Archives de catégorie : Romans et livres

Romans récents ou livres anciens, le moyen-âge s’édite et se réédite : fiches de lecture, extraits, impressions, une balade dans l’univers du livre autour du monde médiéval,

Best-Seller médiéval : le Disciplina Clericalis de Pierre Alphonse

Sujet : contes orientaux, fable médiévale, contes, auteur médiéval, Espagne médiévale, poésie morale, contes moraux.
Période : Moyen Âge central, XIe & XIIe siècle
Auteur : Pierre Alphonse, Petrus Alfonsi, Petrus Alfonsus, Pedro Alfonso, Petrus Alphonsi, (1062-?1110)
Ouvrages : Disciplina Clericalis, Discipline du Clergie, Le Castoiement d’un père à son fils.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous embarquons pour les débuts du XIIe siècle à la découverte d’un nouveau best-seller médiéval : le Disciplina Clericalis et son adaptation en vers et en vieux-français, Le castoiement d’un père à son fils.

Pour débusquer les origines de cet ouvrage à succès du Moyen Âge central, il nous faudra passer les Pyrénées françaises à l’ouest d’Andorre avant d’entrer dans l’Aragonais. C’est là, à Huesca, dans la Province de Saragosse et au cœur de l’Espagne médiévale que l’auteur de notre best seller s’est tenu, entre la fin du XIe siècle et les débuts du XIIe siècle. Il a pour nom Pierre Alphonse (Petrus Alfonsi ou Alfonsus, ou encore Pietro Alfonso) et il se rendit célèbre au moins autant pour son œuvre que pour sa conversion tardive au catholicisme.

De Moïse Sephardi à Petrus Alfonsi

D’origine Juive, Pierre Alphonse embrassa la religion catholique à un âge relativement avancé. Il était alors dans sa quarantième année et plutôt bien implanté et reconnu dans sa communauté locale. Médecin, peut-être même rabbin, cette conversion volontaire ne manqua pas de susciter la désapprobation des siens. Quelques années plus tard, il expliqua et argumenta cette décision dans le Liber adversus Judeos ou Dialogus contra Judaeos connu en français sous le nom de « Dialogue contre les juifs ».

L’ouvrage se présente sous la forme d’un dialogue entre Moïse (l’homme d’avant la conversion) et Petrus, son nouveau moi converti et ayant endossé le prénom de Pierre l’apôtre. Cet essai connut un succès certain au Moyen Âge et alimenta les conversations théologiques opposant le christianisme au judaïsme.

Aujourd’hui, ce n’est pas cet ouvrage de Pierre Alphonse que nous souhaitons aborder mais le Disciplina Clericalis ou l’enseignement des clercs. Moins polémique que le Liber adversus Judeos, il s’agit d’une collection de contes et de récits d’inspiration orientale mais qui eut un grand retentissement dans la littérature médiévale occidentale. De fait, le Disciplina Clericalis est encore considéré, à ce jour, comme une la plus ancienne compilation de contes d’origine orientale en Occident.

Le Disciplina Clericalis et Le Castoiement d’un père à son fils.

L'enluminure de Petrus Alfonsi, Pierre Alphonse dans le manuscrit médiéval 11043-11044 du KBR de Bruxelles.

Pour comprendre l’émergence de ce célèbre ouvrage médiéval au cœur de l’Aragonais et de l’Espagne des débuts du XIIe siècle, il faut avoir en tête deux ou trois éléments de contexte. Petrus Alfonsi est d’origine séfardi mais il nait et grandit aussi dans une province aux mains d’Al Andalous. Cette dernière ne sera reprise complétement par la reconquista qu’autour de 1118.

Dans la Huesca des débuts du XIIe siècle, les intellectuels espagnols, arabes et juifs se côtoient (voir notre biographie détaillée de Petrus Alfonsi ). La cour d’Aragon est elle-même ouverte à ces influences culturelles même si les échauffourées ne manquent pas entre les provinces aux mains du Califat de Cordoue.

Ce bain multiculturel trempé de littérature orale et écrite orientale a certainement influencé Pierre Alphonse. On sait par ailleurs qu’il a grandi avec les arabes et parle leur langue. Doté d’un bon niveau en latin et d’un excellent bagage en culture orientale, notre auteur était tout indiqué pour adapter cette tradition orientale dans une forme qui puisse séduire les lecteurs et clercs occidentaux d’alors.

Un manuel de savoir-vivre accessible et léger

Le monde arabe et perse, comme l’Europe médiévale du Moyen-Âge central furent particulièrement friands de manuels d’éducation à l’usage des jeunes princes ou nobles appelés à régner. Le Disciplina Clericalis échappe pourtant à ce genre de « Miroir des princes » et ne se réserve pas aux puissants.

