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La Bible satirique de Guiot de Provins : des princes, de Rome et du clergé (1)

black_monkSujet : poésie médiévale, satirique,  morale, sociale, réaliste biographie, portrait, trouvère, moine, moyen-âge chrétien, satire religieuse.
Période : moyen-âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur : Guiot de Provins (Provens) (1150 – 12..)
Manuscrit ancien : MS français 25405 bnf
Ouvrage : Les Oeuvres de Guiot de Provins, poète lyrique et satirique, John Orr (1915)

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Du siècle puant et orible
m’estuet commencier une bible,
por poindre, et por argoilloneir*(*aiguillonner),
et por grant exemple doner.
Se n’iert pas bible losangiere* (*enjoleuse, trompeuse)
mais fine et voire* (vraie) et droituriere.

Mireors iere* a toutes gens (*qu’elle soit un modèle)
ceste bible : ors ne argens
de nus esloignier ne la puet,
que de Deu et de raison muet
ce que je vuel mostrer et dire.
Et sens feloignie et sens ire
vodrai molt lou siècle reprendre,
et assallir, et raison rendre,
et dis et exemples mostrer

ou tuit sil se doient mirer
qui pacience et créance ont.
Et toutes les ordres qui sont
se poront mirer es biau dis
et es biaus mos que j’ai escris :
se mirent sil qui bien entendent
et li saige molt s’i amandent !

Guiot de Provins – La Bible

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Bonjour à tous,

S_lettrine_moyen_age_passionuite à l’article sur le trouvère et moine Guiot de Provins, nous donnons aujourd’hui ici quelques extraits de sa bible satirique du début du XIIIe siècle.  Bible pourquoi ? Non pas pour la moquer, il ne s’agit pas d’une satire de la bible, mais bien, pour le poète, de dresser le portrait de son temps et d’en faire le relevé critique. Et ce siècle « puant et horrible » comme il l’annonce dans ses premières lignes, il l’examine à la lumière de la bible et des lois chrétiennes justement et c’est aussi une bible parce que l’ouvrage se veut un guide moral et chrétien édifiant, sans complaisance mais encore « sans colère et sans félonie ».

« En la bible covient a dire
parolles dures et cuissans
et qui plairont a mainte gens,
mais ja mençonge n’i iert dite,
que j’ai si la matière escrite
dedens mon cuer et la vertei.
Ne me serait ja reprovei
qu’en la bible mente ne faille;
sens cuidier et sens devinaille
je dirai raison tout de bout,
et droite veritei per tout. »

Il prendra encore des précautions en disant ne pas citer de noms et faire sa bible sans haine et sans blâmer personne en particulier, en demandant que nul ne se sente viser ou blâmer au risque de montrer sa folie.

Avant de poursuivre, je précise ici me baser sur les extraits de l’oeuvre de Guiot de Provins, présent dans l’ouvrage de John Orr (opus cité), en prenant le texte au pied de la lettre de l’universitaire anglais et sans entrer dans les débats d’experts sur les manuscrits et les variations de l’un à l’autre.

De la folie du siècle

Dès l’introduction de sa bible, Guiot de Provins va puiser dans l’antiquité les sources de la sagesse pour mieux passer au crible son temps. On a perdu le contact avec les classiques, on a oublié les philosophes et les sages de l’antiquité. Bref, le siècle est devenu fou ou plutôt il est « retourné en enfance » et les premiers signes de cet anéantissement et de ce recul, peuvent être lu du côté des seigneurs, mais surtout des princes :

« Mais tout est torneiz a anfance
li siècles et anoiantis.
Des princes sui plus abahis,
qu’il ne conoissent ne entendent.
Sil n’empirent ne sil n’amandent :
empirieir ne poroient il,
et comment amanderont sil
qui ne puent estre poiour ?
Il n’ont ne doute ne paour
de Deu, ne dou siècle vergoigne. »

Des princes, des vassaux et de l’usure

P_lettrine_moyen_age_passion copialus de faste et plus de joie dans les cours des seigneurs. Nombre d’entre eux ne sont plus, mais une certaine féodalité est aussi en recul et il s’en plaint.

Guiot fait alors la très longue liste de ceux qu’il est supposé avoir servi, qui l’ont reçu dans leurs cours dignement et lui ont donné de quoi vivre et parmi lesquels il contait des amis, disparus depuis.

« La mort nos coite et esperonne ;
trop m’ait tolut* de mes amis. (*enlevé)
….
Tuit li vallant me sont emblei* : (enlevé, dérobé)
molt voi lou siècle nice* et fol. » (ignorant, sot, niais)

 Les grands vassaux n’ont plus la confiance des princes félons, durs et vilains qui sont ici les premiers en cause. En arrière plan, c’est aussi un monde seigneurial en déséquilibre et ses vassaux appauvris mais encore dépossédés ou amoindris par les couronnes, dont il nous fait le portrait. Le siècle est à Philippe Auguste.

