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Constance de Castille l’histoire et la destinée d’une princesse captive, prise dans les tourments de son siècle

armoirie_castille_europe_medievale_espagne_moyen-ageSujet : auteur médiéval, biographie, portrait, Espagne Médiévale, Europe médiévale, Alphonse XI, conflits nobiliaires, princesse captive, donjon
Période : Moyen-âge central (XIIIe & XIVe siècle)
Personnage :  Constance de Castille (1316-1345)
Ouvrage : « Le conte de Lucanor » par Adolphe-Louis de Puibusque (1854)

Bonjour à tous,

E_lettrine_moyen_age_passionnfermée dans le donjon de quelque forteresse ou forcée à la retraite, au fond d’un austère couvent, l’image de la princesse captive au moyen-âge trouve, sans nul doute, son fondement dans une certaine réalité historique. Sans même y ajouter l’archétype littéraire du chevalier courtois venu la délivrer, on peut ainsi compter un certain nombre de nobles dames ou damoiselles de bonne lignée, promises aux plus prestigieuses épousailles et qui, une fois les noces célébrées, connurent de tragiques destinées, en se retrouvant éloignées du pouvoir et même répudiées ou retenues prisonnières ou cloîtrées,

Les raisons derrière les remises en cause de ces alliances sont diverses, quelquefois mystérieuses et le résultat de quelque mésentente ou même de quelque susceptibilité royale (on se souvient de l’étrange et douloureux destin de la princesse Ingerburge du Danemark sous Philippe-Auguste), quelquefois bousculées à la faveur de nouvelles stratégies géo-politiques des puissants, et d’autres fois encore, un peu des deux. Il faut peut être encore y deco_medieval_espagne_moyen-ageajouter que certains mariages arrangés, très jeunes, entre les grandes familles nobiliaires et sans l’accord des intéressés, ont quelquefois contribué à faire virer ces unions en eau de boudin, quand, passant au dessus des devoir de la fonction, quelques puissants décidèrent de ne pas s’y conformer ou même quand leur âge n’a pas permis de consommer l’union.

Si tous ces cas ne semblent pas, non plus, être légions, on en connaît tout de même quelques exemples documentés. Eloignées de la cour et de ses enjeux, mises à l’écart dans quelques palais ou châteaux plus ou moins dorées ou dans quelque établissement religieux, ces princesses ou reines, déchues avant que d’avoir régné (ou si peu) et souvent même, avant d’avoir conçu des héritiers, ont pu rester ainsi, de longues années, sous la main des rois et de leur bon vouloir, recouvrant ou non, plus tard, des rôles secondaires.

Depuis le début du XIIIe siècle, Rome entend bien promouvoir la nature sacrée du mariage et avoir son mot à dire sur les unions et les désunions entre chrétiens. Aussi, il faut le dire, ces revirements d’alliance et ces répudiations après mariage n’ont pas toujours été du goût de l’Eglise qui les a souvent réprouvées, sanctionnant les souverains avec plus ou moins de succès, et plus ou moins de véhémence aussi, en fonction des exigences de son propre échiquier.

Quoiqu’il en soit, pour que la légende de la princesse captive retrouve un peu de sa réalité historique, nous voulons aujourd’hui aborder la destinée de Constance de Castille, fille de Don Juan Manuel et de Constance d’Aragon, qui fut princesse et même reine consort de Castille dans l’Espagne du moyen-âge central. C’est aussi l’occasion de produire un document intéressant puisqu’il s’agit d’une lettre  qu’elle est supposée avoir écrite au roi Alphonse XI, à l’âge de sa maturité  et alors qu’elle était encore captive de ce dernier.

Otage de conflits nobiliaires dans
l’Espagne médiévale agitée d’Alphonse XI

Nous avons déjà abordé largement ici la biographie de l’auteur, grand seigneur et  chevalier espagnol Don Juan Manuel, aussi nous n’y reviendrons pas dans le détail. A cette occasion, nous avions aussi parlé de sa fille Constance qui fait l’objet de cet article et qui fut, pense-t-on, instrumentalisée par Alphonse XI pour tenter de faire plier le genou au grand et puissant vassal. L’histoire est peu claire, mais les faits le demeurent et il nous faut ici les rappeler brièvement.

Peu après s’être promis à la fille de notre chevalier, sans doute pour contrecarrer un mariage prévu et annoncé de cette dernière avec Juan de Haro dit Jean le Borgne, autre puissant vassal d’Espagne, nouvellement allié de Don Juan Manuel, le roi Alphonse XI, alors âgé de 16 ans (et, dit-on, sous la pression de quelques conseillers perfides), fit une autre promesse au même Jean le borgne. En contrepartie de l’union qui venait de passer sous le nez de ce dernier, le roi promit, en effet, au noble de lui accorder la main de sa propre soeur. Las !, on découvrit bientôt que l’affaire était un vil stratagème puisqu’elle servit au monarque à attirer Jean le Borgne dans un piège et à le faire occire froidement. Devant l’assassinat de son allié et voyant que le roi avait usé d’une fausse promesse de mariage pour le défaire mortellement, Don Juan Manuel en déduisit sans doute, de son côté, que l’engagement du roi envers sa propre fille pouvait être de même nature et cacher quelque tortueux complot. Il quitta donc l’armée royale, aux côtés de laquelle il s’était mis à guerroyer de nouveau suite à la célébration de l’alliance du roi avec sa fille, et il rentra en ses terres pour se mettre à l’abri.

On ne peut affirmer que le roi avait ourdi les deux plans, en même temps, pour se débarrasser des deux nobles gênants; il n’avait pas, alors, encore tenté de tuer Don Juan Manuel, comme il le fera par la suite. Si ses intentions n’étaient pas telles, il s’est montré, en tout cas, bien maladroit dans la gestion de sa relation avec le très puissant vassal, pour éveiller, de la sorte, sa méfiance. Suite aux événements, Alphonse XI usa de l’attitude méfiante du vassal et de son départ pour répudier la princesse, avec laquelle il n’avait encore pu consommer l’union pour des raisons de différence d’âge, et la fit enfermer ; au moment du mariage, en 1325, le roi venait tout juste d’être couronné et n’avait que 16 ans. Constanza en avait 9. L’union avait duré à peine deux ans et quelque temps après avoir fait cloîtrer sa jeune épouse, il prenait pour épouse Marie-Contance du Portugal.