L’ouvrage est, certes, rédigé par un savant. Pierre Alphonse est médecin et instruit. On le sait très proche du puissant d’Alphonse Ier d’Aragon dont il fut le médecin. Le souverain parraina aussi la conversion religieuse de notre auteur et, à cette occasion, ce dernier adopta même comme patronyme le prénom de ce dernier (le Alfonsi vient de là). Il a également pu accompagner le roi d’Aragon et de Pampelune dans certains de ses voyages ou de ses campagnes militaires 1.

Au cours de sa vie, on retrouve également Pierre Alphonse médecin à la cour du roi d’Angleterre, c’est dire qu’il côtoie les puissants. Plutôt que de prétendre les éduquer ou les édifier, il fera le choix de destiner son Disciplina Clericalis à l’éducation générale des clercs et des lettrés. Dans ses récits courts, notre auteur se montrera léger, soulignant les aspects moraux sans lourdeur et sans s’appesantir. Ses choix de vocabulaire et le ton choisi permettront aussi de mettre ses contes à la portée de tous ceux en situation de pouvoir les lire.

Au delà du style, la fraîcheur thématique de l’ouvrage a sans doute contribué aussi à son succès. La bonne connaissance des cultures séfardis, perses, arabes, et latines de Pierre Alphonse ont indéniablement contribué à faire de son Disciplina Clericalis un ouvrage novateur original en son temps. Tous les ingrédients étaient donc réunis pour que l’œuvre se propage et devienne une importante référence littéraire médiévale.

Le Castoiement d'un père à son fils, conte du Demi-ami avec un portrait de Pierre Alphonse tiré du Liber Chronicarum (XVe siècle)
Le portrait de Pierre Alphonse sur cette image est tiré du Liber Chronicarum (XVe siècle)

Du latin au vieux-français vernaculaire

Le Disciplina Clericalis propose trente-trois contes ou « exempla » issus de la tradition orientale. L’ouvrage est rédigé en prose dans la langue universelle de l’Europe du Moyen Âge central, le latin. Il sera traduit en vieux français dans le courant du XIII siècle sous son titre original « La Discipline de Clergie« .

Des adaptations en vers seront vouées à un beau succès. Elles apparaîtront à la même période sous le titre « Le Castoiement d’un père à son fils » ou « Chastoiement d’un père à son fils soit « L’instruction d’un père à son fils » ( et non le châtiment que le mot « castoiement » pourrait suggérer). Dans les manuscrits d’époque, on trouvera encore le titre « Les fables Pierre Aufors » pour désigner certaines de ses adaptations versifiées.

Au passage, dans ces versions rimées, la cible s’élargit encore un peu plus de l’instruction du clerc et du lettré, vers l’éducation du père vers son fils. Le manuel de savoir-vivre supplante encore d’autant les miroirs des Princes 2 même s’il en restait éloigné dès le départ.

Influences littéraires médiévales

« Disciplina est un petit livre et pourtant l’influence de ce texte fut considérable en Occident, aussi bien en littérature que dans le domaine pratique du didactisme religieux. »
Apparition et disparition du clerc dans Disciplina clericalis, Marie-Jane Pinvidic, le Clerc au Moyen Âge (op cité).

Dans le courant du Moyen Âge et des siècles suivants, on retrouvera des influences directes de l’ouvrage de Pierre Alphonse chez de nombreux auteurs. Jacques de Vitry reprendra un certain nombre de ces contes. On pourra trouver encore des traces de la Disciplina Clericalis dans La Légende Dorée de Jacques de Voragine (Jacobus de Voragine), dans le célèbre roman de Renard, chez Boccace ou encore chez Don Juan Manuel et son comte Lucanor pour ne citer que ces sources.

Du Moyen Âge central au Moyen Âge tardif, les contes de Pierre Alphonse seront aussi repris dans un nombre important de compilations monastiques de fables et contes.

Aux sources manuscrites du Disciplina Clericalis

Les fables Pierre Aufors, Enluminure du Père enseignant son fils sur le feuillets du Castoiement d'un père, Ms Français 12581 de la BnF
Les Fables Pierre Aufors dans le MS 12581 de la BnF (à découvrir sur Gallica)

On peut retrouver l’adaptation française en prose ou en vers du Disciplina Clericalis de Petrus Alfonsi dans un nombre important de manuscrits médiévaux des XIIIe au XVe siècles.

