Sujet : rondeau, poésie courte, poésie médiévale, auteur(e) médiéval(e), deuil, oxymore, tristesse. Auteur : Christine de Pizan (Pisan) (1364-1430) Période : Moyen Âge central à tardif Ouvrage : Œuvres poétiques de Christine de Pisan, publiées par Maurice Roy, Tome 1 (1896)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous partons pour le Moyen Âge tardif à la découverte d’un joli rondeau de Christine de Pizan. Si la grande auteur(e) du XIVe siècle nous a légué un héritage riche et varié, loin de s’y réduire, la tristesse et le deuil ne manquent pas de traverser son œuvre. La poésie courte du jour nous en fournira un nouvel échantillon.
Le choix de l’écriture
Le deuil frappa Christine de Pizan assez jeune puisqu’elle devint veuve à l’âge de 25 ans. Son mari Étienne de Castel, secrétaire du roi, fut alors emporté par une des funestes épidémies de peste qui sévissaient en cette fin de XIVe siècle.
Fille de Tommaso di Benvenuto da Pizzano, médecin, astrologue et savant à la cour de Charles V, Christine avait hérité du gout des lettres et d’une éducation qui lui avait permis de se faire quelques premières armes. Mère de trois enfants au moment de son veuvage, elle fit le choix de rester seule et de s’adonner pleinement à l’écriture pour pouvoir subsister.
L’affaire lui réussit. Son talent aidant, elle compta même parmi les premières auteures du Moyen Âge à vivre de sa plume. Plus de deux siècles après Marie de France, elle s’inscrivit donc, à son tour, au panthéon des premières femmes écrivains de langue française.
Une œuvre variée et prolifique
Christine de Pizan nous a laissé une œuvre prolifique dans laquelle elle aborde les sujets les plus divers : traités politiques et de bon gouvernement, éducation et morale, poésies courtoises, rôle de la femme dans la société de son temps, … Ces derniers écrits en ont même fait une des égéries du féminisme. Elle est souvent considérée comme une pionnière en la matière, au risque quelquefois de s’y trouver un peu réduite.
Froissard, Deschamps, Petrarque, Boccace, …, les auteurs talentueux ne manquent pas au temps de Christine de Pizan. Si elle eut d’abord quelques difficultés à être distinguée par les érudits de littérature médiévale, la postérité lui a depuis rendu justice 1. Aujourd’hui, on continue de l’étudier abondamment et de découvrir ses écrits.
Un rondeau doux-amer sur la réalité du deuil
Comment allier tristesse et joie ? Comment cacher son deuil en se montrant sous un jour plus joyeux ? Quand on connait la vie du Christine de Pizan, la poésie du jour ne peut qu’avoir des résonnances autobiographiques. Le poids du deuil et les difficultés qui s’ensuivirent ont, en effet, pesé lourdement sur sa situation.
Sur la forme, ce rondeau joue un peu sur le tableau des oxymores et des contradictions chères à un François Villon ou un Charles d’Orléans. Signe précurseur d’une époque ? On se souvient d’un concours de poésie à Blois, un peu plus tard dans le temps. Entourés de quelques autres poètes, le duc d’Orléans et l’enfant terrible de la poésie « mourraient alors de soif auprès de la fontaine ».
Cette contradiction du « triste cœur » de Christine de Pizan qui déploie tous les efforts pour « chanter joyeusement » ne peut manquer d’évoquer un certain goût de cette période pour ces belles figures de style.
De triste cuer chanter joyeusement un rondeau de Christine de Pizan
De triste cuer chanter joyeusement Et rire en dueil c’est chose fort a faire, De son penser monstrer tout le contraire, N’yssir doulz ris de doulent sentement.
Aini me fault faire communement, Et me convient, pour celer mon affaire, De triste cuer chanter joyeusement.
Car en mon cuer porte couvertement Le dueil qui soit qui plus me puet desplaire, Et si me fault, pour les gens faire taire; Rire en plorant et très amerement De triste cuer chanter joyeusement.
NB : l’enluminure utilisée pour l’en-tête de cet article et pour notre illustration est tirée du Harley MS 4431 ou Book of the Queen. Ce manuscrit médiéval, daté des débuts du XVe siècle, est actuellement conservé à laBritish Library. Depuis le hack des collections de la BL il y a quelque temps ce manuscrit n’a pas encore été remis en ligne. Vous pouvez cependant trouver un article à son sujet sur le blog de la prestigieuse bibliothèque anglaise.
