ujourd’hui, nous vous proposons un quatrain qui, tout bien considéré, pourrait être de circonstances. Demeurée anonyme, cette poésie courte nous provient du Moyen-âge tardif. Elle est tirée d’une compilation de pièces médiévales qu’on peut retrouver dans l’ouvrage : « La Danse aux Aveugles et autres poésies du XVe siècle, extraites de la bibliothèque des Ducs de Bourgogne » (édition de 1748 chez André Joseph Panckoucke Libraire).
Si toute la première partie de cet ouvrage reproduit la Danse aux aveugles de Pierre Michault, ce quatrain demeuré anonyme apparait dans sa deuxième partie, aux cotés de quelques autres poésies courtes et proverbe du même type. Ces pièces viennent en prélude d’un texte intitulé : Le Petit Traittiet du Malheur de la France et demeuré, lui aussi, anonyme.
De notre côté et au vue du contexte, il nous est bien difficile de nous retenir de trouver dans ce quatrain, quelques accents d’actualité.
L’homme vivant selon raison, Considéré le temps qui court, Est plus aisé en sa maison Que ne sont ceux qui sont en Court. Quatrain anonyme du XVe siècle
Vie normale vs vie curiale
Ce quatrain oppose la tranquillité et la sagesse d’une vie normale aux vicissitudes d’une vie de cour, proche des couloirs du pouvoir. Historiquement, cette critique de la vie curiale, déjà présente dans la littérature du moyen-âge central, le devient encore plus à l’approche du moyen-âge tardif. On se souvient au XIVe et XVe siècles des envolées d’un Eustache Deschamps sur ce même sujet, du Dit de Franc Gontier de Philippe de Vitry ou encore du Curial de Alain Chartier dont voici un court extrait :
« Les abus de la court et la manière des gens curiaux sont telz que jamez homme n’y est souffert durer sans estre corrumpu, ou n’y est souffert soy eslever s’il n’est corrumpable« . (…) « Telz sont les ouvraiges de court, que les simples y sont mesprisez, les vertueux enviez et les arrogans orgueilleux en perilz mortelz« . Le Curial, Alain Chartier
Dans le reste du passage, Chartier donnera mille détails pour exhorter son frère à préférer sa vie paisible et à se tenir, le plus éloigné possible, des folies de la cour.
Une enluminure de la cour de Bourgogne
Sur l’image en-tête d’article, le président de la république française Emmanuel Macron reçoit des mains de son conseil scientifique, un 60eme rapport sur la situation sanitaire, établissant la nécessité absolue d’un 14eme confinement. Bon ça va, je plaisante… Cette enluminure est tirée du Cod. 2549, Romance ou Chronique de Girart de Roussillon. Elle représente le duc de Bourgogne Philippe le Bon en train de recevoir la chronique. Ce manuscrit ancien, daté du milieu du XVe est conservé à la Bibliothèque nationale autrichienne de Vienne.
Une belle journée Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
Sujet : poésie, littérature médiévale, poète médiéval, poète bourguignon, bourgogne médiévale, poésie réaliste, temps, vieillesse, pauvreté Période : moyen-âge tardif, XVe siècle Auteur : Michault (ou Michaut) Le Caron, dit Taillevent (1390/1395 – 1448/1458) Titre : Le passe-temps
Bonjour à tous,
xtraits après extraits, fragments après fragments, nous suivons, pas à pas, le touchant Passe-temps de Michault Taillevent. Celui qui fut, durant la plus grande partie de sa vie, joueur de farces et organisateur de spectacles à la cour de Philippe III de Bourgogne a vieilli; il n’est vraisemblablement plus en activité. Seul et laissé sans rente, il nous livre ici ses réflexions sur l’hiver qui est déjà là et sur le temps qui passe; jeunesse et insouciance contre vieillesse et pauvreté, il nous conte ses angoisses avec une maîtrise et un style qui font sans doute de cette poésie, une des plus brillante du milieu de XVe siècle.
