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Courtoisie et Salut d’amour du manuscrit médiéval Français 837

Sujet : vieux-français, poésie médiévale, poésie courtoise, amour courtois, trouvères, langue d’oïl, salut d’amour.
Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur : anonyme
Titre : Ma douce amie, salut, s’il vous agrée
Ouvrage : Français 837, Recueil de fabliaux, dits, contes en vers (XIIIe siècle) BnF, Département des manuscrits.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous partons en direction du XIIIe siècle pour y découvrir un nouveau salut d’amour en langue d’oïl. Au Moyen Âge central, ces pièces courtoises émergent tout d’abord du côté du pays d’oc et des troubadours. Comme de nombreuses formes poétiques de l’occitan médiéval, elles conquerront, quelque temps plus tard, le nord de la France et les trouvères.

Le Salut d’amour des troubadours aux trouvères

Le Salut d’amour est une forme poétique courtoise née dans le courant du XIIe siècle en pays d’oc et qu’on retrouvera dans le courant du siècle suivant, chez les trouvères du nord de la France médiévale. En 1835, dans son ouvrage Jongleurs & Trouvères le médiéviste Achille Jubinal en avait extrait quelques-uns du manuscrit Français 837 de la BnF. Quelques décennies plus tard, le chartiste Paul Meyer avançait sur l’étude de cette forme poétique courtoise (1). Nous marchons ici dans ses pas.

Une déclaration dans le pur style de l’amour courtois

L’exercice du Salut d’amour se présente comme une déclaration ou une lettre (une épitre) du loyal amant à son aimée ou à la dame qu’il convoite. Le poète y loue les grandes qualités de cette dernière et lui conte, par le menu, la force de son sentiment et de son désir. On y retrouve aussi les thèmes récurrents de la lyrique courtoise : loyauté sans faille et attachement jusqu’à la mort (plutôt mourir que vivre sans la dame ou être rejetée par elle), douleur de l’éloignement, etc… A l’habitude, l’amant se tient à la merci de sa douce amie et, par ce salut, il en attend une réponse.

Entre les vers, on verra encore, plus d’une fois, affirmée l’indifférence au quand-dira-t-on. L’amour courtois s’inscrit souvent à contre-courant de la bienséance et les médisants susceptibles de le désapprouver ou de le compromettre ne sont jamais loin. Comme on le verra, le Salut d’amour du jour se plie à toutes les règles de l’art sus décrites. Il fait même une place particulièrement importante aux médisants.

"Ma douce amie" Salut d'amour et poésie courtoise illustrée avec une enluminure du Code manesse

Les formes des saluts d’amour en langue d’oïl

En dehors de cette adresse directe envers la dame, les saluts des trouvères demeurent plutôt hétérogènes dans leurs formes poétiques : vers octosyllabiques, alexandrins, longueur variable, présence de refrains dans certains saluts et pas dans d’autres, croisement avec le genre de la complainte dans certains cas, etc… De fait, avant que Meyer ne les distingue comme un genre à part entière, les saluts semble être passés relativement inaperçus, voire avoir été assimilés à d’autres genres poétiques.

Rareté et usages de cette forme poétique

Les saluts d’amour légués par les manuscrits sont plutôt rares. On en dénombre sept en provenance des troubadours occitans du XIIe siècle et douze produits par les trouvères du nord de France au siècle suivant.

Du côté des poètes occitans des grands noms comme Rambaut d’Orange, Arnaut de Mareuil, Raimon de Miraval se sont prêtés à l’exercice. Les saluts d’amour des trouvères en langue d’oïl demeurent, quant à eux, plus souvent anonymes, en dehors d’un long salut d’amour de 1000 vers que l’on doit à Philippe de Beaumanoir (1250-1296).

En matière d’usage, Paul Meyer est de l’avis que le salut d’amour a été plus fréquent que les sources effectives ne le laissent supposer. Certaines pièces seraient ainsi passées du domaine privé au domaine public et auraient pu être reprises par certains jongleurs ou trouvères.

