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Au XIIIe siècle un rondeau amoureux du trouvère Adam de la Halle au moment du départ

Enluminure d'un musicien du Moyen Äge

Sujet : musique, chanson médiévale, vieux français, trouvère d’Arras, rondeau, amour courtois, langue d’oïl, courtoisie, musique ancienne.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur : Adam de la Halle (1235-1285)
Titre : « A Dieu commant amouretes« 
Interprète : Ensemble Sequentia
Album : Trouvères, chants d’amour courtois des pays de langue d’oïl (1987)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons pour le XIIIe siècle en musique et en chanson, avec Adam de la Halle. Nous retrouverons le trouvère d’Arras dans un rondeau courtois. Le poète y lamentera son départ et les amours qu’il s’apprête à laisser derrière lui.

A l’origine de ce rondeau courtois

Adam de la Halle a composé une variation plus longue de ce rondeau dans une chanson. Comme les deux pièces partagent de nombreuses similitudes, cela permet de cerner un peu mieux le contexte historique de la pièce du jour. Conformément à ce genre poétique, ce rondeau reste, en effet, assez court et ne donne guère de détails.

Dans cette chanson plus longue, donc, le trouvère nous expliquait qu’il devait quitter sa ville d’Arras pour des raisons économiques. Un changement de réglementation monétaire en était à l’origine qui portait sur les « gros tournois ». En l’occurrence, il ne s’agissait pas de tournois au sens habituel (chevalerie, lice, joutes, etc…) mais de monnaies d’argent en usage sous Saint Louis.

Un peu avant la composition de ce rondeau, il semble qu’une ordonnance prise par la couronne française à Chartes (1262-1264) en avait réglementé l’usage, refusant que soient acceptées certaines pièces frappées auparavant. Arras et sa province s’en sont trouvés directement affectés suivant les affirmations du trouvère :

A Dieu commant amouretes,
Car je m’en vois,
Dolans pour les douchetes
For dou douc païs d’Artois
Qui est si mus
(silencieux) et destrois (en détresse),
Pour che que li bourgeois
Ont esté si fourmené
Qu’il n’i queurt drois ne lois.
Gros tournois
(monnaie d’argent) ont anulé
Contes et rois,
Justiches et prélats tant de fois
Que mainte bele compaigne,
Dont Arras méhaigne
(souffre, pâtit)
Laissent amie et maisons et harnois
Et fuient, chà deux, chà trois,
Souspirant en terre estrange.

Ce texte médiéval auquel le rondeau du jour fait écho, daterait donc de 1263 ou de l’année suivante. Quelque temps plus tard, le trouvère reviendra dans sa ville natale pour y prendre épouse (1).

Si ce contexte n’est pas absolument indispensable à la compréhension de notre rondeau, il nous aide à mieux le cerner. Il pourrait, en effet, ressembler à une chanson de trouvère ou de troubadour comme il en existe beaucoup à cette période : le poète sur le départ, se lamente sur la douleur de la séparation, etc… à ceci près qu’ici, Adam de la Halle emploie le pluriel tout du long (reinettes, doucettes, amourettes,…). Parlent-ils uniquement de « ces amours » ? On semble un peu sortir du schéma classique du loyal amant courtois, triste de devoir laisser sa dame et peut-être sont-ce plutôt les belles d’Arras qu’il pleure ?

Source médiévales et plus récentes

Pour vous présenter ce rondeau d’Adam de la Halle, nous avons choisi les pages annotées musicalement du manuscrit médiéval ms Français 25566. Connu encore sous le nom de chansonnier W, cet ouvrage de 283 feuillets est daté de la fin du XIIe et des débuts du XIIIe siècle. Composé à Arras, il contient l’œuvre d’Adam de la Halle ainsi que de nombreuses autres textes et poésies d’époque. Il est actuellement conservé à la BnF et peut être consulté en ligne sur Gallica.fr.

Le rondeau d'Adam de la Halle dans le manuscrit médiéval enluminé Ms Français 25566 de la BnF

Pour les partitions modernes de ce rondeau, ainsi que d’autres pièces du trouvère d’Arras, vous pouvez consulter valablement l’ouvrage « Œuvres complètes du trouvère Adam de la Halle » d’Edmond de Coussemaker. Ce livre daté de la fin du XIXe siècle (1872) a été réédité aux éditions Hachette Livre BnF.

Sequentia, une formation majeure
dans le monde des musiques médiévales

Pour découvrir ce rondeau courtois en musique, nous revenons à l’excellent album « Trouvères, chants d’amour courtois des pays de langue d’oïl » de l’ensemble médiéval Sequentia sous la direction de Benjamin Bagby. Formée à Paris au début des années 80, cette formation de grand talent s’est imposée, en près de 35 ans de carrière, comme une référence sur la scène des musiques médiévales et anciennes.

Avec un répertoire qui s’est largement focalisé sur l’Europe médiévale des XIIe siècle et suivants, les programmes de Sequentia couvrent tout autant les musiques sacrées et profanes de France, que celles d’Espagne, d’Allemagne, d’Italie ou d’Angleterre. L’œuvre d’Hildegarde von Bingen tient également une belle place dans leur discographie. Nous vous invitons à les suivre sur leur site officiel très complet. Il est pour le moment en anglais mais la version Française est en préparation.

Trouvères, chansons d’amour courtois
du nord de France (1175 à 1300), l’album

Le double album "Trouvères" de l'ensemble de musique médiéval Sequentia

Adam de la Halle tient une belle place sur ce fabuleux double-album de l’ensemble Sequentia, et de nombreuses compositions du trouvère y sont présentes.

En approchant une période qui couvre le dernier quart du XIe siècle pour s’étaler jusqu’à la fin du XIIe siècle, Sequentia s’est vraiment montré à la hauteur de son ambition dans cette production qui, de notre point de vue, devrait avoir sa place dans la discothèque de tout bon amateur de musiques médiévales. On y retrouvera également de nombreuses pièces des premiers trouvères, entre Conon de Béthune, Gace Brulé, Blondel de Nesle, mais également Jehan de Lescurel, et encore de nombreuses chansons anonymes ou compositions instrumentales françaises ce cette partie du Moyen Âge central.

Vous pourrez débusquer cet album au format CD chez votre meilleur disquaire ou même digitalisé sur les plateformes légales en ligne. Voici un lien utile à cet effet.


Le rondeau d’Adam de la Halle
dans son français d’Oïl d’origine

A Dieu comant amouretes
Car je m’en vois
Souspirant en tere estrange
Dolans lairia les douchetes
Et mout destrois
A Dieu comant amouretes.

J’en feroie roïnetes,
S’estoie roys,
Comant que la chose empraigne
A Dieu comant amouretes
Car je m’en vois
Souspirant en tere estrange.

Sa traduction en français actuel

A Dieu je confie mes amours,
Car il me faut partir
A regrets, en terre étrangère.
Avec peine, je laisserais les tendres et douces
Et en grande détresse
A Dieu je remets mes amours.

J’en ferais des reines,
Si j’étais roi
Mais quoi qu’il puisse survenir
A Dieu je remets mes amours,
Car il me faut partir
A regrets, en terre étrangère.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Notes

(1) Voir Li jus Adan et de la Feuillée, Mélanges publiés par la Société des Bibliophiles Français 1829 (Imprimerie Firmin Diderot).

« Hélas, mon cueur », une chanson courtoise du manuscrit de Bayeux

Sujet :  chanson, musique, médiévale, poésie médiévale,  manuscrit de Bayeux, amour courtois, loyal amant, courtoisie, chanson d’amour.
Période  : Moyen Âge tardif (XVe)
Auteur :  anonyme.
Titre :  Hélas, mon cueur n’est pas à moy
Interprète  : Ensemble La Maurache
Album :  Dance at the court of the Dukes of Burgundy (1988)

Bonjour à tous,

n ce mois de rentrée, nous reprenons notre exploration des chansons, de la musique et de la littérature du Moyen Âge avec une pièce tirée du célèbre manuscrit de Bayeux. Composé entre la fin du XVe siècle et les débuts du XVIe, ce bel ouvrage enluminé contient un peu plus de 100 chansons notées musicalement, datées, elles-mêmes, du XVe siècle.

Du point de vue des thèmes abordés, le manuscrit de Bayeux reste un chansonnier plutôt éclectique. Si l’amour et la lyrique courtoise y trouve une belle place, le travail de compilation a aussi fait la part à d’autres thèmes plus populaires : chansons satiriques et humoristiques, chansons à boire ou encore chansons plus politiques et narratives, … Aujourd’hui conservé au département des manuscrits de la BnF, dans un superbe état, il est aussi disponible à la consultation sur le site Gallica.

