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« Fay ce que doiz et adviengne que puet » un ballade morale d’Eustache Deschamps à son fils

eustache_deschamps_ballade_poesie_medievale_enluminure_clerc_etudes_science_savant_moyen-age_tardifSujet : poésie médiévale, littérature médiévale, poésie morale, ballade, moyen français, valeurs morales, loyauté,honneur,
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :  Fay ce que doiz et adviengne que puet
Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps GA Crapelet (1832)

Bonjour à tous,

C_lettrine_moyen_age_passionap sur le XIVe siècle avec une nouvelle ballade d’Eustache Deschamps. Le poète médiéval la destina explicitement à son fils et comme dans nombre de ses poésies morales, il y est question de droiture, d’honneur, de loyauté, de non-convoitise, bref d’un code de conduite pour soi mais aussi, bien sûr, valeurs chrétiennes obligent, devant l’éternel.  Comme il se plait souvent à le souligner, (il le fera à nouveau ici) ces valeurs et ce code transcendent les classes sociales et s’adressent à tous. Par elles, tout un chacun peut s’élever mais aussi se « sauver ».

Pour le reste, à la grâce de Dieu donc et advienne que pourra :  Fay ce que doiz et adviengne que puet. Dans le refrain de cette balladeon retrouve le grand sens de la formule et la plume incisive du maître de poésie  du moyen-âge tardif.

Georges Adrien Crapelet
et la renaissance d’Eustache Deschamps

ballade_poesie_medievale_eustache_deschamps_moyen-age_XIVeOn peut trouver cette ballade dans plusieurs oeuvres complètes de l’auteur médiéval et notamment dans l’ouvrage de Georges Adrien Crapelet (1789-1842) cité souvent ici : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps. Pour rendre justice à cet écrivain et imprimeur des XVIIIe, XIXe siècles, il faut souligner qu’après de longs siècles d’un oubli pratiquement total de la poésie d’Eustache Deschamps, c’est lui  qui l’exhuma patiemment des manuscrits, en publiant, en 1832,  l’ouvrage  en question et sa large sélection de poésies et de textes.

Les experts littéraires et historiens contemporains de Crapelet ne s’y sont d’ailleurs pas trompés en reconnaissant alors les grandes qualités de son travail autant, du même coup, que celles de la poésie d’Eustache Deschamps. Si vous en avez la curiosité, on trouve dans le Journal des Savants de la même année 1832, un article fort élogieux de l’historien François Just Marie Raynouard  à propos de l’ouvrage de Crapelet et de ses travaux.

Près de deux cents ans après sa parution, ce livre est toujours ré-édité par diverses maisons d’éditions, en version papier. C’est, pour l’instant, l’éditeur Forgotten books qui est le mieux positionné du point de vue tarifaire, avec une édition brochée de belle finition. En voici le lien, s’il vous intéresse: Poésies Morales Et Historiques D’Eustache Deschamps, Ecuyer,  Huissier D’Armes Des Rois Charles V Et Charles VI, Chatelain de Fismes Et Bailli de Senlis.

A la suite de G.A. Crapelet, Le Marquis de Queux de Saint-Hilaire, Gaston Reynaud, et d’autres auteurs encore du XIXe se décidèrent à leur tour, à publier les oeuvres complètes de l’auteur médiéval. S’il n’est pas devenu aussi célèbre qu’un Villon, Eustache Deschamps  a tout de même, grâce à tout cela et depuis lors, reconquis quelques lettres de noblesse bien méritées.

Sans minimiser aucunement le rôle joué par Crapelet dans la redécouverte de cette oeuvre conséquente, il faut se resituer dans le contexte historique et ajouter que les XVIIIe et le XIXe furent de grands siècles de redécouverte de l’art, de la poésie et de la littérature médiévale.

« Fay ce que doiz et adviengne que puet »
dans le moyen-français d’Eustache Deschamps

Soit en amours, soit en chevalerie,
Soit ès mestiers communs de labourer,
Soit ès estas grans, moiens, quoy c’om die,
Soit ès petis, soit en terre ou en mer,
Soit près, soit loing tant come on puet aler,
Se puet chascun net maintenir qui veult,
Ne pour nul grief ne doit a mal tourner :
Fay ce que doiz et aviengne que puet.

Car qui poure est, et vuiz* (dépourvu) de villenie,
Devant tous puet bien sa teste lever ;
Se loiaulx est l’en doit prisier sa vie
Quand nul ne scet en lui mal reprouver ;
Mais cilz qui veult trahir ou desrober
Mauvaisement, ou qui autrui bien deult* (doloir, faire du tort),
Pert tout bon nom, l’en se seult* (souloir : avoir coutume) diffamer.
Fay ce que doiz et adviengne que puet.

N’aies orgueil ne d’autrui bien envie,
Veueilles toudis aux vertus regarder,
T’ame aura bien, le renom ta lignie ;
L’un demourra, l’autre est pour toy sauver :
Dieux pugnist mal, le bien remunerer
Vourra aux bons; ainsi faire le suelt*(de souloir).
Ne veuillez rien contre honeur convoiter.
Fay ce que doiz et aviengne que puet.

L’ENVOY

Beaus filz, chascuns se doit loiaulx porter,
Puisqu’il a sens, estre prodoms l’estuet* (estoveir: falloir,être nécessaire)
Et surtout doit Dieu et honte doubter :
Fay ce que doiz et aviengne que puet.

En vous souhaitant une excellente  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

Mieux vaut honneur que honteuse richesse, une ballade d’Eustache Deschamps

poesie_medievale_satirique_eugene_deschamps_moyen_ageSujet : poésie médiévale, poésie satirique
Auteur : Eustache Deschamps, dit Morel (1340-1405)
Période : Moyen Âge central, XIVe siècle
Titre : Mieux vault honeur que honteuse richesce.