En vous souhaitant une belle journée. Fred
Pour Moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
Sujet : chanson, musique, manuscrit de Bayeux, poésie courtoise, renouveau, moyen français, chant polyphonique. Période : Moyen Âge tardif (XVe), Renaissance. Auteur : Antoine de Févin (1470-1511?) Titre :Il faut bien aimer l’oiselet, on doit bien aymer l’oysellet Interprète : The Newberry Consort Album : De Villon à Rabelais (2006).
Bonjour à tous,
lors que mai, le mois annonciateur des beaux jours, s’enfuit déjà, nous essayons de le retenir encore un peu avec une chanson polyphonique de la toute fin du XVe siècle. Tirée du manuscrit de Bayeux, cette jolie pièce de l’hiver du Moyen Âge renoue avec la tradition lyrique courtoise initiée par les troubadours d’oc, bientôt suivis par les trouvères du nord de France.
Dans la poésie médiévale et dans l’art du Trobar, mai est le mois par excellence du renouveau printanier. Arbres qui reverdissent, fleurs nouvelles, oiselets gazouillant dans les bosquets, pour les poètes et les amants courtois, c’est aussi le temps le plus propice pour rêver d’amour et de nouvelles amourettes.
L’invitation d’un rossignol à chanter l’amour
Si cette chanson nous transporte à la fin du XVe siècle, comme dans de nombreuses chansons et pièces médiévales courtoises, c’est encore l’oiseau et son chant qui égayera, ici, le poète. « Il faut l’aimer » nous dit-il car il inspire les amants courtois par son chant amoureux.
Point de douleur ni de souffrance pour le loyal amant dans cette chansonnette renaissante. Le ton reste léger même si l’auteur nous rappelle que les médisants sont toujours à l’affut pour gâcher le plaisir des amants et leurs possibles idylles 1. Pas de courtoisie sans éternels jaloux : en amour médiéval, tout, même la nouveauté, semble décidemment se poser comme un éternel recommencement (voir La notion de nouveauté au Moyen Âge avec Michel Zink).
Au sources manuscrites de cette chanson
Pour les sources manuscrites, on pourra retrouver cette chanson dans le Manuscrit de Bayeux. Parfaitement conservé à la BnF sous la référence Français 9346, cet ouvrage du XVIe siècle joliment enluminé présente un peu plus de cent chansons annotées, sur des thèmes variés.
Au titre d’autres manuscrits d’intérêt, « il fait bon aimer l’oiselet » est aussi présent dans le Chansonnier de Françoise de Foix de la British Library. Sous la référence Ms. Harley 5242, cet ouvrage du XVIe siècle présente des œuvres de divers compositeurs de la fin du XVe siècle au début du XVIe : Jean-Marie Poirier, Pierre de La Rue, Alexander Agricola et Antoine de Févin auquel est attribuée la chanson du jour.
« On doit bien aimer l’Oiselet » Français 9346 ou Manuscrit de Bayeux (voir sur Gallica);
Le compositeur Antoine de Févin
Concernant cette chanson polyphonique à trois voix, elle est communément attribuée à Antoine de Févin. Tantôt, il en est considéré comme le compositeur, tantôt l’harmonisateur.
Au début du XVIe siècle, ce compositeur natif d’Arras officiait à la cour de Louis XII comme chanteur et comme prieur. On a souvent comparé sa musique à celle de Josquin des Prés dont il a pu être le disciple. Comme ce dernier, Antoine de Févin est rattaché à l’Ecole musicale franco-flamande et développe un goût marqué pour la polyphonie. Il laisse une œuvre riche de nombreuses messes, motets et pièces liturgiques en latin, mais également quelques dix-sept chansons polyphoniques en moyen français2 .
Pour la version en musique de notre chanson du jour, nous traversons l’Atlantique à la rencontre du Newberry Consort.
Le Newberry Consort Musique du Moyen-Âge au XVIIe siècle
Le Newberry Consort a été formé en 1986 à Chicago, sous l’impulsion du musicologue Howard Mayer Brown et de la multi-instrumentiste passionnée de musiques anciennes Mary Springfels.