Le « je » au cœur du passe-temps
Dans ces élans qui mettent l’auteur, son expérience subjective et ses déboires au cœur de son propre texte, on ne peut s’empêcher de voir préfigurer quelques traits de la poésie de Villon et, de l’autre côté de la ligne temporelle et vers le passé, d’y voir encore une filiation lointaine avec Rutebeuf.
Pour autant, entre Michault Taillevent et ce dernier auteur qui le précède de deux siècles, une des différences parmi d’autres à relever, réside sans doute dans l’intentionnalité ou la destination du texte. Quand Rutebeuf écrit ses complaintes, il est, en effet, encore en activité. Il met donc en scène ses misères pour et face à un public et en vue d’en obtenir quelques retours sonnants et trébuchants, De son côté, le Michault du Passe-temps n’est déjà plus celui de la détrousse (voir article) et il semble se tenir, seul, face à son propre miroir et dans un espace de non représentation. Bien sûr, il écrit sans doute sa poésie pour qu’elle soit lue mais à quelques distances de Rutebeuf, qui exhibe ses malheurs, en force les traits, s’en rie même parfois entre les lignes et en joue, l’auteur du moyen-âge tardif et du XVe siècle ne cherche pas tellement ici à les mettre en scène, ni à s’en faire plaindre pour en tirer quelques bénéfices immédiats ; il sait, il nous le dit, ne devoir s’en prendre qu’à lui-même pour n’avoir pas thésauriser ou anticiper. Il accepte même, de manière prosaïque, l’entrée dans l’âge de vieillesse. Ce qui le rend, par dessus tout, soucieux, ce sont les conditions économiques dans lesquelles il est rendu : misère et grand âge ne font pas bon ménage, aujourd’hui, comme au moyen-âge.
Tout cela crée une certaine distance de l’auteur à lui-même qui fait de cette poésie une pièce qui échappe à la complainte pour prendre plus de hauteur et se situer nettement plus dans l’essai et la réflexion. Si le « Je » est bien au coeur du passe-temps, la filiation avec Rutebeuf reste lointaine, au moins de ce point de vue là.
Du côté de la langue, le verbe de Michault Taillevent est un moyen-français déjà proche du nôtre. Peut-être est-ce d’ailleurs cette proximité, ajoutée à la profondeur de son propos et à l’élégance rare de son style, qui nous rend cette poésie si familière.
Bien que cet auteur médiéval fut redécouvert et retranscrit tardivement, il demeure étonnant que ce texte n’ait pas fait encore l’objet de plus d’intérêt (éducatif, culturel, théâtral, etc…). En publier quelques extraits est une façon d’y remédier.
Le Passe-Temps de Michault Caron
(vers 148 à 217)
La dernière fois, nous en étions resté à la strophe suivante :
Jeunesse, ou peu de gouverne a, Pour ce que de bon cuer l’amoye, Mon fait et mon sens gouverna Se fault y a, la coulpe est moye. Chose n’y vault que je lermoye, Et ne feisse riens qu’ouvrer Temps perdu n’est a recouvrer.
Pour remonter le fil de cette poésie, voir les articles suivants :
Jeunesse m’a donc introduit, Qui conseil & corps a legier* (agile), A sa plaisance* (plaisir, agrément) et non trop duit* (de duire : instruire), Pour moy de viellesse alegier* (soulager). Mais a mon docteur aleguier Aucune honte peusse auoir: Trop cuidier* (croire) vient de peu savoir.
Jeunesse, au temps que je la vis, A sa guise me gouvernoit. Je n’avoie mie l’advis Que finer* (finir, mourir) il me convenoit, Et pareillement, qu’on venoit A viellesse devant sa mort: Jeune serf (cerf) paist ou il s’amort.
Je fuz en jeunesse repeu D’espoir de tousjours vivre en joye, Doubtant d’estre a l’arriere peu* (var manuscrit veu). Mais avoir des biens grant mout joye, Ce propos jamaiz ne changoye, Banis* (var manuscrit bains) de joye, ains n’en vy si flos Nouvelle Saint-Jehan, neufz cifflos.
