Pernoud, Lumière du Moyen Âge semble préfigurer son œuvre toute entière. Dès lors, la médiéviste n’a cessé de combattre les préjugés à l’égard du Moyen Âge. Place des femmes, structure du pouvoir, rôle de l’Eglise, vie rurale et urbaine, « nouveauté » du Moyen Âge, particularités médiévales, peu de sujets ont échappé à sa sagacité.

A 80 ans de la sortie de ce livre, de nombreux médiévistes ont repris, depuis, ce même effort de déconstruction des préjugés à l’encontre du Moyen Âge. Aujourd’hui encore, cet ouvrage de Regine Pernoud reste, cependant, un classique facile d’accès et agréable à lire. On peut donc le recommander à tous ceux qui veulent appréhender, de manière plus juste et nuancée, la période médiévale.

Une citation de Régine Pernoud sur la poésie médiévale et sa place dans la vie de l'homme médiéval

Le goût du Moyen Âge pour la poésie

Dans la citation du jour, il est question de la poésie médiévale et de sa place dans la vie de l’homme du Moyen Âge. Régine Pernoud lui portait là un vibrant hommage. Elle parvenait même à nous la faire sentir de manière palpable dans le quotidien de l’homme médiéval, toutes classes confondues.

Nos lecteurs le savent, ce thème ne peut que nous parler. Depuis 2016, nous avons, en effet, mis en ligne plus de 560 textes issus de la littérature médiévale. Entre poésies, chansons, extraits divers, ces productions nous on permis de vous présenter, à date, plus de 80 auteurs médiévaux.

Pour les rendre accessibles, tous ces textes ont été traduits depuis leur langue d’origine (langue d’oïl, langue d’oc, anglo-normand, galaïco-portugais, …) en français actuel. Il nous est même arrivé de faire quelques incursions vers l’Italien, l’Anglais ou l’Espagnol anciens. Finalement, toutes ces langues reflètent la variété des langages de la France d’alors mais aussi d’une partie de l’Europe médiévale.

En matière de thème, les textes approchés portent sur l’amour courtois, la poésie morale et satirique, les fables, ou la vie médiévale. Toutefois, la prose y occupe une place bien moindre que la poésie et les formes versifiées. La citation du jour ne pouvait donc que nous ravir. C’est une évidence, le Moyen Âge a particulièrement aimé et célébrer ses langues et leurs richesses, à travers la poésie.


La poésie dans le monde médiéval, Régine Pernoud

« Jaillie tout entière de notre sol, la littérature médiévale en reproduit fidèlement les moindres contours, les moindres nuances ; Toutes les classes sociales, tous les événements historiques, tous les traits de l’âme française y revivent, en une fresque éblouissante. C’est que la poésie a été la grande affaire du Moyen Âge, et l’une de ses passions les plus vives. Elle régnait partout, à l’Eglise, au château, dans les fêtes et sur les places publiques : il n’y avait pas de festin sans elle, pas de réjouissances où elle ne joua pas son rôle, pas de société, université, association ou confrérie où elle n’eut accès.

(…) Dire des vers ou en écouter apparaissait (au Moyen Âge) comme un besoin inhérent à l’homme. On ne verrait guère, de nos jours, un poète s’installer sur des tréteaux, devant une barraque de foire, pour y déclamer ses œuvres : spectacle qui était alors commun. Un paysan s’arrachait à son labour, un artisan à sa boutique, un seigneur à ses faucons, pour aller entendre un trouvère ou un jongleur. Jamais peut-être, sauf aux plus beaux jours de la Grèce ancienne, ne se manifesta un tel appétit de rythme, de cadence et de beau langage. »

Régine Pernoud (1909-1998) – Lumière du Moyen-âge (1946).


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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A la découverte d’une des Premières Révoltes Paysannes médiévales

Sujet : jacquerie, paysans, révolte paysanne, poésie médiévale, anglo-normand, vieux français, langue d’Oïl, littérature médiévale.
Période : Moyen Âge central, XIIe siècle, an mil
Auteur : Robert Wace
Ouvrage : Roman de Rou et des Ducs de Normandie par Robert Wace, publié pour la première fois par les Manuscrits de France et d’Angleterre. Frédéric Pluquet, 1827 (Edouard Frère Editeur, Rouen).