"Hélas, mon cœur" la chanson médiévale du jour et ses enluminures dans le chansonnier Ms Français 9436
La chanson du jour notée musicalement dans le Manuscrit de Bayeux original

Le chant courtois d’un amant dépossédé

La chanson du jour est une pièce inspirée de la lyrique courtoise. Il s’agit de la deuxième dans l’ordre du ms Français 9346 de la BnF, plus connu sous le nom de Manuscrit de Bayeux. Comme on le verra, l’amant implore sa douce amie de le garder en ses faveurs, tout en lui faisant des invitations explicites et même plutôt légères. On retrouvera également mentionner les éternels médisants (ici désignés comme envieux), qui accusent le poète de jouer un double jeu entre ses conquêtes. Est-il tout à fait loyal ? Peut-être pas tant que cela et le fait qu’il implore le pardon de la belle laisse quelque place au doute.

Autre difficulté de compréhension, la poète nous explique qu’il aurait composée cette chanson « à l’ombre d’un couppeau de moy« . Le mot pourrait désigner « le sommet d’un arbre couvert de ses premières feuilles » (cf Le Manuscrit de Bayeux, textes et musiques d’un recueil de chanson du XVe siècle, Théodore Gérold,1921). ie : une chanson composée « à l’ombre de mes (propres) frondaisons » ? On pourrait voir là une allusion printanière, finalement assez classique en lyrique courtoise. Quelle meilleure période, en effet, que celle du « renouveau » pour chanter l’amour ? L’auteur aurait-il voulu aussi jouer sur les proximités sonores entre les mots « mai » et « moé » ? « A l’ombre d’un couppeau de moé » … « A l’ombre d’un couppeau de may » ? C’est peut-être un peu capillotracté.

D’autres sens cachés sous les frondaisons ?

En creusant un peu, on trouve encore une définition de « coupeau » désignant le sommet d’une montagne ou le faîte de quelque chose. La poète aurait-il utilisé une image pour signifier « de toute sa hauteur » ? Autrement dit, « j’ai composé cette chanson avec tout ce que je possède, avec tout mon talent de plume » ? L’allusion aux frondaisons printanières semble largement plus parlante et sûrement plus dans l’esprit courtois.

En cherchant dans le dictionnaire de Trévoux, on retrouve encore une définition intéressante de « coupeau ». Au sens figuré, le vocable aurait désigné un mari trompé ou l’infidélité d’une femme à l’égard d’un homme. En l’absence de datation précise de cet usage dans le Trévoux, il est difficile de savoir si l’auteur a voulu jouer ici sur le double-sens des mots. Le cas échéant, cela pourrait éclairer d’autant sa supplique, en renforçant l’allusion sur sa tromperie et la clémence qu’il sollicite. En fait d’amant loyal, on aurait donc plutôt à faire à un amant léger et une chanson un peu plus grivoise ou railleuse qu’elle ne pourrait le laisser paraître ?

Dans l’attente de recherches plus approfondies, nous nous garderons de trancher entre toutes ses pistes. L’hypothèse courtoise au premier degré reste peut-être la plus évidente. N’hésitez pas à commenter si vous avez des éléments ou des idées sur la question.

L’ensemble la Maurache
& « la danse à la cour des ducs de Bourgogne »

Pour la version en musique, nous avons choisi une interprétation de l’ensemble de musiques médiévales et renaissantes La Maurache, sous la direction de Julien Skowron.

Musique et danse médiévales à la cour de Bourgogne, oar l'ensemble La Maurache

En 1988, la formation faisait paraître un album sur les danses du Moyen Âge tardif et de la Renaissance, à la puissante cour de Bourgogne : « La Danse à la Cour des Ducs de Bourgogne« . Entre basses danses, branles, pavanes et saltarelles mais aussi chansons, on pouvait y trouver 25 pièces musicales datées des XVe et XVIe siècles, exécutées avec brio. Pour être issues de l’Europe médiévale, les pièces présentées dans cet album restent de provenance et d’origines assez diverses et sont issues de manuscrits variés : de l’Allemagne, à la France, l’Italie ou l’Espagne d’alors. De fait, la chanson du jour est, en réalité, la seule à être tirée du manuscrit de Bayeux.

Avec près de 68 minutes d’écoute, cet album de choix, édité chez Arion, est sorti à l’occasion du quatrième centenaire de l’Orchésographie » de Thoinot Arbeau. On peut encore se le procurer à la vente au format CD ou même digitalisé MP3. Voici un lien utile pour plus d’informations.

Musiciens ayant participé à cet album

Nicole Robin (chant soprano), Claudine Prunel (clavecin), Hervé Barreau (chant, bombarde, chalémie, cornemuse, instruments à vent), Francisco Orozco (chant, luth, guiterne, percussions), Julien Skowron (chant,  rebec, Jouhikko, Viole de gambe), Georges Guillard (orgue portatif, clavecin, régale), Marcello Ardizzone (orgue, rébec, viole de gambe, citole, tournebout, percussions), Bernard Huneau (chant, flûte traversière, flûtes, tournebout, bombarde, percussion), Louis Longo (Sacqueboute), Henri Agnel (luth, cistre, darbouka, crotales, percussions), Franceoise Delalande (Viole de Gambe, percussions), Muriel Allin (viole de gambe)


Hélas, mon cueur n’est pas à moy,
dans le moyen français du manuscrit de Bayeux


Hélas, mon cueur n’est pas à moy,
Il est à vous, ma doulce amye;
Mais d’une chose je vous prie:
C’est vostre amour, gardez le moy
C’est vostre amour, gardez le moy.

Bien heureux seroye sur ma foy,
Se vous tenoys en ma chambrette
Dessus mon lict ou ma couchette,
Plus heureus seroys que le roy
Plus heureus seroys que le roy.

Faulx envyeux parlent de moy
Disant de deulx j’en aymes une.
De cest une j’ayme chacune
Plus qu’on ne pence sur ma foy
Plus qu’on ne pence sur ma foy.

Je vous supply, pardonnez moy,
Et ne mectez en oubliette
Celuy qui la chanson a faicte
A l’ombre d’ung couppeau de moy
A l’ombre d’ung couppeau de moy.


Découvrir d’autres chansons du manuscrit de Bayeux ici :     le roy  engloys  –  La belle se siedUng espervier venant du vert boucaigeTriste plaisir & douloureuse joyeHélas Olivier Basselin

En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Au XIIe siècle, une sextine du troubadour occitan Arnaut Daniel

Sujet  : musique, chanson médiévale, poésie, troubadour, manuscrit ancien, langue d’oc, occitan médiéval, sextine, trobar clus, trobar ric, courtoisie, amour courtois.
Période  : Moyen Âge central, XIIe et XIIIe s
Titre : Lo ferm voler qu’el cor mintra
Auteur : Arnaut Daniel (Arnautz) (1150-1210)
Interprète : Gérard Zuchetto
Album : Gérard Zuchetto chante les Troubadours des XIIe et XIIIe siècles » (1985)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous poursuivons notre exploration de l’œuvre d’Arnaut Daniel par l’étude d’une chanson de ce troubadour des XIIe-XIIIe siècles. Et quelle chanson ! puisqu’il s’agit, en effet, d’une sextine, forme poétique dont il fut l’inventeur et qui inspira, plus tard, de grands poètes de la renaissance italienne.

Trobar ric & Trobar clus

Si vous nous suivez depuis quelque temps déjà, vous avez dû nous suivre à l’étude de troubadours occitans du Moyen-âge et notamment de poésies qui, même une fois traduite, conservent des mystères impénétrables. C’est notamment le propre du Trobar Clus d’un Marcabrun qui se signe par sa difficulté d’approche, ses sous-entendus et ses sens cachés.

S’il ne se réclame pas directement de cette école, Arnaut Daniel en pratique une variante qu’on nomme « le trobar ric ». On a même fait de lui un de poètes les plus représentatifs de ce courant considéré comme proche du trobar clus en ce qu’il peut conduire au même résultat, en terme de difficultés d’interprétation. Le trobar ric se signe, en effet, par une recherche de formes sophistiquées qui peut rendre son résultat et ses images assez difficiles à percer. La pièce du jour vous en donnera un aperçu, mais avant d’en venir là, revenons à la sextine.

Qu’est-ce que la sextine ?

Pour redire un mot de cette forme poétique qui nécessite autant de rigueur que de virtuosité, il est donc question d’un poésie de six strophes de six vers, qui se termine par une demi-strophe de trois vers. Six mots-clés forment les rimes de la sextine. Cette dernière impose qu’ils reviennent à chaque nouvelle strophe mais ils doivent être permutés tout au long du poème, suivant un ordre précis.

Règles de permutations des rimes

Règle importante de la sextine, l’ordre des « mots-rimes » de la première strophe commande pour construire la seconde. En partant du principe qu’on numérote les six rimes de la première strophe, dans l’ordre des vers de 1 à 6, soit 1 2 3 4 5 6, les vers de la seconde strophe devront se terminer, dans l’ordre, suivant la séquence 6 1 5 2 4 3.

Pour les strophes suivantes, il existe plusieurs options. La plus simple est de considérer, pour chaque nouvelle strophe, que celle qui la précède réinitialise le compteur des rimes à 1 2 3 4 5 6. La strophe à écrire devra donc, à chaque fois, permuter l’ordre des mot-rimes de la strophe précédente pour retomber sur 6 1 5 2 4 3 et, ainsi de suite, jusqu’à la dernière strophe. La dernière strophe de trois vers contiendra, quant à elle, deux mots rimes par vers.

