Archives de catégorie : Eustache Deschamps

Au moyen-âge tardif, Eustache Deschamps, modeste officier de cour, s’adonne à une poésie critique, morale et descriptive sur ses contemporains et sur son temps. Il vivra tout : les grands voyages, la guerre de cent ans, les épidémies, les misères des campagnes…

A travers plus de 1000 ballades, il abordera tous les sujets : les valeurs et les injustices de son temps, ce qu’on y mange, comment on s’y bat ou comment l’on se soigne, les désillusions de la vie de cour, les déroutes de l’âge,… Dans cette rubrique, nous vous emmenons à sa découverte avec des textes commentés, traduits et détaillés.

Ballade Médiévale, la Bonne Renommée plus Précieuse que l’Or

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade médiévale, poésie morale, ballade satirique, Moyen Âge chrétien, ms Français 840, bonne renommée.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Plus que fin or vault bonne renommée»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T VII,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud (1878-1903)

Bonjour à tous,

our faire écho à notre article précédent, nous revenons, aujourd’hui, sur l’importance de la bonne renommée au Moyen Âge. Centrale dans la vie de l’homme de bien, la quête du renom est d’autant plus attendue chez le prince et le puissant. Gage de valeurs morales et de probité, cette recherche de bonne renommée va au delà d’un respect à gagner en ce monde. Elle inscrit l’homme médiéval dans la postérité et même, dans certains cas, dans le salut.

Pour illustrer l’importance de ce renom et des valeurs qui lui sont attachées, nous vous proposons une ballade édifiante d’Eustache Deschamps. Comme on le verra ici, sous la plume de l’auteur champenois du XIVe siècle, la bonne renommée vaut même mieux que le plus précieux des trésors.

La ballade de Bonne Renommé d'Eustache avec une enluminure du Manuscrit médiéval NAF 18145 de la BnF symbolisant la Droiture

La Bonne Renommée selon Eustache Deschamps

Au Moyen Âge tardif, Eustache Deschamps nous a laissé une œuvre poétique et rhétorique importante. Si ce poète et fonctionnaire de cour a écrit sur tous les sujets (y compris les plus triviaux), il a aussi laissé un important legs poétique et moral sur les valeurs de son temps. Dans la ballade du jour, il nous expliquait à quel point le renom dépassait la valeur de l’or lui-même.

Conduite morale et valeurs chrétiennes contre avoirs et richesses pécuniaires, ce n’est pas la première fois qu’Eustache élève les premières au détriment des secondes. Plus que simplement déchoir l’honneur de l’homme (si puissant soit-il), il affirme même ici que sa mauvaise renommée pourrait le (faire) tuer. En contrepartie, celui qui cultive le bien et agit avec bonté et mansuétude sera aimé et reconnu de tous.

Princes comme hommes du quotidien, pour l’auteur médiéval, l’affaire est tranchée. Tout le monde est concerné : « Fasse donc bien chacun a son pouvoir » pour protéger et nourrir son renom. Il n’est pas seulement question de vie terrestre, ni même de préserver ses héritiers de l’opprobre, mais aussi de salut de l’âme.

Plus que fin or vault bonne renommée
un ballade d’Eustache Deschamps

NB : le Moyen Français d’Eustache ne présentant pas de difficultés particulières sur ce texte, nous nous contentons de vous indiquer quelques clés de vocabulaire.

Il vaudroit mieulx l’omme de faim perir,
Tant soit puissans, que mal renom avoir ;
Renoms mauvais fait tout homme haïr
Et sanz cause dommaige recevoir
Souventefoiz, mais l’en puet percevoir
Que bons renoms et sa suite est amée
En tout païs, pour ce vous fait sçavoir :
Plus que fin or vault bonne renommée.

Par couvoitier, par prandre et par tolir,
par cruauté, par autruy decepvoir,
Par mal parler, mal faire, par mentir
Puet un chascun mal renom concepvoir ;
Mais li bons cuers qui veult user du voir,
Autruy amer, avoir langue afrenée
(modérée),
Fait en tous lieux son bon nom remanoir :
Plus que fin or vault bonne renommée.

Mauvais renoms fait maint homme mourir,
Après sa mort en valent pis si hoir
(ses héritiers);
Bon renoms fait l’omme amer et cherir,
Au monde n’as si precieus avoir.
Face donc bien chascun a son pouoir,
Car par le bien sera l’ame sauvée ;
Et par le mal puet assez apparoir :
Plus que fin or vault bonne renommée.