Pour notre article du jour, nous avons choisi le français Français 12581 de la BnF. Sur plus de 429 folios, cet ouvrage de la fin du XIIIe siècle présente des pièces très variées. Des chansons de Thibaut de Champagne au Trésor de Brunetto Latini, en passant par des poésies, des fabliaux, le Discipline de clergie de Pierre Alphonse et même encore un traité de fauconnerie.

De son côté, le KBR Museum conserve également le Ms 11043-11044 qui présente une copie de la discipline de clergie de Pierre Alfonse.


Exemple 1, un demi ami dans le Castoiement du père à son fils

Pour présenter le premier conte du Disciplina Clericalis, nous avons choisi l’adaptation en vers tirée du Manuscrit de Augsbourg, le Ms M (cote I. 4. 2° 1, anciennement Maihingen 730). On peut la trouver retranscrite en graphie moderne dans l’ouvrage « Le Castoiement d’un père à son fils, traduction en vers de la Disciplina Clericalis de Petrus Alfonsus » par Michael Roesle (Librairie de la Cour royale de Munich, 1899).

Pierre Alfonse oppose dans ce conte un père et son « demi-ami » aux cent amis de son fils. Ces derniers le sont-ils vraiment ? Pour le savoir, il faudra d’abord les mettre au Pied du mur. La sagesse consiste ici à savoir mettre à l’épreuve ces relations avant de pouvoir les placer sur l’échelle réelle de l’amitié.


Conte 1, Du Preudom qui avoit demi ami
(Probatio amicitie)

NB : ce conte nous met face à du vieux-français avec quelques tournures assez particulières. Afin de vous aider à mieux percer cette langue d’oïl du XIIIe siècle, nous avons prévu quelques clefs de vocabulaire.


Uns sages hons (homme) jadis estoit,
Quant il sot que fenir devoit,
Un sien fil a soi apela,
Puis li enquist et demanda:
– Fiex, dist il, di moy, quans
(combien) amis
Tu as en ta vie conquis ?
Et chil respont: Mien escient
En ai je conquis plus de cent.
– Mult l’as, dist li pères, bien fait,
Mais je cuit que autrement vait.
Ja mar ton ami loeras
Devant que esprové l’aras.
Mult sui ore anchois
(avant) de toi nés,
Et si me sui toudis penés
(tourmenter)
D’amis aquerre et pourcachier
(porchacier, rechercher),
Nonques
(jamais) tant ne peu esploitier (accomplir)
Pour rien que je faire peüsse
Que un ami entier eüsse.
Nonques ne peu tant esploitier
Que le peüsse avoir entier.

Et tu, biax fiex, comfaitement (comment en fait)
En aves si tost conquis cent?
Considera verum amicum!
Or fai che que je te dirai,
Esprueve, se il sont verai.
Pren un veel
(veau) ou autre beste,
Puis li caupe orendreit
(lui coupe aussitôt) le teste,
Puis aies un sac apresté
Qui soit de sanc ensanglenté
De le beste qui ert ens mise,
Et appareillie en tele guise
Com se che fust uns hons ocis
(un homme mort)
Que on eüst par dedens mis.
A tes amis le porteras
Et a cascun par soi diras
Que un homme as en murdre
(meutre) occis,
Dont tu es mult fort entrepris,
Car tu nel ses ou enfoïr,
Ne tu ne l’oses regehir
(avouer, confesser)
A nul homme qui soit en terre,
Fors lui
(à part lui), n’en oses conseil querre,
Et il t’ en puet mult bien aidier.
Sans che que l’en viegne encombriez
(l’en empêcher)
Car plus tost ne sera enquis
Ne se maisons ne ses pourpris
(enceinte).
Et se aucuns t’en velt oïr,
Et toi et ton mort requeillir,
En chelui dois avoir fianche
(confiance)
Que ch’est tes amis sans doutanche;
Tu ne dois ami apeler
Qui ne te voira escouter.


Li fiex ensi s’ apareilla
Com li pères li enseigna.
Le sac a tout le beste prist,
Ses amis un et un requist.
Li premiers qui parler l’oï,
Li dist, tantost fuies de chi
(fuyez d’ici instamment);
Bien est li sas sor vostre col;
Pour bricon
(coquin, écervelé) vous tieng et pour fol
Qui de tel cose m’aparles.
Ne veil estre desiretés,
Pris ne raiens pour vostre atrait;
Si com vous aves le mal fait,
Si soit le paine toute vostre.
Par saint Andrieu, le boin apostre,
Ja en me maison n’ entreres,
Ne vostre mort n’ i enfourres.

