
Période : moyen-âge tardif, XVe
Auteur : Michault (ou Michaut) Le Caron, dit Taillevent ( 1390/1395 – 1448/1458)
Titre : La destrousse
Bonjour à tous,


« Et aprez fondoit argumens
En soy des biens qui sont mondain
Et puis en rendoit jugemens
Disant qu’ilz ne sont pas certain
Et qu’on se traveilloit en vain
En ce monde de les acquerre
Car s’on gaigne huy on pert demain,
Pour tan est fol qui les enserre. »
Belle profondeur de jugement à la faveur des circonstances. Cela dit, l’aventure de notre poète est donc bien triste, mais joliment contée, en vers, comme il plait à la cour, et dans un beau français du moyen-âge tardif, auquel Eustache Deschamps (1346-1406) nous a déjà habitué ici et qui nous est déjà bien plus compréhensible que celui des siècles antérieurs. En tout et pour tout, dans cette poésie, un seul paragraphe pose vraiment difficulté et quelques mots ici ou là, mais nous vous fournirons quelques clés de lectures pour y surseoir.
La Destrousse, Michault Taillevent
A mon tresredoubté seigneur,
Le duc de Bourgongne excellent,
Et a tous chevaliers d’honneur
Et escuiers pareillement
Supplie Michault humblement
Qu’il ait ung petit d’audience :
Si racontera son tourment
Qu’il eut ou boys Sainte Maxence,
Comme nagaires sur le plain
Se mist au dehors de Paris
Et vint avec d’autres tout plain
Jusques a Louvre en Parisis
Ou grant chemin outre Senlis
Pource qu’a Pons logier cuidoit,
Mais par droit usage tousdis
Il avient ce qu’avenir doit.
Et pour ceste cause il avint,
Quand il fut du boys a l’entrée
Que jour faillit et la nuit vint,
Dont la convint, celle vespree
Couchier à la dure terree
Et son corps a Dieu commander
Mais s’il faisoit chiere effraee
Pas ne le convient demander.
Donc quant il vist que c’estoit forche
Et que la nuit venoit a fait
Et n’avoit ne chambre ne porche
Et qu’il falloit qu’il fust de fait
Comme homme de joye deffait
Par tristesse et par desplaisir
Il avisa son lit tout fait
En ung buisson pour soy gésir.
Ainsi comme povre esgaré
Estrené de dures estraines,
Regarda lors son lit paré
Duquel estoient les courtines
Toutes de chardons et d’espines
Et la couche de terre dure,
Le chevet de grosses racines
Et de ronces la couverture.
Et puis ou buisson se bouta
Et mist a son cheval la bride
Sur le col et l’abandonna
Tout tremblant de peur et de hide* (effroi)
Qu’on ne fist de lui homecide ;
Aprez s’assit en requerant
Nostre Dame et Dieu en aide
Qui lui fust espee et garant.
Et com cil qui tousjours a peur
En tel estat qu’on ne le tue
Et qui n’est onques bien asseur
Puis qu’il ot rien qui se remue
Se soubzlevoit a col de grue
Tout bellement sur ses genoulx
Et avoit l’oreille tendue
A tout lez* (de tous côtés) pour le peur des loupz.
Puis escoutoit se point sonner
Orroit a ses villes voisines
Ou s’il orroit le coq chanter
Environ l’eure des matines ;
Mais il n’oyoit coq ne gelines
Ne chien abaier la entour,
Neant plus, dont c’estoit mauvaiz sines,
Que s’il fust mussié* (caché, enfermé) en ung four.
Et aprez fondoit argumens
En soy des biens qui sont mondain
Et puis en rendoit jugemens
Disant qu’ilz ne sont pas certain
Et qu’on se traveilloit en vain
En ce monde de les acquerre
Car s’on gaigne huy on pert demain,
Pour tan est fol qui les enserre.
Se je pers, si dist il aprez,
On dira : « S’il eust bien gardé,
Espoir… Que faisoit il si prez ? »
Ou on pourra d’autre costé
Dire : « C’est cy cas de pitié
Et de fortune tout ensemble. »
S’en doit estre, pour verité,
Plus pardonnable ce me semble.
Ainsi eust la mainte pensee
Et mainte chose retourna
Tant que la nuit se fut passee
Et que ce vint qu’il adjourna,
Puis a son chemin retourna
Cuidans avoir tous griefz passez
Mais depuis gaires loingz n’ala
Qu’il fut de tous poins destroussez.
Car a l’issir* (sortie) de son buisson
S’acompaigna de charios
Et d’autres gens assez foison :
Marchans et chartiers grans et gros.
Mais quant vint a l’issir du bos
Et d’une place grande et belle,
Ilz furent aussi bien enclos
Que perdrix a une tonnelle.
Et la, a hacques et a maques, (haches et massues)
Vindrent gens atout grans paffus*, ( grandes épées)
Armez de fer et de viez jaques* (habillement court et serré),
Cum gladiis et fustibus, (avec glaives et bâtons)
(Se sembloit liloy tarrabus
Frere a tarrabin tarrabas, ) (1)
Abrigadez* (regroupés) et fervestus
Pour combattre a blis et a blas. (à tord et à travers)
Et la tolli on et dona (Et là on ôta et on prit)
A Michault, je vous certifie ;
Tolli, comment ? On lui osta
Quanqu’il avoit pour ceste fie* ; (tout ce qu’il avait cette fois)
Donna, et quoi ? Une brongnie* (un coup)
Si grande que d’un cop de poing
Sur la machoire, lez l’oye,
On lui rompi prez tout le groing.
Et la cause pourquoy du rost* (de rosser)
Ot Michault lors, ne fut si non
Pour l’amour qu’il ne bailloit tost
Ses besongnes en habandon,
Combien qu’il leur baillast sans don
Chaperon, espee, bourse et gans ;
Et pui aprez, de grand randon* (confusion, violence),
Saillirent ou bos les brigans.
Or vous a compté s’aventure
Michault et son peril mortel,
Et comment cette nuit obscure
Il fist le guet a son cretel* (créneau)
Et puis perdit tout son chatel.
Priez a l’umble Vierge franche
Et a son filz espirituel
Qu’il lui doint bonne recouvranche.
Hault Prince, je vous ay conté
Comment j’ay esté a destroit*, (embarras, détresse)
Mais se dy vous ay verité,
Si scay je assez bien que bon droit
A bien mestier en maint endroit
D’ayde par especial :
Siques aidiez moy, pour Dieu soit
Tant que je ressoye a cheval (2).
1. Jeux de mots sur Tarrabus de Lille ou Tarrabus le chef de guerre et Tarrabin Tarrabas, onomatopée utilisée alors pour désigner le bruits des coups qui pleuvent.
2. Afin que je puisse à nouveau aller à cheval, chevaucher. Comme le fait remarquer Pierre Champion dans son histoire poétique du XVe siècle, c’est peut-être à cette occasion que Michault reçut une prime dont on trouve la trace dans les archives, pour se procurer un cheval, même si l’histoire ne mentionne pas explicitement que le poète fut dessaisi de sa monture, à cette triste occasion.

Son témoignage reste en tout cas précieux à plus d’un titre, autant qu’il nous permet d’apprécier la belle qualité de sa poésie. En nos temps orthographiques assassins où l’on semble aussi déprécier si fort l’art de rimer, cette jolie poésie reste tout de même plus gracieuse qu’un « j’m’est fait braquer mon zonblou« . Enfin, vous en jugerez.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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