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Une chanson d’amour et de croisade de Thibaut de Champagne

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Sujet :  chanson, médiévale, roi troubadour, roi poète, trouvère, vieux-français, langue d’oïl,  amour courtois, chant de croisade.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur : Thibaut de Champagne (1201-1253)
Titre :  « Dame, einsi est qu’il m’en couvient aler » 
Interprète : Modo Antiquo, Bettina Hoffmann
Album : Secular Songs & Dances From The Middle Ages (2006)

Bonjour à tous,

u Moyen Âge central, Thibaut IV, comte de Champagne et roi de Navarre s’adonne à la poésie et à l’art des trouvères. Le talentueux roi compositeur qu’on surnommera, bientôt, Thibaut le Chansonnier, léguera une œuvre abondante encore reconnue, de nos jours, parmi les fleurons de la lyrique courtoisie de la première moitié du XIIIe siècle. Aujourd’hui, nous vous entraînons à la découverte d’une nouvelle pièce tirée du legs du noble champenois avec, à l’appui, sources, commentaires, traduction et une interprétation par une formation de musiques médiévales contemporaine, l’ensemble Modo Antiquo dirigé par Bettina Hoffman.

La douleur du partir au moment des croisades

La pièce du jour est souvent classée dans les chants de croisade même si sa thématique est double et qu’elle traite aussi de la « dure départie », autrement dit la douleur de la séparation, en l’occurrence, au moment de prendre la croix pour se rendre en terre lointaine.

On se souvient de deux autres chansons de Thibaut sur le thème de la croisade. Il y eu d’abord Au tans plein de félonie écrit une dizaine d’années auparavant. On n’y sentait le noble assez tiède et critique vis à vis de l’expédition en terre sainte. et il s’y montrait déjà réticent de s’engager pour tout laisser, y compris sa belle. Nous avions eu également l’occasion d’étudier la célèbre chanson « Seigneurs sachiez qui or ne s’en ira » écrite plus près de celle du jour et dans laquelle Thibaut de Champagne exhortera, cette fois, de manière énergique et autoritaire, ses contemporains à prendre la croix.

Sur le fond, la pièce que nous vous proposons d’étudier, aujourd’hui, est un peu entre les deux. Nous nous situons autour de 1238-1239, Thibaut s’est, cette fois, résolu à partir en expédition mais la séparation reste dure. Il lui coûte toujours de laisser la dame de son cœur et, de ce point de vue, le texte se tient dans le registre courtois et amoureux. En revanche, il n’est plus question de reculer et s’il est triste, le roi de Navarre se dit aussi joyeux de servir Dieu. Il acceptera même de trouver refuge auprès du culte marial en troquant ses amours temporelles contre une dame plus spirituelle.

"Dame, einsi est qu'il m'en couvient aler" dans le chansonnier de Cangé, manuscrit médiéval ms Français 846 de la BnF

Sources manuscrites d’époque

On retrouve cette pièce dans un certain nombre de manuscrits anciens. Pour l’illustration d’aujourd’hui et pour la notation musicale, nous avons choisi de vous la présenter telle qu’elle apparaît dans le Chansonnier Cangé. Le roi de Navarre y côtoie de nombreux autres trouvères qui lui sont contemporains ou antérieurs : Blondel de Nesle, le Chastelain de Coucy, Gace Brûlé, et quelques autres.

Ce célèbre ouvrage médiéval, daté de la dernière partie du XIIIe siècle, est conservé sous la référence ms Français 846 au département des manuscrits de la BnF et également consultable en ligne sur Gallica. Pour la graphie moderne de ce texte, nous avons fait appel à l’ouvrage « Les Chansons de Croisade » de Joseph Bédier et Pierre Aubry, sorti en 1909 aux éditions Honoré Champion. Pour son interprétation, nous vous entraînons du côté de l’Italie et de Florence avec l’ensemble Modo Antiquo sous la direction de Bettina Hoffmann.

L’ensemble médiéval italien Modo Antiquo

Bettinna Hoffmann, passion musiques médiévales

Fondé en 1984, à Florence, par Federico Maria Sardelli, la formation Modo Antiquo exerça d’abord ses talents dans un répertoire qui s’étendait du Moyen Âge à la renaissance et au baroque. Quelques années plus tard, son directeur le fera évoluer vers un brillant orchestre de 25 musiciens qui se fera connaître et même récompensé pour ses interprétations dans le domaine de la musique classique et baroque.