Tout se change & prent nouveau terme. Assez de son compte on rabat D’an en an et de terme en terme. Viellesse, qui es cuers s’embat* (s’insinuer, se fondre), En l’omme toute joye abat & change maniere et propos: Changer ne vault pintes pour pos.(1)
D’esperance diversement, Puis que de viellesse ay ung rain, je suis changie diversement, Lies au premier, triste au derrain* (dernier). Se je fuz d’or, je suiz d’arain. Onques ne passay pire pas: Qui bien change n’empire pas.
Esperance qui doulz lait a De mon jouvent a ces grans cours Si me nourry et alaita Encor aprez assez grans cours Et me promist aucun secours, La m’ahoquay* (de ahochier, accrocher) a ung chardon: A grant promesse eschars* (parcimonieux, chiche) don.
A court mes ans legier passay, En mengant mainte souppe grasse. A espargner riens ne penssay, Ne me chaloit fors d’estre en grace. Mais viellesse, qui tout desbrasse* (défaire), M’a ores prins a pié levé: A mangier fault qui a lavé.
Je voy bataille, se me semble, Qui me fait ja le cuer faillir. Viellesse et povreté ensemble Me commencent a assaillir. Je sauroie bien ou saillir, Au fort se povreté ne fust: Armé ne craint ne fer ne fust* (bois, bâton).
Se povreté, sans dire rente* (rens te) Venoit pour moy la teste fendre, Je n’ay pas ung denier de rente, Pour moy encontre elle deffendre. Si la me fault garder, deffendre Qu’elle ne m’aguette au passage: Celui qui ne craint n’est pas sage.
De viellesse suiz bien content. Bien scay qu’il fault viel devenir, Et aussi scay je bien qu’on tend Tousjours a sa fin advenir. Mais ou elle peut avenir. & ou elle point picque & mort, Povreté est pire que mort.
(1) Changer ne vault pintes pour pos : pot de Bourgogne et à Paris XVe siècle : 1 pot = 2 pintes
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
Sujet : poésie, littérature médiévale, poète médiéval, bourgogne, poète bourguignon, bourgogne médiévale, poésie réaliste, temps, Période : moyen-âge tardif, XVe Auteur : Michault (ou Michaut) Le Caron, dit Taillevent ( 1390/1395 – 1448/1458) Titre : Le passe-temps
Bonjour à tous,
ous publions aujourd’hui quelques strophes supplémentaires du Passe-temps de Michault Taillevent. En réalité, nous en suivons le fil. Nous avions, en effet, déjà publié les onze premières strophes et voici donc les suivantes.
Un auteur médiéval
redécouvert tardivement
Même si l’on connait une version imprimée du XVIe siècle du Passe-temps, ce bel auteur du moyen-âge central, populaire en son temps, a souffert d’un manque d’exposition jusqu’à une date relativement récente, bien que quelques auteurs du XIXe et des débuts du XXe avaient tout de même fini par s’y pencher.
Référence : Michault Caron Taillevent avec Robert Deschaux
Pour dire un mot de cet auteur, Robert Deschaux (1924-2013) agrégé de grammaire, natif de Charavines, se fit une grande spécialité de la poésie du XVe siècle et notamment celle de la cour de bourgogne. Docteur de la Sorbonne, il enseigna longtemps auprès des universités, la langue et la littérature françaises du Moyen-âge et de la Renaissance. Son ouvrage sur Michault le Caron dit Taillevent est d’ailleurs la publication de la thèse qu’il soutint dans ses matières devant la Sorbonne.
Avant Robert Deschaux et à la période moderne, le poète médiéval était plus connu des chercheurs romanistes ou des médiévistes spécialisés dans le moyen-âge central et tardif que du public; certaines de ses poésies n’avaient d’ailleurs pas même été retranscrites depuis les manuscrits dans lesquelles on les trouvait et ces derniers ne pouvaient être décemment approchés sans une solide formation en paléographie. Cet ouvrage de 1975 reste donc, à ce jour, une référence et la meilleure parution pour découvrir le poète médiéval et l’ensemble de son oeuvre.
Le passe-temps : « Je » poétique et universalité du thème
ous n’allons pas ici revenir sur le statut de la vieillesse au moyen-âge que nous avons déjà abordé précédemment, mais simplement ajouter deux mots sur le Passe-temps du Michault et sur ses qualités.