Le Manuscrit Français 840 aux sources
de l’œuvre d’Eustache Deschamps

La ballade de bonne renommée d'Eustache Deschamps dans le Manuscrit médiéval Français 840 de la BnF
La ballade de Bonne Renommée d’Eustache Deschamps dans le Français 840 (consulter sur Gallica)

Pour qui s’intéresse à l’œuvre d’Eustache Deschamps au plus près de ses sources originelles, le Ms Français 840 reste un ouvrage incontournable. Vaste compilation de 593 feuillets, ce manuscrit médiéval, daté des débuts du XVe siècle, est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF. Vous y retrouverez, bien entendu, la ballade du jour.

Pour les transcriptions de ces poésies dans une graphie plus simple à déchiffrer, vous pourrez vous reporter aux Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, du Marquis de Queux de Saint-Hilaire et de Gaston Raynaud. Elles sont parues entre la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe mais on en trouve encore des rééditions récentes.

En vous souhaitant une belle journée
Frédéric Effe
Pour moyenagepassion.com
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NB : l’enluminure utilisée pour notre illustration est tirée du manuscrit NAF 18145 de la BnF. Elle représente la Droiture. On y trouve entre autre ouvrage le Bréviaire des Nobles d’Alain Chartier ou encore le Secrets des Secrets du Pseudo-Aristote.

Une Ballade Satirique pour Réformer le Monde en Mieux

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade médiévale, poésie morale, ballade satirique, Moyen Âge chrétien, français 840.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Le contraire de quanqu’om fait»
Ouvrage  :  Poésies Morales et Historiques d’Eustache Deschamps, G A Crapelet (1832) Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T VIII,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud (1878-1903)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous voguons à nouveau vers les rives du Moyen Âge tardif, en compagnie du poète Eustache Deschamps. Dans le courant du XIVe siècle, ce champenois de petite noblesse, officier de cour ayant servi plusieurs souverains, nous a laissé une œuvre poétique très prolifique.

Quelquefois légère et courtoise, d’autres fois plus descriptive et nourrie de détails précieux aux historiens, la poésie d’Eustache possède aussi souvent une dimension morale et critique avec laquelle l’auteur aiguillonne les princes, le pouvoir et le monde dont il est contemporain.

L’Œuvre d’Eustache Deschamps dans les livres

Au début du XIXe siècle, on doit à Georges Adrien Crapelet,  écrivain et imprimeur niçois, une première publication de poésies choisies de notre auteur médiéval. L’ouvrage sortit en 1832 sous le titre « Poésies Morales et Historiques d’Eustache Deschamps, écuyer, huissier d’armes des rois Charles V et Charles VI, châtelain de Fismes et Bailli de Senlis. »

L’angle de la sélection de Crapelet — la poésie critique et les ballades de Moralité d’Eustache — était plutôt habile. Elle permit d’attirer l’attention sur la richesse de l’œuvre d’Eustache, tout en fournissant un bel échantillon de sa plume acerbe. La voie était ouverte. Quelques décennies plus tard, le Marquis de Queux de Saint-Hilaire s’attela à la retranscription de l’ensemble de l’œuvre d’Eustache Deschamps.

Aux Sources manuscrites de l’œuvre d’Eustache

Le legs poétique et littéraire d’Eustache avait l’avantage d’être contenu dans un manuscrit médiéval extrêmement fourni, daté des débuts du XVe : le ms Français 840, actuellement conservé à la BnF. Toutefois, l’entreprise de Queux de Saint-Hilaire restait sérieuse. Le poète médiéval a, en effet, laissé plus de 1000 ballades auxquelles s’ajoutent encore des chants royaux, des rondeaux et autres pièces diverses. Il en résulta onze tomes bien fournis dont le dernier serait achevé par Gaston Raynaud au tout début du XXe siècle.

Pour conclure sur les parutions, on notera encore, vers le milieu du XIXe siècle les « œuvres Inédites d’Eustache Deschamps » en deux tomes, préfacées par l’historien et archéologue Prosper Tarbé. Enfin, durant le XXe et le XXIe siècle, le poète médiéval fera encore l’objet de diverses anthologies et études plus ciblées.

