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Chanson médiévale : une cantiga de amigo du troubadour Estêvão Coelho par l’Ensemble Manseliña

chanson-medievale_chanson-de-toile_troubadour_moyen-ageSujet :  musique, poésie médiévale,   Cantiga de amigo, galaïco-portugais, troubadour, Portugal médiéval
Période :  XIIIe siècle, moyen-âge
Auteur : Estêvão Coelho (1290/1336 ?)
Interprète  :  Manseliña
Titre:   Sedía la Fremosa  
Album :   Sedía la Fremosa  (2018)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous proposons de partir à la découverte d’une nouvelle Cantiga de amigo, ces chansons médiévales originaires de l’Espagne ou du Portugal qui mettaient en scène l’attente d’une jeune amoureuse, ses espoirs ou encore sa tristesse.

Estêvão Coelho, noble troubadour portugais
du moyen-âge central

La pièce du jour nous vient d’un troubadour portugais de la fin du XIIIe siècle et des débuts du XIVe du nom de Estêvão Coelho de Riba Homem. De sang noble, l’homme était le fils d’un vassal du Roi Denis 1er du Portugal : Pero Anes Coelho, lui même descendant direct d’un chevalier et conseiller du roi Alphonse III, João Soares Coelho, connu pour être également troubadour.

Hormis cela, des documents juridiques ou administratifs d’époque ont permis d’avérer quelques détails supplémentaires de la vie de Estêvão Coelho : des possessions autour de la cité portugaise de Santarém, un héritage du côté des Tierras de Santa Maria et encore même de préciser la date supposée de sa mort, autour de 1330-1336. Entre-temps, il a peut-être aussi officié à la cour.

Sources et manuscrits anciens

chanson-medievale_troubadour_Estevao-Coelho_manuscrit_ancien_cancioneiro_da_vaticana_moyen-age_sDu point de vue de son legs, l’oeuvre du troubadour se résume à deux Cantigas de amigo. Ces deux chansons sont mentionnées dans le Cancioneiro da Vaticana. Ce manuscrit médiéval de grand intérêt contient 228 feuillets pour un total de 1205 chansons galaïco-portugaises, datées des XIIIe et XIVe siècles. Il ne fait état d’aucune notation musicale (cliquez ici pour le consulter en ligne). On retrouve encore ces deux pièces de Estêvão Coelho dans le Cancioneiro da Biblioteca Nacional, conservé à Lisbonne. Rien d’étonnant puisque les deux ouvrages sont des copies, réalisées au début du XVIe siècle, à partir d’un même manuscrit original.

Sedia la Fremosa d’Estêvão Coelho par l’ensemble Manseliña

Manseliña : à la redécouverte du répertoire médiéval galaïco-portugais

Originaire de Galice, la jeune formation Manseliña se propose de revisiter la poésie galaïco-portugaise du moyen-âge central. Dans son répertoire de prédilection, on trouve des Cantigas de amigo d’origine variées mais encore des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille.

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A travers son exploration de la péninsule ibérique aux temps médiévaux, Manseliña  fait aussi le pari de remettre en musique certains textes de cette période pour lesquels les notations se sont perdues. L’ensemble privilégie ainsi la technique du Contrefactum que n’auraient pas désavouée les artistes médiévaux, qui savaient aussi en faire usage, à l’occasion.  Les emprunts musicaux proviennent de mélodies et rythmes du répertoire médiéval ou traditionnel galicien et permettent de faire découvrir au public ces textes ou poésies anciennes, privés originellement de partitions.

Composition de l’ensemble Manseliña

María Giménez, voix, vièle et percussion. Belén Bermejo, orgue portatif,  Pablo Carpintero, instruments à vent et percussion, Tin Novio, luth et citole

Sedía la Fremosa : l’album

Manseliña a déjà un premier album à son actif. Sorti au tout début de 2019, il a pour titre celui de la chanson du jour. Ce sont d’ailleurs les paroles de cette dernière qui ont donné son nom à la formation avec cette « voz manselinha », « belle voix » que l’ensemble médiéval entend mettre en avant, en prenant soin de ne pas la musiques_medievales_troubadours-galaico-portugais_album_manseliña_ensemble-medieval-espagnolnoyer sous des orchestrations trop prégnantes ou complexes.

