Une citation sur la conduite et l’ambition de l’Histoire par Fernand Braudel

Sujet : citation, Histoire, historien, conduite de l’Histoire, Ecole des Annales.

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“Il m’est arrivé un soir, à l’intérieur de l’État de Bahia, d’être pris brusquement au milieu d’une montée prodigieuse de lucioles phosphorescentes. Elles éclataient partout, sans arrêt, innombrables, en gerbes au sortir des taillis et des fossés de la route, comme autant de fusées, trop brèves pourtant pour éclairer le paysage avec netteté. Ainsi des événements, ces points de lumière. Au-delà de leur éclat plus ou moins vif, au-delà de leur propre histoire, tout le paysage environnant est à reconstituer.”
Fernand Braudel (1902-1985) Les Ambitions de l’Histoire

Les leçons de « Fortune », une ballade de Michault Taillevent

poesie_medievale_michault_le_caron_taillevent_la_destrousse_XVe_siecleSujet : poésie, littérature médiévale, ballade, poète médiéval, bourgogne, poète bourguignon, bourgogne médiévale, poésie réaliste, poésie morale, fortune.
Période : moyen-âge tardif, XVe
Auteur : Michault (ou Michaut) Le Caron, dit Taillevent ( 1390/1395 – 1448/1458)
Titre : O folz des folz…

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion copiaoici un nouvel extrait de la poésie de Michault Caron dit Taillevent. Loin du jeune auteur qui se faisait attaquer dans le bois de Saint-Maxence et contait dans La Détrousse, non sans un certain humour, sa malencontreuse aventure devant la cour du duc de Bourgogne, c’est un poète plus résolument moraliste que nous retrouvons ici. Tirée d’un traité de Sagesse appelé le régime de fortune et fait en référence à Horace, cette ballade est assurément plus une oeuvre de la maturité.

Les exigences et les caprices de Fortune

« Ce n’est que vent de la gloire du monde,
A ung hasart tout se change et se cesse. »
Michault Le Caron, dit Taillevent

Michault Taillevent nous rappellera ici cette notion de « Fortune » dont nous avons déjà parlé et qui se trouve être si importante au Moyen-âge. C’est ce sort, personnifié par sa roue qui tourne inexorablement. Symbole de l’impermanence et de l’arbitraire, elle vient sanctionner, de manière inéluctable l’impuissance des hommes à rien pouvoir saisir, ni tenir.

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La Roue de Fortune, miniature médiévale de Maître de Coëtivy (Colin d’Amiens 1400-1450) grand maître enlumineur du XVe siècle.

C’est un fait bien établi, dans la vision chrétienne médiévale comme actuelle d’ailleurs, notre passage en ce bas monde matériel n’est que transitoire et n’a de raison que préparer notre entrée dans l’immatériel, le royaume du divin. Ce devrait ou pourrait être, en soi, une raison suffisante pour ne point s’obséder d’y accumuler biens et richesses  puisque le chrétien ne pourra pas, quoiqu’il advienne, les emporter avec lui de l’autre côté de la rive et ils pourraient même l’alourdir au jour de sa mort et de son jugement, mais si cela ne suffisait pas à lui faire comprendre la vanité de l’entreprise, les exigences du sort et les caprices de Fortune viennent s’y ajouter. Dans les représentations médiévales, tous les hommes sans exception, du plus démuni au plus grand prince, y sont, en effet, soumis.

Présente dès l’antiquité, dans le monde médiéval chrétien, Fortune si elle prend, par instants, les traits d’une déesse ambivalente et capricieuse, puise sa raison d’être ou ses origines dans la bible et l’Ecclésiaste :

« Puis, j’ai considéré tous les ouvrages que mes mains avaient faits, et la peine que j’avais prise à les exécuter; et voici, tout est vanité et poursuite du vent, et il n’y a aucun avantage à tirer de ce qu’on fait sous le soleil. » 
Ecclésiaste, 2 – 11

C’est visiblement sous l’influence du philosophe Boèce (480-524) qu’elle sera, quelques siècles plus tard, représentée sous la forme d’une roue et connaîtra de belles heures dans l’iconographie et les miniatures du moyen-âge, à partir du XIe siècle.

