Archives par mot-clé : Marquis de Queux de Saint-Hilaire

Ballade Des vices qui peuvent perdre un prince

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, Ballade
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Pour ce, fait bon telz vices remouvoir»
Ouvrage  :  Poésies Morales et Historiques d’Eustache Deschamps, G.A. Crapelet (1832)

Bonjour à tous,

ans le contexte mouvementé du XIVe siècle, Eustache Deschamps mène sa barque de petit noble et officier de cour en semant des rimes, dans son sillage. Au terme de son existence, il laissera la quantité impressionnante de plus de 80 000 vers de poésie.

Ballades, virelais, rondeaux, complaintes, chants royaux,… Toutes les formes poétiques y sont passées mais aussi tous les sujets : courtoisie, alimentation, voyages, politique, vie curiale, tournois, chevalerie, mœurs de son temps. En soixante ans, Eustache a été témoin, tout à la fois, des guerres, des pillages des campagnes, des épidémies de peste, des luttes de pouvoir, les abus des princes. Il a même été contemporain d’un roi devenu fou. Il a aussi connu l’amour, les désillusions, les affres de la maladie et de l’âge, des années d’opulence et d’autres moins heureuses et tout cela, il l’a couché sur le papier et mis en rime comme tout le reste.

Poésie satirique  : une ballade  médiévale d'Eustache Dechamps avec enluminure

Aux sources de l’œuvre d’Eustache

Dans la première moitié du XIXe siècle, l’écrivain et imprimeur Georges-Adrien Crapelet fera paraître une première sélection de poésies morales et politiques d’Eustache. Elle contribuera à attirer l’attention d’autres historiens et imprimeurs sur l’auteur médiéval. Quelques années plus tard, l’archéologue et historien Louis Hardouin Prosper Tarbé fera, à son tour, paraître deux tomes de nouvelles œuvres inédites d’Eustache. Enfin, dans la dernière partie de ce même siècle et jusqu’au début du XXe siècle, deux éminents médiévistes, le Marquis de Queux de Saint-Hilaire, puis Gaston Raynaud  se relaieront pour publier les œuvres complètes d’Eustache Deschamps. On y comptera pas moins de 11 tomes entre notes diverses, éléments de biographie et poésies. À lui tout seul, Eustache nous a presque légué une encyclopédie poétique.

Si tous ses vers n’ont pas accédé au panthéon de la rime et de la poésie, loin s’en faut, son legs est d’un grand intérêt à plus d’un titre. Les amateurs de poésie peuvent l’explorer tout à loisir pour y chercher quelques pépites ou parfaire leur connaissance de l’ancien français. Les spécialistes de littérature médiévale, les philologues, historiens du Moyen Âge et autres universitaires y puisent aussi abondamment pour alimenter leur connaissance des mœurs et usages de cette période et approcher aussi de près les mentalités médiévales. Du point de vue des sources historiques, le manuscrit médiéval Ms français 840, conservé à la BnF contient l’ensemble de l’œuvre d’Eustache Deschamps, soit le chiffre vertigineux de 1500 pièces.

Pour ce qui est de la ballade du jour, elle est dans la veine de ses poésies les plus politiques et morales sur les devoirs des Princes et même les vices dont ceux-ci doivent se tenir éloignés au risque de se faire honnir de leur peuple.


Des six choses qui perdent le Prince
une ballade d’Eustache Deschamps

Six choses sont qui font prince exillier,
Perdre s’onneur et haine encourir :
Trop longuement sa guerre conseillier,
Estre orgueilleus , son convent non tenir
(1),
Trop convoiter, ses subgiez asservir,
Paresce ès fais qu’om doit hastis avoir
(2) ;
Par ces six poins se puet prince honnir
(deshonorer) :
Pour ce, fait bon telz vices remouvoir
(écarter).

Par longs conseilz
(décision, délibération) puet terre périllier,
Et la puet lors l’ennemi conquérir,
Et par orgueil se fait prince laissier,
Et si acquiert déshoneur par mentir;
Par convoiter, se fait partout haïr;
Par asservir, ses subgiez esmouvoir;
Par paresce, du tout anientir :
Pour ce, fait bon telz vices remouvoir.

