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Chanson medievale : les tourments courtois de Blondel de Nesle

Sujet :   musique médiévale, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, vieux-français, langue d’oïl, fine amor, manuscrits médiévaux, français 944, chansonnier du roi, cod 389, Trouvère C, manuscrit de Bern,
Période :  XIIe,  XIIIe s, Moyen Âge central
Titre:  
Mes cuers me fait commencier
Auteur :   Blondel de Nesle (1155 – 1202)
Interprète :  
Dr Matthew P. Thomson (2019)
The Oxford Research Center in the Humanities

Bonjour à tous,

n espérant que ce nouvel article vous trouve en joie et en santé, nous vous proposons un nouveau voyage au cœur du Moyen Âge des trouvères. Cette fois-ci, nous nous mettrons en route pour le XIIe siècle avec une nouvelle composition médiévale courtoise. Sur la foi de certains manuscrits, cette chanson d’un amant tourmenté, est attribuée à Blondel de Nesle. Comme nous le verrons, d’autres experts se sont montrés un peu plus réservés sur cette attribution.

Un chevalier trouvère entré dans la légende

Pour en redire un mot, l’œuvre de Blondel de Nesle n’est pas considérable en taille. Un de ses biographes les plus récents, le professeur de littérature et de philologie canadien Yvan G Lepage lui prête, de manière certaine, 23 chansons et en ajoute 4 d’attribution plus douteuse ( L’Œuvre lyrique de Blondel de Nesle, Edition critique, avec introduction, notes et glossaire, Paris, Editions Honoré Champion, 1994). Cette production plutôt modeste n’empêcha pas le trouvère et chevalier picard d’entrer dans la légende notamment grâce aux Récits d’un ménestrel de Reims au treizième siècle, ouvrage encore connu sous le nom de Chronique de Rains.

Ces récits ne sont pas contemporains de Blondel. Ils parurent, en effet, plus de 70 ans après les faits qu’ils relatent et, notamment, le triste emprisonnement de Richard Cœur de Lion, en Autriche, dès son retour de croisades. Dans un long passage consacré à cet épisode, le ménestrel chroniqueur fit état d’un certain « Blondiaus ». Loyal ménestrel élevé à la cour du roi depuis l’enfance, dès après la disparition du souverain anglais, ce dernier aurait écumé tous les recoins et routes à sa recherche. Toujours suivant cette chronique, la persévérance de ce Blondiaus aurait été payante puisqu’il aurait contribué à sa découverte du roi d’Angleterre dans les geôles d’Autriche grâce à une chanson connue de eux seuls :

« Ainsi comme il estoit en ceste pensée, li rois regarda par une archiere; et voit Blondel. Et pensa comment il se feroit à lui connoistre; et li souvint d’une chançon qu’il avoient faite entr’eus deus, et que nus ne savoit que il dui.
Si commença à chanteir le premier mot haut et cler, car il chantoit très bien ; et quant Blondiaus l’oï, si sot certainnement que ce estoit ses sires. Si ot en son cuer la graingneur- joie qu’il eust eu onques mais nul jour. »

Récits d’un ménestrel de Reims au treizième siècle,
publiés pour la Société de l’Histoire de France, Natalis de Wailly

Conte ou vérité ?

Autant le dire, les nombreuses fantaisies que se permet le même ménestrel à l’égard de l’Histoire dans son ouvrage, permettent de douter largement de la véracité de ses propos. Du reste, si l’objectivité ou la méthodologie n’est, en général, pas le fort des essais historiques datés du Moyen Âge, l’auteur lui-même n’en a pas non plus eu la prétention. Il parle, en effet, de « conte » à l’égard de sa production. Pour préciser encore cette idée, en 1876, dans une édition de cette Chronique, l’historien et archiviste Natalis de Wailly, dira :

« Il y a dans son récit proprement dit des erreurs qu’il peut avoir empruntées à d’autres et qu’il répète de confiance ; mais les discours et les dialogues offrent généralement tous les caractères d’une œuvre d’imagination aussi dénuée de vérité que de vraisemblance historique. »