Durant ses 40 ans de carrière, la formation a exploré un répertoire musical qui va du Moyen Âge central jusqu’au XVIIe siècle, en incluant la période renaissante et baroque (voir plus d’informations ici). Très orienté sur l’ethnomusicologie et la volonté de partage des musiques anciennes, le Newberry Consort est également attaché à un certain nombre d’universités de la région de Chicago dans lesquelles il se produit régulièrement. L’ensemble propose également ses concerts et ses programmes aux Etats-Unis, au Canada ou au Mexique.
La Discographie du Newberry Consort
La discographie du Newberry Consort peut parâitre un peu chiche pour un ensemble qui affiche plus de 40 ans de carrière mais la formation semble se concentrer particulièrement sur ses concerts et performances scéniques. Sur son site officiel , on pourra trouver un peu plus d’une dizaine d’albums pris dans des répertoires assez éclectiques. La sélection déborde largement le Moyen Âge pour inclure la renaissance, l’ère baroque et le XVIIe siècle, ce qui en fait aussi toute la richesse.
A travers ces productions, le Newberry Consort convie son auditoire à un voyage dans l’espace comme dans le temps. Musiques italiennes du Moyen Âge tardif et musiques de fêtes médiévales y côtoient les Cantigas d’amigo de Martin Codax, ou encore des musiques espagnoles du XVIIe siècle.
Pour citer quelques autres références pêle-mêle, on ajoutera des chansons irlandaises et anglaises de l’ère élisabéthaine ou la Missa de la mapa mundi de Johannes Cornago. Les musiques latino-américaines du XVIIe siècle trouvent également une belle place dans ce répertoire avec des musiques festives mexicaines du XVIIe siècle, ou les compositions baroques de Juan de Lienas.
De Villon à Rabelais, l’album
A la charnière du Moyen Âge tardif et de la Renaissance, l’album « Villon to Rabelais, 16th Century Music of the Streets, Theatres, and Courts » (DeVillon à Rabelais : musique de cours, de rue et de théâtre du XVIesiècle), propose 27 chansons pour 72 minutes d’écoute. On y trouvera des pièces anonymes mais aussi des compositions et chansons issues des répertoires de Johannes de Stokem, Clément Marot, Willaert, Adrian Busnois, ou encore Antoine de Févin, notre compositeur du jour.
Cet album est sorti originellement chez Harmonia Mundi, en 2006. En chinant un peu, vous pourrez sans doute le trouver sous forme CD chez votre meilleur disquaire. A défaut, il est disponible au format dématérialisé sur certaines plateformes de streaming légal. Voici un lien utile à cet effet : Villon to Rabelais au format MP3.
Membres du Newberry Consort sur cet Album
Mary Springfels (vielle, rebec, viole, direction), David Douglass (vielle, rebec), William Hite (tenor), Drew Minter (countretenor, harpe), Tom Zajac (bariton, harpe, instruments à vent, flûtes, cornemuse, percussions).
On doit bien aymer l’oiselet dans le moyen français du XVe s
On doit bien aymer l’oiselet Qui chante par nature Ce mois de May sur le muguet Tant comme la nuit dure.
Il faict bon escouter son chant Plus que nul aultre en bonne foy Car il resjouit mainct amant, Je le sçay bien quand est à moy.
Il s’appelle roussignolet Et mect tout sa cure (soin) A bien chanter et de bon het (avec entrain), Aussy c’est sa nature.
On doit bien aymer l’oiselet …
Le roussignol est sur le houlx Que ne pence qu’à ses esbats Le faulx jaloux s’y est dessoubz Pour luy tirer un matteras (trait) La belle a qui il desplaisoit3 Luy a dict par injure : « Hellas, que t’avoit-il meffaict, Meschante creature ? »
On doit bien aymer l’oiselet ….
Sur le thème courtois du renouveau et du printemps, voir aussi :
Sujet : poésie médiévale, paix, ballade médiévale, prince poète, Azincourt, guerre de cent ans. Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle Auteur : Charles d’Orléans(1394-1465) Manuscrit ancien : MS français 25458 Ouvrage : Poésies de Charles d’Orléans, d’après les manuscrits des bibliothèques du Roi et de l’Arsenal, J. Marie Guichard (1842)
Bonjour à tous,
actualité nous fournit, aujourd’hui, l’occasion de faire tribut à un prince poète talentueux du Moyen Âge tardif dont nous avons jusque là peu parlé : Charles D’Orléans. Né d’une branche royale fort instruite, élevé dans le goût des lettres, il peut nous paraître un peu paradoxal que sa vocation poétique et littéraire ait pu être sublimée par le sort, un sort qu’il provoqua, d’une certaine manière, par sa désobéissance et son courage.
