« Parti de mal e a bien aturné », chanson de croisade anonyme du XIIe siècle

Sujet : trouvères, poète anglo-normand,  chanson,  musique médiévale,  chant de Croisades, 3e croisade, vieux français
Période : moyen-âge central, XIIe siècle
Auteur : Anonyme
Titre :  « Parti de mal e a bien aturné»
Interprète : Early Music Consort of London
Album :
  Music of the Crusades (1971)

Bonjour à tous,

E_lettrine_moyen_age_passionn partance pour le moyen-âge central et plus précisément le XIIe siècle, nous vous parlons, aujourd’hui, d’une chanson médiévale assez rare et en tout cas peu connue du grand public. Demeurée anonyme, elle a été rédigée en vieux-français mais avec quelques tours linguistiques qui démontrent clairement que son compositeur était Anglo-normand.

Sources historiques & manuscrit ancien

Une chanson en exemplaire unique.

Du point de vue thématique, c’est un chant de croisade. Il ne nous en est parvenu qu’un seul exemplaire, recopié, avec sa partition, sur le chanson_medievale_croisade_manuscrit_ancien_MS_1717_harley_moyen-Age_vieux_francaisdernier feuillet d’un manuscrit du XIIIe siècle : Chronique des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure.

Connu sous le nom de MS Harley 1717, ce manuscrit ancien est conservé au British Museum et la British Library a eu l’excellente idée de mettre quelques uns de ses feuillets en ligne dont celui qui nous intéresse aujourd’hui ( photo ci-contre. voir également le site de la British Library ici )

Origine, période et autres hypothèses

Dans son ouvrage les chansons de  croisade par Joseph Bédier avec leurs mélodies par Pierre Aubry  (1909), le romaniste et spécialiste de littérature médiévale Joseph Bédier nous apprend que cette chanson ancienne porte sans doute sur la 3e croisade. Il formera encore, non sans quelque précaution, l’hypothèse que les seigneurs auquel le trouvère fait référence, à la fin de cette chanson, et dont il espère que Dieu leur accordera ses grâces, pourraient être Richard Coeur de Lion, ses frères et son père Henri II d’Angleterre. Il s’agirait alors d’une allusion aux querelles incessantes de ces derniers.

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Concernant l’auteur de cette poésie, en 1834, dans son Essai sur les bardes, les jongleurs et les trouvères normands et anglo-normands (T2), l’Abbé de la Rue émettait, de son côté, l’hypothèse qu’il pouvait s’agir de Benoit de Saint-Maure, l’auteur même de la Chronique des Ducs de Normandie ; cette hypothèse ne semble pas avoir connu un grand succès à date.

Ajoutons que du point de vue de l’inspiration, cette composition est calquée sur le modèle d’une chanson attribuée à Gace Brûlé : Quant fine Amours me proie que je chant (voir article suivant sur le site de l’Université de Warwick pour la référence).

« Parti de mal e a bien aturné », par Le Early Music Consort de Londres

Au début des 70’s, le  Early Music Consort
of London et les musiques de croisade

C’est donc à l’Ensemble anglais Early Music Consort of London que nous devons ce chant de Croisades servi par l’interprétation vocale du célèbre contre-ténor James Bowman.

musique_danse_medievale_croisades_estampie_Early_Music_Consort_London_David_Munrow_moyen-age_centralNous avions déjà touché un mot ici de cette excellente formation et de son fondateur David Munrow, ainsi que de cet album de 1971, riche de 19 pièces sur ce même thème, aussi nous vous invitons à vous y reporter (voir article ici).

Pour acquérir cet album ou pour plus d’informations le concernant, vous pouvez  cliquer sur la pochette ci-contre.


« Parti de mal e a bien aturné », la chanson
et sa traduction en français moderne

Concernant notre traduction du vieux français teinté d’Anglo-Normand du poète médiéval vers le Français moderne, elle procède à la fois de recoupements (voir notes en bas de page) mais aussi de recherches et de choix personnels. Pour ce qui est des tournures, nous les avons, autant que faire se peut, tenues proches de la langue originelle pour leur conserver une note d’archaïsme. Les comptages de pieds n’étant pas toujours respectés il ne s’agit pas d’une adaptation.