  « Notre nature, la voici, le jeu interminable auquel nous jouons, le voici :
tourner la Roue inlassablement, prendre plaisir à faire descendre ce qui
est en haut et à faire monter ce qui est en bas
. »
Boèce  – Consolation de Philosophie

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« O folz des folz », ballade contre l’ambition
et les illusions de l’Avoir

Quoiqu’il en soit, se fier à la hauteur de son trône ou de sa position et s’en gargariser quand, d’aventure, Fortune vous a placé tout en haut, ne serait que pure déraison pour les auteurs du moyen-âge central. Le lendemain, elle peut tout aussi bien vous faire choir.

Se glorifier de ses possessions de ses richesses, les poursuivre, s’en croire même le juste détenteur ou, pire, l’artisan ?  Folie ! Pure Vanité !  Contre fortune, il faut garder raison. On peut conter sur l’auteur du moyen-âge tardif pour nous le rappeler. Nus comme au premier jour, nantis pour seuls habits de ceux que la nature nous a donnés et de ses dons, il nous enjoint à nous contenter de peu, en nous souvenant des leçons de fortune et en nous rappelant ses droits.

O folz des folz, et les folz mortelz hommes,
Qui vous fiez tant es biens de fortune
En celle terre et pays ou nous sommes,
Y avez vous de chose propre aucune ?
Vous n’y avez chose vostre nesune* (*aucune, pas même une)
Fors les beaulx dons de grace et de nature.
Se fortune donc, par cas d’aventure,
Vous toult* (*ôte)  les biens que vostres vous tenez,
Tort ne vous fait, ainçois vous fait droicture*, (*justice)
Car vous n’aviez riens quant vous fustes nez.

Ne laissez plus le dormir a grans sommes
En vostre lict, par nuit obscure et brune,
Pour acquester richesses a grans sommes,
Ne convoitez chose dessoubz la lune,
Ne de Paris jusques a Pampelune,
Fors ce qu’il fault, sans plus, a creature
Pour recouvrer sa simple nourriture ;
Souffise vous d’estre bien renommez,
Et d’emporter bon loz en sepulture :
Car vous n’aviez riens quant vous fustes nez.

Les joyeulx fruitz des arbres, et les pommes,
Au temps que fut toute chose commune,
Le beau miel, les glandes et les gommes
Souffisoient bien a chascun et chascune,
Et pour ce fut sans noise* (* bruit,querelle) et sans rancune.
Soyez contens des chaulx et des froidures,
Et me prenez Fortune doulce et seure.
Pour voz pertes, griefve dueil* n’en menez, (*deuil douloureux)
Fors a raison, a point, et a mesure,
Car vous n’aviez riens quant vous fustes nez.

Se fortune vous fait aucune* (*quelque) injure,
C’est de son droit, ja ne l’en reprenez,
Et perdissiez jusques a la vesture :
Car vous n’aviez riens quant vous fustes nez.

Michault Le Caron, dit Taillevent – Le régime de Fortune

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour Moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

El mestre, une chanson catalane ancienne par l’ensemble Hirundo Maris

musique_danse_medievale_enluminures_moyen-age_central_et_tardif_XIVeSujet : musique, chanson ancienne, folklore catalan, musique ancienne, langue catalane
Période :  moyen-âge central, XIIIe siècle ?
Auteur original: ?
Interprète : Arianna Savall, Petter Udland Johansen et Hirundo Maris
Titre:  El Mestre
Album : Chants du Sud et du Nord
Editeur : Universal Music (2012)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous explorons une chanson ancienne qui nous vient des terres de Catalogne. Elle est interprétée par le groupe Hirundo Maris, ce qui va nous fournir une excellente occasion de parler de cette formation et de sa talentueuse fondatrice, l’artiste, compositeur, chanteuse et musicienne Arianna Savall. 

Arianna Savall, soliste soprano, harpiste & artiste accomplie

Même si Jordi Savall est, pour notre plus grand bonheur, encore très actif sur la scène musicale, si l’on doutait encore que sa relève ne soit assurée, nous n’avons aucun souci à nous faire. Ferran et Arianna, les deux fruits de l’union du grand maître musique et joueur de vielle catalan avec la chanteuse lyrique soprano Montserrat Figueras sont en effet devenus, à leur tour, de brillants artistes, chanteurs et musiciens. Aujourd’hui, c’est de sa fille, la talentueuse Arianna Savall, que nous voulons vous parler.

arianna_savall_musiques_chansons_poesie_anciennes_medievalesNée en 1972, cette belle artiste a sans nul doute hérité de la passion familiale pour les arts et la musique ancienne et elle marche résolument sur leurs traces,  en y ouvrant ses propres voies artistiques.