Un jeune prince guerrier et impétueux
Contre la volonté du roi de France et malgré son jeune âge, le jeune Duc d’Orléans voulut, en effet, aller en découdre contre les armées anglaises, dans le nord de France et plus précisément à Azincourt. Au moment de cette bataille, il n’a que 21 ans mais il a déjà largement aiguisé ses talents de meneur d’hommes. Depuis ses quatorze ans, de nombreuses tensions l’ont, en effet, opposé aux Bourguignons et à Jean Ier de Bourgogne, dit Jean Sans Peur, assassin de son père Louis d’Orléans (le frère du roi). Ce sont même les tensions entre les deux maisons qui inclinèrent le roi de France à ordonner à Charles d’Orleans, comme à son rival bourguignon de ne pas partir, en personne, à la poursuite des armées d’un Henri V bien décidé à revendiquer le trône de France.
Hélas ! à Azincourt et malgré toute sa confiance, Charles d’Orléans se retrouva bien vite au cœur de la déroute : des milliers d’hommes restèrent sur le carreau, arrêtés par les traits des archers longs anglais. Embourbés, la chevalerie et l’ost français furent ensuite massacrés et achevés tels des bestiaux, dans une boucherie entrée en lettres de sang dans les livres d’Histoire médiévale.
On captura donc le prince qu’on découvrit blessé au milieu d’un amas de cadavres et il fut amené en Angleterre pour y rester prisonnier, durant de longues décennies. Vingt-cinq ans d’enfermement dans une prison plus dorée que celle qu’avait connu François Villon, mais vingt-cinq ans tout de même. Autant dire une vie ou presque à laquelle venait s’ajouter rien moins qu’un drame historique : le fleuron de l’Aristocratie française décimé, des dommages sans précédent sur le destin de la France et un tournant critique dans la guerre de cent ans. Le prix fut donc lourd à payer et l’impétuosité du jeune prince s’en trouva fortement refroidie.
Une œuvre entrée dans la postérité
Au sortir, ces vingt-cinq ans de captivité et d’exil permirent à Charles d’Orléans d’affuter ses talents de plume et de laisser une œuvre abondante : de nombreuses ballades, plus de cent, quelques cent-trente chansons, des complaintes et encore près de quatre cent rondeaux. Traversée par la mélancolie et l’éloignement, on trouve dans la riche poésie de Charles d’Orléans, de nombreux vers courtois, des pièces plus contemplatives, des réflexions sur le temps et les âges de la vie, mais aussi des vues sur des sujets plus politiques ou encore des appels à la paix. Ce sont ces derniers qui retiendront, aujourd’hui, notre attention.
De longues années après Azincourt et de retour à Blois, , Charles d’Orléans continua de s’entourer de fins lettrés et de gens de plume. Il organisa même des concours de poésies qui sont, eux-aussi, restés célèbres. Ainsi, le destin de ce prince propulsé, très jeune, dans la politique et l’exercice de pouvoir après le meurtre de son père, finit par s’infléchir, de manière étonnante, pour le convertir en grand homme de lettres et poète médiéval, entré largement dans la postérité.
La guerre avec les enfants des autres
Au programme de notre sélection du jour donc, trois ballades dans lesquelles Charles d’Orléans exhortait ses contemporains à la paix. A l’heure où certaines bourgeoisies de Province, de Paris ou d’Europe (politiques, technocratiques, comme journalistiques) se rêvent en nouvelle aristocratie, comme dans la fable de la grenouille et du bœuf, on semble pourtant à des lieues des réalités guerrières médiévales.
Ceux-là même qui briguent le pouvoir et les mandats et qu’on entend caqueter à longueur de journée, face caméra ou en plateau, n’ont plus guère le courage, ni le panache de ceux qu’ils prétendent singer. S’ils brillent par leur occupation du champ médiatique, sur les champs de bataille, n’en cherchez point, vous n’en verrez pas la queue d’un. La République des carriéristes et des va-t-en-guerre ne guerroie plus que par proxy, à travers ses fils ou, mieux encore, ceux des autres. Loin de la chevalerie médiévale, cette classe là envoie les enfants du peuple en découdre à sa place, et encore pour des raisons de moins en moins intelligibles.