Il y a, en effet, dans cette poésie de l’ancien joueur de farces à la cour de Bourgogne parvenu à l’hiver de sa vie, une force véritable qui touche sans doute autant par l’universalité de son thème que par l’approche subjective que le poète en fait: ce « Je » poétique et en détresse qui se tient au centre de l’oeuvre. A chaque fin de strophe, les locutions proverbiales ou en forme de proverbes, ouvrent encore la réalité poignante de l’expérience vécue sur l’universel et ce temps qui a filé entre les doigts du poète, dévient nôtre.
Au delà, on trouve encore, dans ce Passe-temps, la marque d’un style impeccable, le signe d’une écriture parvenue à sa maturité. On notera, bien sûr, quelques traces de l’école des rhétoriciens dans certains jeux de rimes ou de mots (flourissant/flor issant, parfont/parfont, amer/amer, etc…), mais sans parler ou s’arrêter à ces démonstrations de virtuosité, les mots coulent avec aisance et soulignent toute la grâce de ce moyen-français du XVe siècle. En bref, pour qui aime la langue française et son histoire, cette poésie est une pure délectation.
Michault Taillevent a vieilli mais son passe-temps n’a guère pris de rides. Il gagne à être plus largement redécouvert, lu ou relu. Et même s’il est difficile de l’établir avec certitude, on ne se surprend pas que certains passages de cette longue complainte et poésie sur la fuite du temps et l’âge de vieillesse ait pu inspirer François Villon.
Pour raccrocher sur l’article précédent, nous étions resté sur la strophe suivante :
Et le temps par mes ans hastoye, Que je ne m’en guettoye pas. Vieillesse m’attendoit au pas Ou elle avoit mis son embusche : Qui de joye est en dueil trebusche.
« Temps perdu n’est a recouvrer »,
Michault Caron Taillevent, le passe-temps (2)
Et la perdy tout l’apetis, De chanter, car Dame Viellesse Courut adont tout l’apetis De ma joye & de ma liesse; Dont il convendra que je lesse Le ditter et le rimoyer : Aprez le rire larmoyer.
En mon joly temps fuz astrains De faire ballades de flours; Or suy je mainenant contrains A faire ballades de plours Et complaintes de mes folours Pour mon temps qu’ay gaste en vain : Telle penne, tel escripvain. (1)
En mon estude florissant Jadiz a ditter aprenoye, Ou avoit maine* (maintes) flour issant*, (sortant, fleurissant) Surquoi mes matiers prenoye; Et ore en pleurs mon cuer prez noie. Ainsi est mon fait tout divers : Chappeaux ne sont pas tousdiz vers. (2)
Aux escolles d’amour haultaines Usay tous mes beaux jours seris* (paisible, serein), Mais les ruisseaux et les fontaines De ma joye sons tous taris, Et les fosses tous ateris Ou je puisoye faiz d’amer : Soubz arbre doulz fruit plain d’amer.
Ainsi m’a tollue* (de tolir, ravir, enlever) & hoste Toute ma joye et mon deport* (joie, plaisir) Vieillesse, par mes ans hastee, Et destruit le havre et le port Ou tout le gracieux aport De mon doulx plaisir arrivoit : Qui vist changer dueil à riz voit. (3)
Viellesse adont rompi le mas De ma nef, je le voy moult bien, Dont venoit l’esparnz* (l’épargne) & l’amas De toute ma joye et mon bien; Si ne scay encore combien J’ay de temps et d’age a durer: Qui vist il fault tout endurer.
J’estoye de joye atourne* (entouré, paré) Ou temps que jeunesse hantoye, Mais le temps est bien retourne: Je pleure ce que je chantoye, Car adonques point ne tastoye De viellesse le gue parfont* (profond): Les regres les douleurs parfont* (de parfaire).
Helas ! se j’eusse en congnoissance De ce que j’ay depuis trouve, Ou que maintenant congnois, sans ce Que je l’eusse adonc esprouve, Ja n’eusse este prins ne prouve* (éprouvé) Ainsi de joye desgarny : Mal vist qui n’est adez garny* (désormais, de nos jours pourvu, nanti).