On  retrouvera, dans cet album, diverses Cantigas de Amigo, dont certaines du célèbre troubadour Martin Codax, d’autres encore, en provenance des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille.

Vous pouvez le découvrir, dans son entier, sur la chaîne youtube officielle de la formation. Si vous souhaitez l’acquérir, il est également disponible à la vente en ligne au lien suivant (format CD ou mp3) : Sedia la fremosa.  Enfin, vous pouvez aussi retrouver Manseliña sur leur page facebook officielle.

« Sedía la fremosa » de   Estêvão Coelho
Paroles et traduction

La chanson du jour se distingue des Cantiga de amigo habituelles qui mettent souvent les rimes dans la bouche de la demoiselle qui attend le retour de son promis. Ici, la belle se trouve plutôt questionnée par un interlocuteur et elle est aussi affairée à l’ouvrage, ce qui confère à cette pièce, une proximité certaine avec les chansons de toile qu’on trouve, à la même période, en France médiévale. Il n’est pas impossible que Estêvão Coelho se soit inspiré de ses dernières. On se souvient que certains troubadours voyagent alors, avec leurs œuvres, de cour en cour (cf par exemple Peire Vidal) et que leur influence, depuis leur foyer d’Oc d’origine vers l’Europe, est assez sûrement admise.

Si le contenu de cette « Belle assise tournant son fil de soie » s’apparente à nos chansons de toile, son style reste toutefois conforme à celui des Cantigas de amigo de la poésie galaîco-portugaise : faites de peu de vers, très épurés et au sein desquels la répétition vient en soutien, pour renforcer le rythme autant que l’ambiance.

Sedía la fremosa seu sirgo torcendo,
Sa voz manselinha fremoso dizendo
Cantigas d’amigo.

La belle, assise, tordant son fil de soie 
De sa belle voix disait joliment
Des  Chansons à l’être aimé.
 

Sedía la fremosa seu sirgo lavrando,
Sa voz manselinha fremoso cantando
Cantigas d’amigo.

La belle, assise,  travaillant son fil de soie 
De sa belle voix chantait joliment
Des Chansons à l’être aimé.

– Par Deus de Cruz, dona, sei eu que havedes
Amor mui coitado, que tan ben dizedes
Cantigas d’amigo.

—  Par Dieu sur la Croix, Dame, avez-vous 
De si tristes amours, pour dire si bien
Des chansons à l’être aimé ?

Par Deus de Cruz, dona, sei eu que andades
D’amor mui coitada que tan ben cantades
Cantigas d’amigo.

—  Par Dieu sur la Croix, Dame, êtes-vous
si  triste en amour, pour chanter si bien
Des chansons à l’être aimé ?

– Avuitor comestes, que adevinhades.

— Avez-vous manger du vautour (1), pour le deviner ?

(1) Il peut peut-être s’agir du butor qui est nommé vautour dans certain bestiaire médiéval. S’il s’agit du vautour, ce dernier est utilisé alors en fauconnerie et il faut sans doute plus voir ici, une allusion à l’acuité visuelle de l’interlocuteur qu’à des symboles plus péjoratifs et plus actuels attachés à ce rapace.

En vous souhaitant une belle écoute et une excellente journée!

Fred
Pour moyenagepassion.com
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Les sept péchés capitaux contre le siècle, une ballade médiévale d’Eustache Deschamps

poesie_ballade_morale_moralite_medievale_Eustache_deschamps_moyen-age_avidite_gloutonnerieSujet : poésie médiévale, littérature médiévale,  ballade médiévale, poésie morale, ballade, moyen-français, poésie satirique, satire, péchés capitaux
Période  : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur  : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :   « Onques ne vi si dolereuse gent»
Ouvrage :  Oeuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome I Marquis de Queux Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)

Bonjour à tous,

D_lettrine_moyen_age_passionans le courant du Moyen-Age tardif, Eustache Deschamps, officier de cour de petite noblesse, s’entiche de poésie. Il se réclame de Guillaume de Machaut, mais, contrairement à ce dernier, il penchera pour un art poétique, à part entière, entendons, dissocié de toute composition musicale. Du côté des formes, Eustache affectionnera particulièrement la Ballade et en deviendra même l’un des maîtres médiéval. Il en laissera près de mille sur tout sujet et tout propos, même si c’est sans doute dans les formes satiriques qu’il excellera le mieux : ses « Ballades de Moralité ».