Bonjour à tous,

ujourd’hui, pour faire écho à la révolte paysanne qui gronde en France et jusqu’aux portes de Bruxelles, nous vous proposons un texte médiéval. Daté de la dernière partie du XIIe siècle, il s’agit d’un extrait du Roman de Rou du poète anglo-normand Wace (ou Gace). Son auteur nous conte comment les serfs et les petites gens des campagnes d’alors se lièrent entre eux contre les seigneurs et les abus du pouvoir en place, dans une tentative d’affranchissement.

On découvrira, au passage, les contraintes que le poète porte aux crédits des travailleurs de la terre de l’an mil. Certes, les temps ont changé mais, à lire Wace, les paysans normands de cette période voyaient déjà peser sur leur dos normes, taxes, bureaucraties et contraintes variées qui résonnent, d’une manière particulière, dans le contexte actuel. Vous en jugerez.

Naissance d’une révolte paysanne en l’an mil

Rédigé par Wace autour de 1160-1170, le Roman de Rou et des ducs de Normandie est une chronique historique en vers qui reprend l’histoire et la génèse du duché de Normandie depuis Rollon et l’épopée viking. L’attribution de la totalité de cette œuvre à Wace a été contestée depuis par certains érudits.

On trouve notre extrait du jour souvent cité dans les manuels historiques et littéraires, sans doute parce qu’il est assez représentatif des premiers tentatives d’affranchissement des serfs. Les abus et les contraintes que leur faisaient peser le pouvoir des seigneurs et des nobles d’alors y sont aussi dépeints de manière assez explicite par Wace. C’est un détail linguistique mais il semble également que cette pièce voit la notion de « bocage » apparaître pour la première fois en littérature française médiévale.

Aux sources médiévales du Roman de Rou

La Révolte paysanne de l'an mil dans le manuscrit médiéval ms 375 : Roman de Rou et des ducs de Normandie

Vous pourrez retrouver le Roman de Rou de Wace dans un certain nombre de manuscrits médiévaux conservés à la BnF ou même encore à la British Library. Pour l’extrait du jour, nous avons choisi le manuscrit ms Français 375 de la BnF. Cet ouvrage consultable sur Gallica présente un ensemble de poésies, de pièces littéraires et de romans divers datés des XIIe au XIIIe siècles. Ce manuscrit ancien est lui-même daté de la fin du XIIIe et des débuts du XIVe siècle.

Pour situer historiquement cet extrait du Roman de Rou, nous sommes sous le règne naissant de Richard II de Normandie, entre la toute fin du Xe siècle et le début du XIe siècle. Wace nous la raconte donc un peu moins d’un siècle plus tard.


La Jacquerie des paysans normands

N’aveit encore guere regné
Ne guaires n’aveit duc esté
Quant el païs surst une guerre
Ki dut grand mal faire en la terre.

Li païsan e li vilain
Cil del boscage et cil del plain,
Ne sai par kel entichement
Ne ki les mut premierement
Par vinz, par trentaines, par cenz
Unt tenu plusurs parlemen
Tel parole vunt conseilant
S’il la poent metre en avant
Que il la puissent a chief traire.
Ki as plus hauz faire cuntraire
Privéement ont porparlè
E plusurs l’ont entre els juré
Ke jamez, par lur volonté,
N’arunt seingnur ne avoé.

Seingnur ne lur font se mal nun ;
Ne poent aveir od els raisun,
Ne lur gaainz, ne lur laburs ;
Chescun jur vunt a grant dolurs.
En peine sunt e en hahan
Antan fu mal e pis awan
Tote jur sunt lur bestes prises
Pur aïes e pur servises.

Tant i a plaints e quereles
E custummes viez e nuveles
Ne poent une hure aveir pais
Tut jur sunt sumuns as plais :
Plaiz de forez, plaiz de moneies
Plaiz de purprises, plaiz de veies,
Plaiz de biés fair, plaiz de moutes,
Plaiz de defautes, plaiz de toutes.
Plaiz d’aquaiz, plaiz de graveries,
Plaiz de medlées, plaiz d’aïes.