C’est à cette période de transition que sera formé l’ensemble médiéval Modo Antiquo, formation plus réduite dirigée par la violoncelliste, joueuse de viole de gambe et musicologue allemande Bettina Hoffman, elle-même épouse du directeur et musicologue italien. En près de 25 ans de carrière, cette formation spécialisée dans les musiques du Moyen Âge, a déjà eu l’occasion d’explorer de nombreuses thématiques : de Carmina Burana et des chants de goliards jusqu’à des chants de croisades, des danses italiennes des XIIIe et XIVe siècles ou encore les plus belles pièces des maître de musique de l’école Florentine et de Francesco Landini.

Secular Songs & Dances from the Middle Ages,
un coffret complet de musique médiévale

En 2006, la formation médiévale faisait paraître un coffret de pas moins de 6 CDs dédié aux chants et danses profanes du Moyen Âge. Avec plus de 6 heures d’écoute, il comprend 2 Cds sur les Carmina Burana, 2 sur les musiques et les chants de croisade et enfin deux autres sur les danses de la France, l’Italie et l’Angleterre médiévale : estampie royale, trotto, saltarello et « tutti quanti ». Autrement dit, une belle somme d’œuvre majeures du Moyen Âge.

Pochette de l'Album de musiques médiévales de Modo Antiquo et Bettina Hoffman

Notre pièce du jour trouve sa place sur le premier CD dédié aux musiques et chants de croisade et sur la deuxième partie de celui- ci, dédié justement à « la dure départie ». La première partie de ce même CD porte sur « l’appel à la croisade ». Le deuxième CD aborde, quant à lui, la difficulté des expéditions et leur conséquences, dans une première partie, et les récompenses du chevalier à l’arrivée dans la Jérusalem céleste, dans une deuxième.

Avec 27 pièces dédiées aux musiques des croisades, ces deux opus nous gratifient d’un bon nombre de compositions familières (voir nos articles sur les chants de croisade). La plupart sont en vieux français et en oïl, mais on en trouve, également, un certain nombre en latin, et même une en allemand. Les deux chansons de croisade de Thibaut de Champagne susmentionnée s’y trouvent en compagnie de celle du jour et, du point de vue des autres signatures, le noble est bien entouré : le Chastellain de Couci, Huon d’Oisi, Richard Cœur de Lion, Guiot de Dijon, … et encore de nombreuses auteurs d’époque demeurés anonyme.

Cet impressionnant coffret de l’ensemble italien, est toujours disponible à la vente. Il est édité chez Brillant Classics et on le trouve même au format digitalisé. Voici un lien utile pour plus d’informations : Chants et danses profanes du Moyen Âge de Modo Antiquo.

Musiciens présents sur ces albums

Elena Cecchi Fedi, soprano – Santina Tomasello, soprano – Lucia Sciannimanico, mezzo-soprano – Paolo Fanciullacci, tenor,  jeux d’anche, cornemuse, olifant – Marco Scavazza, bariton, contre-tenor – Federico Maria Sardelli, flûtes, chalémie, voix – Ugo Salasso, flûtes, cornemuse, chalemie, harpe – Mauro Morini, trompette a coulisse – Piero Callegari, trompette a coulisse, olifant – Bettina Hoffmann, violon, rebec, trompette marine – Gian Luca Lastraioli, citole, luth, dulcimer – Daniele Poli, harpe, luth, dulcimer – Annaberta Conti, organetto – Anna Clemente, organetto – Luca Brunelli Felicetti, percussions, tambours, cloches, dulcimer – Massimo Risaliti, cymbale, triangle, grelots.


« Dame, einsi est qu’il m’en couvient aler« 
en vieux-français et sa traduction

Dame, ensi est qu’il m’en couvient aler
Et departir de la douce contree
Ou tant ai maus apris a endurer;
Quant je vous lais, droiz est que je m’en hee.
Deus! pour quoi fu la terre d’Outremer,
Qui tant amant avra fait dessevrer
Dont puis ne fu l’amors reconfortee,
Ne n’en porent leur joie remenbrer !