Les plaidoyers de Charles pour la paix
En ces temps troublés, il nous a donc semblé bon de nous souvenir de ce prince guerrier exalté qui siégea au cœur de la plus cuisante défaite de la guerre de cent ans et qui y contribua, peut-être même en partie, par son inexpérience et son excès de confiance 1.
S’il serait injuste autant qu’inexact de vouloir seul l’en accabler ̶ les conditions autant que l’avance de l’archerie longue anglaise surprit la chevalerie française et l’ensemble de son commandement ̶ souvenons-nous surtout que, dans ses années de maturité, Charles d’Orléans ajouta aux anthologies de la poésie du Moyen Âge tardif, ses plus beaux appels à la paix : une paix pour lui, autant que pour les autres, un paix des hommes, une paix de Dieu.
Avait-il revécu maintes fois en pensée le terrible massacre que fut Azincourt ? Avait-il ressenti, a nouveau, le souffle glacé de la vanité sur son échine et le regret de ne pas avoir laissé l’armée anglaise retournée vers Calais ? L’option s’était présentée mais, confiants de leur nombre et pressés d’en découdre, les commandants de l’armée française ne l’ont pas choisi. Quant au choc de la défaite sur le prince, les chroniqueurs racontent que la sombre tragédie d’Azincourt le fit jeuner et se tenir coi au lendemain de la bataille alors qu’Henri V ramenait sa prise royale vers ses fiefs 2. A défaut de grands exploits guerriers, il nous reste sa poésie et ses leçons de paix. Retenons-les. Elles sont plus que jamais d’actualité.
deux ballades médiévales pour la paix de Charles d’Orléans dans le Ms Français 25458 de la BnF
Trois Ballades pour la Paix d’un prince en exil
Par Bon eur et Loyal vouloir
L’autre jour tenoit son conseil, En la chambre de ma pensée, Mon cueur, qui faisoit appareil De deffence contre l’armée De Fortune mal advisée, Qui guerrier vouloit Espoir; Se sagement n’est reboutée, Par Bon eur et Loyal vouloir.
Il n’est chose soubz le souleil, Qui tant doit estre désirée Que paix; c’est le don non pareil Dont Grace fait toujours livrée A sa gent qu’a recommandée; Fol est, qui ne la veult avoir, Quant elle est offerte et donnée, Par Bon eur et Loyal vouloir.
Pour Dieu, laissons dormir traveil, Ce monde n’a gueres durée, Et paine, tant qu’elle a sommeil, Souffrons que prengne reposée: Qui une foiz l’a esprouvée, La doit fuyr, de son povoir, Par tout doit estre deboutée, Par Bon eur et Loyal vouloir.
L’ENVOY.
Dieu nous doint bonne destinée, Et chascun face son devoir, Ainsi ne sera redoubtée Par Bon eur et Loyal vouloir.
De veoir France que mon cueur amer doit.
En regardant vers le pays de France, Ung jour m’avint, à Dovre sur la mer, Qu’il me souvint de la doulce plaisance Que souloie ou dit pays trouver; Si commencay de cueur à souspirer, Combien certes que grant bien me faisoit, De veoir France que mon cueur amer doit.
Je m’avisay que c’estoit nonsavance, De telz souspirs dedens mon cueur garder, Veu que je voy que la voye commence De bonne paix, qui tous biens peut donner; Pour ce, tournay en confort mon penser, Mais non pourtant, mon cueur ne se lassoit De veoir France que mon cueur amer doit.
Alors chargay, en la nef d’esperance, Tous mes souhays en leur priant d’aler Oultre la mer, sans faire demourance, Et à France de me recommander; Or nous doint Dieu bonne paix sans tarder, Adonc auray loisir, mais qu’ainsi soit, De veoir France que mon cueur amer doit.
L’ENVOY.
Paix est tresor qu’on ne peut trop loer, Je hé guerre, point ne la doit prisier, Destourbé m’a longtemps, soit tort ou droit, De veoir France que mon cueur amer doit.
Priez pour paix, le vray tresor de joye.