Récits d’un ménestrel de Reims, Natalis de Wailly

Demeuré encore à ce jour totalement invérifiable, le récit séduit, pourtant, et fit même entrer Blondel dans l’Histoire, ou au moins dans la légende. On note que, quand bien même, l’anecdote serait vraie sur le fond ce qui est loin d’être sûr, la corrélation entre ce Blondiaus et l’autre n’en serait par pour autant établie. Pour reprendre, cette fois, les mots de Yvan G Lepage (op cité) :

« Cette légende allait obtenir un succès considérable. Reprise plusieurs fois aux XIV » et XV » siècle , elle trouva un nouveau souffle, en 158l, quand le philologue Claude Fauchet y fit écho dans son Recueil de l’origine de la langue et poésie françoise. Mais pour la première fois était établie une distinction entre « Blondiaux », le ménestrel de Richard Cœur de Lion, et le trouvère « Blondiaux de Nesle », auteur de chansons d’amour!, distinction maintenue par l’abbé de La Rue, mais que le premier éditeur de Blondel, Prosper Tarbé, combattit vigoureusement. Pour ce dernier, « Je poète et l’ami [du roi Richard] ne font qu’un ».

Yvan G Lepage – L’Œuvre lyrique de Blondel de Nesle,
Editions Honoré Champion (1994)

Des universitaires et chercheurs d’Oxford
à la découverte des musiques médiévales

Mes cuer me fait commencier par Matthew P. Thomson

On doit la belle interprétation du jour au Professeur Matthew P. Thomson. Attaché à l’université d’Oxford, cet enseignant et chercheur en musicologie médiévale s’est spécialisé dans la musique des trouvères français du XIIIe siècle et particulièrement des motets et chants polyphoniques.

Chansonnier Trouvère C - Blondel de Nesle

L’enregistrement du jour a été effectué en juin 2019, à Oxford, à l’occasion d’une conférence récital. Organisé par le Oxford Research Center in the Humanities, l’événement avait réuni des universitaires et interprètes sur le thème de la musique médiévale des XIIIe et XIVe siècle. On sait, par ailleurs, le grand rôle joué par l’université anglaise et ses chercheurs dans le domaine de la littérature médiévale française et européenne. Loin de se limiter à des publications et contributions de qualité sous forme d’ouvrages papier, Oxford a aussi produit nombre de supports et de documents en ligne pour qui s’intéresse à ces sujets.

Sources et attribution de la chanson du jour

Si Prosper Tarbé attribua cette chanson à Blondel de Nesle (Les Oeuvres de Blondel de Neele, 1862), Yvan Lepage se montrera plus tiède sur la question en la rangeant aux côtés d’autres pièces qualifiées de douteuses. L’explication de ces doutes est simple ; elle réside dans les manuscrits médiévaux.

Chanson de Blondel De Nesle, Manuscrit médiéval Français 844

Sur les quatre manuscrits dans laquelle on retrouve cette composition, deux d’entre eux l’attribuent à Blondel (Blondiaus). Il s’agit du Chansonnier du Roi ou Manuscrit du Roy, référencé Ms Français 844 et du Ms Français 12615 connu sous le nom de Chansonnier de Noailles (image en-tête d’article), tous deux conservé à la BnF. Un autre manuscrit ne reconnait pas d’auteur à cette chanson : c’est le célèbre Chansonnier Trouvère C dit manuscrit de Bern, encre référencé comme le Cod 389 de la Burgerbibliothek (à consulter en ligne ici). Enfin, un quatrième manuscrit donne la paternité de cette pièce à Gace Brûlé : le Français 847 ou manuscrit Cangé 65. Devant cette disparité relative, Yvan G Lepage fait simplement le choix de ne pas trancher en faveur de l’un ou l’autre de ces manuscrits médiévaux.

Cette parenthèse sur les sources historiques étant faite, la chanson médiévale du jour est une pièce dans la pure tradition de l’amour courtois. Le poète s’y montre dolant et souffrant et s’en plaint tout en ne s’en plaignant pas tant que ça. Pas de doute, voilà l’attitude correcte pour gagner ses galons de fine amant.