Dame, c’est ainsi qu’il me faut m’en aller
Et me séparer de la douce contrée
Où j’ai tant appris à endurer de maux ;
Et comme je vous laisse, il est juste que je me haïsse.
Dieu ! pourquoi avoir fait la terre d’outre-mer,
Qui aura séparé tant d’amants,
Qui, ensuite, n’eurent le réconfort d’amour
Ni ne purent s’en remémorer leur joie ?

Ja sans amor ne porroie durer,
Tant par i truis fermement ma pensee !
Ne mes fins cuers ne m’en lait retorner,
Ainz sui a lui la ou il veut et bee.
Trop ai apris durement a amer,
Pour ce ne voi conment puisse durer
Sanz joie avoir de la plus desirree
C’onques nus hons osast plus desirrer.

Jamais sans amour, je ne pourrais tenir,
Tant en lui, j’ai mis fermement ma pensée,
Pas d’avantage que mon cœur loyal ne me laisse m’en détourner,
Mais je suis avec lui là où il veut et aspire.
J’ai trop pris coutume d’aimer ;
Aussi je ne vois pas comment je pourrais continuer de vivre,
Sans avoir joie de la plus désirée
Qu’aucun homme n’osa jamais désirer.

Je ne voi pas, quant de li sui partiz,
Que puisse avoir bien ne solas ne joie,
Car onques riens ne fis si a envis
Con vos laissier, se je ja mès vous voie;
Trop par en sui dolens et esbahis.
Par maintes foiz m’en serai repentiz,
Quant j’onques voil aler en ceste voie
Et je recort voz debonaires diz.

Je ne vois pas, une fois séparé d’elle
Que je puisse avoir ni consolation, ni joie,
Car jamais je n’ai rien fait de si mauvais gré
Que vous quitter, si je ne devais jamais vous revoir
(1)
Par quoi j’en suis trop affligé et ému ;
Par maintes fois je m’en serai repenti,

Quand jamais je ne voulus emprunter cette voie (2)
et que je me souviens de vos aimables paroles.

Biaus sire Dex, vers vous me sui ganchis;
Tout lais pour vous ce que je tant amoie.
Li guerredons en doit estre floris,
Quant pour vos pert et mon cuer et ma joie.
De vous servir sui touz prez et garnis;
A vous me rent, biaus pere Jhesu Cris !
Si bon seigneur avoir je ne porroie:
Cil qui vous sert ne puet estre traïz.

Beau seigneur Dieu, c’est vers vous que je me suis tourné ;
Pour vous je laisse tout ce que j’aimais tant ;
La récompense devra en être belle,
Quand pour vous, je perds mon cœur et ma joie.

Pour vous servir, je suis tout prêt et garni (de garnison, équipé) :
Je m’en remets à vous, beau père Jésus-Christ ;
(3)
Si bon Seigneur, je ne pourrais avoir :
Celui qui vous sert ne peut être trahi.

Bien doit mes cuers estre liez et dolanz:
Dolanz de ce que je part de ma dame,
Et liez de ce que je sui desirrans
De servir Dieu cui est mes cors et m’ame.
Iceste amors est trop fine et puissans,
Par la covient venir les plus sachans;
C’est li rubiz, l’esmeraude et la jame
Qui touz guerist des vius pechiez puans.

Mon cœur doit bien être joyeux et affligé :
Affligé de ce que je me sépare de ma dame,
Et joyeux de ce que je suis désireux
De servir Dieu, à qui appartient mon corps et mon âme.
Cet amour là est chose trop fine et puissante ;
Par là il convient que viennent les plus instruits
(4) :
C’est le rubis, l’émeraude et la gemme
Qui guérit tous les hommes des vils péchés puants.

Dame des cieus, granz roïne puissanz,
Au grant besoing me soiez secorranz !
De vous amer puisse avoir droite flame !
Quant dame pert, dame me soit aidanz !

Dame des cieux, grande reine puissante,
En mon grand besoin soyez-moi secourable !

¨Puissé-je vous aimer avec la juste flamme (5)
Quand je perds une dame, qu’une dame vienne à mon aide !