Tant i a prevoz e bedeaus
E tanz bailiz, vielz e nuvels,
No poent avier pais une hure :
Tantes choses lur mettent sure
Dunt ne se poent derainier !
Chascun vult aveir sun lueier
A force funt lur aveir prendre :
Tenir ne s’osent ne defendre.
No poent mie issi guarir :
Terre lur estuvra guerpir.
Ne puent aveil nul guarant
Ne vers seignur ne vers serjant :
Ne lur tiennent nu cuvenant.

« Fiz a putain, dient auquant.
Pur kei nus laissum damagier !
Metum nus fors de lor dangier ;
Nus sumes homes cum il sunt,
Tex membres avum cum il unt,
Et altresi grans cors avum,
Et altretant sofrir poum.
Ne nus faut fors cuer sulement ;
Alium nus par serement,
Nos aveir e nus defendum,
E tuit ensemble nus tenum.
Es nus voilent guerreier,
Bien avum, contre un chevalier,
Trente u quarante païsanz
Maniables e cumbatans. « 

Roman de Rou et des Ducs de Normandie, Wace
(chap 1, vers 815 à 880, op cité)

Traduction en français actuel

NB : l’anglo-normand reste une langue relativement difficile à percer avec un simple bagage en français moderne. Nous vous proposons donc une traduction de cet extrait. Pour la suite, vous pouvez vous reporter au Roman de Rou (opus cité) ou encore à l’article de Louis René et Michel de Boüard (1).

Il n’avait encore guère régné
Et n’était duc que depuis peu
Quand au pays survint une guerre
Qui fit grand mal à la terre.

Les paysans et les vilains
Ceux du bocage (des bois) comme ceux de plaines
Je ne sais sous quelle impulsion
Ni qui les y poussa en premier lieu
Par vingt, par trentaine et par cent
Ont tenu plusieurs assemblées
Ils y délibèrent d’un projet,
Qui, s’ils pouvaient le mener bien
Et le réaliser,
Pourrait contrarier de nombreuses personnes en haut lieu.
En privé, ils ont convenu
Et se sont jurés entre eux
Que jamais, de leur propre volonté,
Ils n’auraient seigneur, ni avoué (protecteur noble, représentant généralement les abbayes et églises).

Les seigneurs ne leur causent que du mal
Les paysans ne peuvent s’en sortir
Ni par leurs gains, ni par leur labeur.
A chaque jour, vient son lot de souffrances,
Ils triment et ahanent sans trêve
Si naguère fut mal, c’est pire à présent.
Chaque jour, ils voient leurs bêtes prises,
Pour des aides ou pour des services.


On les afflige de tant de plaintes et de querelles
de tant de coutumes vieilles et anciennes
Qu’ils ne connaissent jamais de trêve.
Chaque jour, on leur fait des procès :
Procès de forêts, procès de monnaies
Procès à propos des voies ou des chemins
Procès de biefs (usage des cours d’eau) ou de droit de mouture,
Procès pour défaut, procès de saisie
Procès pour service de guet, procès pour les corvées
Procès pour des altercations, procès pour des aides…

Il y a tant de prévôts et d’huissiers,
Tant de baillis, anciens et nouveaux
Qu’on ne leur laisse aucun répit.
On les charge de tant de griefs,
Qu’ils ne peuvent s’en disculper.
Chacun veut prélever son loyer sur leur dos,
On leur prend leurs avoirs de force
Et les paysans n’osent résister, ni se liguer contre cela,
De sorte qu’ils ne pourront jamais s’en sortir.
Il ne leur restera qu’à déserter le pays.
Impossible de trouver un protecteur
Ni du côté du seigneur, ni vers son sergent
qui ne respectent jamais leur parole.

« Fils de p…, disent certains,
Pourquoi nous laissons-nous malmener ?
Mettons nous hors de leur portée,
Nous sommes des hommes tout comme eux
Comme eux, nous avons des bras et des jambes
Comme les leurs, nos corps sont robustes
Et nous pouvons résister tout autant qu’eux.
Il ne nous manque que du cœur au ventre.
Faisons un serment d’alliance,
Défendons nous et nos avoirs,
Et tous ensemble soutenons-nous.
Et s’ils veulent nous faire la guerre
Nous avons bien, contre un chevalier
Trente ou quarante paysans,
vaillants, solides et combattants.


Une répression dans le sang et la violence

L’épisode de cette première jacquerie, comme beaucoup d’autres, fut réprimé dans la violence et par le fer, au détriment de toute justice. Les actions sanglantes furent menées de la main de Raoul comte d’Evreux, agissant pour le duc de Normandie alors tout jeune. Le nom de ce dernier ne fut pas entaché semble-t-il, de cette répression qui étouffa la révolte paysanne dans l’œuf. On le nomma, en effet, plus tard « Richard le bon ».

Au XIXe siècle, Eugène Bonnemère, historien et auteur de l’Histoire des paysans (1) parle de tortures effroyables, de mains tranchées et d’yeux arrachés, etc… (toutes proportions gardées, cela pourrait rappeler des souvenirs pas si lointains à certains gilets jaunes ). Selon l’auteur du XIXe siècle, le comte d’Evreux ne s’arrêta pas là. Plomb fondu et empalement vinrent se joindre à la répression mais il prit bien soin de renvoyer chez eux certains émissaires éborgnés et diminués afin qu’ils dissuadent les autres serfs de rêver de liberté.

Fort heureusement, la Ve république n’est pas encore allée jusque là avec nos agriculteurs même si le positionnement dissuasif et malencontreux de quelques engins blindés aux abords du marché de Rungis avait pu faire craindre la pire des escalades. De leur côté, les paysans sont restés pacifiques dans leurs manifestations. Ils ont aussi démontré qu’ils savaient jouer les blocus à distance, en évitant les affrontements directs trop près de la capitale.

Serfs sous la houlette d'un contremaître agriculteur, Psautier de la reine Mary, Ms. Royal 2. B. VII, British Library, XIVe siècle
Enluminure : serfs sous la houlette d’un préfet (contremaître désigné par le Seigneur)
Psautier de la reine Mary, Ms. Royal 2. B. VII, British Library, XIVe siècle.

Vers une asphyxie de la France rurale et agricole

Pour rester encore un peu sur l’actualité, le contexte n’est, bien sûr, pas le même que celui de notre extrait. Nous sommes à plus de huit siècles du roman de Wace. Pourtant, certains rapprochements ne peuvent s’empêcher de venir à l’esprit. Asphyxiés, nombre de nos paysans ne vivent plus qu’à grand peine de leur labeur. On ne compte plus le nombre d’exploitations qui se voient contraintes de mettre la clef sous la porte ou d’agriculteurs qui mettent fin à leur jour.

Incohérences technocratiques, injonctions de productivité dans un océan de normes, politique de prix sans cesse révisée à la baisse et rentabilité nulle, les lois de la grande distribution comme la mondialisation font mal et la bureaucratie en rajoute. Dans ce contexte, le nombre d’heures de labeur abattues ne suffit pas à combler le fossé et dans le monde paysan, on s’use souvent sans trêve, pour bien peu.

Ajoutons à cela une politique européenne qui laisse entrer, par la grande porte, des marchandises à prix cassés, en provenance de pays non soumis aux règles drastiques imposées à nos agriculteurs. La logique d’un marché à 27 pays avec d’énormes disparités économiques entre eux battait déjà de l’aile mais l’ouverture à tous les vents fait craindre le pire. Tout cela commence à faire beaucoup et on comprend la réaction du monde agricole et de nos paysans d’autant qu’au delà de leur seule condition, la souveraineté alimentaire reste au centre du débat.