Parti de mal e a bien aturné
Voil ma chançun a la gent fere oïr,
K’a sun besuing nus ad Deus apelé
Si ne li deit nul prosdome faillir,
Kar en la cruiz deignat pur nus murir.
Mult li doit bien estre gueredoné
Kar par sa mort sumes tuz rachaté.

Séparé du mal et tourné vers le bien
Veux ma chanson à tous faire oïr
Puisqu’à son aide, Dieu nous a appelé
Certainement, Nul prud’homme ne lui doit faillir,
Puisqu’en la croix il a daigné pour nous mourir
Fort doit-il en être récompensé
Car par sa mort, nous sommes
tous rachetés.

II

Cunte, ne duc, ne li roi coruné
Ne se pöent de la mort destolir,
Kar quant il unt grant tresor amassé
Plus lur covient a grant dolur guerpir.
Mielz lur venist en bon jus departir,
Kar quant il sunt en la terre buté
Ne lur valt puis ne chastel ne cité.

Comtes, ni ducs, ni les rois couronnés
Ne se peuvent à la mort soustraire
Car quand ils ont grand trésor amassé
Mieux leur convient à grand douleur s’en défaire
Mieux leur vaudrait s’en séparer justement (1)
Car quand ils sont en la terre boutés,
A plus rien ne leur sert, ni château, ni cité.

III

Allas, chettif! Tant nus sumes pené
Pur les deliz de nos cors acumplir,
Ki mult sunt tost failli e trespassé
Kar adés voi le plus joefne enviellir!
Pur ço fet bon paraïs deservir
Kar la sunt tuit li gueredon dublé.
Mult en fet mal estre desherité!

Hélas, Malheureux !, nous nous sommes donnés tant de peine
Pour satisfaire les plaisirs de nos corps,
Qui faillissent si vite et qui si tôt trépassent (2)
Que déjà, je vois le plus jeune vieillir !

Pour cela, il est bon de mériter le paradis
Car les mérites (bonnes actions, services) y sont doublement rétribués.
Et c’est un grand malheur d’en être déshérité.

IV

Mult ad le quoer de bien enluminé
Ki la cruiz prent pur aler Deu servir,
K’al jugement ki tant iert reduté
U Deus vendrat les bons des mals partir
Dunt tut le mund ‹deit› trembler e fremir –
Mult iert huni, kei serat rebuté
K’il ne verad Deu en sa maësté.

Il a vraiment le cœur illuminé par le bien
Celui qui la croix prend pour aller Dieu servir,
Car au jour du jugement qui tant sera redouté
Où Dieu viendra les bons, des méchants séparer
Et dont le monde entier doit trembler et frémir,
Il connaîtra grand honte, qui sera repoussé,
Car il ne verra Dieu dans sa majesté.

V

Si m’aït Deus, trop avons demuré
D’aler a Deu pur sa terre seisir
Dunt li Turc l’unt eisseillié e geté
Pur noz pechiez ke trop devons haïr.
La doit chascun aveir tut sun desir,
Kar ki pur Lui lerad sa richeté
Pur voir avrad paraïs conquesté.

Dieu vienne à mon secours, nous avons trop tardé
D’aller jusqu’à Dieu pour sa terre saisir
Dont les Turcs l’ont exilé et chassé
A cause de nos pêchés qu’il nous faut tant haïr.
En cela, doit chacun mettre tout son désir
Car celui qui pour lui (Dieu) laissera ses richesses
Aura, pure vérité, conquis le paradis.

VI
Mult iert celui en cest siecle honuré
ki Deus donrat ke il puisse revenir.
Ki bien avrad en sun païs amé
Par tut l’en deit menbrer e suvenir.
E Deus me doinst de la meillur joïr,
Que jo la truisse en vie e en santé
Quant Deus avrad sun afaire achevé !