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« Les boins vavessours* voi je mors : (*vassaux)
les grans orguels et les grans tors
lor fait on et les grans outraiges.
Ja en ont trop cruels damaiges,
qu’il estoient herbegeor* (*hospitaliers)
et libéral et doneor,
et li prince lor redonoient
Les biaus dons, et les honoraient

or lor tôt on ains c’on lor dogne,
on les escorche on les reoigne.
Sil prince nos ont fait la figue ;
en herpe en vïele et en gigue
en devrait on rire et chanteir;
om nés doit covrir ne seler,
trop nos ont lou siècle honi.

Des barons et des chastelains
cuit je moût bien estre certains
que des vallans en i avroit ;
mais li prince sont si destroit*, (*sévères)
et dur, et vilain, et fellon
por ceu se doutent li baron.
De teius i ait qui prou seroient*, (*il pourrait y en avoir de très preux)
mais nostre prince ne vorroient
que nus feïst honor ne bien. »

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Arthur (de Bretagne), Alexandre et même Frédéric 1er, ne cherchez plus les grands seigneurs d’antan, superbes et généreux :

« Que sont li prince devenu ?
Deus ! que vi je, et que voi gié !
Moût mallement somes changié :
li siècles fu ja biaus et grans
or est de garçons et d’enfans. »

Les princes s’amenuisent jusqu’à « rapetisser ». Ils ne veulent plus qu’amasser sans rien dépenser. ils deviennent usuriers et n’utilisent plus leur argent pour faire le bien. Plus ils ont et plus ils convoitent.

Guiot nous brosse le portrait d’un recul à la fois économique et moral. C’est peut-être le trouvère déçu qui parle ici, la perte de son pain et la nostalgie d’un monde qui n’est plus, de ses joies et de ses fastes, mais c’est aussi et sans doute, déjà le moine qu’il est devenu et qui déplore à travers tout cela le manque de charité chrétienne.

Du clergé et de Rome

A_lettrine_moyen_age_passionprès les princes, ce sera au tour du clergé et au personnel de l’épiscopat romain d’en prendre pour son grade et à tous les étages. Dés le début de cette partie, Guiot de Provins, annonce clairement son « ambitieux » plan de « travail : qu’on ne s’inquiète pas, il y en aura pour tout le monde.

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« Sor les romans vodrons parleir,
ja de ce ne me quier saler :
sor les plus haus comencerai
et des autres hontes dirai.
De cui ? per foi ! des archesvesques,
et des ligals* (*légats) et des evesques.
Des clers dirai et des chanoines,
et des abbeis et des nors moinnes.

De Citeaus redirai je mont
et de Chartresce* (*Chartreux) et de Grant mont (*Grandmont);
après, de ceaus de Prei mostrei* (*ceux de l’ordre de Premoustré)
comment il se resont provei ;
et des noirs chanoines rigleiz,
de ceaus redirons nos asseiz.

Et dou Temple et de l’Opitaul
redirons nos, et bien et mal ;
et des convers de Saint Antoinne
parlerons, certes, jusque a none :
n’ait gent qui tant saichent de guille*, (*ruse, fraude)
bien lou voit on en mainte vile.

Et des nonains et des converses
oreiz con elles sont diverses.
Des faus devins i parlerons
qui amonestent, et dirons
des logistres; ce n’est pas biens
que j’obli les fisicïens.
Li siècles per trestout enpire. »

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Convoitise, mauvaise vie, pas de foi, pas de religion. Le pauvre pape, à qui l’on fait porter une couronne de plume de paon, n’y voit goutte, abusé par ses mauvais conseillers.

« mais sil li ont les euls creveiz
qui les autres ont avugleiz. »

Rome, le foyer de la malice et de la déchéance est en cause. Aprés tout, nous dit-il c’est sur cette même terre que Romulus avait occis son frère et qu’on tua aussi Jules César.

« Des Romains n’est il pas mervoille* (*il ne faut pas s’étonner)
s’il sont faus et malicious; »

Au passage et toujours à se fier à ses écrits puisque nous n’avons que cela de lui, il semble que Guiot de Provins passa un temps notable en Languedoc et en Provence et reçut notamment des enseignements à Arles. Même s’il est vraisemblablement déjà à Cluny quand il rédige ses lignes, en voyant cette diatribe contre l’église romaine, on ne peut s’empêcher de rapprocher cela avec les remarques de certains historiens qui virent aussi dans les croisades albigeoises un moyen additionnel pour Rome de remettre au pli les églises de Provence qui demeuraient inféodées et un peu trop indépendante en esprit. En réalité, nous en sommes pratiquement aux portes, à dix ans près, du côté chronologique.

