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« Li plusour ont d’amours chanté » : l’amour courtois du trouvère Gace Brûlé contre les médisants

musique_danse_moyen-age_ductia_estampie_nota_artefactumSujet : musique médiévale, chanson médiévale,  poésie, amour courtois, trouvère, vieux-français,  fine amant, fine amor, fin’amorchansonnier C, manuscrit ancien
Période :  XIIe,  XIIIe, moyen-âge central
Titre: Li plusour ont d’amours chanté 
Auteur :  Gace Brûlé  (1160/70 -1215)
Interprète :  Ensemble Oliphant
Album: Gace Brûlé (Alba Records, 2004)
Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous revenons, aujourd’hui, aux premiers trouvères du moyen-âge, avec une chanson du XIIe siècle. Elle a été diversement attribuée par les manuscrits et sources d’époque au Châtelain de Coucy  ou à Gace Brûlé. Suivant l’avis partagé par un nombre important de médiévistes, c’est cette dernière attribution, par  le Chansonnier C ou Manuscrit de Berne Cod 389 (voir ce manuscrit en ligne ici ) que nous avons choisi de retenir ici.

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Gace Brûlé dans le Chansonnier Trouvère C, de la bibliothèque de Berne

Pour son interprétation, nous retrouvons l’ensemble médiéval finlandais Oliphant et l’album que la formation avait dédié  à ce trouvère, en 2004 (voir article détaillé ).

« Li plusour … », une leçon d’amour courtois
contre les médisants et les faux amoureux,

Dans la pure tradition de la lyrique courtoise, le poète  donne ici un leçon de fine amor (fin’amor) à ses contemporains. Contre les médisants, les envieux et les « faux amoureux », il est, nous explique t-il, comme tant d’autres poètes lyriques médiévaux le feront par ailleurs, un fine amant sincère et véritable.

Comme toute société crée et valorise ses propres normes, elle produit aussi systématiquement la possibilité de s’en revêtir faussement pour s’élever socialement. Et comme la loyauté engendre la fausse loyauté, l’humilité la fausse modestie, au Moyen-âge, la courtoisie donne naissance au « faux amoureux ». On retrouve parmi ces derniers, ceux qui entrent dans la compétition en feignant la Fine amor véritable, pour faire bonne figure auprès des dames, mais aussi, plus largement, de l’univers mondain. Pour n’en citer qu’un exemple, on se souvient de cet « amor torné en fables » dont nous parlait Chrétien de Troyes dans son Chevalier au Lion :

« Or est amor torné en fables,
Por ce que cil rien n’en sentent
Dient qu’ils aiment, et si mentent ;
Et cil fable et mensonge en font,
Que s’en vantent, et rien n’y ont.
Mais por parler de celz qui furent,
Laissons celz qui en vie durent,
Qu’encor valt miex, se m’est avis,
Un cortois mort qu’un vilain vis. »
Chrétien de Troyes – Yvain ou l Chevalier au Lion.

Aux côtés du faux-amoureux, les médisants, les « lauzengiers » ou les calomniateurs,  qui transgressent par leurs mensonges les règles de l’amour courtois et le salissent, sont montrés du doigt par le poète.  Plus vils que le plus vil des vilains, ils sont exécrés par lui et  voués à être mis au banc. Ce thème récurrent des « médisants », déjà présent chez les troubadours sera largement repris, par la suite, chez les trouvères. Bien souvent, il ne s’agit pas seulement d’un procédé littéraire qui consisterait à invoquer des ennemis « imaginaires » comme autant d’obstacles dressés entre le poète et la réalisation de son désir, pour mieux l’édifier comme fine amant, aux yeux de sa dame et de l’univers mondain. Si l’effet est bien là, l’adversité et les quolibets sont aussi bien réels. Dans le contexte des cours où la courtoisie s’exerce,  les enjeux de pouvoir et la nature transgressive et sulfureuse de l’amour courtois ont suscité des rivalités et des tensions véritables. Pour n’en dire qu’un mot, laissons ici la parole à Joseph Anglade

« (…) Que les troubadours aient reçu un excellent accueil dans les cours où ils apportaient la poésie et la joie, c’est ce que tous les témoignages du temps, leurs œuvres en premier lieu, nous apprennent. Mais ils nous disent aussi combien âpre fut ce que nous appellerions du nom vulgaire de concurrence ou du nom en apparence plus scientifique de lutte pour la vie. Les poésies des troubadours sont pleines d’allusions aux «médisants»; ce sont eux qui perdent le poète auprès de sa dame ou qui ternissent sa réputation. Ils le brouillent, chose aussi grave, avec son protecteur. On peut croire les troubadours sur parole. Dans ces petites sociétés fermées où ils vécurent, la jalousie, et son cortège habituel, la calomnie et la médisance, durent pousser comme fleurs naturelles. »
Joseph Anglade
Les Troubadours, leurs vies, leurs œuvres, leur influence (1919)

Pour le reste, la chanson est dédiée au comte de Bretagne,  et si c’est bien Gace Brûlé qui l’a composé, il s’agit probablement de Geoffroy II de Bretagne, fils d’Aliénor d’Aquitaine et d’Henri II d’Angleterre, noble contemporain et protecteur, du trouvère.

Paroles en vieux-français avec clefs de vocabulaire

I
Li plusour* (nombreux) ont d’amours chanté
Par esfort et desloiaument* (avec force et de façon déloyale);
Mes de tant me doit savoir gré,
Qu’onques ne chantai faintement.
Ma bone foi m’en a gardé,
Et l’amours, dont j’ai tel plenté* (en abondance),
Que merveille est* (qu’il est étonnant) se je rien hé* (haïr),
Neïs* (pas plus que, ni même) celé* (celer, cacher) envïouse gent.

II
Certes j’ai de fin cuer amé,
Ne ja n’amerai autrement;
Bien le puet avoir esprouvé
Ma dame, se garde s’en prent* (si elle y prête attention).
Je ne di pas que m’ait grevé* (qu’il ne m’ai pesé, blessé)
Qu’el ne soit a ma volenté,
Car de li sont mit mi pensé,
Moût me plet ce que me consent.

III
Se j’ai fors* (hors) du pais esté,
Ou mes biens et ma joie atent,
Pour ce n’ai je pas oublié
Conment on aime loiaument;
Se li merirs* (les mérites, les récompenses) m’a demoré
Ce m’en a moût reconforté,
Qu’en pou* (peu) d’ore a on recouvré
Ce qu’on desirre longuement.

IV
Amours m’a par reson moustré
Que fins amis* (le fine amant) sueffre et atent ;
Car qui est en sa poësté* (pouvoir)
Merci doit proier franchement* (doit implorer grâce ouvertement),
Ou c’est orgueus; — si l’ai prouvé;
Mais cil faus amorous d’esté,
Qui m’ont d’amour ochoisoné* (chercher quereller, accuser),
N’aiment fors quant talens lor prent*. (que quand l’envie leur prend)

V
S’envïous l’avoient juré,
Ne me vaudroient il nïent,
La dont il se sont tant pené
De moi nuire a lor essïent* (sciemment, volontairement).
Por ce aient il renoié Dé,
Tant ont mon enui* (chagrin, ennui) pourparlé* (débattu, discuté)
Qu’a paine* (difficilement) verrai achevé
Le penser qui d’amours m’esprent.

VI
Mes en Bretaigne m’a loé
Li cuens(le comte), cui j’aim tôt mon aé* (âge, vie. que j’ai aimé toute ma vie),
El s’il m’a bon conseil doné,
Ce verrai je procheinement.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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