Notes

(1) se je ja mès vous voie. J. Bédier traduit : j’en jure sur mes chances de vous revoir un jour. Il ajoute : « J’interprète ces mots comme une application à la dame de la formule de serment : se je ja mes Dieu voie« .
(2) aler en ceste voie : entrer dans ce pèlerinage (J Bédier).
(3) A vous me rent, biaus pere Jhesu Cris : je me rends à vous comme votre vassal, beau père Jésus-Christ (J Bédier).
(4) Notes de Bédier sur ces plus sachants : sont-ils les plus savants (au sens spéculatif),
ou plutôt ceux que l’expérience de la vie a rendus les plus sages ?
(5) De vous amer puisse avoir droite flame ! Puisse m’éprendre la bonne flamme de l’amour de vous ! (J Bédier)

En vous souhaitant une  fort belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Un rondeau courtois du trouvère Jehan de Lescurel

Enluminure du Roman de Fauvel - MS français 146

Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, manuscrit médiéval,  français 146, vieux-français, langue d’oïl, rondeau, fin’ amor
Période : Moyen Âge, XIIIe, XIVe siècle
Auteur : 
Jehannot (Jehan) de Lescurel
Titre : A vous, douce debonaire
Interprète : Ensemble Céladon
Album :  The Love Songs of Jehan de Lescurel (2015)  

Bonjour à tous,

u Moyen Âge central (probablement entre la fin du XIIIe et le début du XIVe siècle), le trouvère Jehan de Lescurel (ou Jehannot de Lescurel) nous a légué une œuvre musicale qui préfigure l’arrivée de l’Ars Novae. Elle comporte un peu plus de 30 pièces courtoises, rédigées dans un style très pur et souvent très simple ; cet article nous fournira l’occasion d’étudier l’une d’entre elle.

La promesse d’un amant loyal à sa dame

Manuscrit médiéval français Ms 146, chansons de Jehan de Lescurel

Aujourd’hui, nous partons à la découverte de la chanson « A vous, douce débonnaire » de Jehan de Lescurel. C’est un rondeau et, donc, une poésie assez courte, ce qui est le cas d’un nombre important de pièces de cet auteur-compositeur médiéval. Son contenu tient en quelques lignes. En loyal amant, le poète y fait l’éloge de la dame douce et débonnaire à qui il a donné son cœur. Ce rondeau lui renouvelle son engagement : il ne se dédira pas et lui restera fidèle de cœur jusqu’à la mort. Nous sommes bien dans la lyrique courtoise.

Sources historiques et médiévales

Du point de vue des sources historiques, nous retrouverons, ici, le manuscrit Ms Français 146 de la BnF. Cet ouvrage médiéval, des débuts du XIVe siècle, contient l’ensemble de l’œuvre de Jehan de Lescurel, annotée musicalement. Le trouvère y côtoie d’autres auteurs comme Gervais de Bus et son Roman de Fauvel, mais aussi un nombre important de pièces du clerc Geoffroi de Paris et une partie des congés d’Adam de la Halle. Pour la transcription de ce rondeau en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage Chansons, ballades et rondeaux, de Jehannot de Lescurel, poète du XIVe siècle de Anatole de Montaiglon (1858).

Douce Dame Debonaire par l’Ensemble Céladon

The Love Songs of Jehan de Lescurel
par l’ensemble musical Céladon

Depuis sa fondation en 1999, cette formation lyonnaise, menée par le talentueux contre-ténor et directeur Paulin Bündgen, est devenue incontournable sur la scène musicale médiévale. Avec une discographie riche d’une dizaine d’albums, l’ensemble Céladon propose, aujourd’hui, des programmes qui vont du répertoire médiéval jusqu’à la période baroque.

Jehan de Lescurel, album de musique médiévale

En 2015, cet ensemble spécialisé dans les musiques anciennes faisait paraître un bel album, centré sur les compositions médiévales du trouvère Jehan de Lescurel. Avec 31 pièces proposées, pour une durée de 76 minutes, toute l’œuvre courtoise du trouvère médiéval y est traitée. Une fois de plus, la pièce du jour donne l’occasion à l’Ensemble Céladon de démontrer ses grandes qualités vocales. Son interprétation polyphonique à trois voix reste d’une grande pureté et sert à merveille la pureté poétique du trouvère du Moyen Âge central.