E il otroit a sa merci venir
Mes bons seignurs, que jo tant ai amé
k’a bien petit n’en oi Deu oblié!

Il sera grandement, en ce monde, honoré
Celui à qui Dieu donnera de revenir.
Qui aura bien servi et son pays aimé
Partout, on devra le garder en mémoire et souvenir
Et Dieu me donne de la meilleure (des dames) jouir (disposer),
Que je la trouve aussi en vie et en santé,
Quand Dieu aura ses affaires achevées.

Et qu’il octroit de venir en sa merci (en ses grâces)
A mes bons seigneurs que j’ai tant aimé
Que pour un peu, j’en ai Dieu oublié.


(1) Sur ce vers J Bédier hésite et le laisse ainsi : « Mieux leur vaudrait… »  Mais dans une traduction anglaise de Anna Radaelli, 2014 (voir lien sur le site de l’Université de Warwick), on trouve : « It would be better for them to divide it up by good agreement » : Il serait meilleur pour eux de le diviser de manière accorde. soit de partager leur richesse équitablement avant que de partir en croisade.

(2) Ici nous suivons l’idée de Bédier. Ce sont les corps qui trépassent. A noter toutefois que la traduction anglaise (op. cit.) opte pour la présence d’un autre sujet sous-entendu dans ce « mult » et qui se rapporterait à certains disparus, en particulier: « many [of us] have prematurely faded and passed away, » : Nombre d’entre-nous ont failli prématurément et trépassé.  De fait, on trouvera, chez la même traductrice, l’hypothèse que le poète pourrait faire ici allusion aux deux fils d’Henri II d’Angleterre décédés prématurément, et le vers suivant pourrait alors s’adresser au plus jeune des fils de ce dernier encore vivant.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes.

Mottes castrales et châteaux à motte : des nouvelles de la Tour Roland de Lassigny

motte_castrale_feodale_archeosite_archeologie_medievale_experimentale_lassigny_tour_roland_armoiriesSujet : mottes castrales, motte féodale, archéologie expérimentale, architecture médiévale, château à motte,  archéosite
Période : moyen-âge central, XIIe siècle
Lieu : Tour Roland, Lassigny,
Oise, Hauts de France
Porteur du projet : Bruno De Saedeleer Association Sauvegarde du Patrimoine,

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous vous avions parlé, il y a quelque temps, d’un beau projet autour du monde médiéval, mis en place sur la commune de Lassigny, dans l’Oise. Depuis près de 8 ans, un homme y a, en effet, initié le projet ambitieux  de faire surgir de terre, sur le site même d’une butte castrale d’époque, un village médiéval avec sa grande tour maîtresse et tous les ingrédients qui présidaient alors dans ce type de construction fortifiée. La passion pour l’histoire peut s’avérer contagieuse quand elle est sincère et, aujourd’hui, plus de quarante bénévoles sont impliqués aux côtés de Bruno De Saedeleer, le porteur de ce projet, pour faire revivre aux visiteurs du site un peu de la saveur du moyen-âge central, du temps des châteaux à motte.

Cette année, les travaux effectués sur site, sous les regards étonnés et curieux des nombreux visiteurs, ont franchi une étape notable puisque la grande tour et le logis du seigneur médiéval des lieux n’a jamais été aussi près d’y être achevée. Perchée fièrement sur sa butte, cette belle tour maîtresse possède désormais ses fondations et sa charpente (voir photo ci-dessous). Pas moins de 25 tonnes de bois et de poutres maîtresses ont été nécessaires pour réaliser cette dernière et le site n’a jamais été aussi près de mériter son nom de Tour Roland.