La liberté recouvrée

Autant que le conflit dura entre le monarque et son vassal dura, la princesse fut tenue ainsi, soit de l’âge de 10-11 ans (1326-1327) à celui de 20-25 ans (1335-1340). Quand les deux hommes finirent à nouveau par s’entendre, le roi ne la libéra pourtant pas. Quand ils guerroyèrent à nouveau, côte à côte, pour lutter contre les sarrasins, il ne le fit toujours pas. Avait-il conçu pour elle un étrange sentiment dont il ne pouvait se défaire tout en ne pouvant le consommer ? Il est bien difficile, là encore, de l’affirmer.

deco_medieval_espagne_moyen-ageIl fallut, en tout cas, le besoin logistique qu’il avait du Portugal dans sa lutte contre l’invasion sarrasine pour qu’il consente à la libérer. L’histoire dit que le souverain du Portugal qui entendait bien voir Pierre 1er, l’héritier du royaume épouser Constance dut en effet s’y prendre à deux fois avant que le monarque espagnol accepte de s’exécuter. Sans les exigences stratégiques on peut d’ailleurs se demander s’il l’aurait fait.

Triste sort, après sa longue réclusion et ayant conquis le droit de commencer une nouvelle vie au Portugal, Constance connut encore quelques déboires. Après lui avoir donné quelques héritiers, Pierre 1er se tourna, en effet, bien vite vers une autre maîtresse, Inés de Castro, dame de compagnie de la même Constance. Il alla même jusqu’à l’épouser en secret, semble-t-il. Un peu plus tard, la favorite en question se fera assassinée ce qui n’empêchera pas le souverain portugais de déclarer publiquement vouloir la faire reconnaître  officiellement reine du Portugal, créant ainsi rien moins qu’un scandale public et jetant quelque peu, au passage, une nouvelle salve d’opprobre sur la pauvre Constance, achevant de sceller son étrange et malheureux destin. D’entre les trois enfants conçus de ce second mariage, elle aura, tout de même, pour consolation, d’avoir donné naissance au futur roi  Ferdinand 1er du Portugal.

Sur la Lettre de Constance
de Castille au roi Alphonse XI

La lettre qu’écrivit Contance à Alphonse XI se situe au moment ou le Portugal demande sa libération en vue du mariage. Empressons-nous d’ajouter, avant d’aller plus loin que les événements narrés ici, ainsi que le document, nous sont connus par une chronique datant du milieu du XVIIe siècle : Chronica de el Rey dom Alfonso o quarto do nome e settimo dos Reys de Portugal, assi com a deixou escrita, Ruy de Pina (1653).

Si le récit est admis comme authentique dans ses grandes lignes, deux siècles après cet ouvrage, dans le courant du XIXe siècle, l’historien Ferdinand Denis souleva quelques doutes sur l’authenticité de la lettre (Chroniques chevaleresques de  l’Espagne et du Portugal, 1839). Elle pouvait, selon lui,  être « sujette à caution » et il affirma même que si ce n’était le cas, elle avait été, de toute façon, remaniée ou retouchée ici ou là, par quelques historiens de ce même XVIIe siècle. Pour information toujours, il semble que les documents originaux ayant servi de base au chroniqueur Ruy de Pina et auxquels il avait véritablement accès, avaient, disparu entre temps.  L’histoire emportera donc avec elle ce secret, autant que les doutes de l’historien.

deco_medieval_espagne_moyen-ageCes réserves étant émises, d’après les Chroniques de Ruy de Pina, le roi Alphonse XI avait adressé, par voie épistolaire, un premier refus formel en direction de la cour portugaise en s’opposant au remariage de Constance et en y exposant comme motif principal, les anciens conflits qui l’avaient opposés avec Don Juan Manuel. Bien que l’eau avait coulé sous les ponts et que le conflit avec le Prince de Villena semblait être résolu depuis, le monarque déclarait, peu ou prou, qu’il lui était impossible, au vue de ce passé, de libérer la dame.  Dans le même temps, il faisait adresser (« secrètement ») à Constance une autre lettre, dans laquelle il lui affirmait que seuls ses conseillers avaient été la cause de leur désunion passée et qu’il comptait bien plus tard faire annuler son mariage actuel pour pouvoir réparer ses erreurs. Autrement dit, restituer son ancienne épouse dans son statut, dans ses fonctions et à ses côtés. En conséquence, il demandait aussi à la jeune fille de lui demeurer fidèle et de ne pas se donner à un autre. Tout cela donc 10 ans après l’avoir, « mis au placard ». Il faut quand même, pour utiliser une autre expression et pour plaisanter toujours, « en avoir sous le pied ».

Etait-il sincère ? Qui pourrait le dire ? Son jeu apparaît si trouble qu’on se prend à en douter. On sait, par ailleurs, qu’à la même période, il accordait largement ses faveurs à sa maîtresse Eleonora de Guzman contre la reine Marie-Contance du Portugal dont il s’était détourné (la lettre en fera état).  Après une attente de plus d’une décennie, la noble fille de Don Juan Manuel, étant quelque peu vaccinée des manipulations du roi, de sa nature tortueuse et de ses fantaisies, lui adressa donc une lettre en réponse dont voici la teneur, encore une fois réserves prises sur les doutes mentionnés plus haut (au passage, et pour faire un appel du pied à d’éventuels historiens spécialistes des ces questions, après les objections et doutes soulevés par Ferdinand Denis sur ce document et sur son sérieux, on aimerait vraiment pouvoir retrouver la trace d’un original afin de le comparer avec la version ci-dessous, et si possible rétablir un peu de vérité historique… ).

La lettre dépeint, en tout cas, Constance à son avantage et on peut y lire la relation complexe entre position obligée d’allégeance et obligations, mais aussi le courage et la force de la jeune femme qui « claque le bec » à son roi (ça fera trois).