Relativement récent, cet album de musique médiévale est toujours disponible au format CD. Vous pourrez , donc, le trouver chez tout bon libraire ou même à la vente en ligne. Il est également disponible sur un certain nombre de plateformes digitales au format Mp3. Voici un lien utile pour plus d’informations.

Artistes présents sur cet album

Anne Delafosse (voix soprano), Clara Coutouly (voix soprano), Paulin Bündgen (contre-ténor), Nolwenn Le Guern (vièle), Ludwin Bernaténé (percussion), Angélique Mauillon (harpe), Florent Marie (luth), Gwénaël Bihan (flute),

A vous, douce debonaire, en vieux français

A vous, douce debonaire ,
Ai mon cuer donné,
Jà n’en partiré.
Vo vair euil m’i font atraire
A vous, dame debonaire
Ne jà ne m’en quier retraire ,
Ains vous serviré ,
Tant com[me] vivré.
A vous, dame debonaire,
Ai mon cuer donné ;
Jà n’en partiré.

Traduction en français actuel

A vous, douce et aimable
J’ai donné mon cœur,
Jamais ne m’en séparerai.
Vos yeux bleus (gris bleu) m’attirent à vous,
A vous, douce dame
Jamais je ne désirerai m’en éloigner
Mais je vous servirai plutôt
Aussi longtemps que je vivrai.
A vous, douce dame
J’ai donné mon cœur,
Jamais ne m’en séparerai
.

En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-Age sous toutes ses formes.

NB : sur l’image d’en-tête, en arrière plan de la photo de Paulin Bündgen, vous retrouverez la page du manuscrit Ms Français 146 où se trouve le rondeau de Jehan de Lescurel du jour.

POÉSIE MÉDIEVALE SATIRIQUE : LE PRINCE DE GEORGES CHASTELLAIN(3)

Georges Chastellain - Enluminure manuscrit médiéval Ms 11020-33

Sujet : poésie satirique, poésie médiévale, poète belge, poésie politique, auteur médiéval, Bourgogne médiévale, Belgique médiévale, moyen-français.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Georges Chastellain (1405 – 1475)
Manuscrit médiéval : Ms 11020-33, KBR museum
Ouvrage : Oeuvres de Georges Chastellain T7, Baron Kervyn de Lettenhove. Bruxelles (1865).

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous continuons d’explorer la poésie satirique de Georges Chastellain (Chastelain), appelée « Le Prince« . Aux siècles passés, ce texte politique de l’auteur médiéval avait laissé penser à quelques médiévistes qu’il était dirigé à l’encontre de tous les mauvais princes, en général. Il faut dire que Chastellain nous décrivait là tant de vices et de travers qu’on aurait pu avoir peine à croire qu’un seul prince puisse, à lui seul, les cumuler.

Comme le poète du XVe siècle ne citait, nominativement, aucun puissant dans sa diatribe, le doute était permis ; quelques flous de datation ajoutaient encore à la confusion. Selon les derniers recoupements, les spécialiste de littérature médiévale du XXe siècle ont, toutefois, tranché. Au sortir, il semble que c’est bien Louis XI qui était la cible des foudres de l’auteur médiéval. A la même période, cette poésie a connu quelques résonnances également en Bretagne puisqu’elle inspira à Jean Meschinot quelques ballades acidulées. Pour les rédiger, le poète breton réutilisa même directement les strophes de Chastelain en guise d’envoi de ses propre poésies.

Le prince de Georges Chastellain - extrait avec enluminure médiévale

Du point de vue des sources

Pour la transcription en graphie moderne de cette poésie du Moyen Âge tardif, nous nous appuyons sur les Oeuvres de Georges Chastellain par le Baron Kervyn de Lettenhove (1865). Pour une source manuscrite et historique plus ancienne, vous pouvez retrouver cette pièce dans le manuscrit Ms 11020-33 du KBR Museum (Bibliothèque royale de Belgique). Il fait partie de la prestigieuse collection des Manuscrits des ducs de Bourgogne du musée.


Le Prince, strophes XVII à XXIV
avec aides de traduction en français actuel

Nous reprenons notre exploration où nous l’avons laissée à la strophe XVII. Pour les deux premières parties de cette poésie satirique, nous vous invitons à vous reporter à nos articles précédents : Voir Le Prince de Georges Chastelain (1) et Le Prince de Georges Chastelain (2).