L’autre façon de procéder et qui aboutit au même résultat est de connaître l’ordre des séquences par rapport, cette fois, à l’ordre défini par les mots rimes de la première strophe. Cela suppose de mémoriser et de connaître toutes les séquences mais, en contrepartie, cela permet de mieux appréhender la subtilité de la construction spiralée de la sextine et l’enchaînement des permutations. Voilà ce que donne, dans l’ordre, pour chaque strophe : 123456 – 615243 – 364125 – 532614 – 451362 – 246531, ce qui donnerait a nouveau 123456 si une septième strophe existait.

Du reste, on notera que la séquence des mots rimes dans la demi-strophe d’envoi est de 12 34 56, à raison de deux par vers. Ainsi, la sextine s’enroule en quelque sorte sur elle-même en une forme qui n’a pas manqué de fasciner un certain nombre de poètes,longtemps après le troubadour Arnaut Daniel.

Une sextine de Ferdinand de Gramond

Pour être un peu plus concret sur le rendu de la sextine et sa mécanique sous-jacente, en voici un exemple emprunté à l’ouvrage Petit Traité de Poésie Française de Théodore de Banville (1871). Cette sextine en langue française est de la plume du comte Ferdinand de Gramond (1811-1897). Longtemps après Arnaut Daniel, ce poète et écrivain du XIXe siècle mit au point une nouvelle forme de la sextine, en se basant sur celles de Pétrarque (1304-1374) ; l’auteur du Moyen Âge tardif et du trecento italien s’était, lui-même, inspiré de notre troubadour du Moyen Âge.

Pour corser l’exercice, Ferdinand de Gramond ajouta à sa sextine française, des règles absentes de la version originelle d’Arnaut Daniel : la contrainte de l’alexandrin notamment mais encore d’autres difficultés liées à la nature des rimes : le premier, le troisième & le quatrième vers devaient rimer ensemble, de même que le second, le cinquième et le sixième vers. Cette sextine permettra de mieux comprendre le système des mots-rimes et leur permutation même si, comme on le verra, Arnaut Daniel s’était contenté de moins de pieds et de rimes plus simples dans la sienne.

L’étang qui s’éclaircit au milieu des feuillages, (1)
La mare avec ses joncs rubanant au soleil, (2)
Ses flottilles de fleurs, ses insectes volages (3)
Me charment. Longuement au creux de leurs rivages (4)
J’erre, et les yeux remplis d’un mirage vermeil, (5)
J’écoute l’eau qui rêve en son tiède sommeil. (6)

Moi-même j’ai mon rêve et mon demi-sommeil. (6)
De féeriques sentiers s’ouvrent sous les feuillages ; (1)
Les uns, en se hâtant vers le coteau vermeil, (5)
Ondulent, transpercés d’un rayon de soleil; (2)
Les autres indécis, contournant les rivages. (4)
Foisonnent d’ombre bleue et de lueurs volages. (3)

Tous se peuplent pour moi de figures volages (3)
Qu’à mon chevet parfois évoque le sommeil, (4)
Mais qui bien mieux encor sur ces vagues rivages (6)
Reviennent, souriant aux mailles des feuillages : (1)
Fantômes lumineux, songes du plein soleil, (2)
Visions qui font l’air comme au matin vermeil. (5)


C’est l’ondine sur l’eau montrant son front vermeil (5)
Un instant ; c’est l’éclair des sylphides volages (3)
D’un sillage argentin rayant l’or du soleil ; (2)
C’est la muse ondoyant comme au sein du sommeil (6)
Et qui dit : Me voici ; c’est parmi les feuillages (1)
Quelque blancheur de fée… O gracieux rivages ! (4)


En vain j’irais chercher de plus nobles rivages. (4)
Pactole aux sables d’or, Bosphore au flot vermeil, (5)
Aganippe, Permesse aux éloquents feuillages, (1)
Pénée avec ses fleurs, Hèbre et ses chœurs volages, (3)
Eridau mugissant. Mincie au frais sommeil (6)
Et Tibre que couronne un éternel soleil ; (
2)

Non, tous ces bords fameux n’auraient point ce soleil (2)
Que me rend votre aspect, anonymes rivages ! (4)
Du présent nébuleux animant le sommeil, (6)
Ils y font refleurir le souvenir vermeil (5)
Et sonner du printemps tous les échos volages (3)
Dans les rameaux jaunis non moins qu’aux verts feuillages.
(1)

Doux feuillages (1), adieu; vainement du soleil (2)
Les volages (3)
clartés auront fui ces rivages (4),
Ce jour vermeil (5)
luira jusque dans mon sommeil (6).

Sextine de Ferdinand de Gramond
Petit Traité de Poésie Française, T de Banville (1871)

Une histoire courtoise d’oncle et d’ongle

Les contraintes de la sextine assimilées, revenons maintenant à celle d’Arnaut Daniel. Du point de vue thématique, cette chanson médiévale nous place dans le registre courtois cher à notre troubadour ; à l’exception d’un texte humoristique plutôt scatologique, la majorité de son œuvre gravite, en effet, autour du sentiment amoureux et de la lyrique courtoise.

On retrouvera donc dans cette sextine, le thème du loyal amant et de son engagement. Arnaut Daniel y abordera aussi l’inévitable question des médisants qui, sans relâche, cherchent à mettre des bâtons dans les roues des amants courtois et se dressent pour empêcher la réalisation de leurs projets. Toutefois, il faudrait plus que quelques mauvaises langues pour décourager notre poète amoureux ; sourd à toutes les recommandations de frères comme d’oncles (oncle), il compte bien faire corps avec sa maîtresse comme chair et ongle (ongla). Et son cœur doive-t-il supporter douleur plus cuisante que des coups de verges (verja) face à l’indifférence de la dame, son âme (arma) maintiendra son vœu de fin’amor. Dans l’attente, sûr que sa loyauté lui vaudra bientôt, le salut, Arnaut rêve, fébrile, de voir s’entrouvrir la porte de cette chambre (cambra) où nul jamais n’entre (intra).

Pour retomber sur nos pattes, et dans l’ordre d’apparition, voici donc les six mots rimes de cette sextine : intra (1)- ongla (2)- arma (3)- verja (4)- oncle (5)- cambra (6). Comme nous le disions plus haut, on ne saisira, sans doute pas, toutes les nuances de cette poésie à demi-hermétique, du fait de ses exigences de forme auxquelles s’ajoute aussi la distance temporelle et contextuelle qui nous sépare du pays d’Oc médiéval. Aussi, consolons-nous, même avec l’aide du romaniste et érudit occitan Pierre Bec pour la traduction, il demeurera quelques zones d’ombres auxquelles nous devrons nous résoudre ; mais il faut bien que l’art des troubadours occitans conserve quelques mystères et quelques références insaisissables pour continuer de nous fasciner.

Sources & partition de cette chanson médiévale dans le Chansonnier occitanl G

Les partitions musicales du troubadour Arnaut Daniel dans les manuscrits médiévaux
Les partitions musicales d’Arnaut Daniel dans le manuscrit médiéval R71 sup

Malgré la pléthore de manuscrits qui font état de l’œuvre d’Arnaut Daniel, seules les mélodies de deux de ses chansons nous sont parvenues. La bonne nouvelle est que la sextine du jour en fait partie. L’autre pièce dont la notation musicale nous a également été restituée est la chanson Chanzo dol. moz son pian eprim.

Ses deux partitions (photo ci-dessus) se trouvent dans le manuscrit médiéval R 71 sup de la bibliothèque Ambrosienne de Milan, en Italie. Connu également sous le nom de Chansonnier provençal G (canzionere provenzale G), cet ouvrage daté du dernier tiers du XIIIe siècle contient, sur 141 feuillets, de nombreuses pièces de troubadours occitans notées musicalement. On peut le consulter en ligne sur le site de la Bibliothèque milanaise. Notre auteur y apparaît sous le nom de Nardnard daniel.

Gérard Zuchetto & les troubadours occitans

Pour l’interprétation musicale de la chanson du jour, nous avons choisi une version de Gérard Zuchetto. Elle est tirée de l’album « Gérard Zuchetto chante les Troubadours des XIIe et XIIIe siècles » enregistré en 1985. Le talentueux musicien et chanteur, passionné de longue date par l’art des troubadours, y était entouré de deux complices : Patrice Brient, à la vièle à archet et à la citole et Jacques Khoudir, à la derbouka et aux percussions. Il en résulte une version plutôt minimaliste du point de vue de l’orchestration qui a l’avantage de laisser une belle place au chant et au texte de l’auteur de la fin du XIIe siècle.

Cet album peut s’avérer un peu difficile à débusquer mais vous pourrez également retrouver cette pièce dans le volume 2 de La Tròba. Cette anthologie des Troubadours XIIe et XIIIe siècles, signée de Gérard Zuchetto & son Troubadours Art Ensemble réunit une vie entière de recherche sur le sujet.