N’ i ot onques un seul des cent
Qui ne li desist ensement
(qui ne lui dit pareillement).
Quant il les ot tous ensaiés
(essayés, éprouvés),
Si est arrière repairiés,
(il est donc reparti chez lui)
A son père dist que fali
Li estoient tout si ami.
Dist li pères: Or as apris
Che que tu as oï toudis.
Que au besoing veïr puet on
Qui ses amis est, et qui non.
Or va a mon demi ami,
Puis le respreuve tout ausi
(éprouve-le à son tour):
Si sarons que il redira
Et combien il nous amera.
Et chil si fist tout maintenant.

Tout autresi comme devant.
Ot as autres l’ uevre contée
L’a a chestui
(cestui, l’a à celui-ci) dit et contée;
Et chil respont: Biax dous amis,
N’ a lieu en trestout mon pourpris
Ou vostre mors ne soit celée
3,
Ne je n’ai maison si privée;
Ne pourquant je vous aiderai
Au miex que aidier vous porrai.
Dont est en le maison entrés,
Tous les autres en a getés
(congédiés);
Bien a fermée le maison
Sor lui et sor son compaignon;
Puis prist un picois pour foïr
(creuser)
Et le mort voloit enfoïr.

Quant chil vit que tant l’en estoit
Que le mort enfoïr voloit.
Del tout li dist le vérité,
Confaitement avoit ovré;
Puis prist congié, si s’ en ala
Et a son père le conta.
– Fiex, dist li père, amis n’est mie
Qui a ton besoing ne t’aïe.
– Peres, dist li fîex, saves vous
Homme el siècle si éurous (
eüré, heureux)
Qui eüst conquis vraiement
Un ami enterinement
(entiérement)?
Chertes, fait il, ainc
(jamais) ne le vi:
Mais d’un seul parler en oï
Qui a mort se voloit livrer
Pour un sien ami delivrer.
Pères, dont me dites comment
Mult volentiers or i entent.


Voilà pour notre conte du jour, les amis. Il s’agit du premier du Disciplina Clericalis et, ici, du Castoiement d’un Père à son fils. La leçon n’est pas anodine et le prélude en dit toute l’importance. C’est la dernière leçon d’un père sur le déclin à son fils.

Comme toute bonne fable ou poésie morale, le conte de Pierre Alphonse n’a pas pris une ride. Elle pourrait même avoir été rédigée hier. A l’ère du digital, des « bros », des « frérots » et des milliers « d’amis » en ligne, le récit n’en raisonne que plus fort.

Dans le conte suivant, on verra plus encore le degré d’abnégation et d’exigence que sous-tend l’amitié véritable selon Petrus Alfonsi mais ce sera pour une autre fois. Nous avons déjà assez pris de votre attention. 😉

Merci de votre lecture.

Découvrir d’autres ouvrages à succès du Moyen Âge :

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


Notes

  1. Voir l’excellente conférence de Juan Bolea à propos de Petrus Alfonsi, Las 1001 noches en Aragón (2024) ↩︎
  2. Voir Apparition et disparition du clerc dans Disciplina clericalis, Marie-Jane Pinvidic, Le Clerc au Moyen Âge Presses universitaires de Provence (1995) ↩︎
  3. N’ a lieu en trestout mon pourpris Ou vostre mors ne soit celée : il n’est nul leiu en mon enceinte ou votre mort puisse être caché. ↩︎

La bonne Renommée, guide de l’Action Politique dans le Livre des Secrets

Enluminure du philosophe Aristote à son pupitre ( XVe siècle)

Sujet : miroir des princes, devoir politique, bonne renommée, bon gouvernement, Aristote, morale politique, Best Seller médiéval.
Période : Moyen âge central (Xe au XVe siècle)
Livre : Sirr Al-Asrar, le livre des secrets du Pseudo-Aristote, ouvrage anonyme du Xe siècle. Le Secret des Secrets, édition commentée par Denis Loree (2012), Manuscrit médiéval Français NAF 18145, BnF.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous poursuivons notre exploration du Secretum Secretorum ou Livre des Secrets du Pseudo-Aristote. Cet ouvrage de nature politique et encyclopédique connut un très large succès du Moyen Âge central au début de la Renaissance.

Apparu originellement dans le monde arabe du Xe siècle, sous le titre Sirr al-Asrar, le Secretum Secretorum fut traduit en latin au début du XIIe siècle. On en connait encore de nombreuses éditions sous cette forme. Dans les siècles suivants, il sera diffusé dans de nombreuses autres langues, ce qui en fait un véritable best seller de l’Europe médiévale 1.

L’origine du Secretum Secretorum

Les versions originales du Secretum Secretorum le présentaient comme la transcription de missives réelles du philosophe Aristote à l’empereur Alexandre le Grand. D’après les notes de l’ouvrage, une traduction du grec vers l’arabe datant du IXe siècle en aurait été l’origine.