Au fil de ses observations et de ses mésaventures, Eustache passera ainsi, son époque au crible, devenant un témoin précieux de la deuxième partie du XIVe siècle, d’autant plus précieux qu’il vivra près de soixante ans ce qui lui laissera le temps de léguer une œuvre volumineuse. Au cours de cette longue vie, il a connu les campagnes dévastées par la guerre de cent ans, la famine et la peste. Il a croisé les miséreux, abusés et pillés : il a vu l’ambition sans borne des princes, leur convoitise, leurs soudains revirements à la faveur de nouvelles alliances. Il a encore assisté à la vie curiale, sa cruauté, ses eustache_deschamps_poesie_satirique_ballade_medievale_peches_capitaux_moyen-age-tardiffaux conseillers et toute la vacuité de ses jeux et il nous a encore laissé des réflexions plus existentielles sur les âges de la vie.

Au risque de simplifier, le socle satirique est double chez Eustache. Une partie  de son sens critique repose sur des valeurs telles que la loyauté, la fidélité, le sens du service et les attentes que cela suppose. L’autre partie est plus clairement trempée de valeurs morales chrétiennes. C’est le cas de la ballade du jour. Eustache nous rapporte un de ses rêves pour mieux dresser une critique des maux de son siècle ; les terres et les temps y sont ravagés par les Sept péchés capitaux. Ces derniers y règnent en maître, selon l’auteur médiéval et de scander : « Oncques ne vi si dolereuse gens », autrement dit « Jamais je ne vis de gens si malheureux« , ou même plutôt « si triste compagnie » comme nous suggère de la traduire Jean-Patrice Boudet et Hélène Millet dans leur ouvrage : Eustache Deschamps en son temps, (éditions de la Sorbonne, 1999)


Une Ballade médiévale
(Allégorie satirique des sept péchés capitaux)

N’a pas longtemps qu’en une région
Vi en dormant dolereuse assemblée :
Ce fut Orgueil chevauchant le lion ;
Ire  (colère) emprès lui qui se fiert (férir, frapper, transpercer) d’une espée ;
Sur un loup siet Envie la dervée* (folle).
Dessus un chien aloit fort murmurant
Avarice ; gouverne la contrée.
Onques ne vi si dolereuse (1) gent.

Car elle avoit or, joyaulx à foison,
Et languissoit d’acquerre entalentée* (d’acquérir davantage).
Paresce après dormoit une saison ;
En l’an n’a pas sa quenoille fillée.
Sur l’asne siet la povre eschevelée,
Qui en touz lieux est toudis* (toujours) indigent.
Glotonnie fut sur un ours posée :
Onques ne vi si dolereuse gent.

Celle mettoit tout à destruction ;
Pour gourmander avoit la Pence enflée.
Luxure estoit moult près de son giron,
Qui chevauchoit une truie eschaufée* (ardente, excitée) ;
Mirant (s’admirant), pignant (se peignant), saloit (bondissait) comme une fée,
Et attraioit maint homme en regardant :
Mais trop puoit* (de puir, puer) sa trace et son alée* (chemin, route).
Onques ne vi si dolereuse gent.

L’Envoy.

Princes, moult est la terre désertée
Où telz vices sont seigneur et régent.
Règnes s’en pert, et âme en est dampnée :
Onques ne vi si dolereuse gent.

(1) malheureux, souffrant.