Les châteaux à motte au moyen-âge central :
petit rappel historique

tour_maitresse_logis_donjon_seigneurial_moyen-age_central_tour_roland_archeosite_LassignyConcernant les grandes tour ou tour maîtresse, on retrouve ce type de structures sur nombre de sites de mottes castrales au Moyen-âge central. Bras armé de la défense passive du pouvoir féodal, l’édifice permettait de voir loin et de protéger plus efficacement, depuis ses hauteurs, ses habitants, sa basse-cour mais aussi son seigneur, en cas d’attaque. Les fonctions défensives de ce type d’édifice fortifié étaient  aussi  indissociables de la marque symbolique qu’il imposait au paysage. Du haut de sa butte, il envoyait en effet, à la vue de tous, un message clair (de pouvoir, de prestige, de main mise sur les terres) aux habitants, aux étrangers de passage, comme aux seigneurs voisins.

Dans un certain nombre de cas de figure, la tour a hébergé le logis du seigneur, encore fallait-il pour cela que le diamètre en haut de la butte le permette, sans quoi la tour qui s’y trouvait pouvait être simplement défensive. On trouvait alors le logis du seigneur, en un autre endroit du périmètre.

Propagation et disparition
des mottes castrales

Marque défensive, marque de pouvoir et de prestige, la France féodale des Xe au XIIe siècles verra littéralement essaimer les châteaux à motte. Si l’on sait aujourd’hui qu’ils ont coexisté, du Xe au XIIe siècle et au delà, avec d’autres types de logis défensifs seigneuriaux (enceintes seigneuriales, maisons fortes, donjons de pierre ou même châteaux de pierre), la rapidité avec laquelle ils pouvaient être érigés autant que l’accessibilité des matériaux nécessaires à leur réalisation (bois et terre principalement) expliquent, indéniablement, leur propagation.

Même si l’on retrouve des mottes castrales établies jusque très tardivement dans le courant du moyen-âge, dans certains lieux de France (revoir, à ce sujet Histoire de châteaux-forts & techniques de siège médiévales), cette relative simplicité dans leur construction autant que la fragilité de leurs matériaux (inflammables) ont aussi signé leur disparition puisque la pierre a fini par les supplanter. Quand elles n’ont pas été simplement désertées à la faveur d’autres sites, leur butte ont vu s’établir, dans un nombre non négligeable de cas, des constructions plus solides. On devait attendre pour cela que la terre de remblais (issue principalement des fossés qui les bordaient), soit suffisamment tassée pour supporter un édifice de pierre.

La grand tour de la Tour Roland :
édifice défensif et logis seigneurial

Comme le veut la règle d’architecture médiévale la plus répandue pour ces bâtiments défensifs et seigneuriaux, le premier niveau de la grande tour du site de Lassigny ne sera pas accessible de l’extérieur. Il sera ici réservé au sellier et aux réserves de nourriture et boissons toujours appréciées en toute saison et hautement stratégiques en cas de siège. A l’étage supérieur, une grande salle permettra au Sire Roland de Lacheni d’y recevoir dignement ses convives et au dessus, encore, le maître des lieux trouvera de quoi se loger avec ses proches, ainsi qu’une chapelle pour se recueillir très chrétiennement,  en remerciant le Tout-Puissant de lui avoir donné la main sur un si beau fief.

On retrouvera bien sûr, dans cette construction et sa répartition un peu de l’esprit du donjon que nous avait décrit Lambert, curé d’Ardre dans ses Chroniques de Guines et d’Ardre, au début du XIIIe siècle. A ce sujet, nous avons réalisé une vidéo explicative que nous vous convions à redécouvrir au lien suivant : à la découverte des mottes castrales, le donjon et logis du seigneur.

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Une aventure historique et humaine

Pour Bruno de Saedeleer (à cheval dans la photo ci-dessus), cette étape dans l’avancée du site est la récompense de longues années de travail et de persévérance à porter le projet auprès des institutions et avoir fait de la Tour Roland, un lieu de découverte et de sensibilisation pour tout public, y compris les scolaires. Au delà du symbole médiéval que cette construction représente, elle est aussi, pour ce passionné volontaire et opiniâtre et toute son équipe, la marque d’une belle aventure humaine. De fait, nous voulons ici en profiter pour souhaiter une nouvelle fois à son projet tout le succès qu’il mérite, ainsi qu’une longue vie.