Bien feusse, se j’eusse eu ce sens, Quand de jeunesse estoye es mains, Que temps passe, comme je sens A toutes heures, soirs et mains ; Mais je ne cuidoie avoir mains Du bien dont mon cuer est issu : Drap s’uze, comme il est tissu.
Jeunesse, ou peu de gouvern(e) a, Pour ce que de bon cuer l’amoye, Mon fait et mon sens gouverna Se fault y a, la coulpe est moye. Chose n’y vault que je lermoye, Et ne feisse riens qu’ouvrer (4) Temps perdu n’est a recouvrer.
NOTES
(1) « telle plume, tel écrivain » : le mot fut sujet à des évolutions désignant le transcripteur d’un manuscrit ou le rédacteur d’un texte à partir du milieu du XIVe il se fixe pour désigner de plus en plus le rédacteur d’un texte. La revue Romania nous apprendra toutefois en 2014 qu’en milieu bourguignon (ça tombe bien nous y sommes) :
« … la production des œuvres et des manuscrits est difficilement dissociable, en particulier en milieu bourguignon, pour des personnalités comme Jean Miélot, Jean Wauquelin, Jean Duquesne, David Aubert et bien d’autres, le même mot (escripvain) pouvant encore désigner, vers la fin du xve siècle, à la fois des auteurs qui se font copistes et des copistes qui se font auteurs » « Olivier Delsaux. Qu’’est-ce qu’un « escripvain« au Moyen Âge? Étude d’un polysème« , Maria Colombo Timelli, Romania, 132, 2014
(2) Métaphore sur le ver(t) qui désigne le printemps, la jeunesse.
(3) celui qui vit longtemps voit le rire se changer en deuil
(4) ouvrer : y travailler, fig. ne fasse que « le remâcher », « en souffrir »
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
Sujet : poésie, littérature médiévale, poète médiéval, bourgogne, poète bourguignon, bourgogne médiévale, poésie réaliste, temps, Période : moyen-âge tardif, XVe Auteur : Michault (ou Michaut) Le Caron, dit Taillevent ( 1390/1395 – 1448/1458) Titre : Le passe-temps
Bonjour à tous,
ous parlons aujourd’hui du Passe-temps de Michault le Caron dit Taillevent. C’est un poème assez long, six-cent cinquante et un vers et quatre vingt treize strophes pour être très précis et comme c’est aussi une véritable perle de poésie du XVe siècle, plutôt que d’en livrer quelques extraits épars, ou même de le publier en un seul bloc sans aucune explication, nous avons préféré le prendre dans l’ordre et publier ici les onze premières strophes, en vous fournissant quelques clés de vocabulaire et de lecture.
Oeuvre d’anthologie ?
S’il est toujours délicat de souligner une partie d’une oeuvre d’un auteur comme la plus importante sans prendre le risque de déprécier tout le reste, on peut à tout le moins constater que le passe-temps est une des poésies de Michault Taillevent qui aura le plus survécu au temps. Disons cela toute proportion gardée car la postérité n’a pas réservé à ce poète médiéval la réputation qu’elle a pu concéder à d’autres et ce poète médiéval est encore aujourd’hui étudié dans un cercle qui concerne tout de même plus des spécialistes de littérature du moyen-âge tardif ou renaissant que le grand public. Il en fut semble-t-il autrement de son temps, d’ailleurs la présence de ce passe temps dans un nombre assez important de manuscrits l’atteste.
Pour mesurer encore le succès de cette poésie auprès de ses contemporains, on apprendra avec Pierre Champion (Histoire poétique du XVe siècle Tome 1, ed 1966) que l’expression « Contempler le passe-temps de Michault » a même été utilisée à l’occasion par certains auteurs, comme une locution proverbiale :
« … Faulte d’argent a tous propos lui fault D’en brief ravoir a tousjours esperance En contemplant le Passe Temps Michault…
Henri Baude . Ballade du gorrier bragard.Pierre Champion(opus cité)
Pierre Chastellain, autre poète du XVe siècle, (proche de Michault et peut-être même disciple de ce dernier?) publiera d’ailleurs entre le passe-temps et avant le testament de Villon, un contre passe-temps en réponse à notre auteur. Cette poésie de Chastellain qui ouvre sur un hommage à Michault et que l’on sait écrite après 1440 et peut-être même autour de 1448, permet d’ailleurs de déduire que le passe-temps dont on ne connait pas la date de publication précise, lui est forcément antérieur, même si c’est sans doute de peu. Sachant que Michault ne semblait plus en fonction à la cour de Bourgogne autour de 1448, on peut supposer qu’il rédigea le passe-temps autour de sa cessation d’activité, après ou même alors qu’il pensait bientôt ne plus l’être.