Après avoir étudié le chant lyrique et la harpe classique dans la région de Barcelone et au Conservatoire de Terrassa, puis s’être dotée d’une spécialisation dans l’interprétation baroque de son instrument de prédilection, Arianna a, comme d’autres artistes déjà mentionnés ici, suivi les cours de la Schola Cantorum Basiliensis de Bâle, école suisse de renom dans le domaine des musiques anciennes,

Dès ses débuts de carrière, à la fin des années 90. ses premiers enregistrements et son premier album aux côtés de Montserrat Figueras, seront primés et salués par un Diapason d’or. Dans la décennie qui suivra, elle poursuivra son parcours en famille, en jouant avec le célèbre Hespérion XXI de Jordi Savall, mais elle démontrera aussi ses grandes qualités vocales à l’Opéra, pour finalement, en 2003, enregistrer un premier album. Composé par ses soins, elle y donnera à la fois de la voix et de la harpe et l’album, ayant pour titre Bella Terra, sera extrêmement bien accueilli du public.

arianna_savall_hirundo_maris_Petter_Udland_Johansen_musiques_chanson_traditionnelle_anciennesEn 2009, elle créera avec l’artiste, chanteur et violoniste norvégien Petter Udland Johansen qui se trouve être aussi son compagnon, la formation  Hirundo Maris, toute entière dédiée au répertoire des musiques anciennes, du moyen-âge à la période baroque. Depuis sa création, l’ensemble a déjà produit quatre albums et nous leur devons l’interprétation de la pièce du jour. Arianna s’y adonne avec une grande virtuosité et une voix splendide,  pleine de justesse et de sensibilité.

Aujourd’hui, Arianna Savall et sa formation Hirundo Maris se produisent en concert dans toute l’Europe et même jusqu’en Asie. Pour consulter leur actualité et leur discographie, vous pouvez valablement consulter le site web officiel  de l’artiste à l’adresse suivante : ariannasavall.com

Hirundo Maris
et les « Chants du Sud et du Nord »

Sorti en 2012, l’album « Chants du Sud et du Nord » de Hirundo Maris a été inspiré, au départ, par la chanson catalane « el mariner ». Cette dernière conte l’histoire d’une damoiselle des bords de la méditerranée, tombée amoureuse d’un guerrier et chevalier du nord. A l’image de la chanson, l’album est le fruit d’une union, mais c’est aussi celui de la rencontre entre deux univers musicaux et culturels; les deux artistes y explorent le répertoire ancien et traditionnel des musiques à la fois catalanes et norvégiennes mais aussi séfardi, pour nous proposer un voyage des rives anciennes de la méditerranée jusqu’à la mer du nord, à la recherche des similitudes, des différences, et de possibles et subtiles convergences entre musiques et chants des peuples viking, des hirundo_maris_arianna_savall_musiques_anciennes_medievales_traditionnelles_album_chants_du_nord_et_du_sudnavigateurs catalans et encore des voyageurs juifs séfarades.

La chanson El Mestre que nous vous proposons aujourd’hui est la première de l’album.  Près de 30 ans auparavant, Jordi Savall et Montserrat Figueras en avaient  proposé une version musicale dans leur album :  Cançons  de la Catalunya Mil•Lenària: Planys  & Llegendes (1990) dont la volonté affichée était d’affirmer quelque chose de l’essence même de la culture catalane et de son héritage ancestral.  A travers le temps et une génération plus tard, il est touchant de noter que ce même titre ouvre ces Chants du Sud et du Nord  d’Hirundo Maris. Cette fois, c’est devant le miroir de l’ailleurs lointain, celui d’une culture à l’autre bout de l’Europe, et d’un mer à l’autre que la même chanson est posée, dans la recherche de possibles reflets, de fils conducteurs ou de correspondances, tout en s’ancrant fermement dans ses propres racines.