Un calendrier 2019 prometteur

Pour anticiper un peu sur le calendrier 2019, la tour seigneuriale se verra inaugurer au printemps et dans les travaux d’importance prévus à la saison prochaine on comptera, en plus d’une maison paysanne, la construction d’une palissade pour border le site et protéger efficacement sa basse-cour. De nouveaux événements festifs et de belles animations devraient encore s’ajouter à cette programmation pour ravir les visiteurs venus de loin pour visiter le site de la Tour Roland, aussi restez bien à l’écoute.

D’autres articles d’intérêt sur le sujet

Découvrir le projet expérimental de la Tour Roland
Teaser : la Tour Roland en vidéo
Retrouvez tout nos articles sur les mottes castrales et féodales ici.

En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com.
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

Les quatre saisons de la vie par Eustache Dechamps et quelques réflexions sur la mort médiévale

poesie_ballade_morale_moralite_medievale_Eustache_deschamps_moyen-age_avidite_gloutonnerieSujet : poésie médiévale, littérature médiévale,  auteur médiéval, ballade médiévale, poésie morale, réaliste, ballade, moyen-français, mort, vieillesse
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :  « Il n’est  chose qui ne viengne a sa fin»
Ouvrage :  Oeuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome V. Marquis de Queux Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)

Bonjour à tous,

P_lettrine_moyen_age_passion-copiauisqu’arrive le début du mois de novembre, il est  de circonstance de penser à nos chers disparus et, à cette occasion, de se replonger un peu dans les conceptions médiévales de la mort.

Comme il a porté aux nues l’amour courtois, le moyen-Age a aussi beaucoup chanté le destin inéluctable qui nous conduit à notre propre finitude. De Jean de Meung et Rutebeuf à Villon, en passant par Michaut Taillevent, Jean Meschinot, Eustache Deschamps et bien d’autres encore, la camarde a traversé la poésie médiévale comme un constant rappel. Elle n’est pas tant perçue alors comme un grand vide inconnu, un néant dévoreur de consciences, mais plutôt comme un passage obligé entre deux mondes, au moins autant qu’une guide pour l’action aux services des valeurs chrétiennes.

La mort au présent dans le monde médiéval
remède contre la vanité des hommes.

« Vous vous moqueiz de Dieu tant que vient a la mort,
Si li crieiz mercei lors que li mors vos mort
Et une consciance vos reprent et remort;
Si n’en souvient nelui tant que la mors le mort. »
Rutebeuf – Le dit de la croisade de Tunis

Dans les poésies morales ou satiriques, elle fait ainsi figure indirectement de conseillère, ou disons d’un fait inéluctable à conserver à l’esprit si l’on veut avoir quelque chance d’échapper aux affres des enfers. Etape inévitable précédant le jugement, elle est celle qui rattrapera tôt ou tard, dans sa course, le puissant présomptueux, l’avide, le « convoiteux » ou le tyrannique. Et c’est encore elle dont l’approche fait se retourner le poète, entré dans son hiver, sur le temps passé et sur une vieillesse propice à le faire choir, même si, à l’image de Michaut Caron dans son passe-temps, on craint peut-être même plus le spectre de la misère, que celui de la mort.  Au fil du  moyen-âge, on finira par personnifier cette dernière de plus en plus et elle prendra des formes plus grinçantes et morbides, en s’invitant, dansante et goguenarde, dans ses représentations eustache_deschamps_ballade_poesie_medievale_mort_vieillesse_moyen-ageiconographiques comme un personnage à part entière.