En vous souhaitant une excellente journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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Poésie satirique : pièges de l’avidité et apologie du contentement avec le roman de la Rose

enluminure_roman-de-la-rose_poesie-medievale-satirique_moyen-age_XIIIe-siecle_manuscrit-francais-24392Sujet : poésie médiévale, littérature médiévale, pauvreté, richesse, poésie morale, poèsie satirique, vieux français, langue d’Oïl. manuscrit ancien, enluminure, miniatures.
Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle.
Titre : Le Roman de la Rose
Auteur :  Guillaume De Lorris et Jean De Meung

Bonjour à tous,

L_lettrine_moyen_age_passion‘adage ne date pas d’hier : « L’argent ne fait pas le bonheur ». Au XIIIe siècle, l’un des plus célèbres écrit médiéval, le Roman de la Rose, abordait déjà la question des pièges liés à la course interminable aux richesses et aux avoirs. Contre l’avidité, l’avarice, et leur corollaire : la convoitise du bien d’autrui, l’ouvrage prenait ici un tour satirique, en allant jusqu’à montrer du doigt certaines classes de la société particulièrement propices, selon lui, à choir dans ces travers : marchands, usuriers et autres « lombards« , mais encore avocats et médecins.

Eloge de la pauvreté
ou Apologie du contentement ?

poesie-satirique-medievale_roman-de-la-rose_Guillaume-De-Lorris_Jean-De-Meung_Moyen-Age_XIIIe-siecle« Le Roman de la Rose »
G de Lorris et J de Meung,
Français 24392  (XVe siècle)  BnF,  
(à consulter ici)

L’extrait proposé ici et sa traduction en français moderne, (revisitée quelque peu) sont tirés d’un ouvrage de Louis Petit de Julleville : Morceaux choisis des auteurs français, Moyen Age et Seizième siècle (1881). Le normalien et professeur d’université du XIXe siècle, spécialiste de littérature médiévale, disait alors voir entre ces lignes, un « Éloge de la pauvreté »On pourrait tout autant y percevoir une mise en garde contre la démesure et l’avidité: « Pour autant qu’on ouvre grand la bouche, on ne peut boire toute l’eau en Seine »Sur le terrain moral de la lutte entre « avoir » ou « être », en littérature et poésies médiévales, c’est souvent ce dernier qui ressort victorieux, plus encore quand la poursuite de l’acquis prend la forme de l’obsession. S’il y a éloge, ici, plus que de pauvreté, c’est sans doute plutôt celle du contentement et d’un contentement finalement plus lié à une disposition d’esprit – une « attitude psychologique », dirait-on aujourd’hui -, qu’à des conditions matérielles :  « Nul n’est misérable, s’il ne croit l’être, qu’il soit roi, chevalier, ou ribaud. »

En relisant ces lignes du moyen-âge central, il est utile de se souvenir aussi, qu‘entre l’idéal christique du dépouillement et les excès des marchands du temple, les valeurs spirituelles chrétiennes du monde médiéval ont ménagé une bonne place à la voix du milieu : « Benoit est qui tient le moyen », nous dira  Eustache Deschamps, un peu plus d’un siècle après le Roman deco_medievale_enluminures_moine_moyen-agede la Rose, en marchant sur les traces d’Horace.

Si la pauvreté se trouve « glorifiée », par endroits dans les lettres, en dehors de certaines voies monastiques, elle n’est pas non plus souhaitée ou considérée comme un idéal à atteindre, loin s’en faut. La misère véritable ferait même plutôt peur à nombre de clercs et auteurs médiévaux qui, encore au XIIIe siècle, sont presque toujours issus d’une certaine noblesse ou bourgeoisie, fut-elle modeste. Du reste, pour coller à cette thématique de classes, dans la deuxième partie de cet extrait, au sujet de ces ribauds de la place de grève que Rutebeuf a su également si bien mettre en vers, on pourrait être tenté, de ressentir une pointe de condescendance même si, sans doute un tel jugement demeure subjectif, en plus d’être à contretemps. L’auteur semble, en effet, sincère et il met même l’accent sur une certaine « exemplarité » de ces classes déshéritées. Toutefois, en l’imaginant vivant lui-même dans une certaine aisance, quand il nous explique « regardez comme ils sont heureux, s’ils n’ont rien il s’en passe, sinon on les fait porter à l’Hotel Dieu, etc..« ,  un certain sens critique (sociologique et moderne) pourrait  avoir tendance à nous aiguillonner. Finalement, la bonne vieille question « D’où parlez-vous ? » n’en finit jamais d’être posée, même si elle se complique d’autant, quand de nombreux siècles nous séparent de celui qui porte la plume.