Avec l’avènement des méthodes historiques modernes et en l’absence de preuves documentaires susceptibles de confirmer son authenticité grecque, le Livre des Secrets fut finalement attribué à un auteur dénommé Pseudo-Aristote. Les érudits pensent aujourd’hui que son auteur a pu être un auteur arabe contemporain du Xe siècle et non un copiste du IXe siècle comme l’indiquait la version originale.

L’importance de la bonne renommée dans la conduite du pouvoir

La bonne renommée dans la conduite du pouvoir avec enluminure du Naf 18145 (l'honneur)

L’extrait du jour nous entraînera, une fois de plus, du côté de la morale politique et des Miroirs des princes (dans le courant du Moyen Âge central, ces précis de morale et d’éducation à l’usage des puissants sont assez appréciés). Quelle doit être l’intention ou la motivation ultime du Prince et du gouvernant dans l’exercice du pouvoir ? Le Pseudo-Aristote mettra ici l’accent sur l’importance de la recherche de « bonne renommée » comme guide dans l’action politique.

On croisera cette importance de la bonne renommée dans l’exercice du bon gouvernement chez bien des auteurs politiques et moraux du Moyen Âge. De la Perse de Saadi 2 à l’Espagne médiévale de Don Juan Manuel 3 , la notion voyage à l’image du Secretum Secretorum. Chez les auteurs médiévaux et poètes français du Moyen Âge tardif, les références ne manquent pas non plus. On peut en citer une, édifiante, issue d’une célèbre ballade d’Eustache Deschamps :

« Il vaudroit mieulx l’omme de faim perir,
Tant soit puissans, que mal renom avoir ;
Renoms mauvais fait tout homme haïr
Et sanz cause dommaige recevoir
Souventefoiz, mais l’en puet percevoir
Que bons renoms et sa suite est amée
En tout païs, pour ce vous fait sçavoir :
Plus que fin or vault bonne renommée. »

Œuvres complètes d’Eustache Deschamps,
Ballade MCCCLIV, tome VII, Gaston Raynaud (1861)

Soif d’argent, de conquête et de pouvoir, avidité, hubris, recherche de reconnaissance, coquetterie, flagornerie, ne pèsent rien au regard de la recherche de bonne renommée. Pire même, toutes ces mauvaises raisons de gouverner entraîneront inéluctablement le prince vers l’abîme. Cette importance pour le souverain d’user de sa bonne renommée comme gouvernail, en s’élevant dans la vertu et face à la postérité revient plus d’une fois dans le Livre des secrets.

Le Chap X du Secretum Secretorum dans le Manuscrit illuminé : Nouvelle Aquisition 18145 de la BnF
Le chapitre du jour dans le Manuscrit Nouvelle Aquisition Française 18145 de la BnF

De l’entencion finable que le roy doit avoir4
extrait du Secretum Secretorum

« Le commencement de sagesse et d’entendement est d’avoir bonne renommée par laquelle sont les royaumes et les grans seignories acquises et gouvernées. Et se tu aquiers ou que tu desires royaumes ou seignouries, se n’est pour avoir bonne renommée, tu n’acquerras ja a la fin autre chose, ne autre oeuvre. Et saches que envie engendre mensonge laquelle est racine et matiere de tous vices. Mensonge engendre mal parler. Mal parler engendre hayne. Hayne engendre villenie. Villenie engendre rancune. Rancune engendre contrariété. Contrariété engendre injustice. Injustice engendre bataille. Bataille engendre et ront toute loy, destruit citéz et qui est contraire a nature et destruit le corps de l’omme.

Pense donques, chier filz, et met tout ton desir que tu puisses avoir bonne renommée car par icelui desir, tu tireras a toy la verite de toutes choses, laquelle verite est racine de toute choses qui sont a louer et matiere de tous biens. Car elle est contraire a mensonge, laquelle est racine et matiere de tous vices comme dit est.

Et saches que vérité engendre desir de justice. Desir de justice engendre bonne foy. Bonne foy engendre largesse. Largesse engendre familiarité. Familiarité engendre amistié. Amistié engendre conseil et ayde. Par ces choses qui sont convenables a raison et nature fut tout le monde ordonnéz et les loys faictes. Si appert que desir de bonne renommee est pardurable vie et honnorable5. »


Dans la morale politique médiévale, le prince comme même l’honnête homme (le prudhomme) doit penser à la survivance de son œuvre et de son nom, bien après la mort. A des siècles du Sirr Al-Asrar, cette idée est toujours dans l’air en matière d’attente politique. On juge encore les qualités ou les vertus d’un gouvernant à l’aulne de sa moralité mais aussi de sa capacité à s’élever au dessus de ses propres ambitions immédiates ou personnelles pour servir le temps long.