Priez pour paix, doulce Vierge Marie, Royne des cieulx, et du monde maistresse, Faictes prier, par vostre courtoisie, Saints et sainctes, et prenez vostre adresse Vers vostre fils, requerrant sa haultesse Qu’il lui plaise son peuple regarder, Que de son sang a voulu rachater, En deboutant guerre qui tout desvoye; De prieres ne vous vueilliez lasser, Priez pour paix, le vray tresor de joye.
Priez, prelaz, et gens de saincte vie. Religieux, ne dormez en peresse, Priez, maistres, et tous suivans clergie, Car par guerre fault que l’estude cesse; Moustiers destruiz sont sans qu’on les redresse, Le service de Dieu vous fault laisser, Quant ne povez en repos demourer; Priez si fort que briefment Dieu vous oye, L’Eglise voult à ce vous ordonner; Priez pour paix, le vray tresor de joye.
Priez, princes qui avez seigneurie, Roys, ducs, contes, barons plains de noblesse, Gentils hommes avec chevalerie, Car meschans gens surmontent gentillesse; En leurs mains ont toute vostre richesse, Debatz les font en hault estat monter, Vous le povez chascun jour veoir au cler, Et sont riches de voz biens et monnoye, Dont vous deussiez le peuple supporter; Prier pour paix, le vray tresor de joye.
Priez, peuple qui souffrez tirannie, Car voz seigneurs sont en telle foiblesse, Qu’ilz ne pevent vous garder par maistrie, Ne vous aider en vostre grant destresse; Loyaux marchans, la selle si vous blesse, Fort sur le doz chascun vous vient presser, Et ne povez marchandise mener, Car vous n’avez seur passage, ne voye, Et maint peril vous convient il passer: Priez pour paix, le vray tresor de joye.
Priez, galans joyeulx en compaignie, Qui despendre desirez à largesse, Guerre vous tient la bourse degarnie; Priez, amans, qui voulez en liesse Servir amours, car guerre, par rudesse, Vous destourbe de voz dames hanter, Qui mainteffoiz fait leurs voloirs torner, Et quant tenez le bout de la courroye, Ung estrangier si le vous vient oster; Priez pour paix, le vray tresor de joye.
L’ENVOY.
Dieu tout puissant nous vueille conforter Toutes choses en terre, ciel et mer, Priez vers lui que brief en tout pourvoye, En lui seul est de tous maulx amender; Priez pour paix, le vray tresor de joye.
En vous souhaitant une belle journée Frédéric Effe Pour Moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NOTES
NB : l’enluminure de l’image d’en-tête et de la première illustration est tirée du manuscrit médiéval MS Royal 16 F de la British Library. Outre qu’elle représente Charles captif, elle est aussi l’une des premières représentations connue de Londres (voir article sur le blog de la British Library). La seconde enluminure où l’on voit le prince en habits or et rouge provient du manuscrit MS 187 « Statutes, Ordonnances and armorial of the Order of the Golden Fleece« . Daté de la fin du XVe siècle, ce manuscrit originaire de Hollande est actuellement conservé au Musée Fitzwilliam de Cambridge.
« Dans la crainte d’une querelle intestine sur le champ de bataille, Charles VI avait demandé aux deux princes rivaux, Jean Ier de Bourgogne et Charles d’Orléans, de dépêcher un contingent d’hommes d’armes tout en leur interdisant d’être tous deux présents. Le jeune et fougueux duc d’Orléans, tout juste âgé de vingt et un an, entendait bien tenir sa place, et désobéit aux instructions royales. Et c’est en la qualité de commandant en chef qu’il se retrouva à l’avant-garde de l’ost royal à Azincourt ». La poésie d’exil de Charles d’Orléans et le désir de paix en temps de guerre,Le désir de paix dans la littérature médiévale Carole Bauguion (2023). ↩︎
Vie de Charles d’Orléans (1394-1465), Pierre Champion, Paris, (1911) ↩︎
Sujet : poésie, auteur médiéval, moyen français, ballade médiévale, poésie morale, ballade satirique, Moyen Âge chrétien, ms Français 840, bonne renommée. Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «Plus que fin or vault bonne renommée» Ouvrage : Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, T VII, Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud (1878-1903)
Bonjour à tous,
our faire écho à notre article précédent, nous revenons, aujourd’hui, sur l’importance de la bonne renommée au Moyen Âge. Centrale dans la vie de l’homme de bien, la quête du renom est d’autant plus attendue chez le prince et le puissant. Gage de valeurs morales et de probité, cette recherche de bonne renommée va au delà d’un respect à gagner en ce monde. Elle inscrit l’homme médiéval dans la postérité et même, dans certains cas, dans le salut.