Mes cuers me fait commencier
dans le vieux français de Blondel de Nesle

Mes cuers me fait commencier,
Quant je déusse finir ,
Por ma grant dolor noncier

Cele qui me fet languir.
Mès onc ne sout mon désir ;
Si ne m’en doi merveillier ,
Se j’en ai angoisse et ire.

Mon cœur me fait commencer ma chanson
Quand je devrais la terminer,
Pour annoncer ma grande douleur
A celle qui m’affaiblit
Mais jamais elle n’a connu (savoir ou soldre ? soulagé) mon désir
Aussi ne dois-je pas me surprendre
D’en éprouver souffrance et chagrin.

Uns autres déust morir ,
S’il fust en tel désirier.
Mès espérance et souffrir
Me font assez mains grégier (faire tord, léser, opprimer, etre préjudiciable)
Et mes grant maus alégier, (alléger, soulager)
Dont ja ne quiers départir.
Chançonete, va li dire.

Un autre en mourrait
S’il se trouvait dans un tel désir
Mais l’espérance et l’attente
Ne me causent pas tant de torts
Et mes tourments sont allégés
Et je ne cherche pas à m’en défaire
Chansonnette, va le lui dire.

Par Dieu ! trop i puis targier.
Biau sire , à vostre plaisir.
Volez me vous plus chargier ?
— Oil ; mes ainc ne l’os géhir ;
Car li félon losangier
Me font maint ennui sentir.
Mès garde toi de mesdire.

Par Dieu ! Trop tu puis tarder (à lui porter, il parle, semble-t-il, à la chanson)
—  Qu’il en soit selon votre plaisir, beau sire,
Voulez-vous me confier autre chose ?
—  Oui, mais je n’ose l’avouer : (1)
Car les félons médisants
Me causent maints ennuis
Mais garde-toi d’en mesdire (
de dire du mal, de lui en parler).

Qui bien aime sans trichier,
El qui veut Amors servir,
Ne se doit pas esmaier (emouvoir, troubler, effrayer)
Ne por paine repentir.
Bien a povoir de mérir (meriter, gagner, recompenser)
La dolor et l’encombrier (charge, malheur, embarras, difficulté)
Amors, qu’ele est maus et mire. (le mal et le remède)

Celui qui aime sans détour (sans tricherie, avec courtoisie)
Et qui veut amour servir
Ne doit pas s’en émouvoir
Ni, pour sa peine, s’en repentir (cesser d’aimer),
Car l‘amours a bien le pouvoir de récompenser,

La douleur et la difficulté
puisqu’il est à la fois le mal et le remède (la maladie et le médecin)
.

(1) Variantes manuscrits
0 je, maiz ne l’os gehir,
Car tant me fait mal sentir
Que ne m’en sai conseillier;
Maiz guarde toi de mesdire.


Oui, mais je ne l’ose avouer,
Car elle me fait tan souffrir
Que je ne sais quoi faire,
Mais garde toi d’en dire du mal.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com.
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

« Li plusour ont d’amours chanté » : l’amour courtois du trouvère Gace Brûlé contre les médisants

musique_danse_moyen-age_ductia_estampie_nota_artefactumSujet : musique médiévale, chanson médiévale,  poésie, amour courtois, trouvère, vieux-français,  fine amant, fine amor, fin’amorchansonnier C, manuscrit ancien
Période :  XIIe,  XIIIe, moyen-âge central
Titre: Li plusour ont d’amours chanté 
Auteur :  Gace Brûlé  (1160/70 -1215)
Interprète :  Ensemble Oliphant
Album: Gace Brûlé (Alba Records, 2004)
Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous revenons, aujourd’hui, aux premiers trouvères du moyen-âge, avec une chanson du XIIe siècle. Elle a été diversement attribuée par les manuscrits et sources d’époque au Châtelain de Coucy  ou à Gace Brûlé. Suivant l’avis partagé par un nombre important de médiévistes, c’est cette dernière attribution, par  le Chansonnier C ou Manuscrit de Berne Cod 389 (voir ce manuscrit en ligne ici ) que nous avons choisi de retenir ici.

chanson-medievale_amour-courtois_trouvere_gace-brule_li-plusour_manuscrit_berne_chansonnier-C_moyen-age_s
Gace Brûlé dans le Chansonnier Trouvère C, de la bibliothèque de Berne

Pour son interprétation, nous retrouvons l’ensemble médiéval finlandais Oliphant et l’album que la formation avait dédié  à ce trouvère, en 2004 (voir article détaillé ).