Même si le moyen français du XVe siècle se rapproche du nôtre, nous joignons de nombreuses clés de vocabulaire en français actuel pour une meilleure compréhension.

Prince qui hayt* (de haïr) remonstrance et doctrine,
Plus est venu d’excellente origine,
Tant plus lui tourne à grant grief et esclandre,
Et n’a dangier si grant dessus la terre
Que quant ne chault à prince en quoy il erre
* (se trompe);
Car ce seroit pis que le sang espandre.

Prince qui sourt
* (fait apparaître) nouvelletés estroites
Et rétrécit les amples voies droites ,
Celles que honneur doit maintenir non fraintes
* ( rompues, enfreintes).
Celuy esmeut cœurs d’hommes à murmure,
Les fait tourner à hayne et à froidure
Et contre luy former larmes et plaintes.

Prince qui hayt avoir puissant voisin
Et envis voit que parent ou cousin
Règne emprès lui en honneur et en gloire,
Que fait-il tel fors monstrer de sa vie
Qu’il est remply d’orgueil vain et d’envie
Et hayt tous ceux dont digne est la mémoire ?

Prince qui mal ne doubte, ne ne poise
* (de peser),
Mais mesmes quiert
* (cherche) sédition* (discorde) et noise* (querelle)
Et en ce faire il se baingne et délite
* (se complait),
Sy monstre au doigt que longue paix luy griesve
* (lui déplait)
Que d’autruy bien il se tourmente et criesve
Et de salut désire à estre quitte.

Prince qui point ne craint hommes offendre,
C’est le vray signe en quoy l’on peut entendre
Que la crémeur
* (cremor, crainte) de Dieu petit lui monte ;
Or advisons quel fin celui doit traire
* (endurer)
Qui attrait Dieu et homme à son contraire
Et au courroux de nul des deux n’aconte
*
(considèrer, tenir compte).

Prince qui porte et soustient les mauvais
Contre les bons, l’honneur de son palais,
Et en perverse et honteuse querelle,
Celuy conduit un criminel ouvraige,
Qui amatist
* (vaincre, réduire, flétrir), maint noble et haut couraige
Pour ce que l’œuvre en est desnaturelle
* (contre nature).

Prince mordant et aigre en sa parole
Et qui sans poix son langaige dévole
* (prononce)
Et de légier
* (facilement) le contourne à injure,
Celuy en peu ses mœurs donne à congnoistre.
On peut dire que le cœur de son cloistre
N’est pas bien sain, ne de bonne nature.


Prince addonné à meschantés soubtives,
A subtillier subtilletés chétives,
(1)
Qui doit penser à haute chose honneste
Tout en tel soing meschant en quoy il veille,
La puce enfin le prendra par l’oreille,
Et dont luy propre il mauldira sa teste.

(1) Le prince qui s’adonne à des méchancetés élaborées (subtiles), qu’il perfectionne en de méprisables subtilités, alors qu’il devrait penser à des choses élevées, honorables et honnêtes, au lieu de prendre soin d’être mauvais en toute chose dont il s’occupe, la puce viendra…


Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : le portrait de Georges Chastellain sur l’illustration et sur l’image d’en tête est tiré du Manuscrit médiéval : « la Chronique des ducs de Bourgogne de Georges Chastellain », référencé ms français 2689 et conservé au département des manuscrits de la BnF. Pour voir cette enluminure en entier, vous pouvez vous reporter à nos articles précédents sur Le Prince de Chastellain. En arrière plan, toujours sur l’image d’en-tête, nous avons utilisé la page du Manuscrit Ms 11020-33 du KBR Museum (Bibliothèque royale de Belgique) correspondant aux versets du jour. La Bibliothèque Royale de Belgique a eu la bonne idée de numériser ce manuscrit daté du XVe siècle et il peut être consulté sur le site du Musée.