T_lettrine_vert_moyen_age_passionrès-puissant et excellent prince, que Dieu a pourvu si honorablement de grandes vertus, et que la fortune a doté si largement de ses faveurs et de ses bienfaits, don Alphonse, roi de Castille et de Léon, la personne qui vous écrit est Constanza Manuel , celle que vos manques de foi ont si souvent rendue triste, tandis que vos offenses non méritées en ont mis d’autres en un périlleux désespoir. Quoique j’aie raison et désir de souhaiter vengeance, je n’oublie pas l’obéissance naturelle que je vous dois, et je me recommande à votre courtoisie. Très-haut et très-puissant seigneur, sachez une chose : Bien qu’il soit malheureux, le véritable amour garde en soi un tel attachement, que la nature avec tout son pouvoir ne le saurait effacer.

Vous ne l’ignorez pas, seigneur, je ne connaissais pas vos anciennes tendresses, quand, avec des paroles pleines de tromperie et mille raisons feintes, la vérité qui m’était due fut par vous mise à dédain. Vous m’avez trompée en mon très jeune âge, me laissant vous aimer de cette pure affection que m’enseignait l’honnêteté; et parce que les choses qui arrivent en la première jeunesse durent toujours au fond de la mémoire, pour se faire sentir dans les autres temps de la vie, je garde et garderai jusqu’à ma dernière heure le souvenir de vos fausses paroles ; et toutefois, je ne saurais le dire autrement, elles ont été dommageables à votre gloire, réprouvées par Dieu, condamnées par la sainteté de l’Église ces paroles-là ; car vous avez épousé une autre femme ; vous avez demandé et révoqué les dispenses, et le malheur en est retombé sur moi, qui vous portais cet amour fidèle que je croyais un devoir.

La haine est arrivée, l’amertume l’a suivie, et la vérité de tout ce que je dis ici s’est vue en vos œuvres. La source du mal était dans votre cœur, et pourtant vous me parlez d’amour. Non, la même âme ne saurait contenir ce qui est et ce que vous dites. Renoncez, la courtoisie le commande, à tenir un langage inutile à vos fins, qui fait tort à votre sincérité, et qui peut nuire à votre honneur royal, ce qu’en aucune circonstance vous ne devez souffrir. Votre lettre n’a eu pour effet que de me donner un soupçon que j’ai encore, c’est qu’il vous était désagréable de voir quelque chose d’heureux m’ arriver; car vous ne vouliez pas sans doute qu’on pût dire que, malgré votre abandon, j’avais trouvé, pour s’unir à ma destinée, un prince de race royale et digne de porter la couronne.

Il y en a qui m’assurent que ce n’est pas à moi que s’adressent vos rigueurs, mais à don Juan Manuel, et sur cela voilà ce que je réponds : c’est que mon père et seigneur est un ami plus loyal et un meilleur serviteur que tous ces gens qui sont riches de vos deniers et qui possèdent sans foi vos forteresses. Tels que je les connais et qu’ils sont, ils ne méritent pas de vivre avec les moindres de son lignage, et cependant, vous avez suivi leurs conseils, vous avez parlé et agi comme il leur a convenu. Ce n’est pas en une seule occasion que vous avez été contre nous; vous l’avez été en mainte circonstance, et surtout en m’écrivant des choses que vous n’aviez pas l’intention de remplir. Donc, ne me blâmez pas si je refuse de vous croire, ma raison me le défend ; je ne puis tenir pour vraies que les choses dont mes yeux sont témoins, car je sais les mauvais traitements qu’a reçus de vous la bonne princesse qui est votre femme; oui, je sais comment vous agissez avec la reine dona Maria.

Et qui est cause de ces indignités? n’est-ce pas Éléonora Nuñez de Guzman, qui, sept ans avant que vous fussiez né, faisait déjà parler de ses charmes? Vous l’avez prise aux fêtes de Léon, à une époque où, dit-on, sa mère se plaignait amèrement de sa conduite ; il n’était bruit que de Martin de Lara, le bâtard; encore n’était-ce pas, sans doute, le premier qui lui eût donné de l’amour. Personne n’avait oublié Fernand Gonzalez de Ayala. Quand je vins à connaître toutes ces choses, je ne ressentis aucune jalousie, mais je gardai une loyale confiance que vous n’avez jamais méritée; puis, je me sentis plus forte. peut-être parce qu’il s’agissait des peines d’une autre, quand je sus que de plus grands serments et des promesses plus solennelles avaient été faites à la reine et que vous les aviez rompues.

Je ne suis pas seule à souffrir nous allons deux de compagnie, nous sommes deux que vos paroles ont trompées. Dieu soit loué, néanmoins, puisqu’il n’a pas fait tomber sur moi le dur esclavage qui pèse sur l’innocence de la reine ! justice du Ciel, à laquelle rien n’échappe, sévira tôt ou tard; c’est elle qui nous donnera protection et vengeance. Qu’il ne soit donc plus mot de rien entre nous, et lors même, qu’au mépris de tout droit, vous prétendriez exercer quelque violence sur ma personne, sachez bien que mon âme restera toujours libre de votre sujétion. 

Doña Constanza Manual

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

« La misérable vie d’un tyran », une poésie médiévale de Pierre d’Ailly et un portrait de cet étonnant érudit et religieux des XIVe, XVe siècles

poesie_medievale_satirique_morale_pierre_d-ailly_moyen-ageSujet : poésie médiévale, auteur médiéval, poète, moyen-français, poésie satirique, poésie morale, vie curiale, tyrannie,
Période : moyen-âge tardif, XIVe, XVe siècle.
Auteur : Pierre d’Ailly (ou d’Ailliac),
Petrus de Alliarco (1351-1420)
Titre : « Combien est misérable la vie du tyran » ou « Les dits de Franc-Gontier »

Bonjour à tous,

D_lettrine_moyen_age_passionans un article précédent nous avions mentionné les premiers Contre-dicts de Franc-Gontier sous la plume de Pierre d’Ailly. Quelques temps après le texte de Philippe de Vitry mettant en exergue les charmes, la liberté et la paix de la vie rupestre contre la vie de cour, cet auteur rédigeait, en effet, une courte poésie qui y faisait référence,

Cette belle pièce d’un peu plus de trente vers est connue sous le double nom de « Combien est misérable le vie du tyran » ou « les contredicts de Franc-Gontier » (avant ceux de François Villon donc) et nous la publions donc aujourd’hui dans son entier.  Poésie satirique, poésie morale, comme son titre l’indique elle dépeint la vie tragique citation_avidite_convoitise_tyran_eric_frommet, il faut bien le dire, terriblement ennuyeuse d’un tyran avide  qui ne vit que pour la convoitise et la gloutonnerie.