Sources historiques manuscrites

"Ma douce amie, salut..." le salut d'amour dans le manuscrit médiéval Ms Français 837 de la BnF
La poésie courtoise du jour dans le manuscrit 837 de la BnF (consulter sur Gallica)

La majorité des saluts d’amour en langue d’oïl connue à date est contenue dans le Ms Français 837 de la BnF (seuls deux échappent à la règle sur les douze). Ce manuscrit médiéval du XIIIe siècle que nous avons déjà présenté à divers occasions, contient 249 pièces entre fabliaux, dits et poésies diverses, dont 31 sont attribuées à Rutebeuf.

Pour la transcription en graphie moderne de ce texte, même si le manuscrit 837 reste plutôt bien conservé et lisible, nous nous sommes appuyés sur la publication du philologue et romaniste Paul Meyer (opus cité).


Ma douce amie, salut, s’il vous agrée…
Salut d’amour du XIIIe siècle

NB : plus qu’une adaptation, nous vous fournissons, ici, de nombreuses clefs de vocabulaire. Il vous restera quelques blancs à remplir mais ils ne devraient pas être insurmontables.

Ma douce amie, salut, s’il vous agrée,
Vous manderai, que qu’en doie avenir.
Pas ceste lettre, s’ele vous est moustrée,
De vostre ami vous porra souvenir.
Quar je n’oz mie sovent à vous venir,
Quart trop redout que n’en fussiez blasmée ;
Por ce m’estuet plus loing de vous venir.

Tres douce amie plesanz, cil Diex qui fist la mer
Et le ciel et la terre et les oisiaus voler
Vous doinst autant de joie c’om sauroie pensser,
Et autant que nus hom en porroit deviser
(distinguer, dénombrer).
En vous servir ai mis mon cuer sanz retorner
(sans retour),
Ne en toute ma vie ne l’en quier
(querir, vouloir) mes oster.
Or vous voudrai proier et par amors moustrer
Que vous lessiez mon coeur avoec vous reposer,
Le mien cuer et le voste vueil ensamble atorner
(être tourné l’un vers l’autre).
Certes dui vrai amant doivent .I. cuer porter
Et leur .II. cuers en .I. ajoindre et bien fermer.

Hé ! Diex, por moi le di, qui ai mis mon pensser
En la plus bele riens qui nus hom puist trover.
Or nous doinst Diex ensamble tel joie demener,
Que mesdisanz n’en puissent escharnir
(railler, moquer) ne gaber (moquer, tourner en dérision),
Ne les mauveses langues n’aient de quoi parler.
Et ci apres vous vueil .c. mil saluz mander
Et autant comme il a de goutes en la mer,
D’aigues qui le navies font venir et aler,
(d’eaux que les navires sillonnent)
Par moi qui sui messages, meillor n’i puis trover.

S’onques nus hom por dure departie
(séparation)
Ot cuer irié
(affligé, chagriné) ne penssif ne dolent (souffrant),
Li miens est tels qu’en tout le mont n’a mie
Plus angoissex ne plus plain de torment ;
Ne je ne sai point de confortement
Se je ne rai la douce compaignie
Ou j’ai eü si glorieuse vie,
Que ma mort voi se je n’i sui sovent
(2).


Explicit request d’amors et complainte et regres.


En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
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Notes

(1) Les Saluts d’amour dans les littératures provençale et française, Paul Meyer, Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, T28 (1967).
(2) Que ma mort voi se je n’i sui sovent : il mourra s’il ne peut se rapprocher plus souvent d’elle.

Une Chanson de Mal mariée du Manuscrit de Bayeux

Sujet :  chanson, musique, médiévale, poésie médiévale,  manuscrit de Bayeux, mal mariée, humour, chanson d’amour.
Période  : Moyen Âge tardif (XVe), Renaissance.
Auteur :  anonyme.
Titre : Ne l’oserai-je dire
Interprète  :  Ensemble Obsidienne (2020).

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons au Moyen Âge en musique et avec une nouvelle chanson du Manuscrit de Bayeux. Ce très beau manuscrit normand, joliment enluminé et daté des débuts de la Renaissance (XVIe siècle) contient un peu plus de cent chansons de la fin du XVe siècle.

Les pièces du Manuscrit de Bayeux sont assez variés. On y trouve des chansons d’amour et d’autres plus grivoises, politiques ou satiriques. Nous avons eu l’occasion d’en aborder déjà un certain nombre sur Moyenagepassion (voir référence en pied d’article).

Le Manuscrit de Bayeux est actuellement conservé à la BnF sous la référence Français  9346 et on peut le consulter librement sur Gallica. Vous pouvez également le retrouver avec ses notations musicales modernes et ses textes retranscrits en graphie actuelle dans l’ouvrage de Théodore Gérold : Le Manuscrit de Bayeux, texte et musique d’un recueil de chansons du XVe siècle, aux Editions Librairie Istra (1921).

Une chanson de mal mariée

Le Manuscrit de Bayeux, "Ne l'oserais-je dire" chanson et partition, chanson des XVe, XVIe siècles

Loin de l’amour courtois, la chanson du jour est une pièce qu’on rattache généralement aux chansons de mal mariée. Comme leur nom l’indique, ces compositions ont pour thème les mariages arrangés mais qui ne conviennent guère aux intéressées (voir également cette chanson de Moniot de Paris).

Sous des airs retenus, une belle se plaindra ici du peu d’ardeur de son partenaire, considérant même d’en changer pour un plus adapté à ses désirs. Sous le drame apparent de l’union arrangée, difficile de ne pas lire entre les lignes de cette pièce un humour dont le Manuscrit de Bayeux ne tarit pas, par ailleurs.

D’un point de vue musical, la pièce est une branle coupé. On peut retrouver cette danse « récréative » et joyeuse de la fin du Moyen Âge décrite dans l’Orchésographie de Thoinot Arbeau.

Une interprétation en duo de l’Ensemble Obsidienne

Pour découvrir cette chanson du Manuscrit de Bayeux en musique, nous vous proposons une version de l’Ensemble Obsidienne. On retrouve ici Hélène Moreau et Emmanuel Bonnardot en duo, formation plutôt inhabituelle pour cet ensemble de musiques anciennes.

Un mot de l’ensemble Obsidienne

Sous la direction d’Emmanuel Bonnardot, l’ensemble Obsidienne officie depuis 1993 sur un répertoire marqué par les musiques médiévales à renaissantes. Au sortir d’une longue carrière, la discographie de cette formation est ample et de qualité : Guillaume de Machaut, Guillaume Dufay, Josquin Desprez, les Cantigas de Santa Maria, Carmina Burana, etc… Ce sont plus de 20 albums en tout autour des musiques profanes ou sacrées du Moyen Âge.

Largement reconnu sur la scène médiévale, l’ensemble Obsidienne s’est vu gratifier de nombreux prix pour son travail de restitution et d’interprétation. On lui doit encore quelques escapades hors de sa période historique de prédilection. Ainsi, la formation s’ouvre aussi sur le thème « de la chanson du Moyen Age à nos jours ». Dans sa discographie, on trouvera également des contes musicaux et des albums à destination de la jeunesse. Pour les suivre de près, nous vous invitons à consulter leur site web officiel sur obsidienne.fr.

Album : Chansons traditionnelles de France, Manuscrit de Bayeux

L'album, Chansons traditionnelles de France, Manuscrit de Bayeux de l'Ensemble Obsidienne

L’Ensemble Obsidienne a particulièrement bien mis en valeur les chansons du Manuscrit de Bayeux dans cet album sorti en 2021. Vous y retrouverez 24 titres dont une bonne partie est extraite de l’ouvrage renaissant. Cet album qui privilégie une approche polyphonique a fait l’objet d’une collaboration entre l’Ensemble Obsidienne et l’Ensemble Vocal Ligérianes dirigé par Jean-Charles Dunand.

Si vous souhaitez vous la procurer, cette production devrait être toujours à la vente chez votre disquaire habituel. A défaut, vous pourrez également la trouver à la vente en ligne (voir lien ). Hors du format CD, et pour les fans de musique dématérialisée, on trouve également cet album au format MP3 sur certaines plateformes de streaming légales.


Ne l’oserai-je dire si j’aime par amour

Ne l’oserai-je dire si j’aime par amour
Ne l’oserai-je dire.
Mon père m’y maria,
Un petit devant le jour;
A un vilain m’y donna
Qui ne sait bien ni honnour.
Ne l’oserai-je dire.

Ne l’oserai-je dire si j’aime par amour
Ne l’oserai-je dire.
La première nuitée
Que je fus couchée o lui,
Guère ne m’a prisée,
Au lit s’est endormi.
Ne l’oserai-je dire.

Ne l’oserai-je dire si j’aime par amour
Ne l’oserai-je dire.
Je suis délibérée
De faire un autre ami,
De qui serai aimée
Mieux que ne suis de lui !
Ne l’oserai-je dire.


Découvrir d’autres chansons du manuscrit de Bayeux :
Hélàs, mon coeurUng espervier venant du vert boucaigeTriste plaisir et douloureuse joie Par droit, je puis bien complaindre et gemirLe Roi anglaisHellas Ollivier BasselinLa belle se sied au pied de la tourbon jour, bon mois.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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Henri Baude, Plaidoyer pour la Paix et Contre les Va-t-en-guerre

Sujet : poésie morale, poète satirique,  poésie politique, Paix, va-t-en-guerre, moyen français, traité d’Arras.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle.
Auteur :  Henri Baude (1430-1490)
Ouvrage  :  Les vers de Maître Henri Baude,  poète du XVe siècle,  M. Jules Quicherat (1856),

Bonjour à tous,

ous revenons, aujourd’hui, au Moyen Âge tardif, avec une poésie du sieur Henri Baude. Au XVe siècle, ce petit fonctionnaire royal attaché au trésor s’exerçait, en dehors de ses offices, à une poésie satirique et caustique. Sa verve lui valut d’ailleurs quelques déboires, du temps de Louis XI. Il connut même la prison à deux reprises, dont une pour avoir moqué les manœuvres de cour autour du souverain (voir sa biographie). Son destin houleux et sa plume caustique le firent rapprocher, quelquefois, de François Villon dont il fut contemporain .

Une poésie satirique pour la Paix et contre les faiseurs de guerre

La poésie pour la Paix d'Henri Baude accompagnée d'une enluminure médiévale : Bataille de Grandson, chronique bernoise de Diebold Schilling l’Ancien, Manuscrit Mss.h.h.l.3, Bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne.

Nous retrouvons, ici, Henri Baude dans une poésie en forme d’hommage à la paix. Il en profitera pour vilipender les ennemis de cette dernière. Exécrée des pervers et des va-t-en-guerre, la paix dépossède aussi les pillards de leur butin et tient les méchants en laisse. Le poète médiéval fustigera, au passage, les lâches cachés à l’ombre des cours et y menant une vie dissolue, tandis qu’ils encouragent les conflits meurtriers, en espérant en retirer quelques glorioles.

Si elle n’a guère vieilli d’un point de vue moral, cette pièce a eu pour contexte le traité d’Arras de 1482 qui mit fin à la guerre de Succession de Bourgogne. C’est, en tout cas, l’avis d’un des biographes de Baude Jules Quicherat, dans son ouvrage Les vers de maître Henri Baude, poète du XVe siècle, daté de 1856. L’historien et archéologue chartiste y souligne également que cette poésie de Baude fut sans doute lue dans l’enceinte du Palais de Justice de Paris comme le suggère la dernière strophe.


Touchant la paix, un pourpenser singulier
d’Henri Baude et en moyen français


J’ay veu, en dormant l’oeil ouvert,
Une perle, soubz mon chef mise
Dans ung moyen pot descouvert
Et nouvellement tainct en vert,
Que chacun si désire et prise,
De toute nation requise :
Et estoit escript sur le pot
En quatre lectres ung seul mot.

Ma quinziesme fut la première,
La première au second rang mys
La neufviesme au tiers plus legière.
Pour la quatriesme, la dernière
Laquelle fait en nombre dix.
(1)
Si pry à Dieu qu’en paradis
Soyent les ames colloquées
Qui ont ces lectres assemblées.

C’est ung trésor confortatif
Envelopé de doulx repoz,
Ung don de Dieu caritatif,
Ung remède consolatif
Contre gens de maulvais propoz,
Le soulaigement des suppostz.
La félicité des humains
Et la gloire de souverains.

C’est la vipère des pervers,
Le deschassement
(la dépossession) des pillars.
Le frain et bride des divers
(les mauvais, les inconstants)
Qui veullent aller de travers,
La destruction des paillars,
Le silence de babillars
(bavards, verbeux),
La confusion des vanteurs,
La correction des manteur.

Qu’en dites-vous, lasches courages,
Sans vertuz, sardanapalez,
(2)
Qui cuidez par voz grans oultrages
Acquerir loz et vasselaiges,
Sans honneur, tous effeminez ?
Vous perdez temps et vous mynez :
L’honneur demeure aux trespassez
Et à vous, si vous l’amassez.

A nostre perle retournons
Que devons aymer et chérir,
Et pensons que nous en ferons
Et comment nous la garderons
Saine et entière, sans périr.
On dit que pour l’entretenir
En ce Palais, pour sa nourrice,
Luy fault (ou la perdrons) justice.

Notes :

(1) Les 5 premiers vers de cette strophe sont une énigme et un jeu de lettres comme Baude les affectionne (il compte parmi les grands rhétoriqueurs). Il y fait allusion aux lettres de l’alphabet :

Ma quinziesme fut la première : P
La première au second rang mys : A
La neufviesme au tiers plus legière : I
Pour la quatriesme, la dernière laquelle fait en nombre dix. X

(2) Sardanapalez ; vivre comme un homme dissolu, personnage riche qui mène une vie de débauche, en référence au souverain grec mythique du même nom Sardanapale ou Sardanapalos.


NB : sur notre illustration, comme sur l’image en-tête d’article, vous retrouverez des enluminures issues de la Chronique bernoise de Diebold Schilling l’Ancien. Ce manuscrit médiéval, daté de la fin du XVe siècle et conservé à la Bibliothèque Bourgeoise de Berne (Burgerbibliothek), narre avec force illustrations la violence des guerres bourguignonnes. Ces dernières ont précédé la guerre de succession de Bourgogne qui s’est finalement conclue par le traité d’Arras de 1482. Vous pouvez consulter ce manuscrit en ligne ici.

En vous souhaitant une excellente journée.

Fred
pour moyenagepassion.com
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Poésie amoureuse : une jolie Requête d’amour du XIIIe siècle

Sujet : vieux-français, poésie médiévale, poésie courtoise, amour courtois, trouvères, langue d’oïl, salut d’amour, loyal amant, fine amor.
Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur : anonyme
Titre : La Requeste d’amours 
Ouvrage : Jongleurs & TrouvèresAchille Jubinal, 1835.

Bonjour à tous,

out récemment, nous avions eu le plaisir de publier un article sur les saluts d’amour médiévaux, accompagné d’un bel exemple de ces poésies courtoises du Moyen Âge central.

Pour rappel, ces déclarations d’amour du XIIe au XIVe siècle, qu’on trouve d’abord chez les troubadours puis chez les trouvères, nous sont parvenues en nombre assez restreint. On en compte un peu moins d’une vingtaine entre langue d’oc et d’oïl et nous vous proposons, aujourd’hui, d’en découvrir une autre en vieux français.

Beaucoup de partages et d’engouement

Au passage, une fois publiée nous avons eu la très bonne surprise de constater que la poésie courtoise de notre article précédent a énormément plu, notamment sur les réseaux sociaux. Entre appréciation des talents de plume de l’auteur médiéval et étonnement sur les formes du français d’alors, le texte a fait l’objet de centaines de partages et de commentaires, suscitant beaucoup d’enthousiasme et de questions. Nous voulions le relever et vous en remercier chaleureusement ici.

Pour nous, c’est toujours un immense plaisir de voir combien le patrimoine culturel médiéval, sa littérature et sa poésie peuvent encore résonner chez nos contemporains. Le succès de certaines lectures de textes de Rutebeuf, Villon et d’autres auteurs sur notre chaine Youtube vont encore en ce sens. La Pauvreté Rutebeuf en vieux français a pratiquement atteint les 100 000 vues. Pour de la poésie lue, c’est quand même plutôt pas mal. Bref, le Moyen Âge continue de vous parler et de vous interpeler, et chaque fois qu’il touche au but, nous nous en réjouissons.

Un nouveau Salut d’amour anonyme
tiré du ms Français 837 de la BnF

Intitulée « La Requeste d’Amours », la poésie du jour est tirée du même ouvrage médiéval que le salut d’amour publié précédemment. Il s’agit du manuscrit ancien Ms Français 837, conservé au département des manuscrits de la BnF.

Cet ouvrage daté de la fin du XIIIe siècle contient pas moins de 249 œuvres entre dits, fabliaux et pièces versifiées diverses. Les noms de certains auteurs nous sont familiers (Rutebeuf, Jean Bodel, Jean Renart, ,…). D’autres nous sont demeurés anonymes comme celui de la « Requête d’amours » qui nous occupe aujourd’hui.

Concernant la version de ce texte en graphie moderne, on pourra se reporter utilement à la sélection que le médiéviste Achille Jubinal avait fait des pièces du ms Français 837 dans son ouvrage Jongleurs & Trouvères, daté de 1835.

La requête d'amour, d'un auteur anonyme dans le Ms Français 937 de la BnF
Poésie courtoise : La Requeste d’Amours, dans le ms Français 837, auteur anonyme (BnF)

Références littéraires et idylles médiévales

Si vous aviez lu le salut d’amour précédent, vous noterez, à la lecture de celui-ci, que les références de son auteur sont un peu plus littéraires. C’est peut-être d’ailleurs ce qui rendait la poésie précédente si rafraichissante, en la rapprochant même un peu du ton de certains fabliaux.

La Requeste d'amour, poésie courtoise du XIIIe siècle et une enluminure du Codex Manesse (XIVe siècle).

Dans le texte du jour, le trouvère fait des allusions à la célèbre idylle de Tristan et Iseult tombés éperdument amoureux l’un de l’autre, après avoir absorbé un filtre d’amour. Il cite aussi Cligès et Fenice (Phénice), deuxième roman arthurien de Chrétien de Troyes à la fin du XIIe siècle. Dans ce récit, le jeune Cligès tombera amoureux de Fénice, qui était destinée à épouser son oncle. Les deux amants auront à affronter les foudres de ce dernier.

Enfin, on trouvera dans cette poésie une autre référence à la littérature courtoise médiévale, en la personne de Blanchandin. Tiré d’un roman d’aventure des débuts du XIIIe siècle, le romanz de Blanchandin et de Orgueillose d’amors, (Blancandin et l’Orgueilleuse d’amour) conte l’histoire d’un adolescent aventurier, sorte de double lointain du Perceval des romans arthuriens. Élevé loin de la chevalerie et ayant pourtant succombé à son appel, Blanchandin partira lui aussi en quête de hauts faits. Il croisera en chemin la passion amoureuse et ses défis.