Conseil
se doit briefment expédier,
C’est ce qui fait la guerre secourir;
Humilité souffisance traittier
(3),
Franchise amer, vérité soustenir,
Diligence en tous cas maintenir ;
Car tous ces poins doit tous bons princes sçavoir,
Règnes en puet par les autres fenir :
Pour ce, fait bon telz vices remouvoir.

(1) Tenir son convent : tenir ses engagements.
(2) Paresse dans les choses qui doivent être accomplis rapidement.
(3) Traitier : traiter, parler de, s’occuper d’humilité de manière suffisante


En vous remerciant de votre lecture.
Une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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NB : l’enluminure sur image d’en-tête ainsi que sur l’illustration représente un pèlerin médiéval croisant sur sa route Flatterie et orgueil. Elle provient du manuscrit ms 1130 : Les trois pèlerinages et le Pèlerinage de la Vie Humaine de Guillaume de Digulleville (moine et poète français du Moyen Âge central (1295-1360). Ce manuscrit de la deuxième moitié du XIVe peut être consulté en ligne ici. Il est conservé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris

Heureux l’habitant d’un pays où règne justice et raison : un rondeau d’Eustache Deschamps

poesie_ballade_morale_moralite_medievale_Eustache_deschamps_moyen-age_avidite_gloutonnerieSujet : poésie médiévale, littérature,  auteur médiéval,  moyen-français, poésie , rondeau,  justice, raison, poésie courte
Période : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle
Auteur :   Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :  « Eureux est homs de bon pais»
Ouvrage  :   Œuvres    complètes d’Eustache Deschamps, Tome  IX,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1893)

Bonjour à tous,

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ous revenons, aujourd’hui, au Moyen Âge tardif et à la fin du XIVe siècle, avec une poésie d’Eustache Deschamps. Cette fois-ci, pour changer un peu des nombreuses ballades que nous a léguée cet auteur médiéval, nous vous présentons un de ses rondeaux.

Dans l’édition du Marquis de  Queux de Saint-Hilaire (op cité),  le titre   « Heureux les habitants d’un pays où règne la justice » a été donné à cette courte pièce. C’est assez explicite ; il fait bon vivre dans un pays où règne justice et raison. Pour peu qu’il possède de quoi se nourrir, un toit ou même un lopin de terre, l’homme de bien n’aura plus qu’à y couler des jours heureux, en toute tranquillité.

eustache-deschamps-poesie-medievale-rondeau-justice-raison-moyen-age

Faut-il ranger ce rondeau d’Eustache dans ses poésies sur le thème de l’éloge du contentement (voir Aurea Mediocritas) ? En vérité, on serait plutôt tenté d’y lire le constat ou l’appel de celui qui a connu les affres de la guerre de cent ans tout au long de sa vie. Dans de nombreuses ballades, il s’est aussi beaucoup plaint des exactions, abus et pillages menés à l’encontre des pauvres gens (ou même encore, occasionnellement, de ses propres terres). Nul doute qu’Eustache connait la grande valeur de la justice et de la raison pour la paix sociale et pour la félicité des habitants d’un pays ou d’un royaume. De ce rondeau jusqu’à l’actualité récente, l’expérience a d’ailleurs prouvé que ce minimum exigible n’est pas si facile à réunir.


Eureux est homs de bon pais
Ou il court justice et raison,
S’il a vivre, terre ou maison.

Mais qu’il ne soit de nul haït
Et face bien toute saison
Eureux est homs de bon pais !

De nul en sera envahis,
Se ce n’estoit par traison;
Car, puis qu’il ne fait desraison,
Eureux est homs de bon pais
Ou il court justice et raison,
S’il a vivre, terre ou maison.