« Li plusour … », une leçon d’amour courtois
contre les médisants et les faux amoureux,

Dans la pure tradition de la lyrique courtoise, le poète  donne ici un leçon de fine amor (fin’amor) à ses contemporains. Contre les médisants, les envieux et les « faux amoureux », il est, nous explique t-il, comme tant d’autres poètes lyriques médiévaux le feront par ailleurs, un fine amant sincère et véritable.

Comme toute société crée et valorise ses propres normes, elle produit aussi systématiquement la possibilité de s’en revêtir faussement pour s’élever socialement. Et comme la loyauté engendre la fausse loyauté, l’humilité la fausse modestie, au Moyen-âge, la courtoisie donne naissance au « faux amoureux ». On retrouve parmi ces derniers, ceux qui entrent dans la compétition en feignant la Fine amor véritable, pour faire bonne figure auprès des dames, mais aussi, plus largement, de l’univers mondain. Pour n’en citer qu’un exemple, on se souvient de cet « amor torné en fables » dont nous parlait Chrétien de Troyes dans son Chevalier au Lion :

« Or est amor torné en fables,
Por ce que cil rien n’en sentent
Dient qu’ils aiment, et si mentent ;
Et cil fable et mensonge en font,
Que s’en vantent, et rien n’y ont.
Mais por parler de celz qui furent,
Laissons celz qui en vie durent,
Qu’encor valt miex, se m’est avis,
Un cortois mort qu’un vilain vis. »
Chrétien de Troyes – Yvain ou l Chevalier au Lion.

Aux côtés du faux-amoureux, les médisants, les « lauzengiers » ou les calomniateurs,  qui transgressent par leurs mensonges les règles de l’amour courtois et le salissent, sont montrés du doigt par le poète.  Plus vils que le plus vil des vilains, ils sont exécrés par lui et  voués à être mis au banc. Ce thème récurrent des « médisants », déjà présent chez les troubadours sera largement repris, par la suite, chez les trouvères. Bien souvent, il ne s’agit pas seulement d’un procédé littéraire qui consisterait à invoquer des ennemis « imaginaires » comme autant d’obstacles dressés entre le poète et la réalisation de son désir, pour mieux l’édifier comme fine amant, aux yeux de sa dame et de l’univers mondain. Si l’effet est bien là, l’adversité et les quolibets sont aussi bien réels. Dans le contexte des cours où la courtoisie s’exerce,  les enjeux de pouvoir et la nature transgressive et sulfureuse de l’amour courtois ont suscité des rivalités et des tensions véritables. Pour n’en dire qu’un mot, laissons ici la parole à Joseph Anglade

« (…) Que les troubadours aient reçu un excellent accueil dans les cours où ils apportaient la poésie et la joie, c’est ce que tous les témoignages du temps, leurs œuvres en premier lieu, nous apprennent. Mais ils nous disent aussi combien âpre fut ce que nous appellerions du nom vulgaire de concurrence ou du nom en apparence plus scientifique de lutte pour la vie. Les poésies des troubadours sont pleines d’allusions aux «médisants»; ce sont eux qui perdent le poète auprès de sa dame ou qui ternissent sa réputation. Ils le brouillent, chose aussi grave, avec son protecteur. On peut croire les troubadours sur parole. Dans ces petites sociétés fermées où ils vécurent, la jalousie, et son cortège habituel, la calomnie et la médisance, durent pousser comme fleurs naturelles. »
Joseph Anglade
Les Troubadours, leurs vies, leurs œuvres, leur influence (1919)

Pour le reste, la chanson est dédiée au comte de Bretagne,  et si c’est bien Gace Brûlé qui l’a composé, il s’agit probablement de Geoffroy II de Bretagne, fils d’Aliénor d’Aquitaine et d’Henri II d’Angleterre, noble contemporain et protecteur, du trouvère.