On a quelquefois tendance à penser que le moyen-âge la chantait parce qu’elle était partout et que l’on n’avait finalement le choix que de l’avoir sous le nez. C’est un raccourci hâtif. Les guerres y étaient-elles plus meurtrières que celles de notre temps ? Non. Qu’on se souvienne simplement des millions d’enfants et de civils morts sous les bombes depuis la fin du XXe et le début de notre siècle pour s’en convaincre. Par ailleurs et quoiqu’on puisse, là encore, en préjuger, les auteurs du monde médiéval n’ont pas non plus attendu la peste noire et ses terribles ravages pour invoquer la camarde au secours de la morale. Le fait qu’on la trouve encore exposée aux gibets et aux fourches participe également d’une société qui l’enrôle dans sa marche de multiples façons.

Si la mort est omniprésence dans les esprits, c’est que le moyen-âge « l’embrasse ». Il l’invite même, quand elle n’est pas là, pour des raisons philosophiques et religieuses. Pour l’homme médiéval, elle fait partie d’une vision globale où le monde matériel et le monde immatériel ont le même degré de « réalité ». Elle se tient à leur frontière, prise dans un système de valeurs qui la met au cœur de l’action éthique et morale.

Modernité occidentale, la mort sous cloche ?

Il faut bien le constater, dans notre monde moderne occidental, indépendamment du fait que notre espérance de vie s’est améliorée, on a surtout tout mis en oeuvre pour qu’on meurt en silence et loin des regards : « penser à notre propre fin, certes, mais le plus tard possible » est un peu devenu la ligne à suivre. La mort, la vraie, pas celle de l’univers télévisuel, où se mêlent, derrière l’écran plat, morts d’actualité et morts fictionnels dans une véritable inflation, est-elle devenue indécente ? Recouverte de son terrifiant linceul, c’est en tout cas dans l’ombre qu’on la préfère et l’on rêve secrètement, plus que l’on ne l’a jamais fait, de la vaincre et de la faire reculer dans ce monde de matière même, sous la promesse d’une médecine et d’une science qui s’engagent, chaque jour un peu plus, à nous faire durer.

eustache_deschamps_ballade_poesie_medievale_mort_vieillesse_saison_moyen-ageSous la pression du matérialisme, la mort a donc indéniablement perdu de sa « superbe » même s’il convient, toutefois, de rester prudent dans ce genre d’analyses de surface. La société a certes organisé son éloignement manifeste sous la pression de divers phénomènes : laïcisation et recul de l’éducation religieuse – émergence d’une science moderne « toute puissante » qui allait bientôt prétendre faire reculer tous les mystères et toutes les fatalités – mouvement général d’individualisation (l’individu-client, laissé libre de ses choix, consommateur de spiritualité ou de religion et « faisant son marché ») et encore, corollaire de cette individualisation, éclatement de la famille traditionnelle (éloignement, placements des générations précédentes, et des personnes âgées,…)

De fait, une part importante des problématiques et des conceptions autour de la mort se sont beaucoup recentrées dans la sphère de l’espace privé à individuel mais cela ne signifie pas, pour autant que cette dernière s’y trouve vidée de toute substance spirituelle ou de tout rôle « actif » dans le cheminement de vie. D’ailleurs, hors de la sphère publique et quoiqu’elles projettent sur l’après-vie, nombre de pratiques religieuses ou spirituelles actuelles ont conservé à la camarde un statut « moral » d’importance . On vit alors avec elle, dans un esprit qui n’est sans doute pas très éloigné de celui qui gouvernait déjà au moyen-âge,  même si la société ne vibre plus à cette unisson, au moins dans son espace public.

Eustache Deschamps, ballade Médiévale :
Il n’est chose qui ne viengne a sa fin

Au cœur du XIVe siècle, Eustache Deschamps nous parlait des  quatre saisons de la vie et de la finitude de toute chose et c’est la ballade que nous avons choisi de partager avec vous aujourd’hui. Comme il s’agit de moyen-français, nous ne donnons ici que quelques clés de vocabulaire. Le reste demeure largement compréhensible.