Ballade pour réformer le monde en mieux : la poésie d'Eustache Deschamps dans le manuscrit ms français 840 de la Bnf.
La ballade du jour dans le Ms Français 840 de la Bnf (à consulter sur Gallica)

Le Quatorzième siècle selon Eustache

Guerre de cent ans et champs de bataille, épidémies et pillages mais encore voyages, tournois, privilèges et misères de la petite noblesse de cour, déroute de l’âge,… Au long de ses soixante-ans de vie, Eustache semble avoir tout vécu mais, plus encore, il a écrit sur tout. Peu de choses ont donc échappé à sa sagacité dans cette deuxième moitié du XIVe siècle. Il en résulte une véritable mine d’informations pour les chercheurs et médiévistes.

Pour l’amateur de poésie comme de Moyen Âge tardif, l’œuvre dans son ensemble peut impressionner par sa taille. Elle peut même être, par endroits, indigeste, quand elle s’épanche un peu trop dans le quotidien des petites frustrations de son auteur ou certaines redites courtoises un peu ampoulées.

C’est sans nul doute le prix à payer pour une production de ce niveau d’abondance. La constance sur un tel volume est simplement impossible. En contrepartie, on peut y butiner et la feuilleter en compagnie de son auteur. La poésie d’Eustache sait se montrer incisive, touchant au but pour nous parler à travers les âges. On appréciera aussi l’intégrité de l’homme, son franc- parler et son humour. On découvrira enfin quelques recettes désuètes contre l’épidémie de peste ou d’autres plus actuelles contre les maux de cour et les abus de pouvoir. Pour le reste, on laissera aux chercheurs le soin de la classifier de manière plus méthodique et thématique. Ils ne s’en privent d’ailleurs pas.

La poésie médiévale satirique d'Eustache illustrée avec une enluminure des Chroniques des Empereurs de David Aubert (Bibliothèque de l'Arsenal Ms-5089)

La Recette du Meilleur des Mondes

La ballade médiévale du jour appartient au registre de la poésie morale d’Eustache. On la trouvait déjà chez Crapelet et elle est présente dans le Tome VIII des œuvres complètes du Marquis et de Gaston Raynaud. Caustique et grinçante, Eustache s’y adonne à l’un de ces contrepieds humoristiques dont il est friand. Rêvez-vous d’un monde meilleur ? Rien de plus simple ! Il suffit de faire exactement le contraire de tout ce que l’on fait.

Guerre, mortalité, injustice, absence de morale et de droiture, fausseté, tous les travers des contemporains du poète y passent. Point culminant de cette déroute et de ces valeurs en perdition, l’Eglise catholique et son schisme du temps des deux papes en prendra aussi pour son grade. Ce fait a le mérite de nous renseigner sur la date de rédaction de cette ballade. Elle est forcément postérieure à 1378, date de l’élection des deux papes, un qui siégeait à Rome et l’autre qui s’installa en Avignon.


Ballade pour réformer le monde en mieulx

Voulez-vous apprandre comment
Ce monde sera réformé,
Et que tout yra autrement,
Et mieux qu’il n’a long temps alé ;
Lors ne serons plus ravalé
(rabaissé) ;
Ne n’arons l’indignacion
De Dieu, ne la pugnicion,
Guerre, mortalité ne plait :
Faisons donc en conclusion
Le contraire de quanqu’om fait.

Et que fait-on présentement ?
Tous maulx, toute crudelité
(cruauté) ;
On rapine, on parjure, on ment ;
L’un à l’autre fait fausseté,
En faingnant signe d’amisté.
Tout regne est en division,
Justice fault
(de faillir), loy et raison,
Quant l’en ne pugnit nul meffait.
Faites donc en conclusion
Le contraire de quanqu’om fait.

Quel scisme a il trop longuement
En l’Eglise, c’est grant pité,
Par le mauvais gouvernement
Des suppos qui ont tous gasté !
L’un a vendu, l’autre achaté,
Les biens Dieu ; quel vendicion
(vente) !
L’orgueil de tous, l’élacion
(orgueil, exhaltation de soi-même),
Trop d’estas nous gastent ce fait.
Faisons donc en conclusion
Le contraire de quanqu’om fait.

Envoy

Prince, je tien certainement
Que paix et bon entendement
Revendront partout à souhait ;
Mais que l’en face promptement
De bon cuer, continuelment,
Le contraire de quanqu’om fait.