Paroles en vieux-français avec clefs de vocabulaire

I
Li plusour* (nombreux) ont d’amours chanté
Par esfort et desloiaument* (avec force et de façon déloyale);
Mes de tant me doit savoir gré,
Qu’onques ne chantai faintement.
Ma bone foi m’en a gardé,
Et l’amours, dont j’ai tel plenté* (en abondance),
Que merveille est* (qu’il est étonnant) se je rien hé* (haïr),
Neïs* (pas plus que, ni même) celé* (celer, cacher) envïouse gent.

II
Certes j’ai de fin cuer amé,
Ne ja n’amerai autrement;
Bien le puet avoir esprouvé
Ma dame, se garde s’en prent* (si elle y prête attention).
Je ne di pas que m’ait grevé* (qu’il ne m’ai pesé, blessé)
Qu’el ne soit a ma volenté,
Car de li sont mit mi pensé,
Moût me plet ce que me consent.

III
Se j’ai fors* (hors) du pais esté,
Ou mes biens et ma joie atent,
Pour ce n’ai je pas oublié
Conment on aime loiaument;
Se li merirs* (les mérites, les récompenses) m’a demoré
Ce m’en a moût reconforté,
Qu’en pou* (peu) d’ore a on recouvré
Ce qu’on desirre longuement.

IV
Amours m’a par reson moustré
Que fins amis* (le fine amant) sueffre et atent ;
Car qui est en sa poësté* (pouvoir)
Merci doit proier franchement* (doit implorer grâce ouvertement),
Ou c’est orgueus; — si l’ai prouvé;
Mais cil faus amorous d’esté,
Qui m’ont d’amour ochoisoné* (chercher quereller, accuser),
N’aiment fors quant talens lor prent*. (que quand l’envie leur prend)

V
S’envïous l’avoient juré,
Ne me vaudroient il nïent,
La dont il se sont tant pené
De moi nuire a lor essïent* (sciemment, volontairement).
Por ce aient il renoié Dé,
Tant ont mon enui* (chagrin, ennui) pourparlé* (débattu, discuté)
Qu’a paine* (difficilement) verrai achevé
Le penser qui d’amours m’esprent.

VI
Mes en Bretaigne m’a loé
Li cuens(le comte), cui j’aim tôt mon aé* (âge, vie. que j’ai aimé toute ma vie),
El s’il m’a bon conseil doné,
Ce verrai je procheinement.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

« Moult m’anue d’iver ke tant ait dureit », Colin Muset fine amant au renouveau saisonnier

trouvere_poesie_medievale_chansons_lyrique-courtoise_moyen-ageSujet : chanson médiévale, poésie médiévale, trouvère, auteur médiéval, vieux-français,  fine amant, lyrique courtoise, amour courtois.
Période : moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur ; Colin Muset (1210-?)
Titre : « Moult m’anue d’iver ke tant ait dureit.»
Ouvrage : Les chansons de Colin Muset, par Joseph Bédier, avec la transcription des mélodies par Jean Beck. Paris, Champion, 1938.

Bonjour à tous,

P_lettrine_moyen_age_passion-copiaour avancer dans notre exploration du répertoire des trouvères du moyen-âge central, nous vous présentons, aujourd’hui, une nouvelle pièce de Colin Muset.

Si ce poète médiéval a mis dans nombre de ses chansons, une touche personnelle d’humour et même de truculence rafraîchissantes, il épouse, ici, de manière plus sage, les formes « classiques » de la lyrique courtoise : les saisons y reflètent les états émotionnels du poète et, contre l’hiver, l’arrivée du beau temps et du rossignol l’inspireront et le mettront en joie. Ce sera le moment idéal pour louer la dame chère à son cœur et qui n’a que des qualités, dont la moindre n’est pas de lui avoir cédé. Enfin, dans un « siècle » qui compte bien peu de courtoisie, nous dit-il, il est bien décidé à demeurer, de son côté, contre les fous, les vilains et autres rustres, un fine amant parfait.

Sources manuscrites

On ne retrouve cette pièce que dans un seul manuscrit d’époque : le Chansonnier français C, encore référencé Cod 389. Daté de la fin du XIIIe siècle, ce codex est conservé à la Burgerbibliothek de Berne et vous pouvez le consulter au lien suivant.