La boussole de la bonne renommée continue-t-elle d’avoir son importance dans le monde politique du carriérisme, des mandats à court terme, de la technocratie et des intérêts de partis ? Cela reste, sans doute, une question d’hommes.

Cela n’engage que nous mais en regardant vers le pays de France et son actualité, entre manœuvres politiciennes et collusions variées, faux-pas et polémiques internationales diverses, le souci de bonne renommée et de legs à la postérité semblent avoir évacué définitivement l’ordre du jour. Si l’homme providentiel existe, il demeure encore bien caché et n’est surement pas à la gouvernance.

Découvrir d’autres extraits du Secretum Secretorum ou Secret des Secrets :


En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NOTES

NB : Sur l’image d’en-tête, ainsi que sur l’illustration, vous trouverez une enluminure du Manuscrit Naf 18145 qui représente l’Honneur.

  1. On connait des versions médiévales du Secretum Secretorum en Français vernaculaire, en Anglais, en Castillan, en Catalan, en Arargonais, en Portugais, en Italien, en Gallois, en Islandais et même encore en Russe, en Croatien, et en Tchèque ↩︎
  2. Leçons de vie de la bouche d’un mort, le Boustan de Saadi ) ↩︎
  3. Héroïsme & honneur dans l’exemple 37 du comte Lucanor, Don Juan Manuel ↩︎
  4. finable : « L’intention ultime » ↩︎
  5. De là, il résulte que le désir de bonne renommée induit une vie éternelle et honorable. ↩︎

Collection « Raconti », les Contes Corses à travers les Âges & les Cultures

écu blason corse

Sujet : contes, fables, Corse, origines comparées, collection, livre, culture, tradition orale corse
Période : du Moyen Âge à nos jours.
Titre Raconti, la collection, les Contes corses à la croisée des cultures, ouvrage collectif, 6 Tomes déjà parus
Parution : 2021-2025, Editions Maïa.

Bonjour à tous,

oilà quelque temps déjà, nous vous avions touché un mot du lancement de la collection « Raconti », grand travail de compilation autour des contes corses, entrepris par un collectif d’auteurs de l’île de Beauté. Depuis notre article, cette belle aventure éditoriale s’est poursuivie avec de nouveaux volumes parus jusqu’à tout récemment.

Portée par les éditions Maïa et la contribution du public, la collection Raconti est dirigée par un collectif de passionnés de patrimoine culturel et de langue corse, tout autant que d’histoires contées à la veillée 1. Le propos est ambitieux : consigner l’héritage oral de l’île de beauté en matière de contes, sur des périodes allant du Moyen Âge au monde contemporain, mais pas seulement. S’il est question de remonter l’Histoire, la collection Raconti dépasse le seul cadre géographique de la Corse pour parcourir le monde.

En terme de publication, ce vaste travail de compilation lancé en 2021 en est déjà à son sixième volume, dont un hors-série sous la houlette d’éminents universitaires. Le septième volume est à paraître cette année. Le Tome V vient tout juste d’être pressé. Il porte comme titre : Paradisu eppòParadis et aprés, tout un programme entre superstitions, visions d’Eden et diableries.

Les contes corses & leurs variantes à travers les cultures

La collection Raconti, contes corses, les tomes déjà parus

Tous ces « Raconti » et récits ne s’arrêtent pas, comme nous le disions, aux frontières de l’île. Des variantes hors-Corse des contes, avec leurs origines, sont aussi précieusement consignées. Pour l’amateur de tradition orale et de transmission, ce travail exhaustif, en plus d’être un précieux témoignage patrimonial, reste une belle source d’inspiration. Quant aux chercheurs et chasseurs de référence les plus exigeants, qu’ils se rassurent aussi, les bibliographies de Raconti sont exhaustives et fournies. Autre point qui nous touche particulièrement, les directeurs de la collection ont eu à cœur d’honorer très précisément leurs nombreuses contributions et c’est toujours très appréciable.

A la croisée des époques mais aussi des frontières, vous trouverez entre les pages de ces Raconti, des récits familiers mais avec des variantes originales ou inédites comme, par exemple, dans le Tome 3, une Peau d’âne corse, un Barbe-bleu créole ou encore une Cendrillon écossaise, etc…). Ce tour du monde des contes, à travers les cultures et au départ de Corse est rend vraiment cette collection originale et rafraîchissante.