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Il semble décidément que les musiques anciennes et la passion de leur art ne cesseront jamais chez les Savall d’être des prétextes sans cesse renouvelés  pour interroger en profondeur les richesses artistiques inhérentes aux cultures qu’ils approchent, à travers l’histoire, le temps, et l’espace, tout en posant clairement la question des identités et de l’échange. Au delà même de leur virtuosité, ce questionnement est sans doute un autre des héritages que se passe, entre génération, cette belle famille d’artistes. Au coeur de leur musique et de leurs oeuvres, ils nous invitent sans cesse à tendre l’oreille et à mieux écouter, pour nous ouvrir à la culture de l’autre.

EL Mestre chanson catalane médiévale,
paroles originales et adaptation française

L_lettrine_moyen_age_passion‘histoire de cette chanson ancienne catalane et de ses lignes mélodiques se perdrait quelque part autour du moyen-âge central et de l’art des troubadours de la Catalogne du XIIIe siècle. Je dis « se perdrait » parce que nous n’en avons, pour l’instant, pas nous-même, retrouver les sources précisement datées.

Pour ce qui est des traces musicales écrites en notre actuelle possession, elles sont toutes bien plus récentes. On trouve chez le compositeur barcelonais du XIXe /XXe siècle Miguel Llobet (1878-1938) des arrangements de cette pièce pour guitare. Du côté des paroles, le Dictionnaire de la musique et des musiciens de Mariano Pérez Gutiérrez, fait mention de l’auteur-compositeur catalan très prolifique des XIX et XXe siècles Josep Sancho Marraco (1879-1960), qui était aussi maître de musique à la cathédrale de Barcelone. Si l’on se fie à cet ouvrage, il serait même l’auteur  des paroles puisqu’on la range dans ses « oeuvres » (Diccionario de la música y los músicos, Vol3, 1985).  C’est assez étonnant au vue de la jose_sancho_marraco_maitre_de_musique_barcelonais_catalanteneur du texte. Sauf effet de style recherché volontairement, la chanson semble, en effet, renvoyer à une période largement plus lointaine. En consultant de plus près quelques documents de la Bibliothèque de Catalogne, on en a d’ailleurs la confirmation puisqu’on y apprend qu’on doit plutôt à Josep Sancho Marraco une « version harmonisée de cette chanson populaire » pour cinq voix mixtes et soliste soprano, et non la chanson elle-même (Biblioteca de Catalunya).

Pour le reste, comme indiqué plus haut, cette chanson fut enregistrée, dans une version instrumentale par ‎Jordi Savall & Montserrat Figueras (Cançons de la Catalunya mil·lenària). Elle le fut encore par d’autres artistes – à la guitare par Andres Segovia (1956) sur la base des partitions de Miguel Llobet, ou même  dans une version vocale moins lyrique que celle du jour, par le chanteur catalan Sergi Dantí,  en 2011.

L’histoire qu’elle nous conte est celle d’une jeune fille envoyée à l’école pour préparer son entrée dans les ordres, mais son professeur en tombe amoureux et lui implore d’y renoncer pour se marier avec lui. Nous vous en livrons ici les premiers couplets en catalan, accompagnés d’une adaptation en français.

El Mestre (le professeur)

El pare i la mare no em tenen sinó a mi.
Me’n fan anar a l’escola  a aprendre a llegir.

Mes ail ara tomba, tantom xiribiriclena, tom pena tom pi

Mes ail ara tomba, tan tom xiribiriclom

Lon père et la mère n’avaient que moi pour enfant,
Ils m’ont envoyé à l’école pour apprendre à lire

Refrain : il s’agit d’un mélange « d’onomatopées » musicales, dans laquelle elle semble aussi exprimer sa surprise et son désarroi émotionnel.