NB : pour ce qui est de l’enluminure utilisée dans notre illustration, elle est tirée d’un livre d’heures italien daté de la fin du XVe siècle : le manuscrit médiéval  MS G14 actuellement conservé à la  Morgan Library de New York.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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Eustache Deschamps, une ballade médiévale sur les exactions des grands seigneurs

poesie_ballade_morale_moralite_medievale_Eustache_deschamps_moyen-age_avidite_gloutonnerieSujet : poésie médiévale, littérature médiévale,  auteur médiéval, ballade médiévale, poésie morale, réaliste, satirique, ballade, moyen-français,  exactions, puissants, seigneurs.
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :  « Sà, de l’argent, çà, de l’argent»
Ouvrage :  Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps, par Georges Adrien Crapelet, 1832

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous partageons une nouvelle ballade satirique et politique d’Eustache Deschamps.  Direction la deuxième moitié du XIVe siècle donc, comme d’autres l’avaient fait avant lui et le feront après, le poète du moyen-âge tardif critique ici les exactions des seigneurs et prend la défense, comme il l’a souvent fait, des petites gens.

Rapacité et prédation des Seigneurs
contre misères du petit peuple

Sur le mode de la fable, notre auteur médiéval met ainsi en scène les pauvres animaux fermiers, saignés à blanc, par l’avidité des puissants ( loups, lions et autres prédateurs) et qui défilent pour se plaindre. Bien sûr,  on s’empresse d’ignorer leurs doléances et leurs misères pour leur réclamer à tue-tête : « Sà de l’argent, ça de l’argent » qu’on pourrait traduire : « Ici, de l’argent ! », « Allez ! de l’argent », « Envoyez votre argent ! » ou encore « Par ici la monnaie ! ». Bref, vous avez compris l’idée générale.

A la fin du texte, suite à la remarque d’une fée, le poète, dans un élan d’ironie et d’humour grinçant, aura tout de même une maigre consolation : certaines de ses bêtes  (prédatrices)  fréquentent aussi la cour où elles ne sont pas non plus épargnées puisque c’est là qu’elles ont entendu répété ces tristes mots.

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Publié par Georges Adrien Crapelet dans la catégorie des fables (voir référence en tête d’article), rééditée un demi-siècle  plus tard et classée  par le Marquis de Queux de Saint-Hilaire dans les chants royaux (Oeuvres complètes d’Eustache Deschamps Tome VII, 1882), cette poésie n’est pas sans évoquer des accents que l’on retrouvera quelques années plus tard, sous la plume de Jean Meschinot et ses Lunettes de Princes

Pour le reste, l’histoire est vieille comme le monde qui nous conte ce moment où celui qui est censé incarner le pasteur et le protecteur se change en loup pour devenir le prédateur de ses propres brebisSans pour autant gommer les aspects historiques, on sait bien que les meilleures des poésies morales tendent à transcender leur contexte d’émergence pour sembler, quelquefois, ne pas prendre de rides. De fait, toute résonance avec l’actualité pourrait bien, au bout du compte, ne pas être totalement fortuite.

Ballade médiévale
Des exactions des grands Seigneurs

En une grant fourest et lée
Nagaires que je cheminoie,
Où j’ay mainte beste trouvée ;
Mais en un grant parc regardoye,
Ours, lyons et liepars *(léopards) veoye,
Loups et renars qui vont disant
Au poure *(pauvre) bestail qui s’effroye :
Sà, de l’argent; çà, de l’argent.
(Allez de l’argent ! par ici de l’argent !)

La brebis s’est agenoillée,
Qui a respondu comme coye :
J’ay esté quatre fois plumée
Cest an-ci ; point n’ay de monnoye.
Le buef et la vaiche se ploye.
Là se complaingnoit la jument,
Mais on leur respont toute voye :
Sà, de l’argent; çà, de l’argent.

Où fut tel paroule trouvée
De bestes trop me merveilloie. 
La chièvre dist lors : Ceste année
Nous fera moult petit de joye ;
La moisson où je m’attendoye
Se destruit par ne sçay quel gent;
Merci, pour Dieu. — Va ta voye ;
Sà, de l’argent ; sà , de l’argent.

La truie, qui fut désespérée,
Dist : Il fault que truande soye* (que je sois mendiante)
Et mes cochons ; je n’ay derrée* (denrée)
Pour faire argent. —Ven de ta soye,
Dist li loups ; car où que je soye
Le bestail fault estre indigent ;
Jamais pitié de toy n’aroye :
Sà, de l’argent; sà, de l’argent.