Cette poésie est d’une certaine rareté puisque c’est une des seules poésie en « langue vulgaire » qu’on connaisse à cet auteur du moyen-âge tardif. Pierre d’Ailly s’est signalé et est entré dans la postérité pour bien des raisons sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir dans cet article mais pas pour ses talents de versificateur. Au vue des qualités de ce texte, on peut regretter avec un de ses biographes, le bibliophile et historien du XIXe siècle Arthur Dinoux  (qui nous a permis de la mettre à jour), que plus de poésies de l’auteur ne nous soient parvenues.

Après cela, nous en profitons pour faire le portrait de cet auteur qui fut aussi un personnage de grande importance au XIVe siècle. Sa renommée  et son influence sur son temps furent, en effet, telles que certains de ses biographes n’hésitent pas affirmer qu’on peut pratiquement faire l’Histoire de l’Eglise sous Pierre d’Ailly à travers l’oeuvre et l’influence que ce dernier eut sur elle.

Combien est misérable la vie du tyran
ou les contredicts de Franc-Gontier

Ung chasteau sçay, sur roche espouvantable,
En lieu venteux, sur rive périlleuse,
Là vis tyran, séant à haute table,
En grand palais, en sale plantureuse,
Environné de famille nombreuse,
Pleine de fraud, d’envie et de murmure;
Vuide de foi, d’amour, de paix joyeuse,
Serve, subjecte en convoiteuse ardure.

Viandes, vins, avait-il sans mesure,
Chairs et poissons occis en mainte guise,
Sausses, brouëts, de diverse teincture:
Et entremets faicts part art et diverse.
Le mal Glouton partout guette et advise,
Pour appetit trouver; et quiert manière
Comment sa bouch’, de lescherie esprise,
Son ventre emplit en bourse pautonière.

Mais, sac-à-fien, patente cimetière,
Sepulchre-à-vin, corps bouffi, crasse panse,
Pour sous ses biens en soy n’a lie chère;
Car, ventre saoul n’a eu saveur plaisance,
Ne le delit jeu, ris, ne bal, ne danse;
Car, tant convoit, tant quiert, et tant desire,
Qu’en rien qu’il ays n’a vraye suffisance.

Acquirer veult, ou royaume, ou empire;
Pour avarice sent douloureux martyre.
Trahison doute, en nully ne se fye,
Coeur a félon, enflé d’orgueil et d’ire,
Triste, pensif, plein de mélancolie.
Las ! Trop mieulx vaut de Franc-Gontier la vie,
Sobre liesse, et nette povreté,
Que poursuivir, par orde gloutonnie,
Cour de tyran, riche malheureté.

Pierre d’Ailly (1351-1411), Notice historique et littéraire sur le Cardinal Pierre d’Ailly, Eveque de Cambray au XVe siècle, M Arthur Dinaux (1824)

Note : les scissions en paragraphe sont de notre fait et sont destinés à fluidifier la lecture. La version originale est compact et sans saut de lignes.

Pierre d’Ailly, acteur de son temps

N_lettrine_moyen_age_passionatif de Compiegne, Pierre d’Ailly fut un esprit actif et impliqué de son temps, doublé d’un intellectuel curieux de toutes les sciences. Théologien, philosophe, astrologue, astronome, il fut également un haut dignitaire de l’Eglise et le nombre des fonctions qu’il occupa au sein de cette dernière, au long de son existence, demeure rien moins qu’impressionnante : évêque de Cambray, de Limoges, d’Orange, du Puy-en-Velay, de Noyon, il fut encore attaché à de nombreuses paroisses en tant que chanoine ou trésorier et occupa aussi la haute charge de Cardinal. On ajoutera à cette longue liste (non exhaustive) le fait qu’il fut encore chancelier de l’église Notre-Dame de Paris et de l’université de Paris ainsi pierre_Aylli_biographie_portrait_contredits_franc-gonthier_gontier_poesie_medievale_satirique_moyen-age_tardifqu’aumônier et confesseur du roi.

Du point de vue intellectuel, il a légué nombre de traités autour des sciences, géographie et astronomie notamment, ainsi que quantité d’autres ouvrages philosophiques et théologiques, auxquels il faut encore ajouter des sermons. La majeure partie de son oeuvre latine a traversé le temps et il a aussi écrit en français,  mais une partie de ses écrits dans cette dernière langue s’est, semble-t-il, perdue en chemin.

De Rome en Avignon,
interventions dans la résolution du schisme

Grand acteur de la conciliation et de la résolution du schisme qui, en plein coeur du moyen-âge, avait déchiré l’Eglise, pour donner naissance à deux papes, il se battit pendant de longues années pour y mettre un terme. Voyageant en Italie, il intervint aussi directement auprès des papes en Avignon pour tenter de surseoir à leurs velléités séparatistes. Son activisme et ses vues sur l’unification de l’église et sur la supériorité décisionnelle des conciles lui valurent quelques sérieux déboires, mais finirent à force de persévérance par aboutir. Pris dans les enjeux de son temps, on le vit encore prêcher avec zèle en faveur des croisades ce qui lui valut le surnom de « Marteaux des hérétiques ». Il n’est alors pas le seul à les défendre Pétrarque, Jeanne d’Arc et d’autres encore y sont favorables. Autant de choses qui feront dire à son biographe Louis Salembier :

« Toutes les idées vraies ou contestables de cette époque si troublée parurent se donner rendez-vous dans la tête encyclopédique et si puissamment organisée de l’évêque de Cambrai. »
Pierre d’Ailly et la découverte de l’Amérique, Revue d’histoire de l’Église de France, Persée, Louis Salembier (1912)

De la fête de la trinité
à la conquête des Amériques.

C_lettrine_moyen_age_passiononcernant sa marque, on notera que la fête de la Sainte Trinité fut instituée par le pape Benoit XIII sous son initiative. Son Projet de calendrier destiné notamment à harmoniser les célébrations religieuses avec le calendrier civil fut à l’origine de celui adopté par Grégoire XIII près de 150 ans plus tard. Il impulsa même encore quelques corrections au livre des révélations divines qui furent également entérinées par les papes, à deux siècles de là.