« Éloge de la Pauvreté ».
(Extrait du Roman de la Rose.)

Si ne fait pas richesce riche
Celi qui en trésor la fiche :
Car sofîsance solement
Fait homme vivre richement :
Car tex n’a pas vaillant dous miches
Qui est plus aese et plus riches
Que tex a cent muis de froment.
Si te puis bien dire comment
(…) Et si r’est voirs, cui qu’il desplese,
Nus marcheant ne vit aese :
Car son cuer a mis en tel guerre
Qu’il art tous jors de plus aquerre;
Ne ja n’aura assés aquis
Si crient perdre l’avoir aquis,
Et queurt après le remenant
Dont ja ne se verra tenant,
Car de riens desirier n’a tel
Comme d’aquerre autrui cbatel.
Emprise a merveilleuse peine,
Il bee a boivre toute Saine,
Dont ja tant boivre ne porra,
Que tous jors plus en demorra.
C’est la destresce, c’est l’ardure,
C’est l’angoisse qui tous jors dure;
C’est la dolor, c’est la bataille
Qui li destrenche la coraille,
Et le destraint en tel défaut,
Cum plus aquiert et plus li faut.
Advocat et phisicien
Sunt tuit lié de cest lien ;
Cil por deniers science vendent,
Trestuit a ceste hart se pendent :
Tant ont le gaaing dous et sade,
Que cil vodroit por un malade
Qu’il a, qu’il en eust quarente,
Et cil pour une cause, trente,
Voire deus cens, voire deus mile,
Tant les art convoitise et guile !..

Non, richesse ne rend pas riche
Celui qui la place en trésors.
Car seul le contentement
Fait vivre l’homme richement.
Car tel n’a pas vaillant deux miches
Qui est plus à l’aise et plus riche
Que tel avec cent muids (1) de froment.
Je te puis bien dire comment.
Et, il est vrai, à quiconque en déplaise
Nul marchand ne vit à l’aise ;
Car son cœur, a mis en telle guerre
Qu’il brûle toujours d’acquérir plus :
Et il n’aura jamais assez de biens 
S’il craint de perdre ceux qu’il détient,
Et court après ce qui lui manque,
Et qui  jamais ne sera sien.
Car tel, il ne désire rien 
Que d’acquérir d’autrui, les biens.
Son entreprise a grande peine ;
Il bée pour boire toute la Seine,
Quand jamais tant boire ne pourra , 
Car toujours, il en demeurera.
C’est la détresse, c’est la brûlure,
C’est l’angoisse qui toujours dure ;
C’est la douleur, c’est la bataille
Qui lui déchire le cœur 
Et l’étreint en tels tourments
Que plus acquiert et plus lui manque.
Avocats et médecins
Sont tous liés par ce lien.
Ceux-là pour deniers vendent science;
Et tous à cette corde se pendent,
Gain leur est doux et agréable;
Si bien que l’un, pour un malade
Qu’il a,  en voudrait quarante;
Et l’autre pour une cause, trente,
Voire deux cents, voire deux mille;
Tant les brûlent convoitise vile.

Mais li autre qui ne se lie
Ne mes qu’il ait au jor la vie,
Et li soflit ce qu’il gaaingne,
Quant il se vit de sa gaaingne,
Ne ne cuide que riens li faille,
Tout n’ait il vaillant une maille,
Mes bien voit qu’il gaaingnera
Por mangier quant mestiers sera,
Et por recovrer chauceiire
Et convenable vesteiire ;
Ou s’il avient qu’il soit malades,
Et truist toutes viandes fades,
Si se porpense il toute voie
Por soi getier de maie voie,
Et por issir hors de dangier,
Qu’il n’aura mestier de mangier ;
Ou que de petit de vilaille
Se passera, comment qu’il aille,
Ou iert a l’Ostel Dieu portés,
La sera moult reconfortés;
Ou, espoir, il ne pense point
Qu’il ja puist venir en ce point
Ou s’il croit que ce li aviengne,
Pense il, ains que li maus li tiengno»
Que tout a tens espargnera
Pour soi chevir quant la sera;
Ou se d’espargnier ne li cliaut,
Ains viengnent li froit et li chaut
Ou la fain qui morir le face,
Pense il, espoir, et s’i solace,
Que quant plus tost definera,
Plus tost en paradis ira…
Car, si corne dit nostre mestre,
Nus n’est chetis s’il ne l’cuide eslre,
Soit rois, chevaliers ou ribaus.