En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : l’enluminure utilisée pour notre illustration est tirée des « Chroniques abrégées, ou livre traitant en brief des empereurs » (ou Chronique des Empereurs ) de David Aubert. Ce superbe manuscrit médiéval du XVe siècle provient originellement de la Bibliothèque des ducs de Bourgogne. Il est conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal sous la référence Ms-5089.

Une Ballade de Moralité sur la Mort par Eustache Deschamps

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade médiévale, mort, vertu, Moyen Âge chrétien.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Car homme n’est qui ait point de demain»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T III,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

aire reculer l’âge de la mort, rêver d’immortalité et d’homme augmenté, depuis quelques années, une certaine hyperclasse nourrit des mirages de transhumanisme et de longévité accrue. De notre côté, nous revenons sur ce thème de la finitude de l’existence humaine, par la poésie médiévale et son bon sens. A cette occasion nous serons accompagné d’une ballade d’Eustache Deschamps.

La ballade d'Eustache avec une enluminure sur la mort du Royal 15 D de la Royal Library d'Angleterre
Enluminure de la mort coupant un arbre sur lequel s’est réfugié un homme,
Royal 15 D, British Library, Les Omélies du pape Saint Grégoire, Bruges, XVe siècle

La mort, conseillère vertueuse de l’homme médiéval

La mort et le vieillissement font partie des nombreux sujets dont nous a gratifié Eustache Deschamps. « Il n’est de chose qui ne vienne à sa fin« , nous disait-il, dans une autre de ses ballades semblables à celle du jour. Entre guerre de cent ans, épidémies de peste et autres misères de l’époque, cet auteur du Moyen Âge tardif a eu tout le loisir de côtoyer la camarde et d’en voir le visage de près, durant ses soixante-ans de vie.

Le thème est loin de lui être propre, cela dit. Il se présente, de manière récurrente, chez de nombreux auteurs et poètes du monde médiéval. Le Moyen Âge côtoie la mort au quotidien et ne lasse de rappeler son inéluctable présence, au détour du chemin. Elle a traversé avec force l’œuvre de Villon, ses testaments et son style inimitable.

« Je congnoys que pauvres et riches,
Sages et folz, prebstres et laiz 
Nobles, vilains, larges et chiches,
Petitz et grans, et beaulx et laidz,
Dames à rebrassez colletz,  
De quelconque condicion,
Portant attours et bourreletz, 
Mort saisit sans exception. »

François Villon (1431-?1463) Le Grand Testament

La mort, au service d’une vie plus morale

Avant Villon, des auteurs comme Rutebeuf ou Jean de Meung s’étaient eux-aussi exprimés sur le sujet, sur un angle aussi fataliste que moral.

«Pensons que quant ly homs est au travail de mort,
Ses biens ne ses richesses ne luy valent que mort
Ne luy peuvent oster l’angoisse qui le mort,
De ce dont conscience le reprent et remort »

Jean de Meung (1240 -1305) – Le Codicille

Dans le contexte de la foi et de la morale chrétiennes médiévales, ce rappel de la mort fournit autant d’occasions de renforcer sa pratique spirituelle et de s’amender dans le temps de sa vie matérielle. Le très vertueux poète breton Jean Meschinot (1420-1491) le soulignera sous forme d’injonction dans ses Lunettes des Princes :

« Ton temps est bref : veuille à vertu entendre,
ou mieux te fût n’avoir onc esté né.« 
Jean Meschinot (1420-1491) Les Lunettes des Princes

On pourrait multiplier, à l’infini, les extraits de littérature médiévale sur cette mort, « auguste conseillère », guide moral de l’action vertueuse. Terminons par un dernier proverbe de Christine de Pizan. En dépit de sa grande confrontation avec le deuil et la douleur, la poétesse et auteur(e) médiévale nous avait également rappelé cet rôle de la mort, dans ses proverbes moraux :

“Quoy que la mort nous soit espouventable
A y penser souvent est prouffitable.”

Christine de Pizan (1364-1430), Proverbes moraux.

Aux sources manuscrites de cette ballade

La ballade 318 d’Eustache Deschamps dans le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF.

Aux sources manuscrites de la ballade du jour, nous retrouvons, une fois de plus, le manuscrit médiéval ms Français 840 de la BnF. Ce manuscrit médiéval du XVe siècle est une véritable bible de l’œuvre prolifique d’Eustache Deschamps.

Pour la transcription en graphie moderne de cette poésie, nous nous référons, à l’habitude, aux Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, initiées par le marquis de Queux de Saint-Hilaire au milieu du XIXe siècle et achevées par Gaston Raynaud.