La postérité a également retenu de lui qu’il fut, avec Christophe Colomb et au moins en esprit, un des découvreurs de l’Amérique. Le grand voyageur ne se séparait, en effet, jamais du célèbre Imago Mundi (ou Ymago Mundi): Le tableau du monde de Pierre d’Ailly et c’est sans doute grâce à son aide qu’il fut motivé dans son voyage et pu découvrir les nouvelles terres. Le savant religieux avait, en effet, affirmé dans son traité que les Indes pouvaient être atteintes en pierre_d-ailly_auteur_philosophe_theologien_medieval_portrait_biographie_poesies_moyen-agequelques jours, en faisant route vers l’Ouest. Qu’on vienne nous expliquer encore après cela que les hommes du moyen-âge et notamment l’Eglise pensaient que la terre était plate…

Ci-contre portrait de Pierre d’Ailly, A Lefebvre, Eglise Saint-Antoine, Compiègne, tiré de Ymago Mundi, édition de 1930, par Edmond Buron, BnF, Gallica.

Nous ne rentrerons pas, dans cet article, dans le détail des théories philosophiques de Pierre d’Ailly, mais on retiendra qu’il eut sous sa houlette quelques disciples qui allaient se signer à leur tour par leurs oeuvres et même dépasser, voire éclipser la sienne. On retiendra entre autres noms Nicolas de Clamanges, et  Jean de Gerson.

Visionnaire ? D’étonnantes prophéties

P_lettrine_moyen_age_passion copialus étonnamment, on doit au religieux féru d’astrologie quelques surprenantes prédictions sur les temps qui restaient à venir et qui feront dire à son  biographe Louis Salembier, au début du XXe siècle :

« Non seulement D’Ailly fut le fidèle miroir des opinions et même des erreurs de son temps,mais encore il eut parfois sur les âges futurs des vues prophétique qui nous étonnent et que nous rapportons sans les expliquer. Pareil à certain dieu de la fable, il regarde à la fois le passé et le présent. Il résume l’un et il prophétise l’autre. D’une part c’est un compilateur clairvoyant; de l’autre, c’est presque un voyant. »
 Louis Salembier (opus cité)

Jugez plutôt :

« … Puis après dix révolutions saturnales, viendra l’année 1789. Si le monde dure jusqu’à ces temps, ce que Dieu seul connaît, il y aura alors des nombreuses et grandes altérations et de remarquables changements, principalement dans les lois et dans les religions. »
Concordia Astronimias cum historica narratione. Pierre d’Ailly. 1414.

pierre_ailly_auteur_medieval_savant_philosophe_astrologie_medievale_propheties_moyen-age_chretien_XIVe_siecleDans un autre ouvrage, quatre ans après, il écrivait encore :

« … Avant 1789, il y aura un autre grand bouleversement religieux. Dans un siècle à partir du moment où j’écris, il y aura bien des changements dans le christianisme et bien des troubles dans l’Eglise, magna fiet alteracio circa leges et sectas ».
De persectutionibus Ecclesiae, Pierre d’Ailly, 1418

En 1517 et 1518, naissait le protestantisme. Nous vous laisserons juge de la nature prophétique, anecdotique ou fortuite de tout cela.

Pour aller plus loin sur cet étonnant personnage et auteur des XIVe et XVe siècle et si vous en avez la curiosité, nous ne pouvons que vous recommander l’ouvrage de la docteur en philosophe et agrégée de lettres classique Alice Lamy, qui s’est fait une spécialité des questions de philosophie latine médiévale et de scolastique.  Sorti, en 2013, chez Honoré Champion, il a pour titre : La Pensée de Pierre d’Ailly. Un philosophe engagé du Moyen Âge

En vous souhaitant une excellente journée!
Fred
Pour moyenagepassion.com
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Sources

Pierre d’Ailly et la découverte de l’Amérique, Revue d’histoire de l’Église de France, Persée, Louis Salembier (1912)

Notice historique et littéraire sur le Cardinal Pierre d’Ailly, Eveque de Cambray au XVe siècleArthur Dinaux (1824)

Conon de Bethune, chevalier, trouvère et noble seigneur d’Artois

musique_danse_moyen-age_ductia_estampie_nota_artefactumSujet : musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, oil, biographie, portrait, chants de croisades, lyrique courtoise.
Période :  XIIe,  XIIIe, moyen-âge central
Auteur :  Conon de Béthune ( ?1170 – 1219/20)
Biographe :  Axel Wallenskôld
Livre : Les chansons de Conon de Béthune
Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous poursuivons aujourd’hui notre découverte des trouvères champenois et artésiens des débuts du XIIIe siècle. Après avoir parlé de Gace Brûlé et Blondel de Nesle, nous nous penchons ici sur un autre de leur contemporain :  Conon de Bethune.

Eléments de biographie

deco_medievale_enluminures_trouvere_Les origines de Conon de Bethune sont un plus claires ou certaines que celles des deux sus-nommés. Si sa date de naissance n’est pas connue avec précision – on la situe autour de 1150 -il fait partie du lignage des seigneurs de Bethune, puissante famille artésienne avouée d’Arras depuis les débuts du XIe siècle et qui s’illustra notamment à plusieurs reprises aux croisades.

Conon est ainsi le cinquième fils de Robert V de Bethune, lui-même sixième seigneur de ce lignage. Concernant l’exercice de son art, il se réclame lui-même disciple de Hue de Coicy (Huon III d’Oisi), châtelain de Cambrai, qu’il désigne comme son « maître à trouver ».

« Or vos ai dit des barons ma sanblance;
Si lor an poise de ceu que je di,
Si s’an praingnent a mon mastre d’Oissi,
Qui m’at apris a chanter très m’anfance. »

On rencontrera encore le nom de notre trouvère dans des poésies tierces (sous les formes de Quesnes, Quenes) et notamment sous la plume de Gace Brûlé. Il semble donc qu’il ait côtoyé au moins quelques temps ce dernier ainsi que Blondel de Nesle.