Pour illustrer l’importance de ce renom et des valeurs qui lui sont attachées, nous vous proposons une ballade édifiante d’Eustache Deschamps. Comme on le verra ici, sous la plume de l’auteur champenois du XIVe siècle, la bonne renommée vaut même mieux que le plus précieux des trésors.
La Bonne Renommée selon Eustache Deschamps
Au Moyen Âge tardif, Eustache Deschamps nous a laissé une œuvre poétique et rhétorique importante. Si ce poète et fonctionnaire de cour a écrit sur tous les sujets (y compris les plus triviaux), il a aussi laissé un important legs poétique et moral sur les valeurs de son temps. Dans la ballade du jour, il nous expliquait à quel point le renom dépassait la valeur de l’or lui-même.
Conduite morale et valeurs chrétiennes contre avoirs et richesses pécuniaires, ce n’est pas la première fois qu’Eustache élève les premières au détriment des secondes. Plus que simplement déchoir l’honneur de l’homme (si puissant soit-il), il affirme même ici que sa mauvaise renommée pourrait le (faire) tuer. En contrepartie, celui qui cultive le bien et agit avec bonté et mansuétude sera aimé et reconnu de tous.
Princes comme hommes du quotidien, pour l’auteur médiéval, l’affaire est tranchée. Tout le monde est concerné : « Fasse donc bien chacun a son pouvoir » pour protéger et nourrirson renom. Il n’est pas seulement question de vie terrestre, ni même de préserver ses héritiers de l’opprobre, mais aussi de salut de l’âme.
Plus que fin or vault bonne renommée un ballade d’Eustache Deschamps
NB : le Moyen Français d’Eustache ne présentant pas de difficultés particulières sur ce texte, nous nous contentons de vous indiquer quelques clés de vocabulaire.
Il vaudroit mieulx l’omme de faim perir, Tant soit puissans, que mal renom avoir ; Renoms mauvais fait tout homme haïr Et sanz cause dommaige recevoir Souventefoiz, mais l’en puet percevoir Que bons renoms et sa suite est amée En tout païs, pour ce vous fait sçavoir : Plus que fin or vault bonne renommée.
Par couvoitier, par prandre et par tolir, par cruauté, par autruy decepvoir, Par mal parler, mal faire, par mentir Puet un chascun mal renom concepvoir ; Mais li bons cuers qui veult user du voir, Autruy amer, avoir langue afrenée (modérée), Fait en tous lieux son bon nom remanoir : Plus que fin or vault bonne renommée.
Mauvais renoms fait maint homme mourir, Après sa mort en valent pis si hoir (ses héritiers); Bon renoms fait l’omme amer et cherir, Au monde n’as si precieus avoir. Face donc bien chascun a son pouoir, Car par le bien sera l’ame sauvée ; Et par le mal puet assez apparoir : Plus que fin or vault bonne renommée.
Le Manuscrit Français 840 aux sources de l’œuvre d’Eustache Deschamps
La ballade de Bonne Renommée d’Eustache Deschamps dans le Français 840 (consulter sur Gallica)
Pour qui s’intéresse à l’œuvre d’Eustache Deschamps au plus près de ses sources originelles, le Ms Français 840 reste un ouvrage incontournable. Vaste compilation de 593 feuillets, ce manuscrit médiéval, daté des débuts du XVe siècle, est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF. Vous y retrouverez, bien entendu, la ballade du jour.
Pour les transcriptions de ces poésies dans une graphie plus simple à déchiffrer, vous pourrez vous reporter aux Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, du Marquis de Queux de Saint-Hilaire et de Gaston Raynaud. Elles sont parues entre la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe mais on en trouve encore des rééditions récentes.
En vous souhaitant une belle journée Frédéric Effe Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : l’enluminure utilisée pour notre illustration est tirée du manuscrit NAF 18145 de la BnF. Elle représente la Droiture. On y trouve entre autre ouvrage le Bréviaire des Nobles d’Alain Chartier ou encore le Secrets des Secrets du Pseudo-Aristote.