Mais cet autre qui ne se lie
Qu’à chaque jour gagner sa vie
Et à qui suffit ce qu’il gagne,
Quand il peut vivre de son gain ;
Il ne craint que rien ne lui faille,
Bien qu’il n’ait vaillant une maille.
Mais il voit bien qu’il gagnera
à manger, quand besoin aura
De quoi se procurer des chaussures
et un vêtement convenable.
Ou s’il advient qu’il soit malade,
Et trouve toutes viandes fades,
Il réfléchit à toute voie,
Pour se sortir du mauvais pas
Et pour échapper au danger,
Qu’il n’ait pas besoin de manger,
Ou que la moindre victuaille
Lui suffise, vaille que vaille;
Ou à l’Hôtel-Dieu, se fera porter
Où sera bien réconforté.
Ou peut-être ne pense-t-il point
Qu’il puisse en venir à ce point.
Ou s’il craint que tel lui advienne,
Il pense, avant que mal le prenne,
Qu’il aura le temps d’épargner
Quand il lui faudra se soigner,
Et s’il ne se soucie d’épargner,
Viendront alors le froid, le chaud
Ou la faim, qui l’emporteront,
 Peut-être, pense-t-il, et s’en console,
Que tant plus tôt il finira,
Plus tôt en paradis ira.
Ainsi, comme dit notre maître,
Nul n’est misérable, s’il ne croit l’être,
Qu’il soit roi, chevalier, ou ribaud.

Maint ribaus ont les cuers si baus,
Portans sas de charbon en Grieve ;
Que la poine riens ne lor grieve :
Qu’il en pacience travaillent
Et baient et tripent et saillent,
Et vont a saint Marcel as tripes,
Ne ne prisent trésor deus pipes *;
Ains despendent en la taverne
Tout lor gaaing et lor espergne,
Puis revont porter les fardiaus
Par leesce, non pas par diaus,
Et loiaument lor pain gaaignent,
Quant embler ne tolir ne l’daignent;
Tuit cil sunt riche en habondance
S’il cuident avoir soffisance ;
Plus (ce set Diex li droituriers)
Que s’il estoient usuriers !…

Maints ribauds ont les cœurs si vaillants,
Portant sacs de charbon en Grève* (la place de Grève),
Que la peine en rien ne leur pèse;
Mais ils travaillent patiemment,
Et dansent, et gambadent, et sautent;
Et vont à Saint-Marceau  aux tripes* (en acheter),
Et ne prisent trésor deux pipes;
Mais dépensent en la taverne
Tout leur gain et toute leur épargne ;
Puis retournent à leurs fardeaux,
Avec joie et sans en gémir,
Ils  gagnent leur pain avec loyauté,
Et ne daignent  ravir, ni voler;
Tous ceux-là sont riches en abondance,
S’ils pensent avoir leur suffisance,
Plus riches (Dieu le juste le sait)
Que s’ils étaient usuriers ! …

(1) Unité de mesure ancienne.


En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
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« Il me covient renvoisier », une chanson de Colin Muset entre courtoisie et invite aux ripailles

trouvere_poesie_medievale_chansons_lyrique-courtoise_moyen-ageSujet  : chanson médiévale, poésie médiévale, trouvère, fine amor, vieux-français,  lyrique courtoise, amant courtois. chansons bachiques, trouvère
Période :    moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur   :    Colin Muset (1210-?)
Titre  : « Il me covient renvoisier.»
Ouvrage    :   Les chansons de Colin Muset, par Joseph Bédier & Jean Beck. Paris, Champion, 1938.