Des traits « d’artois » dans le « françois »

D’après une de ses chansons, Conon de Bethune séjourna à la cour de France au moins une fois. Il y eut même l’opportunité (cuisante) d’y pousser quelques chansons. A cette occasion, il se fit en effet « remballer » par la reine en personne  pour les traits d’Artois tintant son François, tout cela en présence de Philippe-Auguste et semble-t-il de Marie de Champagne (ce qui l’a, au passage, le plus affecté). Voici un large extrait de la chanson dans laquelle il  témoigne de cette déconvenue.

« Mout me semont Amors ke je m’envoise,
Quant je plus doi de chanter estre cois;
Mais j’ai plus grant talent ke je me coise,
Por çou s’ai mis mon chanter en defois;
Ke mon langaige ont blasmé li François
Et mes cançons, oiant les Champenois
Et la Contesse encoir, dont plus me poise.

La Roïne n’a pas fait ke cortoise,
Ki me reprist, ele et ses fieus, li Rois.
Encoir ne soit ma parole franchoise,
Si la puet on bien entendre en franchois;
Ne chil ne sont bien apris ne cortois,
S’il m’ont repris se j’ai dit mos d’Artois,
Car je ne fui pas norris a Pontoise. »

Maladresse diplomatique ou signe de temps, la langue d’oil de la cour de France de cette fin de XIIe siècle s’imposerait-elle déjà sous le ton qu’on devine narquois de la reine, comme le parler qu’il convient de maîtriser pour prétendre se produire devant la couronne et surtout la séduire ? Si Conon De Bethune, piqué dans son amour propre et laissé à son desarroi, relèvera ici la scène avec une pointe d’ironie, on se souvient qu’un peu plus tard dans le temps et dans le courant du XIIIe siècle, Jean de Meung (Clopinel) confirmera en quelque sorte cette tendance, en s’exprimant sur le même sujet en préambule du roman de la rose et en prenant les devants (peut-être même en forçant un peu le trait?): « Si m’excuse de mon langage – Rude, malotru et sauvage, – Car né ne suis pas de Paris. »

Les croisades

Pour le reste et dans les événements marquants de son parcours, Conon de Bethune se croisa, semble-t-il, deux fois. La première lui valut de se faire railler par ses contemporains poètes. A l’occasion des préparatifs de Philippe Auguste pour la 3ème croisade et devant la tiédeur manifeste de l’entreprise autant que la deco_medievale_enluminures_trouvere_lenteur des uns et des autres à engager le départ, le trouvère composa, avec grande conviction deux chants de croisades pour ajouter un brin d’allant à cette cause. Las!, une fois parti pour l’Orient, son ardeur fut de courte mèche puisqu’il finit par rentrer de manière anticipée. A son retour, celui que le poète avait reconnu comme son maître dans l’art de trouver, lui servira sur un plateau un  sirventes acerbe dans lequel il se gaussera de lui autant que de son  roi  « failli » (Philippe Auguste).

Pour la deuxième expédition, la quatrième croisade, le noble artésien aura l’occasion de mieux illustrer ses qualités et d’écarter tout doute sur ses motivations. Sur le terrain, il sera, en effet à plusieurs reprises le porte-parole des barons croisés à Constantinople et jouera par la suite un rôle politique et militaire important dans la tenue de l’empire latin d’Orient. On trouve notamment dans les Chroniques de la prise de Constantinople par les Francs, de Geoffroi de Ville-hardouin de nombreuses mentions de ses actions sur le terrain.  Avant sa mort que l’on situe autour de l’année 1219 ou 1220, Conon de Bethune fut encore nommé sénéchal sous l’impératrice Yolande de Flandre, puis régent de l’Empire.

Oeuvre, chansons et legs

Le trouvère nous a laissé un peu moins de quinze chansons. Une fois passée au filtre de l’analyse, dix d’entre elles demeurent certaines, les autres sont d’attribution plus contestable. L’ensemble de ce legs se trouve réparti dans dix-sept manuscrits.

A ce jour, un des plus sérieux biographes du trouvère demeure encore Axel Wallenskôld (1864-1933) romaniste, linguiste et philologue finlandais passionné de français médiéval et ancien.  Son ouvrage sur les chansons de Conon de Bethune qui, en 1921, faisait suite à la thèse qu’il avait publiée quelques années auparavant (1891), a d’ailleurs été réédité jusque dans les années 1981, chez Honoré Champion.

Voilà la liste courte que ce biographe a établi des chansons de Conon Bethune. D’autres médiévistes ou spécialistes de littérature médiévale seront peut-être encore tentés de l’élargir, en en ajoutant deco_medievale_enluminures_trouvere_quelques-unes supplémentaires, mais l’essentiel est là :

Chançon legiere a entendre – Si voiremant con celé don je chant – Moût me semont Amors que je m’envoise – Ahil Amors, com dure départie – Bien me deusse targier – Se raige et derverie – Belle doce Dame chiere – Tant ai amé c’or me convient haïr – L’autrier un jor après la Saint Denise. – L’autrier avint en cel autre pais.

Les thèmes abordés oscillent entre l’amour courtois et le contexte de la croisade (ralliement, dénonciation, pesance du chevalier tenu de quitter sa dame pour les terres lointaines). Nous aurons dans de futurs articles l’occasion de vous en présenter quelques unes, par le menu.

En vous souhaitant une excellente journée.

Fred
Pour Moyenagepassion.com
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L’amour courtois d’Oc en Oil, Blondel de Nesle, trouvère, poète, adepte et fine amant devenu « légendaire »

musique_danse_moyen-age_ductia_estampie_nota_artefactumSujet :  musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, oil, biographie, portrait, historiographie, fine amor, fin’ amor, troubadours
Période :  XIIe,  XIIIe, moyen-âge central
Auteur :   Blondel de Nesle
Biographe  :  Yvan G Lepage
Livre : L’œuvre lyrique de Blondel de Nesle

Bonjour à tous,

D_lettrine_moyen_age_passionu point de vue littéraire et artistique, le XIIe et les débuts du XIIIe siècle sont des temps florissants pour l’art des troubadours, mais c’est aussi une période qui voit leur influence s’étendre au delà de leur berceau linguistique, méditerranéen, provençal et languedocien pour atteindre le Nord de la France. Plusieurs cours en Aquitaine et à Poitiers, en Champagne et même en Bretagne favorisent une deco_medievale_enluminures_trouvere_effervescence créatrice certaine par leur mécénat et leur goût de l’art poétique. Des rencontres entre chanteurs et artistes du sud et âmes poètes du nord s’y sont peut-être même tenues. Du point de vue des échanges culturels, la poésie de certains trouvères se trouve alors largement influencée par l’art, la musique autant que les thèmes et les manières des troubadours.