« Douce dame, grez et grâces… » une chanson courtoise du trouvère Gace Brulé

enluminure médiévale troubadour

Sujet : musique médiévale, chanson médiévale,  poésie, amour courtois, trouvère, vieux-français,  fine amant, fine amor, chansonnier du Roy, manuscrit ancien
Période :  XIIe s,  XIIIe s, Moyen Âge central
Titre: Douce dame, grez et grâces vos rent 
Auteur :  Gace Brûlé  (1160/70 -1215)
Interprète :  Ensemble Gilles Binchois.
Album: Les Escholiers de Paris (Alba, 1992)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous invitons à la découverte d’une nouvelle chanson médiévale de Gace Brûlé (Gace Brulé, Gaces Brullez). Entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle, ce trouvère et chevalier a produit une œuvre abondante qui n’a pas manqué d’inspirer des auteurs de sa génération et même de la suivante, comme Thibaut de Champagne. Sa poésie s’épanouit, principalement, dans le registre de la lyrique courtoise et la pièce que nous vous proposons d’étudier, aujourd’hui, n’y déroge pas.

L’exercice de courtoisie d’un trouvère épris

Chanson annotée de Gace Brulé dans un Manuscrit médiéval

La chanson du jour annonce le thème de l’amour courtois dès ses premiers vers : Douce dame, grez et grâces vos rent. Gace chante pour obtenir un signe favorable de la belle qu’il convoite. Comme il nous l’expliquera, s’il aime cette dernière trop fort ou trop haut, il ne faut pas l’en blâmer. Le seul coupable c’est « amour », le grand maître des horloges émotionnelles et sentimentales. Et puis, comment pourrait-il en être autrement ? La dame est si belle, si gracieuse et emplie de bienfaits que le loyal amant mourrait plutôt que de s’en séparer. Il ne lui reste donc plus qu’à patienter, implorer merci et que cette dernière le prenne en pitié. C’est un classique de la lyrique courtoise.

Comme on le verra, dans les deux dernières strophes de sa chanson, Gace Brulé s’adresse à deux personnages : Gilet et Renalt qu’on retrouve, par ailleurs, mentionnés en d’autres endroits de son œuvre. Ici, il les fustige tous deux d’avoir tourné le dos à « amour » que l’on est enclin à comprendre comme l’exercice de la poésie courtoise. Si quelques érudits se sont perdus en conjectures sur l’identité réelle de ces deux hommes, rien d’évident ne semble en être ressorti. Il a pu s’agir de poètes de l’entourage du trouvère ayant délaissé la plume, peut être au profit des croisades. Selon Gaston Paris, il pourrait s’agir de Hugon et Gautier de Saint-Denis (voir Les chansons de Gace Brulé, Gédéon Huet,1902).

Sources manuscrites médiévales

On peut retrouver cette chanson du trouvère Gace Brûlé dans un nombre important de manuscrits médiévaux. Dans l’image du dessus, vous la retrouverez, avec sa partition annotée, telle qu’elle se présente dans le Ms Français 844 de la BnF, encore connu sous le nom de chansonnier ou manuscrit du roy. De manière non exhaustive, on pourrait encore citer le Français 845 (utilisé pour l’image d’en-tête), le français 20050 dit Chansonnier de Saint-Germain-des-Prés ou même encore le Chansonnier Cangé ou Ms Français 846.

Pour sa retranscription en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage de Gédéon Huet (op cité). Ci-dessous, nous vous proposons de la découvrir en musique avec une version polyphonique originale de l’Ensemble Gilles de Binchois.

Gilles Binchois & Les Escholiers de Paris

En 1992, l’Ensemble Gilles Binchois, sous la houlette de Dominique Vellard, proposait au public son album : Les Escholiers de Paris, Motets, Chansons et Estampies du XIIIe siècle. Avec 20 pièces présentées, pour un peu plus de soixante minutes de durée, cette production fut largement saluée par la scène des musiques anciennes et médiévales.

Les Escholiers de Paris - Album de musique médiévale

Comme l’indique le sous-titre de cet album qui rend hommage au Paris étudiant et fourmillant du XIIIe siècle, l’ensemble médiéval et son directeur ont fait le choix d’y proposer un nombre important de motets et de pièces polyphoniques. On y trouvera des pièces anonymes du codex de Montpellier, mais aussi des chansons d’auteurs comme Thibaut de Champagne, Gillebert de Berneville, et, bien sûr, Gace Brulé. Ils y côtoient quelques danses et estampies enlevées. S’y est ajouté le parti-pris original de reprendre à plusieurs voix, quelques chansons monophoniques de cette période. C’est le cas de celle du jour, revisitée ainsi pour le plus grand plaisir du public (voir notre article précédent sur cet album).