El mestre que m’ensenya s’ha enamorat de mi.
Me’n diu:  –-No et facis monja, que et casaràs amb mi –
refrain

Le professeur qui m’enseignait est tombé amoureux de moi
Il m’a dit : – Ne te fais pas nonne  et épouse moi plutôt –
refrain

Jo n’hi faig de resposta que no l sabré servir.
–-Tu faràs com les altres: quan me veuràs venir
refrain

Je lui ai répondu  que je ne saurai (pas) le servir
– Tu feras comme les autres quand tu me verras venir* (*en me voyant rentrer)
refrain

me’n pararàs la taula, m’hi posaràs pa i vi,
les estovalles blanques com el paper més fi

Mes ail ara tomba, tantom xiribiriclena, tom pena tom pi
Mes ail ara tomba tan tom xiribiriclom

Tu me dresseras la table, me porteras pain et vin
les nappes blanches comme le papier le plus fin (de la plus fine étoffe)
refrain

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

Responsabilité des conseillers du prince, un conte du XIIIe siècle, avec Saadi

gullistan_sagesse_medievale_persane_saadi_jardin_rose_moyen-age_centralSujet : contes moraux, sagesse persane, poésie morale, citation médiévale, érudition, conseiller politique, exercice du pouvoir, vertus du prince.
Période : moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur : Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291)
Ouvrage : Gulistan, le jardin des roses.

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous repartons vers l’orient avec les contes moraux du célèbre auteur persan  Saadi. Il est  ici question de l’exercice du conseil politique, et d’une forme de sagesse dans l’exercice de cette fonction donc. Saadi soupèse, dans sa balance, le venin caché derrière certaines vérités contre le mensonge avisé et nous parle d’une forme de justice compassionnelle et humaniste contre les règles protocolaires, les politesses de statuts et les possibles blessures d’Ego du prince (personnification du pouvoir) face à leur transgression.

Saadi_gulistan_une_fleur_dans_le_jardin_des_roses_manuscrit_ancien_enluminures_XVIIe (ci-contre,  une fleur dans le jardin de Saadi, enluminure du Gulistan, dans un manuscrit du milieu du XVIIe)

Si la responsabilité des conseillers est souvent, sinon sans cesse interrogée, chez lui, c’est que le prince avisé y a souvent recours. Dans ce conte, la sagesse viendra encore de ce dernier dans une  démonstration édifiante de compassion, tout autant qu’une profonde compréhension de la nature humaine.

Face à l’exercice du pouvoir, la « vérité » en matière de conseil politique devient une notion relative et l’intention qui guide le conseiller dans cette matière devrait faire passer avant tout l’édification du Prince, plutôt que ses possibles morsures d’Ego ou les règles protocolaires. En but à l’insulte, ce dernier pardonnera et en profitera même pour donner, au passage, une leçon au mauvais conseiller sur les fondements de sa fonction. Une façon de lui dire en somme : Aidez-moi à être quelqu’un de meilleur afin que j’exerce mon pouvoir avec sagesse, discernement et mansuétude, et que je serve ainsi l’intérêt de tous

 A travers tout cela, Saadi nous dira encore que la Sagesse du prince doit demeurer la plus grande de ses vertus et le guider dans son exercice du pouvoir.

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J’ai entendu raconter qu’un roi ordonna de tuer un prisonnier. Le malheureux, dans cette circonstance désespérée, commença à donner au roi des épithètes odieuses, et à lui dire les injures les plus grossières, dans la langue qu’il parlait, car l’on a dit :  » Quiconque renonce a la vie dit tout ce qu’il a dans le coeur ».

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Vers : Lorsque l’homme désespère, sa langue s’allonge, ainsi le chat vaincu se jette sur le chien.

Le roi demanda ce que disait cet homme. Un vizir, doué d’un bon caractère, répondit :

–  O Seigneur! il dit :  » Et ceux qui retiennent leur colère,  et ceux qui pardonnent aux hommes. Dieu aime ceux qui l’ont le bien ».

Le roi fut saisi de compassion en sa faveur, et renonça a le faire périr. Un autre vizir, qui était tout l’opposé du premier, dit :

– Il ne convient pas aux gens de notre espèce de parler devant les rois, si  ce n’est avec véracité. Cet homme a donné au prince des noms injurieux et proféré des choses inconvenantes. 