Se richesces feissent homme durer
dans le moyen français d’Eustache

NB : pour une meilleure compréhension de cette poésie en moyen français, nous vous donnons quelques clefs de vocabulaire.

Se richesces feissent homme durer
Et sens feist qu’il ne peust mourir,
Force, biauté, vie perpetuer
Et grace aussi en un estat tenir,
On deust bien telz choses acquerir
(1).
Mais chascun scet et voit tout de certain
Que jeune et vielx, biaux et fort, fault fenir,
Car homme n’est qui ait point de demain.

Le corps ne puet au monde demourer
Qu’a certain temps ne le faille pourrir.
Corrompable est, si le fault retourner,
Corrupcion et cendre devenir.
De ce devroit a chascun souvenir,
Faire le bien, estre de pité plain,
Laissier le mal, bon renom poursuir,
Car homme n’est qui ait point de demain.

Crisés* (Crésus) est mort qui tant pot amasser,
Et Salomon n’a peu sens detenir :
Sanson Fortin
(le puissant) a fait la mort finer
Et Absalon
(
Absalom, fils du Roi David) le tresbel deperir,
Alixandre le grant roy enfouir.
Et puisque tous devons suir
* (suivre) leur train,
Ne nous chaille*
(chaloir, importer) fors de l’ame servir,
Car homme n’est qui ait point de demain.

L’Envoy

Prince, bon fait Dieu cremir et loer* (craindre et louer),
Lui obeir et amer son prochain
Sanz faire mal et sanz trop convoiter,
Car homme n’est qui ait point de demain.

(1) Tous les premiers vers de cette ballade sont hypothétiques : si les richesses permettaient à l’homme de vivre plus longtemps, ou d’être immortel, en maintenant force, beauté et condition, on aurait bien raison de poursuivre de telles choses. Seulement voilà, c’est n’est pas le cas et tout doit finir un jour.


Sur la mort au Moyen Âge, voir aussi notre article :
Mort médiévale et mort moderne, retour sur quelques idées reçues

En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
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Un rondeau fataliste d’Eustache Deschamps sur la chance et le sort

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, rondeau, malheur, malchance, chance.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Eur et meseur, a tout considerer»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T IV,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous retrouvons Eustache Deschamps, le temps d’un rondeau. Cette courte pièce fera écho à quelques autres ballades déjà croisées chez ce poète et officier de cour du Moyen Âge tardif, sur le thème de la fortune : « eur », « heur » (la chance, le sort, la bonne fortune) et son opposé « meseur » (le malheur, le mauvais sort, la malchance).

Roue de fortune et fatalisme

Comment échapper à la roue de fortune ? Dans les mentalités médiévales, elle tourne inexorablement entrainant, sans distinction, les plus puissants comme tous les autres dans la chute au moment où ils s’en croyaient prémunis, ou faisant, au contraire, monter au pinacle (mais pour combien de temps ?) ceux qui se pensaient condamnés à rester indéfiniment déshérités et malchanceux.

Cette roue du sort aurait-elle arrêté de tourner pour le pauvre Eustache Deschamps ? A maintes reprises dans son œuvre, il nous aura conté ses misères et ses déboires, qu’ils siègent dans l’ingratitude et le manque de reconnaissance de son travail par les puissants, ou encore dans sa pauvreté, son domaine pillé et mis à sac, ou dans la vieillesse qui l’assaille et le trouve sans grand moyen et en santé précaire à l’hiver de sa vie.

Dans le rondeau du jour, on retrouvera notre poète du XIVe siècle résigné et fataliste. L’homme aura beau y faire si fortune ne l’accompagne pas et que le malheur suit ses pas, quoi qu’il entreprenne, il ne fera que se trouver encore plus accablé. A l’inverse, si le sort lui sourit, il aura gagné, quoiqu’il fasse, une sorte d’immunité contre l’adversité. Le propos semble générique mais ne laisse guère de doute sur l’humeur de celui qui tient la plume. Il peut même personnellement témoigner que chacun peut nuire à celui pour lequel le vent de la chance a tourné.

Le rondeau D'Eustache Deschamps accompagné d'une enluminure sur la roue de Fortune tirèe d'un Manuscrit médiéval du XIVe siècle.