« En contemplant mon temps passé Et le passe temps de Michaut, J’ay mon temps perdu compassé Duquel a present bien m’y chault. Mais apres, souvent me souppe Ire De temps perdu, dont fort me deulx »
Pierre Chastellain – Le temps perdu.
On dit du passe-temps, et au moins de certaines de ses strophes qu’elles inspirèrent peut-être directement à Villon quelques vers de son testament. Il est vrai que certaines ressemblances sont assez troublantes. Ce sont en tout cas deux oeuvres contemporaines à quelques années près qui approchent magistralement la question du temps mais qui se signent aussi par l’usage du « je » ou d’un « moi » poétique qui soliloque et livre ses douleurs et ses drames tout au long de leur vers. Pierre champion (opus cité) dira même que le passe-temps de Michault est en terme de facture, pratiquement la seule oeuvre que l’on puisse rapprocher de celle de Villon, dans le courant du XVe siècle.
Sur ces similitudes (et leurs limites) entre le temps dans les deux oeuvres, et leur usage du « Je » poétique, quelques experts de littérature médiévale se sont penchés dans le détail sur le sujet et l’on pourra utilement s’y référer : Poétiques du quinzième siècle – Situation de François Villon et Michault Taillevent, Jean-Claude Mühlethaler (1983) ou encore Villon at Oxford: The Drama of the Text. Proceedings of the Conference Held at St Hilda’s College,Michael Freeman & Jane H. M. Taylor (1996) .
Emergence d’un « je » poétique au XVe siècle
imple passe-temps comme on pouvait considérer alors la poésie (tout en la prenant très au sérieux), ces vers de Michault autour du temps qui passe et « jamais ne retourne » et qui mettent au coeur de leur poésie ce « Je », sont, selon certains auteurs, dont Robert Deschaux, ( Un poète bourguignon du XVe siècle, Michault Taillevent, 1975),annonciateurs de nouvelles formes poétiques du XVe plus subjectives et plus expressives dont Villon se fera l’un des représentants les plus éclatants.
Ayant dit cela, on se souviendra tout de même, avec Michel Zink que le « Je » n’est pas une invention propre de la poésie du XVe siècle, même s’il fait un peu l’effet d’une exception hors des thèmes amoureux dans les siècles précédents. On n’a pu, en effet, en trouver les traces dans la poésie des goliards, mais aussi chez un Rutebeuf au XIIIe siècle (qu’on a d’ailleurs parfois décrit lui-même comme un, sinon « Le », précurseur dans ce domaine), ou encore, contemporain de ce dernier chez un Colin Muset et, plus tard dans le temps, dans certaines ballades du XIVe siècle signées d’Eustache Deschamps .
Le passe-temps de Michault Taillevent,
oeuvre de maturité
e temps a passé sur le jeune joueur de farces de la cour de Bourgogne et cette poésie est clairement une oeuvre de la maturité. A l’insouciance de la jeunesse et de ses jeux, vient succéder la peur de la vieillesse, autant que celle, plus angoissante encore de la pauvreté. Sans rente et redoutant les affres de la misère, Michault opposera dans des vers poignants le vieillard pauvre et misérable à celui qui a su prévoir. A qui la faute s’il risque de se retrouver bientôt sans rien ? Il s’en prendra à lui-même et à ce temps qu’il n’a pas su dompter. Dans les strophes que nous publions aujourd’hui, il n’entre pas encore aussi loin dans ses développements et pose le cadre.