Cet album de musique médiévale a été réédité depuis sa sortie. On peut encore le trouver chez tout bon disquaire mais aussi à la vente en ligne, au format CD comme au format mp3. Voici un lien utile pour plus d’informations : Les Escholiers de Paris, Ensemble Gilles Binchois, l’album.

Artistes ayant participé à cet album

Emmanuel Bonnardot (voix, rebec, vièle), Randall Cook (vièle, chalemie, recorder), Pierre Hamon (flute, cornemuses, percussion), Anne-Marie Lablaude (voix, percussion), Brigitte Lesne (voix, harpe, percussion), Susanne Norin (voix), Dominique Vellard (voix, cistre, direction), Willem de Waal (voix),


Douce dame, grez et grâces vos rent
en langue d’oïl avec aide à la traduction

Note sur la traduction : pour percer les mystères de la langue d’oïl de Gace Brulé, nous avons fait le choix, cette fois, de vous fournir plutôt quelques clefs de vocabulaire en français actuel. Pour le reste, ce sera donc à vous de jouer.

I
Douce dame, grez et grâces vos rent.
Quant il vos plaist que je soie envoisiez
* (content) ;
Atendu ai vostre comandement,
Si chanterai por vos joianz et liez
* (gaité),
Et, s’il vos plaist, de moi merci aiez.
En tel guise vos en praigne pitiez
Qu’il ne vos poist
* (pèse) se j’aim si hautement.

II
Je sai de voir
* (vraiment) que resons me defent
Si haute amor se vos ne l’otroiez;
Mais haut et bas sont d’un contenement
* (contenance),
Qu’amor les a a son talent jugiez;
Siens est li bas qui por li est hauciez.
Et siens li hauz qui s’en est abaissiez;
Qu’a son voloir les monte et les descent.

III
Je ne di pas que nus aint
* (aime) bassement.
Puis que d’amor est sorpris
* (désireux) et liiez* (joyeux) ,
Honorer doit la joie qu’il atent,
S’il estoit rois, et ele ert
* (de estre, était) a ses piez.
Mais je sui, las, sor toz autres puiez
* (élevé),
De hautement amer
(aimer) a mort jugiez* (condamner à mort);
Mes moût muert bel qui fait tel hardement.
(1)

IV
Par Dieu, dame, l’amors de vos m’esprent
* (éprendre, embraser),
Qui m’occira, se vos ne m’en aidiez.
El ne fait mes qu’a son comandement,
Si li ert bel se por li m’ociez
* (de occire).
Et s’endroit vos
* (quant à vous) est vaincue pitiez,
Moie ert la perte, et vostres li péchiez,
Que dou partir de vos n’i a nient.
(2)

V
Fine biauté plesant et cors très gent
* (gracieux, joli)
Vos dona Dieus, dont il soit merciez.
Nus ne porroit loer si finement
Voz granz valors con vos les mostreriez,
En touz bienfèz et en toz biens proisiez
* (de proisier : prisées, estimées);
Et s’il vos plaist honorez n’essaussiez
* (ni élever ou exhalter)
N’iert ja a droit qui d’amor ne l’atent
(3).

VI
Chantez, Renalt, ki antan amïez ;
Or m’est avis que vos en retraiez
* (retirez).
Se del partir estes apareilliez
* (vous vous apprêtez),
Ja onques Deus oan
(désormais) ne vos ament.


VII

Par Dieu, Gilet, faus amanz desloiez* (faux amant déloyal),
Qui d’amor s’est partiz
* (séparé) et esloigniez,
Vaut assez plus qu’uns autres enragiez ;
Chastoiez
en vos* (réprimandez-vous en) et l’autre dolent* (s’en afflige).

(1) Mais il meurt de fort belle manière celui qui le fait si hardiment.
(2) Car il n’y a aucun moyen de se séparer de vous
(3) Il n’est jamais juste celui qui ne l’attend de l’amour.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : Sur l’image d’en-tête, en arrière plan de la photo de Dominique Vellard, vous pourrez voir la page du manuscrit Ms Français 845 où l’on peut trouver cette même chanson de Gace Brulé. Cet ouvrage du XIIIe siècle est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF et consultable en ligne sur Gallica.