Fabliaux et références médiévales

Le Tome 5 de Raconti sur le thème : le paradis et après

Entre autres références médiévales, le Fabliau du « Vilain qui conquit le Paradis en Plaidant » se trouve justement référencé dans ce Tome V récemment paru. L’adaptation que nous en avions faite en français actuel y siège en bonne compagnie, aux côtés de nombreuses autres variantes : Corses bien sûr, mais aussi versions en vieux français ou encore en provenance de l’Artois, la Provence, la Belgique, l’Islande, la Guadeloupe, l’Italie.

Ce récit, en droite ligne du Moyen Âge, est loin d’être le seul mentionné. Au fil des différents tomes de Raconti, les fabliaux ne manquent pas d’être à la fête : La Housse Partie, les deux bourgeois et le vilain, les trois larrons et tant d’autres… Et si vous doutiez encore de l’origine médiévale de nombre de nos contes contemporains, la collection vous gratifiera de nombreuses références en ce sens.

Pour finir, aux côtés de certaines références familières, de nombreux récits vous seront, sans doute, inconnus et vous aurez plaisir à vous laisser porter par leur humour, leur morale ou encore leur poésie simple et sincère. Sous ses airs de ne jamais se prendre au sérieux, le conte est un genre important dont l’humilité, la fluidité autant que la large destination à tous les publics en font un liant unique entre les hommes d’une même culture et au delà. Comme Raconti vous l’enseignera, nous sommes, en effet, nombreux sous de riches variantes, à partager les mêmes histoires.

En bref, à dévorer ou à tenir non loin du chevet, Raconti aux Editions Maïa est de ces collections qui peuvent se butiner pour y piocher de belles histoires à conter ou à rêver, en Corse, ici comme ailleurs.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric F
Pour moyenagepassion.com.
A la découverte du Monde Médiéval sous toutes ses formes.

  1. Le collectif d’auteurs à la direction de la collection Raconti : Ange -Laurent Bindi, Rinatu Coti, Paul Dalmas-Alfonsi, Claude Franceschi, Ghjuvan Ghjaseppiu Franchi. S’y ajoutent de nombreuses contributions d’auteurs référencés dont votre serviteur. ↩︎

Excalibur, Découverte de l’épée par Arthur, Alfred Tennyson

Sujet  : légendes arthuriennes, roman arthurien, poésie, citations, Excalibur, légendes du Moyen Âge,  roi Arthur, matière de Bretagne.
Période  : Moyen Âge central, haut Moyen Âge, XIXe siècle.
Ouvrage : Les Idylles du Roi, L’arrivée d’Arthur,
Auteur : Alfred Lord Tennyson (1809-1892)

Bonjour à tous,

epuis leur apparition au cœur du Moyen Âge central, les légendes arthuriennes n’ont cessé de fasciner le public. De Geoffrey de Monmouth à Chrétien de Troyes, en allant jusqu’à Robert de Boron ou Thomas Mallory et d’autres encore, le monde médiéval a vibré à l’évocation de la chanson de Roland, tout autant qu’aux récits de la matière de Bretagne. La présence de nombreux manuscrits médiévaux est encore là pour en attester (1).

Indémodables légendes Arthuriennes

Loin de se réduire au Moyen Âge, le cycle arthurien a continué de se perpétuer dans notre monde moderne. Jusqu’à des dates récentes, les hauts faits d’Arthur et d’Excalibur, son épée magique, ont inspiré les cinéastes et auteurs. Films, jeux vidéos, romans, études et essais, continuent d’alimenter la légende du roi breton et de ses chevaliers.

Du film Excalibur de John Boorman aux variations franco-françaises d’Alexandre Astier sur Kaamelott , chacun ajoute sa petite pierre à l’édifice et les richesses de l’épopée arthurienne reste une source d’inspiration inépuisable.

Les études en médiévalisme ne sont pas non plus en reste. Les conférences et les ouvrages fleurissent pour tenter d’éclairer la renommée toujours actuelle d’Arthur sous un jour nouveau (voir La Modernité d’Arthur par Justine Breton et William Blanc). Autre fait étonnant en provenance du monde de la recherche, jusqu’à dernièrement, les manuscrits médiévaux ont même révélé des nouveaux pans des légendes arthuriennes. On pense, en particulier, aux travaux de Emanuele Arioli et son chevalier Ségurant.

La poésie arthurienne d’Alfred Tennyson

Aujourd’hui, nos pas nous entraînent un peu en arrière. Nous repartons en effet, à l’époque victorienne et dans l’Angleterre du XIXe siècle, terre vivace des légendes arthuriennes. Ce siècle est aussi celui des romantiques. De Victor Hugo à des prédécesseurs plus précoces comme Gottfried August  Bürger (1747-1794), on redécouvre alors le monde médiéval, avec sa magie et ses dimensions épiques et ses promesses de mystères. Notre auteur du jour, Alfred Tennyson, se rattache lui aussi à ce courant.