Une poésie « provincialisante » va ainsi naître dans les formes variées de la langue d’oil et au sein des cours seigneuriales du Nord.  Dans cette « école » ou peut-être pourrait-on parler plutôt de mouvement ou d’élan, on trouve le trouvère  Gace Brûlé  dont nous avons déjà parlé ici et sa grande popularité d’alors. Contemporain de ce dernier, on croise encore des noms comme Pierre de Molins, Conon de Bethune, le Châtelain de Couci et encore Biondel de Nesle qui fait l’objet de cet article. Trouvère loué et populaire en cette fin de XIIe siècle, il entrera même un peu plus tard dans la légende.

Blondel de Nesle, éléments de Biographie

Historiographie quand tu nous tiens

Au delà des poésies ou chansons attribuées par les manuscrits à certains des artistes d’Oc ou d’Oil du moyen-âge central, les débats demeurent bon train et ont été incessants chez les médiévistes, romanistes et historiens, autour du peu d’éléments que nous possédons sur nombre de poètes, troubadours ou trouvères médiévaux. Quand les informations ne sortent pas des sources officielles (archives, chartes et documents administratifs, juridiques ou « factuels ») et qu’elles nous proviennent des chroniqueurs – très souvent postérieurs à ceux dont ils « narrent » les faits ou les exploits – le sens critique et encore le fait qu’ils « arrangent » l’histoire à leurs vues ou à celles de leurs commanditaires quand ils en ont, obligent légitimement les historiens à les considérer avec recul. L’expérience et les recoupements ont, par ailleurs déjà largement prouvé que le genre de la « chronique » ou du « récit » médiéval doivent être plus valablement considérées comme des œuvres littéraires que comme des récits fiables; la vérité est donc souvent entre les deux quand elle n’est pas tout simplement ailleurs. Du reste, même pour ce qui est des manuscrits anciens ou « chansonniers », dans une période ou la notion « d’auteur » ne veut pas dire grand chose et corollaire en partie de cela, où la rigueur des copistes est également en cause, ces deco_medievale_enluminures_trouvere_dernières sources se retrouvent elles-aussi passées au crible par les chercheurs et demeurent quelquefois sujet à caution au moment d’attester de l’attribution d’une œuvre ou de démêler l’auteur du « corpus » qu’on lui prête.

Concernant le trouvère du jour,  la  connaissance   que nous en avons, n’échappe pas à la règle et reflète un mouvement qui a suivi les avancées méthodologiques de l’Histoire. Dans les siècles précédent le XIXe et même dans une certaine mesure, jusqu’à lui inclus, on voyait, en effet, souvent le moindre texte d’époque pris pratiquement au pied de la lettre, pour finalement, dans le courant de ce même XIXe et plus encore résolument au XXe, revenir à des constats plus mesurés. On peut en retirer quelquefois l’impression moins confortable que plus rien n’est certain mais elle a au  moins le mérite d’être largement plus objective et salutaire. Sur la question des poètes et artistes du moyen-âge central, on peut observer ce même phénomène à propos des troubadours et des vidas qui furent écrites près de cent ans après eux. On sait aujourd’hui qu’elles doivent être considérées sans doute plus comme des « paraboles » littéraires que comme des « faits » relatés, Michel Zink nous y a aidé. On pourra pourtant trouver encore de nombreux cas où ces récits sont pris pour argent comptant et même affirmés ou repris sans qu’aucun guillemet ne vienne les nuancer ou les sourcer.

Au XXe et XXIe siècle, l’Histoire sérieuse de son côté, a fait la place à sa grande soeur :  l’historiographie et a gagné ainsi largement en recul et en sagesse. Les détours qu’elle prend désormais sont toujours utiles parce qu’ils permettent de déjouer les « certitudes » (qui vont quelquefois jusqu’aux âneries) qui continuent quelquefois de courir alors que les historiens les ont depuis longtemps déconstruites.  Pour revenir au sujet de Blondel de Nesle, afin de démêler l’historique du spéculé, l’hypothétique du certain et finalement le vrai du faux, nous faisons appel ici à un grand connaisseur de littérature médiévale et plus précisément du trouvère : le médiéviste canadien Yvan G Lepage (1941-2005). Il avait notamment fait paraître en 1994, un ouvrage autour de « L’œuvre lyrique de Blondel de Nesle » (Paris, Champion, 1994).

Des origines nobles et picardes  ?

Beau chevalier, blond ?, musicien, poète, amant d’entre les « fine » amants, « compagnon » ou poète proche de Richard Coeur de Lion s’étant croisé héroïquement à ses côtés et l’ayant peut-être même à demi secouru alors qu’il se tenait prisonnier  dans ses geôles autrichiennes, Blondel de Nesle est entré dans la légende sur la foi d’un récit considéré de nos jours comme tout de même plus littéraire qu’historique (Récits d’un ménestrel de Reims 1260).  Comme toute légende reprise au fil du temps, il est venu s’y ajouter encore d’autres « faits » qui, s’ils en sont, sont pour la plupart, plus littéraires qu’avérés.

Biondel de Nesle est contemporain de Gace Brûlé et de Conon de Bethune,  nous le savons d’après ses poésies puisqu’il les cite tous deux et les traite en « compaignon ». Se sont-ils rencontrés à la cour de Marie de Champagne ou de Geoffroy de Bretagne ? Nous ne le savons pas.  Etait-il chevalier, seigneur, noble à tout le moins ? Aucun document ne l’atteste. Certains historiens ont même longtemps deco_medievale_enluminures_trouvere_pensé qu’il ne devait pas l’être puisque les manuscrits ne lui donnaient pas du « Messire », contrairement à d’autres de ses contemporains.