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous présentons une nouvelle chanson en langue d’oïl. En provenance du moyen-âge central et du XIIIe, elle est traditionnellement rattachée au trouvère Colin Muset, Du point de vue documentaire, elle a pour seule source historique le Chansonnier Cangé, ou Français 846 (consulter sur Gallica). Ce manuscrit médiéval, daté du dernier quart du XIIIe siècle, n’en attribue  pas, de manière claire, la paternité au trouvère, mais au vue des similitudes de cette pièce avec le style de ce dernier, ces biographes s’en sont chargés, en particulier Joseph Bédier dans son édition de 1938 sur l’oeuvre de Muset.

Amour, courtoisie et bonne chère

Du point de vue du contenu, on trouve, dans cette chanson, des envolées d’enthousiasme et de joie très courtoises. La belle saison est là, le poète est guilleret et léger. Il pense à la demoiselle chère à son cœur même si, dans la pure tradition de cette lyrique colin_muset_chanson-poesie-medievale_Manuscrit_Chansonnier-Cangé_il-me-covient-renvoisier-spoétique, les médisants ne sont jamais loin pour diviser ou pour empêcher que le tableau ne soit trop simple pour l’amant courtois (voir sur le thème des médisants dans la lyrique courtoise).
.

« Il covient de renvoisier »
dans le Français  846

ou Chansonnier Cangé
BnF, dept des manuscrits

Pour le reste, Colin Muset  nous a conté souvent son goût de la bonne chère et des bons vins, au point d’en avoir presque fait l’une de ses marques de fabrique et, là encore, sa joie courtoise ne va pas lui nouer l’estomac et certainement pas lui couper l’appétit. Au contraire, elle lui fournit plutôt l’occasion d’une invite à festoyer et ripailler et notre trouvère (s’il s’agit bien de lui et non pas d’un imitateur d’époque) fait ici une pièce qui tient, à la fois, de la lyrique courtoise et des chansons à boire. C’est d’ailleurs dans cette dernière catégorie que Alfred Jeanroy et Arthur Långfors la classeront (sans l’attribuer au trouvère) dans leur ouvrage de 1921 : Chansons satiriques et bachiques  du XIIIe siècle. 

Au passage et se souvenant de certaines autres des compositions de Muset, et notamment de « Sire Cuens j’ai viélé« , on peut se demander si ce mélange de genres n’est pas aussi destiné à ses nobles hôtes et auditeurs : un peu comme une façon de leur tendre la perche, pour s’assurer qu’ils colin-muset_musique-medievale_chanson-poesie-moyen-age_partitionle gratifient d’un bon repas en retour de ses chansons et de son art.

(Ci-contre la partition musicale moderne de cette chanson médiévale par John E Stevens)

Concernant le vieux français du XIIIe siècle, il ne se laisse pas si facilement saisir aussi, à notre habitude nous vous donnons des clefs utiles de vocabulaire. Elles sont nombreuses, aussi nous espérons qu’elles ne compliqueront pas trop le plaisir de votre lecture.


« Il me covient renvoisier »
dans le vieux français d’oïl de Colin Muset

Il me covient renvoisier (m’égayer, folâtrer)
En cest estey
Et joer et solacier (me divertir)
Et deporter : (me réjouir)
J’ai trovey
Mon cuer plus que je ne sueil (souloir, avoir l’habitude) enamoré ;
Mais grever (me nuire)
Me cuident (croire) li mesdisant et dessevrer (compromettre ma liaison).
La tousete (jouvencelle) es blans muteaus (mollets),
Es chevous lons,
Celi donrai mes joiaus
Et mes granz dons.
Sejornons (reposons-nous, faisons halte),
Ensi s’en va mes avoiers (mon chemin) a grand bandon, (sans retenue)
Or maingons,
Solaçons et deportons !  Bon poissons,
Vins poignanz (piquants, de caractère ? ) et bon rapiaux (boisson médiévale à base de vin) et venoisons !

S’ele me done une baisier
En receley, (en secret, en cachette)
Je n’avroie pas si chier
Une cité ;
J’en prie Dey :
Lors avrai quanque je quier a point mené. (1)

(1) Dès lors j’aurais mené à bien tout ce que j’ai en tête, ce en quoi je crois.


En vous souhaitant une belle journée.
Fred

Pour moyenagepassion.com
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