"Arthur découvre Excalibur sur le lac", extrait/citation de "The Coming of Arthur" d'Alfred Tennyson, accompagné d'une gravure de Maclise Daniel (1806-1870) datée elle aussi du XIXe siècle
Arthur et Excalibur, extrait du Coming of Arthur avec gravure de Maclise Daniel (1806-1870)

Célèbre poète anglais de l’ère victorienne, on doit à Alfred Lord Tennyson une œuvre assez fournie dont un certain nombre de poésies dédiées à la matière de Bretagne. Entre 1859 à 1885, il revisita notamment en vers, le roman arthurien en se basant largement sur La Morte d’Arthur de Thomas Malory (1405-1471).

A travers 12 poésies, Tennyson s’attacha ainsi à retracer les exploits du roi Arthur, de son arrivée au pouvoir, à la formation de son royaume et jusqu’à sa tragique disparition. Ces poésies arthuriennes sont quelquefois réunies dans « Idylls of the King » (les idylles du roi) mais on peut aussi trouver d’autres textes regroupés dans des ouvrages à part.

L’extrait du jour est tiré de la première poésie de la série intitulée « The coming of Arthur » (l’arrivée d’Arthur). Elle conte l’épisode dans lequel le roi breton, en compagnie de Merlin, vogue en barque sur le lac en direction d’Excalibur pour s’en saisir. Dans La Morte d’Arthur de Malory, l’épée, surgie des profondeurs des eaux, est offerte à Arthur par la dame du lac en gage d’un futur service.

Traductions françaises d’Alfred Tennyson

La poésie d’Alfred Tennyson ne semble pas avoir connu une grande destinée en langue française. Pour la traduction de l’extrait du jour, nous nous sommes basé sur une édition anglaise de Sophie Chantal Hart, éditée chez Longman english classics en 1915. L’ouvrage contient The Coming of Arthur, The Holy Grail et The Passing of Arthur ( L’Arrivée d’Arthur, Le Sacré Graal et La Mort d’Arthur).

On pourra retrouver quelques-unes des poésies d’Alfred Tennyson en version française dans l’ouvrage In Memoriam, édité chez Classic Reprint en 2019. Pour les anglophones parmi vous, Gallica propose également une belle version illustrée par Gustave Doré des Idylls of the King, datée de 1868 (à consulter en ligne ici).


La découverte d’Excalibur par Arthur
dans la langue originale d’Alfred Tennyson

« There likewise I beheld Excalibur
Before him at his crowning borne, the sword
That rose from out the bosom of the lake.
And Arthur row’d across and took it —rich
With jewels, elfin Urim, on tlie hilt.
Bewildering heart and eye —the blade so bright
That men are blinded by it —on one side,
Graven in the oldest tongue of all this world,
« Take me, » but turn the blade and ye shall see,
And written in the speech ye speak yourself,
« Cast me away ! » And sad was Arthur’s face
Taking it, but old Merlin counsell’d him,
« Take thou and strike ! the time to cast away
Is yet far-off. » So this great brand the king
Took, and by this will beat his foemen down. »


The Coming of Arthur, Alfred Lord Tennyson (1809-1892)

Traduction en français actuel de cet extrait

« Et là encore, j’ai vu Excalibur, devant lui, lors de son couronnement, l’épée qui s’élevait au milieu du lac. Et Arthur a navigué jusqu’à elle et l’a prise, sa poignée garnie de joyaux délicats (elfiques) brillants et parfaits (Urim hébreu). Splendide et déroutante à l’œil et au cœur, la lame si brillante qu’elle aveugle les hommes, avec sur un côté, gravés dans la plus vieille langue de tout ce monde, les mots : « Prends-moi », mais en retournant la lame, tu aurais pu voir, de l’autre côté, écrit en une langue que tu parles toi aussi : « Jette-moi au loin ! » Et le visage d’Arthur était triste en la prenant, mais le vieux Merlin lui a conseillé : « Prends là et frappe ! Le moment de t’en défaire est encore loin. » Ainsi, le roi s’est saisi de cette grande lame, avec laquelle, il allait abattre ses ennemis. »

La venue d’Arthur, Alfred Lord Tennyson (1809-1892).


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

(1) voir la conférence codicologie et les romans arthuriens de Richard Trachsler.

NB : au côté du portrait d’Alfred Tennyson sur l’image d’en-tête, on peut retrouver le détail d’une illustration de N. C. Wyeth (1882-1945) de la même scène d’Arthur récupérant Excalibur sur le lac.