Aux sources manuscrites de ce rondeau

Aux sources de cette poésie, nous revenons, une fois encore, au Français 840 de la BnF (consultable sur le site Gallica.fr). Ce manuscrit, daté du début du XVe siècle, est tout entier consacré à Eustache Deschamps. Sans grandes fioritures, il étale sur près de 1200 feuillets, l’œuvre extrêmement prolifique de l’auteur du Moyen Âge tardif.

Pour la transcription moderne de ce rondeau, nous nous dirigeons, à l’habitude, sur le large travail de compilation effectué entre la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe par le Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Paris. Vous pourrez donc retrouver cette pièce au Tome IV des Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps établies par le bon soin de ces deux auteurs.

La mise en scène de soi dans la poésie d’Eustache

Le rondeau D'Eustache dans le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF.

Comme les goliards ou un Rutebeuf l’avaient fait avant lui et comme un François Villon ou un Meschinot y souscriront un peu plus tard, dans son œuvre, Eustache Deschamps ne s’est pas privé de mettre en scène ses propres déboires et les revers de sa destinée.

Dans cette posture du poète qui cible un auditoire, en général, plutôt aristocratique (princes, courtisans, gens de cour, etc…), afin de le prendre à témoin de ses malheurs personnels, on est bien enclin d’imaginer que l’auteur force quelquefois le trait pour s’attirer quelques faveurs. A défaut d’en appeler à des jauges psychologiques mal calibrées, il faut au moins faire le constat qu’Eustache Deschamps s’inscrit ici dans une tradition littéraire qu’il prolonge et étoffe à la lumière de son propre chemin de vie (1).

Dans d’autres textes, la mise en scène de ces traits ira même chez lui jusqu’à l’exagération comique et l’auto-dérision. L’humour prendra alors, des tours physiques et burlesques quand il se couronnera, lui-même, « roi des laids ». Ce n’est pas le cas dans le rondeau du jour dont le ton assez fataliste et impersonnel laisse deviner un Eustache plutôt désabusé face à son propre sort.


Eur et meseur, a tout considerer
dans le Moyen Français d’Eustache

Au monde n’a au jour d’hui que ces deux
Eur et meseur, a tout considerer,
Dont l’un fait bien et l’autre desperer:
Aler partout peu cil qui est eureux
On ne lui peut ne nuire ne grever ;
Au monde n’a au jour d’hui que ces deux
Eur et meseur, a tout considerer.


Maiz bien se gard toudiz le maleureux
Car il ne peut fors meschance trouver :
Chascuns li nuit si puis dire et prouver ;
Au monde n’a au jour d’uy que ces deux
Eur et meseur, a tout considerer,
Dont l’un fait bien et l’autre desperer:

Traduction en Français actuel

A notre époque, tout bien considéré,
seul importe la chance ou le mauvais sort
l’un fait le bien, l’autre le désespoir.
Celui qui est chanceux peut aller en tout lieu
Nul ne pourra lui nuire ni lui faire du tort ;
De nos jours, tout bien considéré,
Seuls comptent la chance ou le mauvais sort.


Mais qu’il se défie bien de tout, le malheureux,
Car, quoiqu’il fasse, il ne pourra trouver que malchance.

Chacun lui nuira, ainsi puis-je l’affirmer et le prouver ;
En notre temps, tout bien considéré,
Il n’y a que la chance ou le mauvais sort qui comptent
l’un fait le bien, l’autre le désespoir
.


Quelques autres poésies médiévales & articles sur le même sujet :
La roue de fortune, Anonyme
Fortune & ses joies, Christine de Pizan
De Fortune me doit Plaindre, Guillaume de Machaut
La paix de Rutebeuf, sur le je & le jeu du poète médiéval

En vous souhaitant une belle journée
Fred
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(1) Voir l’article François Villon au miroir d’Eustache Deschamps Florence Bouchet Université Toulouse – Jean Jaurès PLH : Patrimoine, Littérature, Histoire, dans Villon à la lettre, articles réunis par Nathalie Koble, Amandine Mussou, Anne Paupert et Michelle Szkilnik,

NB : l’enluminure de l’illustration (roue de fortune) provient du Manuscrit 0264 de la Bibliothèque de l’Institut de Paris. Daté du XIVe siècle, cet ouvrage contient la Consolation de Philosophie texte demeuré anonyme, ainsi que le testament de Jean de Meun et divers autres textes liturgiques. Vous pouvez consulter quelques-unes de ses enluminures sur le site de la bibliothèque.