La notation musicale de cette chanson ne nous est, hélas, pas parvenue et il faut encore noter, à son sujet, que sa versification assez inusuelle la démarque clairement du reste de l’oeuvre de Colin Muset. De fait, contre le copiste du manuscrit de Berne, Gaston Paris avait émis quelques doutes sur son attribution. Dans son édition de 1938 (op cité), Joseph Bédier a, quant à lui, fait le choix de se fier au manuscrit et de la maintenir dans les compositions du trouvère. C’est un débat qui reste ouvert entre médiévistes et on en trouvera quelques subsides, notamment chez le spécialiste de littérature médiévale Alain Corbellari, dans son ouvrage Joseph Bédier: écrivain et philologue, paru chez Droz, en 1997.

poesie_medievale_amour_courtois_colin-muset_moyen-age_manuscrit_benr_389_chansonnier-C-s
Colin Muset, dans le Chansonnier Trouvère C de la Burgerbibliothek de Berne

Moult m’anue d’iver ke tant ait dureit
en vieux français avec clefs de vocabulaire

I
Moult m’anue d’iver ke tant ait dureit
Ke je ne voi rossignor en bruel ramei* (sur un buisson feuillu),
Et, dès ke je voi lou tens renoveleit,
Si me covient ke je soie en cest esteit
Plux mignos* (gracieux) et envoixiez *(enjoué) ke n’aie esteit.

Il
Bone dame belle et blonde l’a loweit* (loué, approuvé),
S’est bien drois* (juste) ke j’en faice sa volenteit,
Ke j’avoie tout le cuer desespereit.
Par son doulz comandement l’ay recovreit ;
Or ait mis en moult grant joie mon penseir.

III
Jai* (jamais) de joie faire ne serai eschis* (rétif, exempté),
Pues ke ma dame le veult, a simple vis,
Et g’i ai si por s’amor mon penseir mis
Ke ne poroie troveir, ce m’est avis,
Dame de si grant valor ne de tel prix.

IV
Medixant* (les médisants) ont tout le mont en mal poent mis,
Ke li siècles n’est maix cortois ne jolis,
Et nonporcant* (cependant) ki seroit loiauls amis,
K’il ne fust fols ne vilains ne mal apris,
Cil poroit avoir grant joie a son devis. (à sa disposition, à discrétion)

V
Sa biaulteis et sui vair ueil (yeux bleus) et ces doulz ris* (rires)
Me tiennent mignot et gai ; plux seus jolis
Ke je n’avoie ains esteit, ce vos plevis* (je vous le certifie).

*
*     *

C’est por la millor ki soit jusc’a Paris.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com.
A la découverte du Moyen-Age sous toutes ses formes.

Amors, tençon et bataille, une chanson lyrique médiévale de Chrétien de Troyes

chretien_de_troyes_chanson_medievale_amor_tenson_batailleSujet  : trouvère, langue d’oïl, vieux français, poésie, chanson médiévale,  lyrique courtoise
Période : moyen-âge central, XIIe siècle
Auteur  :  Chrétien de Troyes  (1135-1185)
Titre  :  « Amors, tençon et bataille»
Interprète :  Ensemble Tre Fontane
Album
Musiques  à la Cour d’Aliénor d’Aquitaine
 (2007)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous repartons aujourd’hui au XIIe siècle vers les premières trouvères de la France médiévale et même vers l’un des plus célèbres d’entre eux bien qu’il doive sa renommée à d’autres talents qu’ à ses chansons lyriques. Eclipsé par le caractère « monumental » de ses romans arthuriens, on en oublierait presque, en effet, que Chrétien de Troyes  compte aussi parmi des premiers à avoir transposé les codes de la lyrique courtoise d’Oc dans cette langue d’Oïl qui allait donner naissance, à travers le temps, au français moderne (voir conférence de Richard Trachsler  pour mieux cerner cette notion de célébrité).