Comme la déroute, cette poésie n’est, à l’évidence, pas le résultat d’une commande. Sans dénigrer les autres poésies de Michault, on se prend quelquefois à regretter que ses fonctions et son long office au service de Philippe le Bon, à la cour de Bourgogne ne lui aient donné plus de temps pour laisser voguer sa plume sur des oeuvres plus personnelles du type de celle-ci. Bien sûr, ayant dit cela, il faut encore être juste et souligner la valeur de témoignage historique qu’il nous a laissé à travers ses autres poésies plus proches du pouvoir, de ses fastes et de ses enjeux.
Au niveau compréhension, ce texte en moyen français présente peu de difficultés. On notera que chaque strophe finit par un locution en forme de proverbe.
Je pensoie, n’a pas sept ans, Ainsy qu’on pensse a son affaire Par maniere d’un passe-temps, Ou si come en lieu de riens faire. Mais a renouer & reffaire Trouvay trop en mes pesans fais: A longue voye* (chemin, trajet) pesans fais.
Et quant j’euz bien partout visé, Il m’ala aprez souvenir De la joye du temp(s) passé Et de la douleur advenir, Ou il me convendra venir, Car ainsi va qu’ainsi s’atourne: Temps passé jamais ne retourne.
Com(m)e j’euz maule & empraint (1) Mes faiz & en mon cuer escript, Pensay ainsy que cilz* (comme celui) qui craint Que j’avoye mon preterit*, (passé) jeune de co[u]rps & d’esperit, Gaste*(perdu, gâché), dont fuz tout esperdu: Ou conseil n’a tout est perdu.
Ou futur gisoit l’aventure De ma douleur ou de ma joye. Autre espoir, n’autre couverture, N’autre remede n’y songoye, Fors qu’en penssant mon frain rongoye En la face de mes ans cours: A mal prochain hastif secours. (2)
De ma jeunesse ou meilleur point, Ainsi que ses ans on compasse, Encores ne pensoye point Comment temps s’en va & se passe En peu d’eure & en peu d’espasse, Et la nuit vient aprez le jour: Contre joye a plaisant sejour.
A celle heure que je vous compte Le temps joieusement passoye. Je ne tenoye de riens compte, A nulle chose ne pensoye, Ou pend file & ou pend soye Qu’on fait aux champs, qu’on fait aux bours: Cuer lyet* (joyeux) ne songe que tambours.
Je n’estoye mort ne målades, Ne fortune ne me troubloit. Je faisoye ditz & ballades, Et le temps mes doulz ans m’embloit*, (me déroba) Et a celle heure me sembloit Qu’il ne me fauldroit jamais rien: De maison neufve viel merrien*. (vieilles planches, vieux bois)
Comme cil quy jeunesse mayne, Pour le temps qui si me plaisoit, Ung moys ne m’estoit pas sepmaine, Ung an qu’un mois ne me faisoit. Mon cuer en riens ne meffaisoit Qu’a maintenir joyeusete: Tousdiz* (toujours) n’est pas joieux este.
Ainsy jeunesse me maintint, Et quant j’euz beaucoup sejourne, Dedens la sienne ma main tint Et dit qu’estoit a ce jour ne Le bien ou j’estoye adjourne.(dans lequel je me tenais) Elle me bailla ce lardon* (raillerie, moquerie): Jeune poucins de peu lardon. (3)
Neantmoins tousjours com(m)e dessus Mon fait en jeu s’entretenoit. Point ne cuidoie estre decus, D’enviellir ne me souvenoit; Et jour aloit, et jour venoit, Et le jour se passoit tousdiz: Quant bergier dort, loup vient tousdiz.
Ainsi dont en jeunesse estoye, Sans tenir rigle ne compas, Et le temps par mes ans hastoye* (de hâter), Que je ne m’en guettoye pas. (guetter. sans que j’y prête attention) Viellesse m’attendoit au pas Ou elle avoit mis son embusche: Qui de joye ist* (de eissir, issir : sortir) en dueil trebusche.
(1) Mouillé et imprégner : remis en mémoire, repasser en revue (2) Quand le mal/la maladie est proche, il faut se hâter d’agir (3) La jeunesse manque d’expérience ou est insouciante,