Le roi contracta son visage à cause de cette parole, et dit :

– Ce mensonge qu’il a fait m’a été plus agréable que cette vérité que tu as dite, parce que celui-là avait pour motif une chose avantageuse (le salut du prisonnier), et que celle-ci est basée sur la méchanceté. 

contes_moraux_poesie_medievale_saadi_sagesse_persanne_morale_politique_justice_bien_publique_conseiller_prince_moyen-age_central

Les sages ont dit : « Le mensonge mêlé d’utilité est préférable a la vérité qui excite des troubles. »

Vers. – Celui dont le roi exécute les conseils, ce serait dommage qu’il dise autre chose que le bien. »

 Mocharrafoddin Saadi –   Gulistan, le jardin des roses. 

 « Miroirs aux princes »
et « morale politique » médiévale

C_lettrine_moyen_age_passionontemporains de ce conte du célèbre auteur persan, on ne peut s’empêcher de penser ici aux nombreux écrits des poètes de l’Europe médiévale sur les devoirs des princes : vers, allusions, poésies,  sans parler encore des traités entiers du type « Miroirs aux Princes » connus depuis l’antiquité et largement revisités dans le courant du moyen-âge.

Dans le même registre, on pense encore à ces mauvais conseillers – flatteurs, intéressés, vénéneux, mal avisés – et leur fâcheuse influence sur les princes, montrés aussi du doigt comme de véritables poisons. L’importance de leur influence sur l’exercice du pouvoir sera créditée au point de  faire, au moyen-âge, les beaux jours de l’image du prince « mal conseillé », venue, bien souvent, expliquer ou justifier les maladresses, les faiblesses ou les excès du pouvoir, tout en dédouanant la personne unique qui se confondait avec lui.  Sont-ce ces mêmes conseillers auxquels les princes prêtent l’oreille et qu’on retrouve encore, au cœur des complaintes des poètes, empoisonnant la vie curiale et décidant qui approcher ou éloigner ? Avec eux « Le meilleur devient le pire »  nous dira Rutebeuf dans sa Paix. Peut-être y avait-il quelques zones de recouvrement des uns aux autres, dans ce monde médiéval où l’élite décisionnelle était limitée en taille et où le pouvoir se trouvait concentré en si peu de mains, et de moins en moins au fil de la « déliquescence » de la féodalité.

saadi_miniature_detail_manuscrit_ancien_jardin_empire_des_rosesSi les notions de « sapientia », de mansuétude, de tempérance, de compassion (voire même plutôt de « miséricorde ») se retrouvent souvent dans les vertus attendues pour un prince de l’Europe médiévale, gardons-nous de rapprochements  trop hâtifs. L’univers culturel, les croyances et les représentations sous-tendues par les raisonnements des auteurs occidentaux du XIIIe siècle ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux de Saadi, d’autant que les conceptions autour de l’exercice du pouvoir et de « la morale politique » évoluent aussi, en occident, au fil du moyen-âge. On pourrait même avancer avec certains auteurs que cette morale purement politique n’existe pas comme sphère autonome dans l’Occident médiéval, tant elle est liée à celle du pouvoir religieux, et avec lui, au pouvoir spirituel et intemporel (Les langages politiques au Moyen ÂgeAude  Mairey ).     Quoiqu’il en soit, pour intriquée qu’elle soit dans les enjeux culturels, sociaux et chrétiens du moyen-âge occidental et pour faire court (au risque de caricaturer) cette morale passera d’une gouvernance et de son exercice devant être inspirée d’abord et avant tout par Dieu, la foi et les valeurs chrétiennes, à l’introduction plus tardive (XVe, XVIe siècle) et presque déjà renaissante de notions d’éducation, de discernement.

Chez Saadi, la loi religieuse est citée par endroits et reste souvent présente de manière implicite. Le roi doit bien évidemment être un bon religieux, mais la sagesse de ce dernier semble avoir, pour l’auteur persan, une importance au moins égale à son érudition en cette matière. Il la met en tout cas largement en avant. On sait qu’il se réfère quelquefois dans ses contes à des princes de l’empire sassanide. Pour certains auteurs d’alors, l’image du « roi philosophe » était prisé et cette sagesse dans l’exercice du pouvoir était même considérée comme une vertu intrinsèque de majeure importance, devant au moins égaler, sinon supérer toutes les autres (voir La conception du pouvoir en islam. Miroirs des princes persans et théories sunnites (XIe-XIVe siècles),  Denise Aigle).  Peut-être le conteur persan les rejoint-il, par instants, avec ses princes justes et sages ?

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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