Quant celle raison fut fînée, *(quand tous ces discours s’achevèrent)
Dont forment esbahis estoye, *(dont j’étais fortement surpris)
Vint à moi une blanche fée,
Qui au droit chemin me ravoye* (me remit)
En disant : Se* (de cela) Dieux me doint joye , 
Sers(Ces? Cerfs ?) bestes vont à court souvent ;
Sont ce mot retenu sanz joye :
Sà, de l’argent; sà, de l’argent.

Prince, moult est auctorisée
Et court partout communément
Ceste paroule acoustumée :
Sà, de l’argent ; sà, de l’argent.

Une belle journée à tous.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes

Eustache « Brûlé » Deschamps : une ballade sur les ravages de la guerre de cent ans

poesie_ballade_medievale_guerre_de_cent_ans_eustache_deschamps_moyen-age_tardif_XIVSujet : poésie médiévale,  satirique, morale, réaliste, littérature médiévale, ballade, français ancien, Vertus, guerre de cent ans.
Période : moyen-âge tardif
Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406)
Titre : «J’aray desor a nom  brûlé des champs »
Ouvrage :  Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps, Georges Adrien Crapelet (1832)

Bonjour à tous,

C_lettrine_moyen_age_passionélèbre ballade d’Eustache Deschamps, la poésie que nous publions aujourd’hui nous conte par la bouche de l’auteur médiéval des ravages de la guerre de cent ans dans la plaine de Champagne. Les batailles ont laissé derrière elles tant de misère et de ruine qu’il faudrait désormais appeler le poète « brûlé Des Champs ».

Nous y apprenons des choses sur les origines du poète et sur sa ville de coeur et de naissance: Vertus, dont il nous conte les douceurs d’avant-guerre. Mal en point financièrement pour avoir dû restaurer son domaine, il en appelle aussi aux soutiens des plus grands, princes et seigneurs, pour l’aider à rétablir sa « maison ».

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Ballade  du domaine d’Eustache
brûlé
par les anglais

Ce titre est celui donné par G.A. Crapelet dans son ouvrage de 1832. Dans son édition des œuvres d’Eustache Deschamps,  le Marquis de Queux de Saint-Hilaire  donnera quant à lui comme « titre » à cette ballade :  « Il ne doit plus s’appeler Eustache, mais Brûlé  des Champs ».

Je fu jadiz de terre vertueuse,
Nez de Vertus, le paiz renommé
Ou il avoit ville tresgracieuse
Dont li bon vin sont en maint lieux nommé;
Jusques a cy avoit mon nom nommé,
Eustace fu appelle dès enfans;
Or sui tous ars, s’est mon nom remué: (1)
J’aray desor a nom Brûlé des Champs.

Dehors Vertus ay maison gracieuse
Ou j’avoye par long temps demouré,
Ou pluseurs ont mené vie joyeuse,
Maison des champs l’ont pluseurs appelle ;
Mais, Dieu merci (2), toute plaine de blé,
Ont les Angles le feu bouté dedens ;
Deux mille frans m’a leur gerre cousté:
J’aray desor a nom Brûlé des Champs.

Las ! ma terre est destruitte et ruyneuse,’
Je suis désert, destruit et désolé;
Fuir m’en fault, ma demeure est doubteuse,
Se je ne sui d’aucun reconforté; ,
Ainsi seray de mon lieu rebouté,
Comme essilliez, dolereux et meschans,(3)
Se mes seigneurs n’ont de mon fait pitié :
J’aray desor a nom Brûlé des Champs.

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NOTES

(1)« Or sui tous ars, s’est mon nom remué » : il ne me reste plus rien ou je suis à nu et j’ai perdu jusqu’à mon nom.
(2) « Dieu merci » : Dieu ait pitié de moi.
(3) Comme essilliez, dolereux et meschans : comme exilé, ruiné, triste et malheureux.

Vertus en Champagne, la ville de Eustache Deschamps, gravure du XVIIe par Claude Chastillon
Vertus en Champagne, la ville de Eustache Deschamps, gravure du XVIIe par Claude Chastillon

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred

Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.