Le fait qu’il nomme des homologues en poésie avec quelque familiarité semble pourtant suggérer  que le trouvère faisait partie d’une certaine noblesse. Pour des raisons d’étiquette et sauf à invoquer une exception à l’intérieur d’une sorte de « confrérie » de poètes, il aurait difficilement pu sans cela les nommer de la sorte. C’est en tout cas l’avis du Médiéviste Holger Petersen Dyggve (Trouvères et protecteurs de trouvères dans les cours seigneuriales de France, 1942). Sur la foi de cette assertion, ce dernier a même établi des rapprochements « possibles » entre « Blondel » qui serait alors un « surnom » et le lignage des seigneurs de Nesle. L’un deux pourrait peut-être se cacher derrière le nom du trouvère : Jehan II ou Jehan I de Nesle ? Le premier,  fidèle de Philippe-Auguste, participa à la bataille de Bouvines et se croisa pour la quatrième croisade. Le deuxième, Jehan 1er prit la croix lui aussi (troisième croisade) mais aux côtés de Richard de Lion auquel il était attaché. Pour des raisons de datation et en songeant aux légendes qui firent plus tard d’un certain Blondel un fidèle du roi d’Angleterre, il pourrait donc s’agir de notre poète, selon Yvan G Lepage,  même si rien n’est certain. Hors de cette hypothèse, le mystère demeure donc autour des origines du trouvère, mais en songeant à l’opposition farouche qui se noua entre Philippe-Auguste et Richard Coeur de Lion, il semble toutefois raisonnable d’écarter l’hypothèse qu’il ait pu s’agir de Jehan II de Nesle.

Naissance d’une légende

On mesure d’autant plus la différence entre notre approche moderne de la notion d’auteur et notre foisonnement documentaire actuel quand on sait que la notoriété de Blondel de Nesle ne faisait pas de doute en son temps. On lui prête en effet les plus belles qualités : artistiques, esthétiques. Adepte authentique de la fine amor (fin’amor), certains auteurs en feront même l’égal du légendaire Tristan dans cette matière. La dizaine de manuscrits dans lesquels on retrouve ses chansons est encore là pour témoigner de sa popularité et son art poétique passera même les frontières de la France pour être imité  jusqu’en Allemagne. Il en fallait peu pour que notre trouvère entre bientôt dans la légende. En 1260, l’ouvrage anonyme d’un ménestrel de Reims se chargea, sur cette question, de lui donner un sérieux coup de pouce.

De belle écriture, l’ouvrage,  écrit plus d’un demi-siècle après les faits, se situe entre la chronique et le récit inventé ou remanié, allant même, par endroits, jusqu’au fantasque. Les exploits respectifs de Richard Cœur de Lion et de Philippe-Auguste durant la croisade y sont notamment et largement revisités à l’avantage de la couronne deco_medievale_enluminures_trouvere_française. Quoiqu’il en soit, suite à l’emprisonnement de Richard en Autriche, un certain ménestrel, « né devers Artois » et dénommé « Blondiaus«  se serait mis à la recherche de l’infortuné. L’ayant retrouvé grâce à une chanson connue d’eux-seuls et qu’ils avaient tous deux composée, le trouvère se serait alors empressé d’aller alerter les gens d’Angleterre de la captivité de leur roi. La légende était née et allait perdurer et même connaître quelques ajouts dans les courants des siècles suivants.

Ce Blondiaus pouvait-il être le trouvère ? S’il était Jehan Ier il avait pu en effet participer à la croisade, être peut-être proche de Richard Coeur de Lion et si, en plus, on le désignait là comme ménestrel, il pouvait s’agir du même homme que Blondel de Nesle ? Au gré des auteurs, la légende fusionna pour en faire une seule et même personne ou s’en dissocia pour prendre son autonomie littéraire, laissant libre cours aux imaginations : beau chevalier, parfait fine amant, fidèle et loyal ménestrel et sujet du non moins légendaire Roi anglais, duc de Normandie et d’Aquitaine, et comte de Poitiers.

De Picardie où Holger Petersen Dyggve le fera naître quelques siècles plus tard sous la foi de ses conclusions, avant lui, on fera même naître le trouvère en Normandie et s’appeler Jehan Blondel (Chronique de Flandre, XIVe siècle). Origine différente donc sous l’influence lointaine des Récits de Reims et de la proximité de Richard Cœur de Lion ?, mais rapprochement troublant toutefois sur le prénom « Jehan » ( même s’il est commun à l’époque)  avec le Jehan Ier de Nesle mentionné plus haut.

Mais alors quoi ?

Pour conclure sur tous ces éléments, les médiévistes tendent à se ranger préférablement sur la théorie de Holger Petersen Dyggve  à propos des origines picardes du trouvère. C’est en tout cas ce que fait avec quelques réserves prudentes, Yvan G Lepage,  le dernier biographe en date de Blondel de Nesle, même s’il s’incline plutôt à penser que le poète médiéval et Jehan 1er de Nesle, croisé lui-même aux côtés de Richard coeur de Lion (plutôt que Jehan II), ont peut-être pu être un seul et même homme. Cela expliquerait en tout cas le fond des « légendes » attribuées au trouvère et pourrait à deco_medievale_enluminures_trouvere_peu près mettre ensemble les pièces du puzzle.

Au passage, du XVIIIe au XXe, entre légendes et créations littéraires, on continuera de trouver sur le compte de Blondel les assertions les plus fantaisistes, y compris dans des ouvrages de vulgarisation (au mauvais sens du terme puisque erronée…). Si vous voulez en avoir le détail, nous vous invitons à consulter directement l’excellent article et les contributions du médiéviste indiquées en pied d’article. Redisons-le, ce grand détour que nous lui devons entièrement, vaut sans doute  autant par sa déconstruction que pour ses affirmations, mais avoir une vision claire de ce que nous ne savons pas mérite quelquefois qu’on l’examine de près et peut s’avérer utile au moment de faire la différence entre une production littéraire et le moyen-âge factuel, ou même pire entre une information « vulgarisée » et une information erronée.

L’œuvre de Blondel de Nesle

Inspirée  des troubadours d’Oc,  l’œuvre de Blondel de Nesle est tout entière dédiée à la lyrique courtoise.  Les pièces vont de vingt-trois (certaines) à un peu plus d’une trentaine suivant les critères retenus par les auteurs.

On les trouve, nous le disions plus haut dans un nombre « important » de manuscrits. Nous aurons l’occasion d’y revenir dans de futurs articles, ainsi que de publier et commenter pour vous des chansons et poésies de cet auteur.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.


Sources