Il faut dire aussi que l’auteur du célèbre Conte de Graal, du Chevalier au Lion ou encore du Lancelot, chevalier de la charrette pour ne citer que ceux-là,  ne nous a pas laissé quantité de chansons et il demeure encore plus vrai que les quelques unes qu’on pensait devoir lui attribuer ont été longtemps sujettes à caution. Si on l’avait, en effet, crédité d’une demi dizaine de pièces, du côté des médiévistes et experts de ces questions, il semble qu’on soit enclin à ne désormais à n’en retenir que deux pour certaines.

On doit cette clarification aux analyses de la philologue et romaniste Marie-Claire Zai dans son ouvrage Les chansons courtoises de Chrétien de Troyes,  daté de 1974. Jusqu’à nouvel ordre et selon son expertise, il nous reste donc deux chansons lyriques de Chrétien de Troyes à nous mettre sous la dent: D’Amors, qui m’a tolu a moi, pièce sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir plus tard dans le temps, et celle du jour Amors, tençon et bataille.

Amors, tençon et bataille
dans les manuscrits anciens

On ne retrouve pas cette chanson de Chrétien dans quantité de manuscrits mais seulement dans deux d’entre eux.

L’un est conservé à la BnF. Il s’agit du MS Français 20050 (photo ci-dessous). Connu encore sous le nom de Chansonnier français de Saint-Germain des Prés, ce manuscrit, écrit à plusieurs mains, comprend 173 feuillets et on peut y trouver des chansons, romances et pastourelles du moyen-âge central. Il est daté du XIIIe siècle.

chrétien_de_troyes_poesie_medievale_amor_tenson_bataille_manuscrit_fr_20050_chansonnier_saint-germain-des-pres_moyen-age_480
Amors, tençon et bataille, de Chrétien de Troyes, MS Français 20050; Bnf, departement des Manuscrits.

Le second ouvrage est conservé en Suisse à la Bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne (Burgerbibliothek). Nomenclaturé Manuscrit  de Berne 389 (Cod 389) ou encore   Chansonnier Français C ou trouvère C.  Il est également daté du XIIIe siècle mais est largement plus étoffé que le précédent puisqu’il contient 249 feuillets. On y trouve des chansons de trouvères (anonymes ou attribuées) et il présente. en tout, la bagatelle de 524 pièces médiévales dont un grand nombre n’existe que dans cette source, c’est dire s’il est précieux. Vous pourrez chretien_de_troyes_poesie_lyrique_medievale_amour_tenson_bataille_manuscrit_ancien_bern_389_moyne-age_480trouver plus d’articles à son sujet ici.

La chanson médiévale de Chrétien de Troyes « Amors, tençon et bataille » dans le Manuscrit de Berne 389 ou chansonnier Français C

Par les miracles de la technologie moderne et surtout grâce à la conscience des grands conservateurs de ce monde, en l’occurrence ceux de notre chère  BnF et ceux de la bibliothèque de Bern, on peut trouver ces deux ouvrages en ligne aux liens suivants : le Manuscrit Français 20050 sur le site de la BnF  – le Chansonnier trouvère C sur le site e-codices.

 Amors,tençon et bataille, Chrétien de Troyes par l’Ensemble Tre fortuna

L’Ensemble Tre Fontane
A l’exploration de l’Art de « trobar »

Fondé en 1985 par trois musiciens français originaires d’Aquitaine, l’Ensemble médiéval Tre Fontane s’est donné pour objectif, dès sa création, d’explorer le répertoire des troubadours et trouveurs du Moyen-âge central. Chants sacrés, chansons profanes, depuis plus de 30 ans, la formation a continué sur sa lancée en proposant concerts, spectacles, animations mais aussi stages et ateliers.

ensemble_medieval_tre_fontane_troubadours_musique_medievale_aquitaine_occitanie

Au titre de sa longue carrière, Tre Fontane a produit près d’une douzaine d’albums sous différents labels :  contes du moyen-âge, art des jongleurs, chants de troubadours, …  Pour l’instant, on peut retrouver facilement en ligne quatre d’entre eux parmi les plus récents. L’un est dédié au troubadour Jaufre Rudel  (2011), un autre propose la découverte des chants de l’Andalousie et de l’Occitanie médiévales en collaboration avec le célèbre musicien espagnol Eduardo Paniaga et son ensemble (1998), un troisième celle du Codex cistercien de las Huelgas, monastère célèbre du Moyen-âge, sur la route de Compostelle (1997) et enfin un quatrième dont est tiré la pièce du jour.