Tout finit

Selon les temps et les douces saisons,
Selon les ans et aages de nature,
Selon aussi .IIII. complexions,
Vient joie ou dueil a toute créature.
Le sec aux champs, autre foiz la verdure,
Folie et sens, povreté et richesce
Es corps humains, force, vertu, jeunesce,
Et puis convient tout aler a déclin,
Arbres, bestes, gens mourir par viellesce :
II n’est chose qui ne viengne a sa fin.

En jeune temps, nous nous esjouissons
Pour le sang chaut; lors sommes plains d’ardure,
Nos jeunesces et folies faisons
Sanz y garder loy, raison ne mesure,
Fors volunté; tout est en adventure,
En cellui temps Cuidier* (croire, être présomptueux) nous point* (pique) et blesce;
C’est le doulz May qui dormir ne nous lesse,
Qui du vert bois nous monstre le chemin ;
Lors a un coup fleur, fruit et vert delesse :
II n’est chose qui ne viengne a sa fin.

Mais assez tost ceste chaleur laissons ;
Après Printemps vient Esté qui po dure,
Ou folement de noz vouloirs usons,
Gastans noz corps en pechié et laidure.
Autonpne après, moyenne saison, dure,
Qui des .II. temps les fruiz meure* (mûrir) et adresse :
Aux bien faisans les donne a grant largesce,
Mais pareceux n’ont d’elle blef ne vin,
Dont mainte gent muèrent en grant destresce :
II n’est chose qui ne viengne a sa fin.

En Décembre fueilles cheoir veons
D’arbres, de prez et venir la froidure ;
Es chaux foyers pour ce nous retraions,
Qui a de quoy, et qui non, si endure.
Recorder fault sa fole nourreture,
Ses maulx soufrir. De legier* (aisément) se courresse* (courroucer)
Homs en ce temps qui de mal sent l’appresce* (l’oppression)
Et li chéent* (choir) par viellesce li crin* (les cheveux);
Ainsis s’en vont roys, ducs, contes et contesse :
Il n’est chose qui ne viengne a sa fin.

Janvier, Février sont neges et glaçons,
Ceuls sont de l’an la fin froide et obscure;
En cel aage la teste blanche avons,
En déclinant vers nostre sépulture ;
Nous sommes lors chargans et plains d’ordure
Hors du doulz May de joie et de leesce* (liesse).
La vient la Mort qui sonne nostre messe,
Car riens qui naist n’eschive son chemin
Qui par ce pas sa voie ne radresce* (redresser) :
Il n’est chose qui ne viengne a sa fin.

L’envoy

Prince, empereurs, rois, dames et barons,
Religieus, peuples, considérons
Que tuit sommes du monde pèlerin
Et qu’en passant nous y trespasserons;
Faisons donc bien et le mal eschivons :
Il n’est chose qui ne viengne a sa fin.

En vous souhaitant une excellente journée et un bon week end de la Toussaint.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

Sur le sujet de la mort au moyen-âge, nous vous invitons  à découvrir également  l’article suivant:  Mort médiévale, mort moderne : idées reçues, approche comparée et systèmes de représentations 

Annonce : animations médiévales pour un arbre de noël, petit projet sympa pour une compagnie du Lyonnais.

animations_medievales_annonce_recherche_compagnie_medievalesSujet : animations médiévales, compagnies médiévales, combattants en armure, conteur-animateur, saltimbanques.
Cadre ; arbre de Noël
Public : tout public, adolescents, enfants, adultes
Date : le dimanche 9 décembre 2018

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous sommes contactés pour un joli petit projet sur une journée dans le cadre d’un arbre de Noël pour des sapeurs pompiers. L’activité est prévue sur Lyon même. L’animation sera tout public avec des activités à prévoir pour les enfants également.

La date est le dimanche 9 décembre. Il faudrait une compagnie assez polyvalente : une paire de combattants en armure, quelques saltimbanques, un « conteur » animateur pour le côté scénarisation.

SVP contactez nous en privé si vous êtes sur le Lyonnais. C’est assez urgent.

Une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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