Cette œuvre complète autour de l’art des troubadours est réédité régulièrement par les Editions Troba Vox, maison d’édition de l’artiste. Sa dernière mouture date de 202. Elle comprend un ouvrage détaillé de plus de 800 pages pour près de 300 chansons occitanes médiévales, accompagnées de leur traduction. Vous pouvez commander cette production chez votre meilleur disquaire. Elle est aussi disponible en ligne au lien suivant.


Lo ferm voler qu’el cor m’intra
dans son Occitan médiéval

Lo ferm voler qu’el cor m’intra
no’m pot ges becs escoissendre ni ongla
de lauzengier qui pert per mal dir s’arma;
e pus no l’aus batr’ab ram ni verja,
sivals a frau, lai on non aurai oncle,
jauzirai joi, en vergier o dins cambra.

Quan mi sove de la cambra
on a mon dan sai que nulhs om non intra
-ans me son tug plus que fraire ni oncle-
non ai membre no’m fremisca, neis l’ongla,
aissi cum fai l’enfas devant la verja:
tal paor ai no’l sia prop de l’arma.

Del cor li fos, non de l’arma,
e cossentis m’a celat dins sa cambra,
que plus mi nafra’l cor que colp de verja
qu’ar lo sieus sers lai ont ilh es non intra:
de lieis serai aisi cum carn e ongla
e non creirai castic d’amic ni d’oncle.

Anc la seror de mon oncle
non amei plus ni tan, per aquest’arma,
qu’aitan vezis cum es lo detz de l’ongla,
s’a lieis plagues, volgr’esser de sa cambra:
de me pot far l’amors qu’ins el cor m’intra
miels a son vol c’om fortz de frevol verja.

Pus floric la seca verja
ni de n’Adam foron nebot e oncle
tan fin’amors cum selha qu’el cor m’intra
non cug fos anc en cors no neis en arma:
on qu’eu estei, fors en plan o dins cambra,
mos cors no’s part de lieis tan cum ten l’ongla.

Aissi s’empren e s’enongla
mos cors en lieis cum l’escors’en la verja,
qu’ilh m’es de joi tors e palais e cambra;
e non am tan paren, fraire ni oncle,
qu’en Paradis n’aura doble joi m’arma,
si ja nulhs hom per ben amar lai intra.

Arnaut tramet son chantar d’ongl’e d’oncle
a Grant Desiei, qui de sa verj’a l’arma,
son cledisat qu’apres dins cambra intra


Une traduction en français actuel de Pierre Bec

Ce vœu sûr qui, dans le cœur, m’entre
Nul bec ne peut le déchirer, ni ongle
De médisant qui en parlant mal perd son âme ;
Car il n’ose le battre ni par branche ni par verge,
Du moins en secret, là où il n’y a pas d’oncle,
Je jouirai de ma joie en verger ou en chambre.

Quand je me souviens de la chambre
Où à mon dam je sais que personne n’entre
Tant me touchent plus que frère et oncle,
Nul membre n’ai qui ne tremble, ni d’ongle,
Ainsi le fait l’enfant devant la verge :
Telle est ma peur de l’avoir trop dans l’âme.

Puisse-t-elle de corps, non de l’âme,
Me permettre de venir en secret dans sa chambre !
Car plus me blesse au cœur que coups de verge
Celui qui la sert là où elle est ne rentre :
Toujours je serai pour elle comme chair et ongle
Et ne prendrai conseil d’ami ni d’oncle.

Et jamais la sœur de mon oncle
Je n’aimai plus ni tant, de par mon âme !
Et si voisin comme l’est le doigt de l’ongle,
S’il lui plaisait, je voudrais être dans sa chambre ;
Plus peut Amour qui dans le cœur me rentre
Mieux à son vouloir me faire fort de frêle verge.

Depuis que fleurit la sèche verge
Et que le seigneur Adam légua neveux et oncles,
Si fin’amor dans le cœur me rentre
Comme ne le fut jamais en corps ni en âme ;
Où qu’elle soit, dehors ou dans sa chambre,
Mon cœur y tient comme la chair à l’ongle.

Car ainsi se prend et s’énongle
Mon cœur en elle ainsi qu’écorce en verge ;
Elle est de joie tour et palais et chambre,
Et je n’aime autant frère, parent ni oncle :
Au paradis j’aurai deux fois joyeuse l’âme,
Si jamais nul, de bien aimer, n’y entre.

Arnaut envoie sa chanson d’ongle et d’oncle,
A celle qui de sa verge a pris l’âme,
Son Désiré, dont le Prix en chambre entre.

Fin’Amor et folie du verbe – Arnaut Daniel, Pierre Bec, ed Fédérop (2012)


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes


NB : sur l’image en-tête d’article, vous retrouverez deux enluminures d’Arnaut Daniel dans les manuscrits médiévaux, Ms Français 854 (chansonnier provençal I) et Ms Français 12473 (chansonnier provençal K) tous deux conservés au département des manuscrits de la BnF et consultables en ligne sur Gallica.

12 questions à Jean-Michel Wizenne du collectif Rock médiéval Originem

Sujet : musique, rock médiéval, inspiration médiévale, occitan, musique rock, Occitanie, occitan, modernité, jacquerie, ingénierie sociale, sociologie critique, artiste engagé
Période : Moyen Âge, XIVe siècle, époque actuelle.
Entretien : Jean-Michel Wizenne, Originem
Date : 28 janvier 2023

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous proposons une entretien décapant et politiquement incorrect en compagnie de Jean-Michel Wizenne, fondateur et compositeur de Originem. A l’occasion de la sortie du premier album du collectif Rock Médiéval, on prendra le temps d’aborder son parcours, mais aussi la musique, la philosophie et les références médiévales nichées derrière le rock brut de cette formation. Manipulations, ingénieries sociales et fabrique du consentement, on y croisera, au passage, des préoccupations politiques bien actuelles et une bonne dose de sociologie critique.

En vous souhaitant une bonne lecture.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

*****

Mpassion : Salut Jean-Michel, on est très honoré de te recevoir aujourd’hui, pour parler un peu plus en détail de ton parcours et du Collectif Rock Médiéval Originem que tu as fondé, il y a quelque temps déjà. On avait eu l’occasion de faire un premier article pour présenter un peu ce nouveau groupe très rock et c’est son actualité qui nous rattrape, cette fois, avec un premier album déjà sorti sous forme digitale.

Donc déjà pour commencer, parlons un peu de ton parcours. Tu as un trajectoire double, à la fois en musique et en sciences humaines. Tout ça semble t’avoir donné un goût prononcé pour la sociologie critique autant que pour un rock bien ancré, plus proche de celui des Ramones que celui d’Elvis Presley, il faut bien le dire. Alors,
entre conférences en sociologie et histoire, sur des thèmes qui vont jusqu’aux peuples Amérindiens et notamment les Lakotas, dont tu es devenu un spécialiste, jusqu’à des publications et articles bien sentis sur des médias politiques ou sociaux variés, peut-être que tu peux nous dire quelques mots de plus, de ta formation musicale et intellectuelle. Et aussi, comment on arrive à concilier tout ça et trouver le temps de composer encore des textes & des musiques qui décapent ?

Itinéraire & Parcours personnel

J-M Wizenne : En effet, c’est vrai que dit comme ça et sans établir la chronologie des évènements et leurs corrélations, ça peut paraître confus. Disons que ce que j’ai vraiment choisi dès le départ, c’est à dire dès l’adolescence, c’est la musique. J’ai commencé par la guitare et le Hard Rock, pour rapidement y ajouter l’étude de l’écriture au conservatoire de Marseille. C’est aussi à cette époque que je me suis passionné pour la musique classique, classique contemporaine, et bien sûr la musique Médiévale.

Pochette du film sur la Fabrique du Consentement et Noam Chomsky

En 1989, peu après mon 21ème anniversaire, ayant décidé de suivre pour un moment le chemin du Rock, je suis parti à Los Angeles pour un séjour de trois mois, et j’y suis resté 5 ans… Je ne vais pas t’énumérer ce que j’ai fait pendant ces 5 ans car c’est de l’ordre d’une saga, mais par contre, il y a un évènement que je dois relater pour faire la transition avec le reste. En 1992, donc toujours à Los Angeles, c’est par le biais d’une demoiselle que j’avais fréquenté quelques jours, où plutôt quelques soirs, que je me suis retrouvé à assister à la projection d’un film qui a alors changé ma vision du monde en ce qui concerne notre société. Cette projection n’était autre que la première de « La Fabrication du Consentement» (Manufacturing Consent) du célèbre Noam Chomsky. Il faut dire qu’à l ‘époque, n’ayant absolument pas de conscience politique, et ne m’intéressant à rien d’autre qu’à la musique, j’ai vécu ça comme un véritable bouleversement. Et c’est d’ailleurs comme ça que je me suis lancé dans l’étude de tout ce qui concerne l’histoire de la propagande moderne, les médias, et l’ingérence des corporations dans la gestion de l’opinion publique, jusqu’à entretenir une correspondance épistolaire avec Noam Chomsky pour être guidé dans mes recherches etc.

En ce qui concerne l’histoire avec les Amérindiens que tu as mentionné, pour ne pas m’embarquer dans un récit livresque puisque j’en ai déjà écrit un sur le sujet, je vais te résumer ça en quelques dates. C’est en 1997 que je commence à m’intéresser à leur monde et à leur histoire. En 2000 à Paris, lors de la composition de la musique d’un documentaire sur les rodéos Indiens, je rencontre une personne qui deviendra un ami, qui lui, a des amis chez les Lakota Sioux , parle leur langue et a écrit un dictionnaire Franco/Sioux, ou plutôt pour être correct, Franco/Lakota. Ça me met sur la piste des Indiens Sioux, et en 2002, j’entre en contact avec des prisonniers Sioux désireux d’entretenir une correspondance avec des gens de l’extérieur. Et c’est en 2004, que l’un des prisonniers avec qui une amitié s’est développée, m’invite à passer une journée de cérémonie en prison, dans le Dakota du Sud. Pour bien ressentir le périple, je décide de faire le trajet en moto, au départ de Montréal. Je ne m’étale pas sur les diverses aventures vécues lors des 10 000 km aller/retour parcourus lors de ce road trip, mais si ça t’intéresse ou tes lecteurs je te passerai la référence de mon livre (Voir Chroniques de voyages en terre Lakota, Jean-Michel Wizenne, 2019).

Chroniques en terres amérindiennes par Jean-Michel Wizenne.

Quoiqu’il en soit, j’arrive à la date prévue au pénitencier maximum sécurité de Sioux Falls dans le Dakota. La journée de cérémonies traditionnelles que je passe au milieu de 300 détenus Lakota, changera ma vie, et c’est peu dire. Durant mon séjour sur place, je suis aussi accueilli par la famille du détenu qui m’a invité, famille qui habite à 300 km de la prison, sur la réserve de Rosebud. Là aussi, être invité à des cérémonies dont je ne connaissais que la description littéraire dans des ouvrages spécialisés, ne m’a pas laissé indemne, loin de là… Et c’est donc depuis cette époque, ayant ensuite multiplié les voyages et séjours sur place, que j’ai maintenant une seconde famille chez les Lakota Sioux, la famille Thin Elk, et que je donne des conférences sur divers sujets ayant trait à l’histoire Amérindiennes aux USA etc. Voilà, j’en arrive donc à aujourd’hui, avec diverses expériences musicales, et aussi le début des conférences sur l’histoire de la propagande moderne et de sujets associés, et bien sûr à Originem, groupe de Rock Médiéval…

Formation & origine du collectif rock Originem

Mpassion : Merci pour cette réponse qui permettra à nos lecteurs de mieux comprendre ton parcours et certains de tes engagements. A présent, pour centrer un peu sur Originen qui compte dans ses rangs 5 musiciens, comment s’est fait la formation du groupe ? De ton côté, tu te colles à la composition de la musique et des textes, comme à la guitare solo. Mais il y a aussi le bassiste du groupe Trust ce qui me semble une façon de renouer avec une grande tradition de rock social contestataire. Est-ce qu’il y a une parenté spirituelle ? C’est un hasard ou pas du tout ?


« Pour parler de l’aspect contestataire, je dirais que tout ce que j’ai fait jusque là, l’a toujours été. Je conçois qu’il existe l’Art pour l’Art, mais en ce qui me concerne, je préfère l’Art qui est associé à une revendication. »


J-M Wizenne : Pour Originem, j’ai eu le déclic pendant le premier confinement. Il faut savoir que je ne conçois pas la composition sans qu’il y ait un monde, un univers, une histoire qui y soit associé. Or, cela faisait déjà 2 ans que je n’étais pas entièrement satisfait de ce que j’enregistrais car pour moi il ne pouvait pas y avoir de profondeur sans histoire. C’est alors que j’ai eu le déclic, en associant à mon projet musical, le contexte du Moyen Age, et particulièrement de la période 12ème 13ème 14ème qui me passionne. En ce qui concerne les membres actuels du groupe, il est évident que nous partageons le même constat en ce qui concerne la société, même si nous ne l’exprimons pas tous avec la même radicalité. Quant à la présence de David Jacob, bassiste de Trust, c’est tout d’abord parce que j’ai déjà joué dans d’autres projets avec lui, et que nous nous apprécions beaucoup. Pour parler de l’aspect contestataire, je dirais que tout ce que j’ai fait jusque là, l’a toujours été. Je conçois qu’il existe l’Art pour l’Art, mais en ce qui me concerne, je préfère l’Art qui est associé à une revendication.

De l’Antisocial de Bernie à Originem ?

Le Collectif rock médiéval Originem

Mpassion : Ceux qui ont déjà écouté Originem ont sûrement senti que cet engagement qui te mène vient de loin. Pour prolonger, cette question, j’en avais émis l’hypothèse dans un premier article sur Originem, mais je profite de ta présence pour te le demander. Est-ce qu’on est loin de l’antisocial de Trust et de Bernie ? Qu’est-ce qui a changé entre ce début de 21e siècle et le conformisme/individualisme des années 80 que le sieur Bonvoisin voulait voir s’effriter, voire même exploser ?


« …à partir du moment où on en a parlé chez Hanouna,
on peut ensuite passer au sujet suivant. »


J-M Wizenne : Ce qui a changé depuis les années 80, c’est que le néolibéralisme à gagné. L’aspect contestataire d’un artiste fait maintenant partie de la vitrine libérale du système. En quelque sorte, une contestation subventionnée, voire, un folklore contestataire qui serait bien illustré par le Rap par exemple. Aujourd’hui, le morceau « Antisocial » a perdu toute sa substance revendicative, mais a gagné en « festif ». Le morceau passe lors de toutes les fêtes, en revêtant l’aspect d’une sorte d’hymne pour les adolescents révolutionnaires, donc attardés, que nous étions, selon les critères actuels bien sûr… L’antidote du néolibéralisme quant à la contestation, est de tout transformer en divertissements, en spectacles, pour donner naissance à une pseudo contestation qui fait elle même partie de la vitrine, pour cautionner l’aspect démocratique de cette dernière. Pour schématiser mon propos, je dirai que, à partir du moment où : « On en a parlé chez Hanouna », on peut ensuite passer au sujet suivant.


« Alors, tu vas commencer à faire taire dans ta propre tête certains mots, certaines formules, certaines pensées, jusqu’à ce que ces dernières ne te viennent même plus à l’esprit. Et c’est là que tu entres de ton plein gré dans un mode de fonctionnement que l’on nomme « Normopathie » ».


Un nouvel élément à prendre en compte, et pas des moindres, c’est l’arrivée de l’internet dans les années 2000. Comme le disait le poète et activiste Amérindien John Trudell à ce sujet  : « l’internet a démocratisé la parole sans inculquer la responsabilité de penser ». Bref, d’un côté tu as tout le monde et n’importe qui, qui affirme avoir raison sur tout et n’importe quoi. Et quand tu additionnes ça au virus intellectuel du Wokisme et de la Cancel Culture — qui, eux, peuvent te tuer socialement en quelques clics si tu oses prononcer des mots interdits dont le lexique ne cesse de grandir — et bien tu arrives rapidement à un système d’auto-régulation au sein même du troupeau, système qui lui-même, t’entraîne inexorablement vers ce que la sociologue Elisabeth Noelle Neumann appelle « La spirale du silence ». Alors, tu vas commencer à faire taire dans ta propre tête certains mots, certaines formules, certaines pensées, jusqu’à ce que ces dernières ne te viennent même plus à l’esprit. Et c’est là que tu entres de ton plein gré dans un mode de fonctionnement que l’on nomme « Normopathie ». Ainsi, la masse des individus cesse d’avoir un quelconque relief, mis à part quand il s‘agit de « spectacle », pour devenir complètement lisse en attendant les prochaines injonctions.


« …Une bataille presque décisive a été gagnée par le néolibéralisme dans ce que Noam Chomsky appelle l’éternel combat pour le contrôle de l’esprit humain.« 


Bref, pour conclure sur cette question, je dirai qu’une bataille presque décisive a été gagnée par le néolibéralisme dans ce que Noam Chomsky appelle « L’éternel combat pour le contrôle de l’esprit humain ». Force est de constater que loin de l’aspect un peu « fun » de l’aliénation collective des années 80, une grande partie de la population est aujourd’hui en proie à de véritables biais cognitifs et à un désastre intellectuel. Et la contestation dans tout ça ? Eh bien, mis à part durant les simagrées organisées lors des émissions de divertissements, demande-toi combien d’artistes ou de musiciens soi-disant contestataires ont fait entendre une voix divergente de la pensée dominante lors du conflit des gilets jaunes ? De la période Covid ? De la guerre en Ukraine ?… Le triste constat est de se dire qu’entre matraques et autorégulation, il était beaucoup moins dangereux de se révolter dans les années 80, qu’au sein de la « bienveillante » vitrine néolibérale de ces dernières années.

Rock engagé & références médiévales en miroir

Mpassion : Le sociologue critique qui sommeille en moi te suit largement sur ce dernier constat comme sur tes analyses au sujet de la récupération des contestations par la société du spectacle d’ailleurs. Cette dimension politique et idéologique va continuer de nous accompagner tout au long de cette entretien mais pour faire un peu de place à Originem : ceux qui ne connaissent pas encore le groupe y trouveront un vrai parti-pris dans les références et une bonne dose de médiéval. Originem se pose, en effet, en résonance avec le Moyen Âge central et mêle le 14e siècle, son climat explosif, ses campagnes ruinées par la guerre de cent ans et les épidémies, ses jacqueries. C’est l’évocation d’un époque mais aussi d’un climat particulier.

D’ailleurs, au passage, je conseille à nos lecteurs d’aller découvrir la chaîne youtube du groupe et de ne pas oublier de visionner les capsules vidéos dont tu te fends pour expliquer certains morceaux et la démarche générale d’Originem. Il y a là une vraie volonté d’embarquer l’audience dans la profondeur et c’est assez rare pour être souligné. Mais pour revenir à ces références au Moyen Âge du XIVe siècle, tu peux nous en dire un mot ? Qu’est-ce qui pourrait en faire selon toi des temps si actuels ?


« Au 14ème siècle, les autorités Chrétiennes avaient pressenti un futur problème pour la société en ce qui concerne la pratique de l’usure et donc, le pouvoir de l’argent, force est de constater qu’aujourd’hui, les maîtres et dirigeants du monde, sont les entreprises de spéculations financières. »


Le livre "Naissance du purgatoire" par l'historien médiéviste Jacques Le Goff
Au XIIIe s naissance du purgatoire

J-M Wizenne : En ce qui concerne les ressemblances entre le 14ème siècle et notre monde actuel, je me base sur les aspects suivants : Le 12ème et le 13ème ont été des siècles où, de par certaines innovations et certains changements de mentalités, a débuté une période que les médiévistes comme Jacques Legoff ont décrit comme l’arrivée des valeurs du ciel sur terre. Avant cela, durant le haut Moyen Âge, on était surtout dans une sorte de rejet du monde terrestre, et donc dans une préparation constante du salut. Au 12ème et 13ème, avec l’arrivée d’une certaine prospérité du point de vue économique, et l’arrivée de certaines innovations même dans la géographie céleste, comme l’avènement du purgatoire qui implique une possibilité de rachat pour les péchés véniels, les gens ont commencé à accepter le principe de jouissance du monde terrestre, et de recherche d’un certain bonheur ici-bas. L’un dans l’autre, l’ambiance était plutôt à l’espérance de lendemains chantants. Or, dès le début du 14ème siècle, avec le début de la guerre de 100 ans en 1337, l’arrivée de la peste noire en 1348, les famines et les révoltes paysannes, les populations ont reçu une sorte de douche froide qui a engendré par le choc, bien des traumatismes et changements de mentalités.

En ce qui concerne notre monde actuel, on peut considérer que depuis la fin des 30 glorieuses, et donc depuis la fin de la promesse du bonheur pour tous, inhérente au capitalisme sauvage et à son fils le néolibéralisme, le désastre actuel qui concerne tous les domaines du vivant, est en train de provoquer le même genre de choc que celui du début du 14ème siècle. C ‘est en tout cas mon opinion. Je pense à une chose qui pour moi est grandement symbolique et que je voudrais ajouter. Tu sais qu’au 12ème et 13ème siècle, une des principales préoccupations de l’église, concerne le traitement de l’usure. En effet, si ce souci est présent dans les trois monothéismes, il pose un véritable problème pour les autorités Chrétiennes de cette période. Comme je le disais plus tôt, l’essor économique, l’essor des villes, et donc la multiplication des échanges de monnaie et de la pratique du prêt, augmentent la présence et le rôle des usuriers. Or, traditionnellement, ces derniers sont voués à l’enfer pour la raison suivante. La somme des intérêts perçue ne correspondant à aucun travail manuel effectué par l’usurier, mais simplement au « temps » entre le prêt et le remboursement, l’usurier se trouve alors dans la position d’un voleur de temps, et Dieu étant aussi le temps, l’usurier vole Dieu. C’est alors à cette période, et avec l’apparition du purgatoire, qu’un début de solution est trouvée quand à l’avenir et devenir de l’usurier dans le droit canonique. Il a enfin une marge de manœuvre.

Bref, là où je veux en venir du point de vue symbolique, c’est que si déjà à l’époque les autorités Chrétiennes avaient pressenti un futur problème pour la société en ce qui concerne la pratique de l’usure et donc, le pouvoir de l’argent, force est de constater qu’aujourd’hui, les maîtres et dirigeants du monde, sont les entreprises de spéculations financières. Un indice de taille illustrant la victoire de cet « adversaire » ou Satan, déjà pressenti à l’époque.

Errance, jacqueries, insurrection ?


Mpassion : Je comprends mieux comment s’opère chez toi ce jeu de miroirs entre cette partie du Moyen Âge et notre modernité. Du reste, pour qui étudie d’un peu de près le monde médiéval, il est vrai qu’il est frappant de voir à quel point ce verrou de l’usure a, aujourd’hui, totalement sauté pour être pris en exemple contre le travail lui-même. Au passage, sur cette première libéralisation déculpabilisation du monde de la finance et son entrée en force dans les sphères du pouvoir, on pourra renvoyer nos lecteurs à la dernière ballade d’Eustache Deschamps que nous avons postée : Nul n’a estat que sur fait de finance. Elle est pile dans le sujet et date justement du 14e.

Détail d’enluminure : Insurrection paysanne, Froissart (XVe s), BnF

Mais reprenons sur les références d’Originem : on n’est donc plus tout à fait au 12e/13e siècles des goliards, ces clercs qui sortaient du système et partaient sur les routes, pour aller de taverne en taverne et qu’on pouvait imaginer quelquefois, un peu plus joviaux et festifs, bien que les paroles du morceau « Seditionem » inspiré de l’archipoète de Cologne et du corpus de Carmina Burana tendent à le démentir.

En tout cas, si le thème de l’errance revient souvent chez Originem, c’est plutôt celle du type au bord du gouffre, excédé, asséché économiquement et humainement par le contexte, révolté contre le système. Et en même temps, son cri de révolte est aussi un appel, un cri de ralliement. Il semble annonciateur de quelque chose de plus collectif et, peut-être, de plus chaotique en approche ? On a un peu l’impression que ce révolté ne restera pas longtemps seul et qu’il s’apprête déjà à rejoindre la foule des miséreux qui grondent. Est-ce que le système actuel a atteint une sorte de point limite, selon toi ? Il me semble encore lire entre les lignes, le constat d’un système néolibéral totalement décomplexé et débridé, déterminé à faire table rase, dans sa marche en avant, de tout ce qu’il considère comme des obstacles, sinon des scories : histoire, valeurs sociales et humaines, acquis sociaux, cultures et identités, langues, etc,… J’ai bon sur le fond du message et chacun pourra y trouver ce qu’il veut ?


« …Ce que je crains le plus pour l’avenir, c’est beaucoup moins l’explosion que l’implosion qui la précédera. Je suis convaincu que la santé d’esprit d’un individu a des limites, que le « contre-nature », le « contre le temps », et le « contre l’histoire » peuvent faire éclater.« 


J-M Wizenne : Cet individu dont tu parles, qui erre et qui essaie d’atteindre « la grande route de la sédition », est pour l’instant dans la même situation que l’est Originem. Il avance dans le brouillard, aperçoit des formes, les hèle, et s’associe à certaines d’entre elles pour grossir le groupe, devenir tribu, et ensuite communauté. Pour parler du système actuel, je dirais que la société qu’il engendre, est nettement plus inquiétante que celle du 14ème siècle. A cette époque, ce qui représentait les dangers principaux étaient des choses tangibles – la guerre, la famine, la maladie, etc… Aujourd’hui, non seulement ces dangers sont toujours actuels, mais il faut y ajouter un danger, un virus, qui lui, agit de l’intérieur. Les identités traditionnelles ont été en grande partie détruites. L’histoire est complètement biaisée et remaniée pour les intérêts politiques du moment. Le langage est saccagé. Les principales valeurs sont ringardisées ou inversées.

Bref, tout ce qui peut engendrer une pensée cohérente et qui fait de nous des « Êtres humains » et non pas seulement des mammifères humains est sans cesse parasité. Quand tu penses qu’une identité est une somme de critères aussi bien historiques qu’éducationnels, et que c’est au sein de cette dernière que l’on trouve les réflexes comportementaux, qui sont autant de boucliers contre les injonctions irrationnelles, qu’elles soient politiques ou commerciales, tu comprends que sa destruction, est indissociable d’un néolibéralisme où tout les domaines sont « marchandisables ». Si l’on considère cette identité, c’est à dire cette somme de faits historiques, d’éducation et d’expériences vécues, comme la colonne vertébrale d’un individu, alors, on est obligé d’admettre qu’aujourd’hui, privé de l’harmonisation gérée par cette colonne vertébrale, l’individu n’est plus qu’une somme de parties physiques, soumises et harcelées sans cesse par les injonctions basées sur le désir, et produites par les entreprises spécialisées dans chacune de ces parties. Une sorte de schizophrénie constante chez l’individu dans l’attente de la prochaine injonction qui lui montrera « le chemin ».

Ce que je veux dire, c’est que ce que je crains le plus pour l’avenir, c’est beaucoup moins l’explosion que l’implosion qui la précédera. Je suis convaincu que la santé d’esprit d’un individu a des limites, que le « contre-nature », le « contre le temps », et le « contre l’histoire » peuvent faire éclater. On connait depuis longtemps les réactions de l’humain dans ce genre de cas, et ce n’est certainement pas l’avènement de la surveillance numérique et la prison qu’elle engendre qui l’atténuera.

Originem, Collectif Rock médiéval

Mpassion : Plus qu’une action collective, une sorte de somme de pétages de plomb individuels généralisés ? C’est un tableau plutôt inquiétant même si ce néolibéralisme hors de contrôle et qui a même soumis le politique dans un grand nombre de cas, a atteint un point tel dans sa volonté de déconstruction des peuples, des nations et des cultures qu’on peut s’interroger sur la nature que prendrait un éventuel point de rupture. Sauf à entrer dans une violente détresse économique et de vraies disettes (en même temps, l’avenir proche prédit, par certains économistes, n’en est pas si loin), quelquefois, je me demande si tout cela n’ira pas plutôt vers une poursuite du démantèlement face à des masses simplement anémiées et anesthésiées.

Je pense assez souvent à cette fable de Marie de France « comment un breton fit la peau à une grande compagnie de brebis ». Le boucher en question s’y était pris justement en les sortant du troupeau une par une. Ça rappelle encore cette poésie bien connue d’un pasteur allemand à l’après-guerre et après sa libération d’un camp nazi : « Quand les nazis sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste. Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates, etc…« . Et finalement quand ils sont venus le chercher, il ne restait plus personne pour protester. C’est un peu pessimiste, sans doute, mais cela reste un doute légitime, au vue de l’apathie des populations, ces dernières décennies, et à l’exception peut-être du rebond des gilets jaunes qui avait suscité un nouvel espoir avant d’être étouffé sous diverses manipulations et dans la répression.  En même temps, on m’objectera peut-être que les révolutions ou les renversements de paradigme n’ont pas besoin de l’ensemble d’un peuple pour se faire. Vaste sujet

Ma question suivante met un peu en perspective la précédente, mais pour revenir à des choses plus légères. Originem se présente comme un Collectif Rock médiéval et on y devine justement cette dimension fédératrice, de vraie « tribu rock », comme on pouvait en retrouver chez certains groupes du passé. Je pense aux Béruriers noirs du point de vue de la manifestation au moins, même s’ils étaient largement plus sobres du point de vue de l’engagement (autres temps, autres mœurs) ou même d’autres avant eux ? Tu as des références comme ça en tête ? Et puis surtout, là où il y a « Collectif » est-ce qu’il va y avoir du ralliement ? Plus de musiciens ? Est-ce que ça va faire des petits musicaux, artistiques, de plume peut-être ? Comment tu projettes ça (ou pas) ?


« Pour parler de l’artistique et de ce que je recherche, je suis plus proche d’un concept comme Magma. Un groupe flexible, une ambiance, un monde, un univers, une communauté. ».


J-M Wizenne : Si je choisis la forme non figée du collectif, c’est pour diverses raisons. Tout d’abord, la raison terre à terre. Cela fait bien longtemps qu’il n’est plus possible de former un groupe de rock comme il y a 20 ans ou 30 ans, avec des amis fidèles qui partent sur les routes avec toi, etc. Aujourd’hui, vu le contexte néolibéral et ce qu’il implique au niveau de l’essentialité de la rentabilité économique, tous les musiciens sont sans cesse en recherche d’une opportunité salariée, plutôt que d’une aventure. Donc, pour conclure sur ce sujet peu exotique, je dirais que la forme « collectif » permet d’employer celui qui est disponible à la date choisie. Sinon, pour parler de l’artistique et de ce que je recherche, je suis plus proche d’un concept comme Magma. Un groupe flexible, une ambiance, un monde, un univers, une communauté. Et au sein de cette dernière et au fil des projets spécifiques, l’ajout d’instrument traditionnels avec d’autres musiciens, mais aussi quand cela sera possible, l’ajout de visuel avec tout ce qui a trait au spectacle médiéval.

Temps court, temps long

Mpassion : Là encore, je m’accroche à la dimension rock médiéval et tribale tout en restant trivial. La question est : du point de vue scénique, tu as choisi le personnage d’un frère médiéval en robe de bure. Dans les vidéos, on le devine, d’ailleurs, un peu en ermitage et hors du monde, dans une forêt profonde. On pourrait penser que c’est juste un peu de fun et de provoc’ rock. Ce serait de bon aloi mais qu’est-ce qu’il pourrait y avoir d’autre en-dessous du symbole ? Une érémitisme à la Saint Benoît à la recherche d’une nouvelle règle pour le monde des hommes ? Une volonté de méditation/réflexion et de prise de recul pour mieux revenir au monde ? Ou peut-être encore la volonté d’œuvrer, fut-ce avec l’humilité d’un frère, à un certain réveil des consciences sur les problématiques qui nous viennent ?


« Tenter de transformer l’être humain en sac de viande « neurotéléguidé » pour les intérêts de groupes privés, est pour moi une des pires immondices de notre ère contemporaine.« 


J-M Wizenne : En ce qui concerne mon accoutrement et donc la robe de bure, il faut savoir que je suis assez passionné par les ordres mendiants, et plus particulièrement par celui des Franciscains de Saint François d’Assise. J’aime beaucoup cette idée de retraite et d’isolement régulier, pour entrecouper les séjours dans le monde, c’est à dire à l’époque, « les séjours en ville ». Je suis friand de ce « temps long » de la retraite, en opposition à la dictature actuelle du « temps court », qui nous oblige toujours à réagir sans passer par la pensée. Je pense sincèrement qui si un grand nombre de gens avaient la possibilité matérielle de s’adonner de temps en temps à ce temps long, les dirigeant auraient nettement plus de difficultés à nous faire avaler des inepties irrationnelles, « pour notre bien »…

On voit d’ailleurs, depuis plus d’un siècle, avec l’avènement de la propagande moderne et de ce que ses concepteurs nomment « la fabrication du consentement », que c’est ce « temps de cerveau disponible » qui a été leur principal champ de bataille, avec des conséquences bien illustrées par le couple Docilité/Désastre intellectuel, dont nous sommes témoins aujourd’hui. Personnellement, je considère vraiment cela comme un véritable crime contre l’humanité. Tenter de transformer l’être humain en sac de viande « neurotéléguidé » pour les intérêts de groupes privés, est pour moi une des pires immondices de notre ère contemporaine.

Pour compléter ma réponse à ta question je dirais que oui, le fait d’œuvrer ne serait-ce que pour pratiquer la pensée active me plaît bien. Et même si cela ne débouche pas tout de suite sur des convictions, que cela débouche au moins sur des discussions. Bref, tout sauf l’acception de l’enfer néolibéral comme société inévitable. Passons au moins par le purgatoire…

Un Moyen Âge politiquement correct ?

Mpassion : Voilà qui a le mérite d’être clair. Ici, Je voudrais revenir un peu à nos moutons médiévaux pour une question un peu de fond sur le sujet. Aujourd’hui, du Médiéval fantasy au Moyen Âge hollywoodien en passant par le dernier Ridley Scott et son « dernier duel » revisité à la sauce idéologique post XXIe siècle, le monde médiéval est devenu un peu une période fourre-tout. On attend avec impatience la prochaine série Netflix sur le sujet (j’ironise). Comme tu t’es toi-même penché sérieusement sur cette période du point de vue historique comme musical, à ton avis, jusqu’à quel point le Moyen-Âge et ses relectures les plus fantaisistes sont-elles devenues un enjeu sur le champ de bataille politique, culturelle, spirituelle ou idéologique ?


« Ce qui est intéressant, c’est de voir que ces gens n’ont pas opté pour le 18 ème siècle, siècle des lumières, ou pour la révolution Française, mais sont passés directement à la source et à la graine qui a donné l’occident, à savoir notre période médiévale. »


J-M Wizenne : A mon sens, il y a tout d’abord deux phénomènes distincts, mais l’un a engendré l’autre. Le premier phénomène s’illustre par un regain d’intérêt de la part d’un public surtout occidental, pour cette période de notre histoire. Le second, c’est le traitement de cette nouvelle donnée par le système de propagande profonde, c’est à dire l’industrie du divertissement. Le premier phénomène est en rapport avec ce que je disais plus haut, à savoir la sensation de perdition vécue par une partie de la population occidentale. Une sorte de réaction à un début de panique psychologique avec, d’un côté, le constat du non sens actuel dans beaucoup de domaines, et de l’autre, la perdition quant aux références et au cadre auxquels se raccrocher.

Ce qui est intéressant, c’est de voir que ces gens n’ont pas opté pour le 18ème siècle, siècle des lumières, ou pour la révolution Française, mais sont passés directement à la source et à la graine qui a donné l’occident, à savoir notre période médiévale. Ceci en dit long sur le sujet de l’identité, et sur ce qui l’a construit. Surtout que le sujet étant tabou, car confisqué par tous les bords « autorisés », c’est à dire les partis politiques, l’individu lambda n’a même pas l’occasion de pouvoir en débattre de manière constructive. Malgré ça, l’individu qui se plonge dans son passé médiéval, éprouve, bien sûr, la sensation et l’intuition de se trouver en « terrain connu ». De ce fait, la sensation pouvant entraîner, la réflexion, la pensée, et donc la compréhension, le système de propagande profonde doit intervenir avant la prise de conscience. Ce qui m’emmène au second phénomène, le traitement de cette nouvelle donnée.


« Nous nous retrouvons donc avec cette industrie du divertissement, qui injecte toutes sortes de critères idéologiques contemporains, bien souvent basés sur rien de viable, à toutes les strates de notre histoire, de manière à valider le marasme actuel comme étant un développement logique de notre histoire. »



Pour ce faire, l’industrie du divertissement doit aborder la période médiévale en commettant de son plein gré et à dessein, l’erreur de traiter tous les sujets ayant rapport avec le passé, au travers du prisme de nos soi-disant valeurs et mœurs contemporaines, de manière à ne surtout pas remettre en question ce qui est considéré comme la « pensée correcte ». C’est la raison pour laquelle, ces productions cinématographiques ou télévisuelles, mettent l’accent sur un esthétisme bien souvent fantasmé par les amoureux de cette époque, tout en mettant en scène des mœurs et des situations ressemblant plus à ce que nous vivons dans notre quotidien aujourd’hui, qu’à une quelconque réalité historique.

Mais plus que ça, ces productions se servent de la demande presque implorée par le public de voir un monde « qui était meilleur », pour inclure à leurs films des mœurs, coutumes ou même concepts de pensée actuels, et donc complètement anachroniques, mais qu’ils voudraient normaliser, aujourd’hui, en les rendant « historiques » du point de vue de leurs pratiques. Bref, nous nous retrouvons donc avec cette industrie du divertissement, qui injecte toutes sortes de critères idéologiques contemporains, bien souvent basés sur rien de viable, à toutes les strates de notre histoire, de manière à valider le marasme actuel comme étant un développement logique de notre histoire. En ce qui me concerne, je fais partie de ceux qui pensent que le bordel actuel, ou asile à ciel ouvert, aurait pu être évité à bien des moments au cours de notre histoire.

Actualité & projections

Mpassion : Oui, en somme, la société du divertissement est au service de l’idéologie ambiante et injecte la dose nécessaire de séduction pour entraîner le public dans la danse avec, comme toujours, au milieu de tout ça des logiques d’acteurs qui abondent dans le même sens et en sont gratifiés au passage (financement, médiatisation, reconnaissance publique, etc…) Quant à ce retour et ce goût du Moyen Âge, on se rejoint aussi sur l’idée (que des médiévistes comme Le Goff n’ont pas manqué de souligner) que la période médiévale est la source, la graine ou la racine, comme on voudra, qui a donné naissance à la civilisation occidentale.

Merci en tout cas de toutes tes réponses jusque là. Je profite un peu d’avoir un interlocuteur féru de sciences humaines et de Moyen Âge pour creuser et aller sur des terrains plus sociologiques et politiques. J’espère que ça te va même si on pourrait évidemment aller bien plus loin sur tous ces sujets. Revenons enfin sur l’actualité d’Originem et ce premier album. Sur chacun des morceaux, en plus du fait que ça déménage, il y a une volonté forte d’ancrage dans la langue Occitane mais aussi le latin médiéval ce qui n’est pas pour me déplaire. (Sur moyenagepassion, on a exploré plus d’un texte de troubadour médiéval occitan mais aussi quelques textes latins). Dans des morceaux futurs, est-ce qu’Originem ira vers du vieux français d’oïl ou d’autres langues anciennes ? Ou est-ce que tu penses conserver cet ancrage comme une marque de fabrique maison ?


« En ce qui concerne le son et la griffe de Originem, je tiens à garder cet aspect de Rock brutal. »


J-M Wizenne : Disons que pour l’Occitan, c’est une langue que je continue d’étudier et qui, de par mes origines et du fait de l’avoir toujours entendu, ne pose aucun problème au point de vue de la prononciation pour moi. Le latin médiéval a un certain aspect solennel et grave selon comment tu l’utilises et selon ce que tu dis, ce qui va très bien avec certains sujets abordés. Comme tu l’as remarqué, mes textes court sont plutôt formés de déclamations et de formules accusatoires. Pour la langue d’Oïl, pour l’instant je ne l’utilise pas, mais ce n’est pas exclu.

Mpassion : Toujours dans un esprit de se projeter un peu. Pour les partitions actuelles de l’album, c’est toi qui compose, on l’a dit et le rock d’Originem se mêle clairement avec l’inspiration médiévale. En même temps tu es aussi formé au conservatoire classique, et à ce titre, tu as un vrai background sur les musiques anciennes, d’où ma question : est-ce que tu penses qu’Originem ajoutera un peu « d’ethnomusicologie » dans son répertoire ? Des reprises de mélodies de Peire Vidal, ou encore des orchestrations à grand renfort d’instruments anciens ? Est-ce que tu te vois partir plus vers du folk ou des choses plus traditionnelles ? C’est peut être un peu tôt pour le dire ?

J-M Wizenne : Comme je te l’ai dit au préalable, associer ponctuellement des instruments traditionnels, visiter des répertoires de l’époque, se mélanger avec un groupe traditionnel, rien de tout ça n’est exclu, bien au contraire. Par contre, en ce qui concerne le son et la griffe de Originem, je tiens à garder cet aspect de Rock brutal. En fait au début, je me suis dit : « imagine que tu sois au 14ème siècle, mais avec ton instrument et l’électricité ». D’ailleurs, j’en ai parlé avec des organisateurs de festivals médiévaux qui avaient écouté ma musique, et ils ont dit eux-mêmes que c’est un aspect qui manquait pour faire « le pont » entre un public plus jeune et moins averti, et le traditionnel. Donc on va voir de développer cette formule et ce véhicule, et on va voir où il nous mène.

Un album au format dématérialisé

Mpassion : Parfait. Pour nos lecteurs, ce premier album a pour titre « Seditionem ». On y trouve 5 morceaux pour 25 minutes de Rock. Deux d’entre eux sont empruntés au répertoire du Moyen Âge : « Ai Vist el Lop » une chanson occitane du 13e et l’emblématique « Seditionem » qui a donné son titre à cette première production et dont les paroles sont extraites du très corrosif Estuans intrinsecus de l’Archipoète. Pour le reste, il souffle sur tout cet album un même vent de révolte avec la même patine abrasive pour des textes effectivement courts et vitriolés (au taquet, j’allais dire). Tu peux nous en parler un peu ? Est-ce qu’un version CD est en préparation, peut-être plus tard dans le temps ?

J-M Wizenne : Un CD physique est prévu dès que nous ferons des concerts pour le vendre sur les lieux. Il y aura peut-être une petite production d’une centaine d’exemplaires avant ça, histoire de matérialiser le collector et la naissance. Quand au style des textes, pour l’instant il ne changera pas, et je le vois mal changer avant longtemps. Je dois avouer quand même que la musique étant souvent d’abord une thérapie pour celui qui la compose, Originem me permet de transformer l’amertume et la rage accumulée depuis quelques années en musique. Parfois, je me dis que si je n’avais pas étudié pendant toutes ces années l’histoire de la propagande moderne et tout ce que cela implique, je serai peut être plus tranquille, en étant au courant de rien. Alors, étant donné que je ne suis pas encore un Sage pour balayer tout ça du revers de la main, je me suis donc condamné à gueuler jusqu’à la fin.

Mpassion : Haha. Une autre réponse de ta part m’aurait surpris pour tout te dire. Ajoutons pour nos lecteurs que cet album est disponible dors et déjà au format numérique sur le site officiel d’Originem au lien suivant. Il est téléchargeable en un clic. C’est tout l’avantage du format numérique. Enfin, avant de nous séparer, une dernière petite question pour la route. A quand les premières scènes ? J’imagine que c’est la période d’effervescence médiatique un peu et que 2023 va démarrer avec des interviews et des prises de contact ?

J-M Wizenne : Nous sommes en effet dans l’attente de réponses de divers festivals, et les prises de contacts se multiplient pour les articles et interviews L’univers de la musique ayant été aussi très bouleversé par les dernières années, ils faut sans cesse trouver de nouvelles façons de se manifester et de sortir du lot, dans un tumulte ininterrompu d’informations. Mais comme le dit Noam Chomsky, dans toute période de chaos il y a des failles qui s’ouvrent, à nous et à ceux qui nous aident de les exploiter.

Mpassion : C’est tout le mal qu’on peut vous souhaiter. Merci en tout cas de ton temps Jean-Michel et longue vie à Originem !

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Voir notre premier article sur le collectif rock médiéval Originem.