A propos des jacqueries et des révoltes paysannes, voir aussi :

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric Effe
Pour Moyenagepassion.com
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Notes

(1) La Normandie Ducale dans l’œuvre de Wace, Supplément aux annales de Normandie, Louis René, de Boüard Michel. (1951).
(2) Histoire des paysans depuis la fin du Moyen Âge jusqu’à nos jours, Tome 1, Eugène Bonnemère, Edition F Chamerot, Paris (1856)

NB : Sur l’image d’entête vous retrouverez la page de garde du Roman de Rou dans la Ms Français 375 de la BnF


Jeunesse, écarts de conduite et retours de bâton avec Meschinot

Sujet : poésie morale, poésie médiévale, poète breton, ballade médiévale, ballade satirique, auteur médiéval, Bretagne médiévale, grands rhétoriqueurs.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491)
Titre : Le baston dont il est bastu
Manuscrit médiéval : MS français 24314 BnF
Ouvrage :  poésies et œuvres de Jean MESCHINOT, éditions 1493 et 1522.

Bonjour à tous,

ous repartons, aujourd’hui, pour les rives du Moyen Âge tardif pour y découvrir une nouvelle ballade morale de Jean Meschinot. Ce poète du XVe siècle occupa diverses fonctions à la cour de Bretagne. Il y fut notamment écuyer et hommes d’armes sous quatre ducs et fut aussi maître d’hôtel de Anne de Bretagne.

L’œuvre et le legs de Jean Meschinot

Son œuvre principale « Les Lunettes des Princes » valut longtemps à Meschinot une popularité posthume qu’atteste le grand nombre d’éditions produites après sa mort. Ce legs fut bientôt éclipsé par la renaissance. On le connaît aussi pour ses 25 ballades contre Louis XI dans lesquelles il emprunta les envois au Prince de Georges Chastellain. Il composa encore d’autres poésies, ballades et rondeaux dont même quelques pièces religieuses.

La poésie grave & vertueuse du banni de liesse

Jean Meschinot se distingue par une poésie morale et satirique qui ne s’épanche guère dans la farce et l’amusement. Quand ses préoccupations ne portent pas sur ses propres misères et déboires, elles vont aux devoirs de la noblesse et à la dénonciation des déviances et du manque de valeurs morales chrétiennes de son temps (abus politiques, cupidité, perfidie, etc…).

Cette œuvre dense et engagée a même valu à Meschinot un surnom qu’il reprend volontiers à son compte : « le banni de liesse ». Il se désigne notamment ainsi, à maintes reprises dans une pièce intitulée « la supplication que fist ledit Meschinot au duc de Bretaigne, son souverain seigneur« . Plus qu’un exercice littéraire, il s’agit d’une requête officielle qu’il déposa auprès de François II de Bretagne suite à un différent l’opposant à un autre noble du nom de Jean de BoisBrassu (1).

La postérité littéraire de Jean Meschinot

Cette gravité et cette mélancolie n’empêcheront pas Clément Marot de rendre un hommage posthume au poète breton dans ses vers, même si la postérité de ce dernier restera finalement de courte durée, à l’échelle de la littérature médiévale française. Après que ses Lunettes des Princes furent éditées dans le courant du XVIe siècle et sa première moitié, l’œuvre de Jean Meschinot fut peu reprise aux temps suivants. Le Moyen Âge entrait dans son hiver littéraire.

Pour ne rien ôter à Meschinot de sa  renommée, ni du prestige de son œuvre, précisons que de 1492 à 1539, on compte 25 éditions de ses Lunettes des Princes, ce qui en fait un vrai best seller, médiéval ou renaissant suivant les préférences de chacun en matière de chronologies.

Bien plus tard, à la fin du XIXe siècle, l’historien et chartiste Arthur de La Borderie fit paraître une belle biographie qui contribua à rediffuser l’œuvre du banni de liesse, en lui donnant un souffle nouveau (op cité). Reste que Meschinot n’a pas, pour autant, la reconnaissance d’un Rutebeuf, d’un Chartier ou d’un Villon pour une œuvre qui garde pourtant de l’intérêt.