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous avons le plaisir de vous présenter Eustache Morel dit Eustache Deschamps, un autre grand poète du Moyen Âge: Enfant du XIVe siècle, témoin de son temps, on l’inscrit volontiers dans la lignée de l’archipoète, de la poésie goliardique ou de Rutebeuf, et de la poésie sociale et satirique des XIIe, XIIIe siècle. On verra même, quelquefois, dans son œuvre et à travers ses réflexions ironiques ou morales sur les événements qu’il traverse, l’annonce de l’œuvre de François Villon et même encore de Charles d’Orléans.

Quand on se penche un peu sur la biographie de ce poète médiéval, on semble loin, pourtant, de la marginalité des clercs goliards,  de la misère sociale du jongleur Rutebeuf, ou même encore, des frasques et des déboires judiciaires de François Villon. Durant la majeure partie de sa vie, Eustache Deschamps sera un « petit officier de la cour royale », comme nous  le désigne Daniel POIRION (dans son article sur la eustache_deschamps_poete_medieval_huissier_armes_sous_charles_Vpoésie lyrique sur universalis), et restera proche du pouvoir qu’il représente ou qu’il défend.

Successivement écuyer, messager royal (chevaucheur) et huissier d’armes affecté à la garde du roi Charles V (portrait ci-contre),  il sera même, à l’automne de sa vie et sous le règne de Louis d’Orléans, nommé trésorier du fait de justice. Résolument attaché à la cour des rois, avec des positions variables en fonction des souverains au pouvoir, Eustache Deschamps côtoiera également Guillaume de Machaut, clerc, trouvère et poète qui aura une grande influence sur la codification des formes poétiques et musicales de son temps, voie dans laquelle, pour la poésie au moins, Eustache le suivra, se réclamant même de son influence.

L’art de la poésie chez Eustache Deschamps:
une musique naturelle et innée

Ce poète médiéval prolifique nous a laissé plus de mille cinq cent poèmes dont près de mille ballades, mais aussi des fables et 82 000 pieds de vers pour approcher le Moyen Âge central et le XIVe siècle finissant.

Il marquera sa différence avec les auteurs qui l’entourent de deux manières.  D’une part, il entend approcher résolument la poésie dans sa musicalité propre et l’affranchir ainsi du chant et de la musique: la poésie possède un musique naturelle propre, opposée à la musique qui a un musicalité écrite et artificielle. Cette dernière est apprise, l’autre est innée et on la possède ou non. Dans son approche rhétorique et dans son ouvrage « Art de Dictier » (1392-1393), Eustache Deschamps contribuera encore à eustache_deschamps_morel_poesie_medievale_satirique_moyen-age-centralcodifier  les règles de l’écriture poétique en langue vernaculaire. A la différence des Goliards qui prisaient le latin, il fera partie de ces clercs qui veulent mettre à la portée de tous la poésie et la langue française de son temps.

D’autre part, là où l’amour courtois et les petits malheurs (ou les grands drames) qu’il occasionne chez ses contemporains semble leur fournir d’inlassables prétextes à l’écriture autant que, hélas, en épuiser l’exercice, Eustache Deschamps s’y soustraira dans quelques-uns de ses poèmes, mais s’en affranchira aussi totalement dans la grande majorité des autres. Ainsi, il laissera en héritage, des textes plus volontiers tournées vers  l’observation de son temps où la critique et la satire l’emportent.

Mieux vaut honneur que honteuse richesse,
Eustache Deschamps, Ballade du XIVe

Nous vous présentons aujourd’hui un très beau texte de cet auteur du XIVe siècle qui, même s’il nous vient du monde médiéval, fait souffler un vent salutaire sur certaines valeurs dévoyées de notre monde moderne. « L’argent n’a pas d’odeur », dit-on ? Et bien, nous aurons ici,avec Eustache Deschamps,  l’outrecuidance de prétendre le contraire .

Qui puet vivre de son loial labour,
De l’art qu’il a, ou de sa revenue
Sans excéder, il vit a grand honour,
Car sa vie est de tous bonne tenue,
Puis qu’il ne toult (vole), qu’il ne ravit ou tue
Et que tousjours a loyaulté s’adresce,
N’acquierre jà chevance malostrue* :
Mieulx vault honeur que honteuse richesce.

(* ne gagne rien de façon malhonnête)

Car riches faulx n’a fors que deslionour,
En un moment est sa terre perdue,
Et ses péchiez fait muer sa coulour.
Que l’en perçoit (en voyant) sa grant desconvenue ;
Il n’ose aler teste levée et nue
Pour son meffait, ainz vers terre s’apresse,
Mas (Mat) et honteus comme une beste mue:
Mieulz vault honnour que honteuse richesce.

Car puis qu’uns homs ara  fait un faulx tour,
Monstrez sera au doit parmi la rue ;
Et lors ne fait que quérir un destour
Pour lui mucier, car son pechié l’argue**
Povres loyaulx lient son chief vers la nue
Homme ne craint, car honte ne le blesce.
Geste chose soit de tous retenue :
Mieulz vault honeur que honteuse richesse.

(** Pour se cacher, car son péché l’accuse)

Envoi

Princes, prodoms puet de nuit et de jour
Aler partout. Sa teste lieve et dresce.
Mais desloiaulx ne quiert que tenebrour :
Mieulx vault honour que [honteuse] richesce.

Une très belle journée à tous me amis, que la joie accompagne chacun de vos pas.

Fred
Pour moyenagepassion.com
« A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes »