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Au XIIIe siècle un rondeau amoureux du trouvère Adam de la Halle au moment du départ

Enluminure d'un musicien du Moyen Äge

Sujet : musique, chanson médiévale, vieux français, trouvère d’Arras, rondeau, amour courtois, langue d’oïl, courtoisie, musique ancienne.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur : Adam de la Halle (1235-1285)
Titre : « A Dieu commant amouretes« 
Interprète : Ensemble Sequentia
Album : Trouvères, chants d’amour courtois des pays de langue d’oïl (1987)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons pour le XIIIe siècle en musique et en chanson, avec Adam de la Halle. Nous retrouverons le trouvère d’Arras dans un rondeau courtois. Le poète y lamentera son départ et les amours qu’il s’apprête à laisser derrière lui.

A l’origine de ce rondeau courtois

Adam de la Halle a composé une variation plus longue de ce rondeau dans une chanson. Comme les deux pièces partagent de nombreuses similitudes, cela permet de cerner un peu mieux le contexte historique de la pièce du jour. Conformément à ce genre poétique, ce rondeau reste, en effet, assez court et ne donne guère de détails.

Dans cette chanson plus longue, donc, le trouvère nous expliquait qu’il devait quitter sa ville d’Arras pour des raisons économiques. Un changement de réglementation monétaire en était à l’origine qui portait sur les « gros tournois ». En l’occurrence, il ne s’agissait pas de tournois au sens habituel (chevalerie, lice, joutes, etc…) mais de monnaies d’argent en usage sous Saint Louis.

Un peu avant la composition de ce rondeau, il semble qu’une ordonnance prise par la couronne française à Chartes (1262-1264) en avait réglementé l’usage, refusant que soient acceptées certaines pièces frappées auparavant. Arras et sa province s’en sont trouvés directement affectés suivant les affirmations du trouvère :

A Dieu commant amouretes,
Car je m’en vois,
Dolans pour les douchetes
For dou douc païs d’Artois
Qui est si mus
(silencieux) et destrois (en détresse),
Pour che que li bourgeois
Ont esté si fourmené
Qu’il n’i queurt drois ne lois.
Gros tournois
(monnaie d’argent) ont anulé
Contes et rois,
Justiches et prélats tant de fois
Que mainte bele compaigne,
Dont Arras méhaigne
(souffre, pâtit)
Laissent amie et maisons et harnois
Et fuient, chà deux, chà trois,
Souspirant en terre estrange.

Ce texte médiéval auquel le rondeau du jour fait écho, daterait donc de 1263 ou de l’année suivante. Quelque temps plus tard, le trouvère reviendra dans sa ville natale pour y prendre épouse (1).

Si ce contexte n’est pas absolument indispensable à la compréhension de notre rondeau, il nous aide à mieux le cerner. Il pourrait, en effet, ressembler à une chanson de trouvère ou de troubadour comme il en existe beaucoup à cette période : le poète sur le départ, se lamente sur la douleur de la séparation, etc… à ceci près qu’ici, Adam de la Halle emploie le pluriel tout du long (reinettes, doucettes, amourettes,…). Parlent-ils uniquement de « ces amours » ? On semble un peu sortir du schéma classique du loyal amant courtois, triste de devoir laisser sa dame et peut-être sont-ce plutôt les belles d’Arras qu’il pleure ?

Source médiévales et plus récentes

Pour vous présenter ce rondeau d’Adam de la Halle, nous avons choisi les pages annotées musicalement du manuscrit médiéval ms Français 25566. Connu encore sous le nom de chansonnier W, cet ouvrage de 283 feuillets est daté de la fin du XIIe et des débuts du XIIIe siècle. Composé à Arras, il contient l’œuvre d’Adam de la Halle ainsi que de nombreuses autres textes et poésies d’époque. Il est actuellement conservé à la BnF et peut être consulté en ligne sur Gallica.fr.

Le rondeau d'Adam de la Halle dans le manuscrit médiéval enluminé Ms Français 25566 de la BnF

Pour les partitions modernes de ce rondeau, ainsi que d’autres pièces du trouvère d’Arras, vous pouvez consulter valablement l’ouvrage « Œuvres complètes du trouvère Adam de la Halle » d’Edmond de Coussemaker. Ce livre daté de la fin du XIXe siècle (1872) a été réédité aux éditions Hachette Livre BnF.

Sequentia, une formation majeure
dans le monde des musiques médiévales

Pour découvrir ce rondeau courtois en musique, nous revenons à l’excellent album « Trouvères, chants d’amour courtois des pays de langue d’oïl » de l’ensemble médiéval Sequentia sous la direction de Benjamin Bagby. Formée à Paris au début des années 80, cette formation de grand talent s’est imposée, en près de 35 ans de carrière, comme une référence sur la scène des musiques médiévales et anciennes.

Avec un répertoire qui s’est largement focalisé sur l’Europe médiévale des XIIe siècle et suivants, les programmes de Sequentia couvrent tout autant les musiques sacrées et profanes de France, que celles d’Espagne, d’Allemagne, d’Italie ou d’Angleterre. L’œuvre d’Hildegarde von Bingen tient également une belle place dans leur discographie. Nous vous invitons à les suivre sur leur site officiel très complet. Il est pour le moment en anglais mais la version Française est en préparation.

Trouvères, chansons d’amour courtois
du nord de France (1175 à 1300), l’album

Le double album "Trouvères" de l'ensemble de musique médiéval Sequentia

Adam de la Halle tient une belle place sur ce fabuleux double-album de l’ensemble Sequentia, et de nombreuses compositions du trouvère y sont présentes.

En approchant une période qui couvre le dernier quart du XIe siècle pour s’étaler jusqu’à la fin du XIIe siècle, Sequentia s’est vraiment montré à la hauteur de son ambition dans cette production qui, de notre point de vue, devrait avoir sa place dans la discothèque de tout bon amateur de musiques médiévales. On y retrouvera également de nombreuses pièces des premiers trouvères, entre Conon de Béthune, Gace Brulé, Blondel de Nesle, mais également Jehan de Lescurel, et encore de nombreuses chansons anonymes ou compositions instrumentales françaises ce cette partie du Moyen Âge central.

Vous pourrez débusquer cet album au format CD chez votre meilleur disquaire ou même digitalisé sur les plateformes légales en ligne. Voici un lien utile à cet effet.


Le rondeau d’Adam de la Halle
dans son français d’Oïl d’origine

A Dieu comant amouretes
Car je m’en vois
Souspirant en tere estrange
Dolans lairia les douchetes
Et mout destrois
A Dieu comant amouretes.

J’en feroie roïnetes,
S’estoie roys,
Comant que la chose empraigne
A Dieu comant amouretes
Car je m’en vois
Souspirant en tere estrange.

Sa traduction en français actuel

A Dieu je confie mes amours,
Car il me faut partir
A regrets, en terre étrangère.
Avec peine, je laisserais les tendres et douces
Et en grande détresse
A Dieu je remets mes amours.

J’en ferais des reines,
Si j’étais roi
Mais quoi qu’il puisse survenir
A Dieu je remets mes amours,
Car il me faut partir
A regrets, en terre étrangère.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Notes

(1) Voir Li jus Adan et de la Feuillée, Mélanges publiés par la Société des Bibliophiles Français 1829 (Imprimerie Firmin Diderot).

« Amours & ma Dame aussi », un rondeau amoureux du trouvère Adam de La Halle

Sujet : musique, chanson, médiévale, vieux français, trouvère d’Arras,  chant polyphonique, rondeau, amour courtois, langue d’oïl, courtoisie.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur :  Adam de la Halle (1235-1285)
Titre : Amours et ma dame aussi
Interprète : Ensemble Micrologus
Album: 
Adam de la Halle : Le Jeu de Robin et Marion (2004)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous proposons la découverte d’une nouvelle pièce du trouvère Adam de la Halle. Cet auteur compositeur prolifique du XIIIe siècle, nous a légué une œuvre abondante et variée qui a fait de lui, plus que « le dernier des trouvères » comme on l’a souvent appelé, un des premiers compositeurs en langue d’oïl de la France médiévale.

Un rondeau courtois à mains jointes

La chanson médiévale du jour a pour titre « Amours et ma dame aussi« . Il s’agit d’un rondeau polyphonique à 3 voix et donc d’une pièce courte. Dans le registre profane, elle nous offre un nouvel échantillon de la lyrique courtoisie du trouvère d’Arras.

Sur le fond, le contenu de ce rondeau reste simple et épuré. Le poète a aperçu la grande beauté d’une dame et son cœur en a été transpercé. Désormais, il est condamné à implorer cette dernière, mais aussi « Amour », autrement dit, le sentiment amoureux personnifié auquel les troubadours et les trouvères ne cessent de s’adresser directement. Que l’un ou l’autre veuillent bien lui accorder miséricorde et le délivrer de cet aiguillon ardent qui l’a enchaîné d’un seul regard, car si la belle n’accepte de lui céder, il lui faudra souffrir le martyre d’amant courtois : incapable de se soustraire à l’emprise de la dame, ce sera alors un bien funeste jour que celui où il aura découvert sa beauté.

Sources manuscrites médiévales

On pourra retrouver ce rondeau avec sa partition ancienne dans le manuscrit médiéval ms Français 25566. Cet ouvrage ancien mêle partitions, chansons et autres pièces littéraires des XIIe et XIIIe siècles. Il est également connu sous le nom de chansonnier W. Daté de la fin du XIIIe ou des débuts du XIVe siècle, il est originaire de la cité d’Arras qui a donné naissance, durant cette période du Moyen Âge central, à de nombreuses vocations artistiques.

L’œuvre d’Adam de la halle tient une place de choix dans ce manuscrit d’époque entre chansons, rondeaux, motets, mais encore pièces de théâtre. Avec plus de 280 feuillets, cet ouvrage enluminé et annoté musicalement permet aussi au trouvère d’Arras de côtoyer un grand nombre d’autres auteurs de cette période dont Jean Bodel, Richard de Fournival, Huon de Méri, Baudouin de Condé.

Le rondeau d'Adam de la Halle dans le manuscrit médiéval Français 25566 de la BnF.
Le rondeau du jour dans le manuscrit médiéval ms Français 25566 de la BnF (gallica.fr)

Une version de l’ensemble Micrologus

Pour l’interprétation en musique de la pièce du jour, nous avons penché pour la version de l’Ensemble Micrologus et sa belle orchestration.

Depuis sa fondation, dans le courant de l’année 1984, cette formation italienne dont la musicienne et chanteuse Patrizia Bovi est devenue l’une des figures emblématiques, s’est fait une spécialité des musiques du Moyen Âge. En privilégiant une approche ethnomusicologique, l’ensemble a produit pas moins de 36 albums, dont 26 collent au répertoire médiéval, pour une dizaine d’autres plus libres et expérimentaux. A l’occasion d’une carrière exceptionnelle qui fêtera bientôt ses 40 ans, le travail de Micrologus a été récompensé, à de nombreuses reprises, par des prix et mentions.

Adam de la Halle : Le Jeu de Robin et Marion, l’album

L'album de Micrologus sur Adam de la Halle et le jeu de Robin et Marion

En 2004, l’ensemble médiéval faisait paraître un album sur les pas d’Adam de la Halle. Sous le titre Adam de la Halle : Le Jeu de Robin et Marion et sur près de soixante minutes d’écoute, on y trouvait un mélange de nombreuses pièces du trouvère.

En terme de sources manuscrites, le ms Français 25566 y tenait une bonne place, aux côtés du codex de Montpellier H196, du codex Bamberg (Staatsbibliothek Bamberg Msc Lit 115) ou même encore du manuscrit du Roy (le ms français 844). A sa sortie, ce bel album fut largement salué par la scène médiévale et les revues spécialisées dans les musiques anciennes. Près de 20 ans après sa sortie, on peut encore le trouver édité chez Harmonia Mundi, à la commande chez votre disquaire préféré ou en ligne au lien suivant.

Membres de Micrologus présents sur cet album

Patrizia Bovi (voix, harpe gothique, instruments à vent), Adolfo Broegg (luth, guiterne), Gabriele Russo (viole, cornemuse, instrument à vent), Leah Stuttard (harpe médiévale et gothique), Goffredo Degli Esposti (chalemie, percussions, flute traversière, instruments à vent), Sofia Laznik-Galves (voix), Olivier Marcaud (voix), Mauro Borgioni (voix), Simone Sorini (voix), François Lazarevic (cornemuse), Luigi Germini (trompette), Gabriele Miracle (percussions).

La partition moderne du rondeau médiéval "Amours et ma dame aussi" de Adam de la Halle
« Amours et ma dame aussi » partition ancienne et moderne de ce rondeau du XIIIe siècle

Amours et ma Dame aussi*,
en langue d’oïl & en français actuel

Amours et ma Dame aussi,
Jointes mains vous proi merchi.
Votre grant biauté mar vi
Amours et ma Dame aussi.


Jointes mains vous proi merchi
Se n’avés pité de mi
Votres grant biautés mar vi
Amours et ma Dame aussi, etc.

Amours et ma Dame aussi,
J’implore votre grâce (miséricorde) à mains jointes
Hélas, pour mon malheur
(1), je vis votre grand beauté
Amours et ma Dame aussi.

Je vous implore à mains jointes
Si vous ne me prenez en pitié
Hélas, pour mon malheur, je vis votre grand beauté
Amours et ma Dame aussi, etc.


Notes

(1) mar : par malheur, mal à propos. On comprend bien la nature déguisée et la flatterie sous-jacente de la tournure.

* NB : ce rondeau est à rapprocher d’un autre rondeau très semblable d’Adam de la Halle. La parenté des deux pièces montrent bien la nature littéraire de l’exercice courtois :

A jointes mains vous proi,
Douche dame, merchi.
Liés sui quant (je) vous voi.
A jointes mains vous proi,

Ayez merchi de moi
Dame, je vous en pri.
A jointes mains vous proi,
Douche dame, merchi.



En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour Moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

La Cantiga de Santa-Maria 167 : le miracle d’un enfant ressuscité et la conversion de sa mère

Sujet :  musique  ancienne, galaïco-portugais, culte marial, miracle, résurrection, Moyen Âge chrétien, Espagne médiévale, pèlerinage.
Période : XIIIe siècle, Moyen Âge central
Titre :  CSM 167,  Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença,
Auteur : Alphonse X (1221-1284)
Interprète : Conservatoire de musique Thornton, Los Angeles, Californie (2014).

Bonjour à tous,

otre expédition du jour nous ramène du côté de la cour d’Espagne pour la découverte d’une nouvelle Cantiga de Santa Maria. A partir du Moyen-âge central, les pèlerinages à la vierge, avec leurs chants de louanges et leurs histoires de miracles sillonnent les routes médiévales. Au XIIIe siècle, Alfonse X de Castille, grand roi lettré de l’Espagne médiévale, décide d’en compiler ces récits en musique dans un vaste recueil.

Plus de 400 pièces dédiées à la Sainte

Le corpus des Cantigas de Santa Maria finit par dépasser les 400 pièces annotées musicalement. Elles forment une anthologie du culte marial qui déborde largement les frontières de l’Espagne. Du point de vue linguistique, ces chants à la vierge furent rédigés en galaïco-portugais, langue alors privilégiée par les poètes, troubadours et jongleurs de la péninsule ibérique et portugaise. Depuis quelque temps déjà, nous en avons entrepris, tranquillement, la traduction (voir index des cantigas déjà traduites en français actuel)

En terme de thématique, les miracles dominent largement les cantigas de Santa Maria d’Alphonse X ; tous les sujets y sont traités, y compris les plus fantastiques et surnaturels (protection, guérison miraculeuse, résurrection, apparition, etc…). Au XIIIe siècle, aucun obstacle ne semble pouvoir se dresser devant la foi en la Sainte Mère. Nous sommes au cœur du culte marial ; à ce moment du Moyen Âge, il s’est déjà pleinement installé, avec une vierge Marie capable d’exaucer toutes les prières des hommes et qui a pris pleinement sa place, aux côtés de son fils, « le Dieu mort en croix », si cher au monde médiéval.

La vierge réconciliatrice de tous les croyants

La cantiga 167 et sa partition dans le Códice de los músicos - manuscrit médiéval du XIIIe siècle.
La CSM 167 & sa partition (MS B.I.2 códice de los músicos, Bibliothèque de L’Escurial (Madrid)

Aujourd’hui, nous vous proposons de découvrir la Cantiga de Santa Maria 167. Elle nous conte un nouveau miracle survenu, cette fois, au nord de l’Espagne, dans la province de Huesca, à l’occasion d’un pèlerinage vers le sanctuaire de la vierge de Salas. Au passage, en étudiant la Cantiga 189, nous avions déjà eu l’occasion d’y croiser le miracle d’un pèlerin empoisonné par un dragon et sauvé in extremis.

Dans la CSM 167, le récit mettra en scène une mère musulmane originaire de la ville de Borja, dans la province de Saragosse. Ayant perdu son enfant et au comble du désespoir, la pauvre femme décidera de s’en remettre à la vierge de Salas. Elle a, nous dira la Cantiga, déjà entendu parler de miracles similaires accomplis par cette vierge de Salas.

Une référence à la Cantiga 118

Concernant cette allusion, il faut, sans nul doute, y voir une référence à la CSM 118. Celle-ci conte, en effet, une histoire similaire à la Cantiga du jour. Il y est, question de la résurrection d’un enfant chrétien par la vierge de Salas justement et sur demande de la mère éplorée. Il s’agit donc là clairement d’un renvoi à l’intérieur du corpus, qui vient en renforcer la cohérence et le propos. La vierge peut accomplir deux fois le même miracle pour la consolation d’une mère, indépendamment des croyances de départ de cette dernière.

La Cantiga de Santa Maria 167 et ses enluminures dans le Manuscrit de l'Escurial
La Cantiga de Santa Maria 167 et ses enluminures – MS T.I.1 Codice Rico de l’Escurial

Une résurrection suivie d’une conversion

Contre la désapprobation et la véhémence d’autres femmes de sa communauté qui s’opposent au pèlerinage, la protagoniste du miracle du jour tiendra bon. Elle ira prier la vierge de Salas « à la manière des femmes chrétiennes », pour que son fils lui soit rendu. Selon le poète, sa persévérance et ses prières se verront largement récompensées puisqu’elle assistera, sans délai, à la résurrection de son fils. Saisie d’émerveillement et de reconnaissance pour avoir retrouvé son enfant vivant, la femme se convertira même à la religion chrétienne et (nous dit la cantiga), elle vouera, pour le reste de ses jours, une grande vénération à la vierge.

A l’habitude, le refrain de cette cantiga de Santa Maria scande la leçon à retenir : « Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença, Valer ll’a, pero que seja d’outra lee en creença« . Autrement dit, la vierge Marie ou Maryam pour les musulmans (le Coran la mentionne, de son côté, à plusieurs reprises), sait écouter toutes les doléances et elle peut les exaucer, y compris celles faites par des croyants qui se sont rangés sous une autre loi que la loi chrétienne. A ce sujet, on pourra encore rapprocher ce chant à la vierge du miracle de la Cantiga de Santa Maria 181 dans laquelle la sainte chrétienne répondra à l’appel des musulmans, en volant au secours du Khalife de Marrakech et de ses gens.

L’Espagne médiévale au cœur de Los Angeles

Pour la version musicale de la Cantiga du jour, nous avons choisi une interprétation en provenance d’Outre-Atlantique et du Conservatoire de musique de l’Université de Thornton (University of Southern California Thornton School of Music). Cette école de musique américaine, basée à Los Angeles, a vu le jour, il y a près de 150 ans, en 1884. Elle forme, depuis, ses étudiants à l’apprentissage des musiques et des instruments les plus divers, ce qui inclue des formations aux musiques anciennes, mais aussi des répertoires plus modernes, pour des cursus complétés par des cours dans des matières théoriques variées.

Aujourd’hui, cette école de musique californienne affiche plus que jamais l’ambition de préparer ses apprenants à des carrières d’envergure internationale. On jugera de la qualité de leur formation autant que du talent de ces derniers avec cette interprétation pleine de légèreté de la cantiga 167. La performance date de 2014 et nous l’avons empruntée à la chaîne YouTube officielle de l’établissement dédié aux musiques anciennes. Si vous êtes amateurs de musiques anciennes, vous pourrez y trouver de nombreuses pièces en provenance de répertoires médiévaux et baroques.


La Cantiga de Santa Maria 167
et sa traduction en français actuel

Esta é como hua moura levou seu morto a Santa Maria de Salas,
e ressucito-llo.

Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença,
Valer ll’a, pero que seja d’outra lee en creença.


Celle-ci (cette cantiga) raconte comment une femme musulmane emporta son enfant défunt à Sainte Marie de Salas, qui le ressuscita.

Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur
sera entendu (valorisé, protégé), même s’il suit une autre loi en matière de religion.

Desta razon fez miragre Santa Maria, fremoso,
de Salas, por ûa moura de Borja, e piadoso,
ca un fillo que avia, que criava, mui viçoso,
lle morrera mui coitado dûa [muy] forte doença.
Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…


A ce propos, Sainte Marie de Salas fit un beau miracle,
plein de piété, pour une femme maure de Borja,
Qui avait un fils très beau qu’elle élevait
Et qui mourut très affligé par une maladie très grave.
Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur

Ela, con coita do fillo, que fezesse non sabia,
e viu como as crischãas yan a Santa Maria
de Salas, e dos miragres oyu que ele fazia,
e de fiar-sse na Virgen filloumui grand’ atrevença;
Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…

Pleine d’affliction pour l’enfant et ne sachant que faire,
Elle vit comment les chrétiennes allaient en pèlerinage à Sainte-Marie
De Salas, et entendit parler des miracles qu’elle avait accomplis
Et en décidant de placer sa foi en la vierge, elle fit montre d’une grande audace Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur

E comendou-ll’o menynno e guisou ssa offerenda.
Mais las mouras sobr’aquesto lle davan mui gran contenda;
mais ela lles diss’: « Amigas, se Deus me de mal defenda,
a mia esperença creo que vossa perfia vença.
Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…

Et elle lui recommanda l’enfant et prépara son offrande.
Mais les femmes maures, à ce propos, lui firent de grands reproches ;
Mais elle leur rétorqua : « Mes amies, si Dieu ne me protège pas du mal,
Je crois que mon espérance vaincra votre insistance pesante.
Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur

Ca eu levarei meu fillo a Salas desta vegada
con ssa omagen de cera, que ja lle tenno conprada,
e velarei na eigreja da mui benaventurada
Santa Maria, e tenno que de mia coita se sença. »
Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…

Car j’emménerai mon fils à Salas, cette fois,
Avec une image en cire
(1) que j’ai déjà achetée
Et je veillerai en l’Eglise de la bienheureuse
Sainte Marie, et je tiens pour sûr qu’elle se souciera de mon affliction. »
Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur

E moveu e foi-sse logo, que non quis tardar niente,
e levou seu fillo morto, maravillando-ss’a gente;
e pois que chegou a Salas, diss’aa Virgen: « Se non mente
ta lee, dá-me meu fillo, e farey tig’avêença. »
Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…

Puis, elle prit congé et s’en fut, car elle ne voulait point tarder
Et elle emporta son fils défunt, en suscitant l’émotion de tous,
Et une fois qu’elle fut arrivée à Salas, elle dit à la vierge : « Si ta loi n’a pas menti
Rends-moi mon fils et je te montrerai une grande reconnaissance. »
(2)
Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur

Ua noite tod’enteira velou assi a mesquinna;
mas, que fez Santa Maria, a piadosa Reynna?
ressucitou-lle seu fillo, e esto foi muit’aginna;
ca a ssa mui gran vertude passa per toda sabença.
Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…

Une nuit entière, la pauvre femme veilla ainsi
Mais que fit alors Sainte Marie, la reine pleine de miséricorde ?
Elle ressuscita son fils, et cela survint très rapidement ;
Car sa très grande vertu dépasse tout entendement.
Celle qui a foi en la Vierge et la prie avec ardeur…

Quand’aquesto viu a moura, ouv’en maravilla fera,
ca ja tres dias avia que o fillo mort’ouvera;
e tornou logo crischãa, pois viu que loo vivo dera
Santa Maria, e sempre a ouv’en gran reverença.
Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…

Quand la femme maure vit cela, elle en fut tout émerveillée
Car cela faisait déjà trois jours que son fils était mort :
Et après cela, quand elle vit qu’il était vivant grâce à Sainte Marie,

Elle se fit chrétienne, et pour toujours, elle voua à cette dernière une grande vénération.
Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur

(1) il s’agit d’une statuette de cire faite à l’effigie de l’enfant défunt. La CSM 118 fait allusion à la même pratique.
(2) reconnaissance (union, accord, pacte, concorde)


En vous souhaitant une belle journée !

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

NB : concernant l’enluminure de l’image d’en-tête, elle est également tirée Ms T1 dit Codice rico de la Bibliothèque Royale de l’Escurial à Madrid. Ce manuscrit daté du XIIIe est contemporain d’Alphonse X. Il peut être désormais consulté en ligne.

Manuscrit de bayeux : Un épérvier pour un loyal amant

Sujet  : musique, chanson médiévale, poésie médiévale, renaissance, courtoisie, amour courtois, épervier, symbole, manuscrit médiéval, fauconnerie, autourserie, fine amor, fin’amant
Période  : Moyen Âge tardif, Renaissance,
Auteur : Anonyme (XVe siècle)
Titre : Ung espervier venant du vert boucaige
Manuscrit : Manuscrit de Bayeux (1505-1510) et version de Théodore Gerold pour la graphie moderne (1921)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous partons pour les tout débuts du XVIe siècle et l’aube de la renaissance pour y découvrir une chanson courtoise tirée du manuscrit de Bayeux.

Nous avons déjà eu l’occasion de partager, ici, un certain nombre de chansons issues de ce bel ouvrage d’époque. Réalisé pour Charles III, duc de bourgogne, ce manuscrit ancien contient plus de 102 chansons notées en provenance d’auteurs anonymes et que l’on rattache généralement au siècle du manuscrit, voir même au siècle précédent pour certaines d’entre elles.

Sous une copie élégante et de très belle faction, ce véritable mémento des premiers âges de la chanson ancienne française de la renaissance réunit un mélange de pièces variées :on y trouve des chansons populaires au côté de pièces plus courtoises, ou même encore de vers plus satiriques, politiques auxquelles viennent s’ajouter également des chansons à boire.

L’amant, l’épervier et la belle

La chanson du jour dans le MS FR 9346, chansonnier ou manuscrit de Bayeux de la BnF

La pièce que nous vous présentons, aujourd’hui, du Manuscrit de Bayeux est donc une nouvelle chanson courtoise. On y croisera un amant empressé de conter fleurette à sa belle. Pour parvenir à ses fins, il invoquera l’image d’un épervier sauvage qu’il espère capturer et utiliser comme subterfuge. L’oiseau de proie, prisé de la fauconnerie et même plutôt de l’autourserie au Moyen-âge, lui servira de prétexte pour tenter de ravir les faveurs de sa belle, mais aussi pour tromper les envieux.

Comme on le verra, en effet, même si nous ne sommes plus au temps des premiers troubadours, ni même des premiers trouvères, loin s’en faut (deux ou trois bons siècles nous en séparent) les envieux, les jaloux et les médisants que nous avons déjà croisés, abondamment, dans les pièces courtoises des siècles précédents, sont toujours là pour compromettre les plans des amants courtois et leur mettre des bâtons dans les roues.

Épervier, amour et courtoisie

Dans le courant du Moyen Âge, l’épervier est utilisé à la chasse au même titre que le faucon, par les hommes comme par les dames, même si le faucon semble rester l’apanage de la classe noble. Au delà de l’autourserie, ce rapace reste assez fréquemment évoqué, du Moyen Âge central au tardif, comme un symbole de courtoisie.

Enluminure ancienne d'un épervier, Bibliothèque Royale des Pays-Bas
Enluminure d’un épervier (Accipiter) dans le Manuscrit KB, KA 16 : Der Naturen Bloeme de Jacob van Maerlant, Bibliothèque royale des Pays-Bas (Koninklijke Bibliotheek)

Dans le roman de la violette

Voici un premier exemple de son rôle dans le Roman de la violette de Gerard de Nevers. Dans un contribution de 2009, l’historien Matthieu Marchal conduisait l’analyse comparée entre la version originale versifiée de ce roman, datée de 1228 et la version en prose du XVe siècle sous l’angle de « l’Espreveterie » :

« L’oiseau de vol, associé à la vie de cour et au loisir, acquiert dès lors une fonction d’apparat ; il est « le compagnon précieux d’une élite sociale ». L’épervier est ainsi dans la violette un attribut du fin’amant.
(…) L’épervier appartient aux oiseaux de poing, ce qui signifie qu’il revient sur le poing de son maître après avoir chassé. La présence de l’épervier – qui, dans la tradition iconographique, est tenu sur le poing gauche – participe de toute évidence au maintien de Gérard, à son port et ajoute à sa séduction. Dès sa première apparition à la cour, Gérard tient son épervier sur le poing et provoque l’émoi d’une noble dame

(…) L’identité de Gérard est en relation étroite avec l’épervier qui lui sert d’emblème et témoigne aux yeux de tous de sa courtoisie, à la cour comme en exil. Dès lors, Gérard ne peut se défaire de son oiseau de vol qu’il tient le plus souvent sur le poing. »

L’art de la chasse à l’épervier ou espreveterie, du Roman de la Violette à sa mise en prose Gérard de Nevers, Matthieu Marchal, Déduits d’Oiseaux au Moyen Âge, direction Chantal Connochie-Bourgne, Presse universitaire de Provence (2009)

Enluminure d'un épervier retouchée
La même enluminure, tirée du même bestiaire médiéval et légèrement rafraichie au niveau des couleurs par nos soins

Dans Erec et Enide et chez Chrétien de Troyes

On retrouvera encore l’épervier dans le premier roman arthurien de Chrétien de Troyes (Erec et Enide, vers 1164). Erec déclarant que l’élue de son cœur est la plus belle gagnera en retour un épervier et les deux amants seront accueillis à la cour d’Arthur avec une grande liesse :

« Au terme de ce parcours dans Érec et Énide, force est de constater d’une part la récurrence du motif des oiseaux de chasse, d’autre part, sa charge significative et son rôle crucial dans le récit. Loin de ressortir au registre des détails anecdotiques, les oiseaux de vol, et en particulier l’épervier, sont porteurs d’une charge sentimentale et symbolique forte. »

De l’épervier à l’émerillon : images de la chasse au vol dans les romans de Chrétien de Troyes, Baudouin Van den Abeele, Pour l’Amour des mots, sous la direction de Martine Willems, Presses de l’Université Saint-Louis (2019)

Chez Giraud de Bornelh à François Villon

Pour en prendre deux autres exemples à des moments différents du Moyen Âge. Tout d’abord, revoyons la chanson médiévale « No posc sofrir c’ a la dolor » de Giraud de Bornelh (fin XIIe, début XIIIe siècle). Le troubadour nous contait alors le songe d’un épervier venu se poser, spontanément, sur sa main. Après que le poète ait confié son rêve au seigneur qui lui est proche, ce dernier l’interprétera, sans hésitation, comme un signe de sa future réussite en amour. Là encore, l’épervier vient évoquer le sentiment amoureux ou en être le signe.

Enfin, on évoquera la ballade faite, au début du XVe siècle, par le maître de poésie François Villon pour un gentilhomme désireux de témoigner son amour à sa belle. Une nouvelle fois, l’épervier est évoqué, dès les premiers vers de cette ballade médiévale qui ouvre sur la strophe suivante :

« Au poinct du jour, que l’esprevier se bat,
Meu de plaisir et par noble coustume,
Bruyt il demaine et de joye s’esbat,
Reçoit son per et se joint à la plume:
Ainsi vous vueil, à ce désir m’allume.
Joyeusement ce qu’aux amans bon semble.
Sachez qu’Amour l’escript en son volume,
Et c’est la fin pourquoy sommes ensemble. »

François Villon Voir la ballade entière de Villon ici


Ung espervier venant du vert boucaige
Dans le français du manuscrit de Bayeux

Ung espervier venant du vert boucaige :
Il est jolis et de noble façon;
Se je le puis tenir et mectre en caige,
Je l’iray voir,
Je l’iray voir, car c’est droict et raison


J’yray voller si tres parfaictement
Que les jalloux en seront esbahiz :
Et se je trouve nulle maulvaise gent,
Je leur diray que je quiers la perdrix.
Mais je querray la belle au cler visaige,
Celle qui tient mon cueur en sa prison ;
A la servir mectray cueur et couraige :
Par mon serment j’ay bien droit et raison.

Ung espervier…

Tous ces jalloux si puissent enrager :
Notre Seignour les veuille conjurer,
Et trestous ceulx qui les pourront tromper
Puissent chanter et bonne vye mener !
J’en congnois ung, a bien peu qu’il n’enraige
Quant il me voit auprès de sa maison :
Mais s’il debvoit mourir de malle raige,
Si convient il qu’il en viengne a raison.

Ung espervier…


Partition, notation moderne : chanson 42 - Un Espervier du Manuscrit de Bayeux

Pour l’instant, nous n’avons pas encore trouvé de version en musique de cette chanson. Si vous en connaissez une, n’hésitez pas à nous le faire savoir dans les commentaires ou par email. Autre option qui nous ferait plaisir : si un musicien (ils sont nombreux parmi nos lecteurs) voulait se dévouer et proposer sa propre version, nous la partagerions volontiers ici.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : sur l’image d’en-tête, en arrière plan de l’épervier, vous trouverez la chanson du jour telle qu’elle apparait dans le manuscrit de Bayeux. Encore une fois la Bibliothèque Nationale de France auprès duquel il est conservé, a fait la faveur de digitaliser cet ouvrage ancien à l’attention du public. Vous pouvez donc le consulter en ligne sur Gallica. Pour les enluminures plus décoratives, on retrouvera le Traité de la Fauconnerie de Frédéric II,  traduction française ou Ms Français 12400. Lui aussi consultable sur gallica.fr