Musiques  à la Cour d’Aliénor D’Aquitaine 

En 2007, l’Ensemble nous gratifiait donc d’un album très inspiré, ayant pour titre Musiques à la Cour D’Aliénor D’Aquitaine. On pouvait y retrouver 12 pièces représentatives de ce bouillonnement et de ce carrefour culturel qui tint place à la cour de cette grande dame du Moyen-âge. Et ce n’est sans doute pas par hasard que celle qui fut Reine de France et d’Angleterre. mais aussi la petite fille de Guillaume IX d’Aquitaine, le premier des troubadours, favorisa les rencontres entre les cultures de la France du Sud en Oc,  du Nord en Oïl mais encore avec celle de l’Angleterre médiévale. Cette dynamique se prolongera jusqu’à la cour de Marie de Champagne, fille d’Aliénor, dont Chrétien de Troyes fut contemporain et même encore deux générations plus tard, à travers le petit fils de cette dernière, Thibaut de Champagne.

chanson_medievale_trouvere_cour_aquitaine_moyen_age_ensemble_tre_FontaneAinsi, dans cet album, c’est un peu de ces trois influences culturelles que l’on retrouve : de Guillaume le troubadour à son arrière petit-fils Richard Coeur  de Lyon et sa célèbre complainte, en passante par Thibaut de champagne, l’incontournable Bernard de Ventadorn et encore d’autres noms célèbres, aux côtés de pièces non signées de ces XIIe et XIIIe siècles.  Cette production étant toujours édité, comme nous le disions plus haut, voici un lien utile pour en écouter des extraits ou l’acquérir au format CD ou MP3 :  Album Musiques a la cour d’Aliénor d’Aquitaine [Explicit]

Pour le reste, vous pouvez retrouver l’Ensemble Tre Fontane sur FB  ou sur  Myspace.


Amors, Tençon et Bataille
de Chrétien de Troyes

I.
Amors tençon et bataille
Vers son champion a prise,
Qui por li tant se travaille
Q’a desrainier sa franchise
A tote s’entente mise.
S’est droiz q’a merci li vaille,
Mais ele tant ne lo prise
Que de s’aïe li chaille.

II.
Qui qe por Amor m’asaille,
Senz loier et sanz faintise
Prez sui q’a l’estor m’en aille,
Qe bien ai la peine aprise.
Mais je criem q’en mon servise
Guerre et [aïne] li faille:
Ne quier estre en nule guise
Si frans q’en moi n’ait sa taille.

III.
Fols cuers legiers ne volages
Ne puet  d’amors rien aprendre.
Tels n’est pas li miens corages,
Qui sert senz merci atendre.
Ainz que m’i cudasse prendre,
Fu vers li durs et salvages;
Or me plaist, senz raison rendre,
K’en son prou soit mes damages.

IV.
Nuns, s’il n’est cortois et sages,
Ne puet d’Amors riens aprendre;
Mais tels en est li usages,
Dont nus ne se seit deffendre,
Q’ele vuet l’entree vandre.
Et quels en est li passages?
Raison li covient despandre
Et mettre mesure en gages.

V.
Molt m’a chier Amors vendue
S’anor et sa seignorie,
K’a l’entreie ai despendue
Mesure et raison guerpie.
Lor consalz ne lor aïe
Ne me soit jamais rendue!
Je lor fail de compaignie:
N’i aient nule atendue.

VI.
D’Amors ne sai nule issue,
Ne ja nus ne la me die!
Muër puet en ceste mue
Ma plume tote ma vie,
Mes cuers n’i muerat mie;
S’ai g’en celi m’atendue
Qe je dout qi ne m’ocie,
Ne por ceu cuers ne remue.

VII.
Se merciz ne m’en aïe
Et pitiez, qi est perdue,
Tart iert la guerre fenie
Que j’ai lonc tens maintenue!


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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