S’il serait tout de même enlevé d’affirmer que c’est aussi une certaine Provence qui parle par la bouche de Guiot, a travers la violence, mais aussi la liberté de ses propos, on mesure tout de même bien la distance immense de cette France monastique là à l’église romaine. A titre d’anecdote mais qui tombe tout de même à point pour servir ce propos, durant la croisade albigeoise, on retrouvera chez un « hérétique » du nom de Bernard Baragnon, à Toulouse, un exemplaire de la Bible de Guiot et le tribunal inquisitorial jugera suffisamment pertinent d’en faire mention dans ses procès verbaux et lors de son instruction (voir Charles Victor Langlois,  La vie en France au moyen  âge : de la fin du XIIe au milieu  du XIVe, d’après des moralistes du temps,  page 92).

Sur Rome encore :

Rome nos assote* (*suce) et transglout* (*engloutit),
Rome trait et destruit tout,
Rome c’est les doiz de malice
dont sordent tuit li malvais vice.
C’est uns viviers plains de vermine.
Contre l’escriture devine
et contre Deu sont tuit lor fait.

On le voit, les mots de Guiot sont durs et sans appel. Le poison vient de Rome. Convoitise, simonie, mauvaise vie,… On « vend Dieu et sa mère », l’argent disparaît dans le clergé romain tel en un gouffre, et le moine dénoncera encore le fait que ses richesses ne reviennent jamais en aide concrète ou en infrastructure: « ni chaussés, hôpitaux, ni ponts ». La critique ici devient de religieuse politique et sociale. Difficile de dissocier les trois aspects, dans un moyen-âge chrétien où le clergé est une force et un pouvoir économique et politique bien réel.

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Quant li peire ocist ses enfans
grant pechié fait. Ha Rome, Rome,
encor orcirrais tu maint home :
vos nos ocïez chescun jor,
crestïentei ait pris son tor.
Tout est alei tout est perdu
quant li chardenal sont venu,
qui vienent sai tuit alumei
de covoitise, et enbrasé.

Sa viennent plain de simonie
et comble de malvaise vie,
sa viennent sens nulle raison,
sans foi, et sens religion,
car il vendent Deu et sa meire
et traïssent nos et lor peire.

Tout defollent et tout dévorent ;
sertes, li signe nos demorent
cui nostre sires doit mostreir
quant li siècles dovrait finer;
trop voi desapertir* (*désespérer) la gent.
Que font de l’or et de l’argent
qu’il enportent outre les mons ?
Chauciees, hospitals ne pons
n’an font il pas, ce m’est a vis.

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Q_lettrine_moyen_age_passionuant aux bons pasteurs ou aux bons évêques qui donneraient l’exemple et guideraient leurs ouailles sur la bonne voie, celle de dieu s’entend, ne les cherchez pas non plus, même si le moine admet qu’il en subsiste tout de même quelques uns :

« Mais covoitise ait tout vancu ;
trop per ait vencu lou clergié
qui sont si pris et si lie,
il n’ont vergoigne ne doutance,
ne de Deu nulle remembrance.* (*souvenir)« 

On croirait presque, dans certaines de ses descriptions, voir déjà défiler les religieux des fabliaux, comme ceux, par exemple, du Testament de l’Asne de Rutebeuf.

« Provendes (1), églises achatent,
en mainte manière baratent*. (*fraudent, trompent)
Achater sevent et revendre,
et les termes molt bien atendre,
et la bone vante de bleif; »

(1) Avec le bénéfice qu’elles retirent de leurs charges ecclésiastiques (la prébende), les églises investissent.

Spéculateurs, rapaces, affairistes, ils vont même d’ailleurs jusqu’à s’adonner eux-aussi à l’usure dont Guiot a fait, dans sa bible, un de ses grands ennemis, en suivant très logiquement les pas du nouveau testament sur la question, puisqu’il est moine chrétien.

Je ne di pas qu’il soient tut
de teil manière con je di.
Ja Deus n’arait de ceaus merci
qui font teil oevre et teille ordure,
que c’est fine puant usure.
….
Per foi lou seculeir clergié
voi je malement engignié :
il font lou siècle a mescroire.
Se font li clerc et li prevoire
et li chanoinne séculier ;
sil font la gent desespereir.

Là encore, peu de concession et une satire qui ne prend pas de gant. Pas de colère, certes, mais aucun faux semblant ni détours non plus.  Il faut sans doute se souvenir que pour être moine lui-même Guiot de Provins, pris en étau, mangera aussi son pain noir, de la bouche même du peuple, face auquel il devra répondre des abus réputés du clergé ou des abbés.

Par la suite, tous les ordres monastiques y passeront, à peu de choses près, chacun avec leurs propres travers et ils les connait bien. Et il s’en prendra, encore plus loin, aux théologiens, aux légistes.aux médecins mais nous garderons cela pour un deuxième article.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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