Une poésie morale de Jean Meschino sur les écarts de conduite et les retours de bâton

Ballade morale du bâton pour se faire battre

Nous voilà donc rendu à la ballade du jour. En fait de refrain, Meschinot se sert d’un proverbe alors déjà connu depuis plusieurs siècles : « Tel garde et tient en sa maison Le baston dont il est bastu » nous dit il.

Si cette idée est encore en usage en français, sous une forme un peu différente (tendre le bâton pour se faire battre), on la retrouvait déjà dans un vieux poème occitan du milieu du XIIe siècle : « molt i fai grant foldat Cil qui nurrist lo basto ab que·s bat » autrement dit : « Il fait grande folie celui qui porte le bâton avec lequel on le bat”, Aigar et Maurin, chanson de geste provençale (vers 1152). Cet adage continuera, semble-t-il, de circuler en langue française aux siècles suivants et jusqu’au Moyen Âge tardif de l’auteur breton.

Pour Meschinot, cette ballade sera une nouvelle façon d’adresser les valeurs morales chrétiennes. Dans la fougue de la jeunesse, on peut se distraire mais attention à ne pas perdre de vue, son honneur, ni à s’égarer sur les sentiers de l’orgueil ou de la mécréance, au risque d’en payer le prix en retour. Entre plaisir, orgueil et folie, la vertu l’emporte toujours chez l’auteur breton. L’histoire ne dit pas si cette ballade s’adressait à un fils ou une fille de puissant dont il aurait pu avoir l’éducation en charge ? Mais peut-être ne fait-il que nourrir ici le même propos que ses lunettes de princes, en offrant un miroir pour éduquer les puissants.

Exercice de style et réthorique

Au delà du fond, Meschinot étale, dans cette poésie, son goût des pirouettes et des jeux de mots virtuoses : « le fol lye« , « se aise on« , « esbat eu« ,…). Avec le recul du temps, d’aucuns trouveront que le parti-pris alourdit un peu le propos et peut même nuire à la compréhension. D’autres en goûteront la saveur un peu désuète. Dans tous les cas, ces exercices de style sont assez caractéristiques des grands rhétoriqueurs dont Meschinot fut un des représentants reconnus au XVe siècle, avec Henri Baude, Olivier de la Marche, Georges Chastellain et quelques autres.

Aux sources anciennes de la ballade du jour

La ballade médiévale de Jean Meschinot dans le français 24314 de la BnF

Cette pièce fait partie d’une série de poésies qui fait immédiatement suite aux ballades adressées à Louis XI dans les éditions complètes des œuvres de Meschinot.

Du point de vue des sources, vous pourrez la retrouver dans le très coloré manuscrit médiéval Français 24314 de la BnF (à consulter sur Gallica). Pour la transcription en français moderne, nous nous sommes appuyés sur les éditions imprimées de 1493 et 1522.


Ballade morale du retour de bâton
dans le moyen français de Jean Meschinot

Jeunesse mère de folie
Partie adverse de raison
Par plusieurs façons le fol lye
(lie)
Pour le mener a desraison
Commettre luy fait maulx foison
Mais en fin tout bien debatu
Tel garde et tient en sa maison
Le baston dont il est bastu.

La maniere n’est pas jolie
De foloyer
(s’égarer, faire le fou) toute saison
Bien pour chacer mélencolie
En folie honneste se aise on
Mais pour dieu jamais ne faison
Que notre honneur soit rabatu
Car le maulvais a de moeson
(moisson)
Le baston dont il est bastu.

Un orgueilleux a chere lye
(à la mine joyeuse)
Prent peine sans comparaison
Plus que celluy qui s’humilie
En aymant dieu et oraison
Se bien nostre corps or aison
(aisier,satisfaire, mettre à l’aise)
Quand le foul est bien esbatu
(diverti, agité,… )
Son vice est sans aultre achoison
(prétexte, motif)
Le baston dont il est bastu.¨

Prince du jeune nous taison
Ayt mal plaisir ou esbat eu
Il doit hayr plus que poyson
Le baston dont il est bastu.


 En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com
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Notes

(1) voir « Jean Meschinot, sa vie et ses œuvres, ses satires contre Louis XI », Arthur de la Borderie 1895, Bibliothèque de l’École des chartes.