Leçon de fine amor pour un loyal amant courtois

Pour le reste, les codes courtois mis en avant dans ce salut d’amour ne changent pas. Loyal amant et fine amor restent au programme. L’auteur y fait l’éloge des nombreuses qualités de l’élue de son cœur. Il s’ouvre également à elle de sa grande souffrance et du feu qui le brûle : feu aussi dur à supporter que plaisant et qui résume toute la contradiction du désir courtois.

Que la dame ne s’offusque pas si le poète lui parait un peu familier. Comme il nous l’expliquera, il a appris et maîtrise les codes de la courtoisie. Il saura donc l’aimer avec distance, sagement, courtoisement et dans le secret. Une grande partie de ses vers lui permettra d’ailleurs d’exposer les différences entre le loyal amant (qu’il est) et le sans cœur, le grossier qui ne connait rien des règles de l’amour. Au passage, il expliquera aussi à sa douce qu’il préférerait mourir plutôt que de s’enticher d’une courtisane un peu facile et fourbe, donc tout le contraire d’elle.


La Requeste d’Amours
Un salut d’amour anonyme en langue d’oïl

NB : pour vous guider dans cette poésie médiévale courtoise et vous en faciliter la lecture, nous vous proposons de nombreuses clés de vocabulaire.

Douce, simple, cortoise et sage,
Et debonere
(douce, aimable) sanz outrage,
Sanz orgueil et sanz vilonie,
Vous mant salut, ma douce amie.

Douce amie, salut vous mant,
Plus de .c. foiz en soupirant,
Simple de vis et de cuer douz,
Com cil qui ert li vostre touz;
(celui qui vous est tout entier dévoué)
De cuer, de volenté, de cors,
Je n’en vueil noient metre fors
(je ne veux nullement exclure),
Que je trestoz vostres ne soie.
(que je ne sois entièrement votre)
Si m’ait Diex que je voudroie
Que vous séussiez mon martire,
Et que je vous péusse dire
Et raconter tout en apert
(ouvertement)
Le mal que j’ai por vous souffert.

Les maus, mès li maus mult me plest;
N’encore pas ne me desplest
Le mal d’amer à soustenir;
Mult fet bon la bele servir
Dont l’en atent si douz loier.
Ne porroie miex emploier
Mon cuer qu’en vous, ce m’est avis,
Gente de cors, simple de vis,
Cortoise et douce plus que miex.
Cist penssers m’est mult bons itiex
(tellement) ,
Quant je pens à vous, douce amie.

Nel’ tenez pas à vilonie (bassesse, grossièreté)
Se douce amie vous apel,
Quar je ne truis
(trouve) nul non plus bel
Certes en moi ne remaint mie
Que vous n’aiez non douce amie,
Quar j’ai apris à bien amer,
Sanz vilonie et sanz fausser
(tromperie, fausseté)
Belement et céleement,
Sagement de cortoisement ;
Et qui d’amors vet bien ouvrer,
Cortoisement l’estuet mener
Et sagement, dont di por voir
(en vérité)
Que il estuet
(convient) franchise avoir
A bien amer, dont à nul fuer
(en aucune manière)
N’estuet amer vilain de cuer :

Vilains de cuer soit li honis,
Qu’il est fel
(perfide, mauvais) en fais et en dis,
Et venimeus et orguilleus,
Et envieus et ramposneus
(querelleur, injurieux);
Mes bénéoiz
(bénis) soit gentiz cuers,
Qu’il est atornez à bien lués
(bien disposé pour les choses de l’amour?),
Et est tantost navrez
(blessé) d’amors.
Volentiers soustient les dolors.
Je proverai qu’en bien amer,
Ne troveroit nus que blasmer,
Dont proveron que Blanchandin,
A cui grand règne fu aclin,
Ama Orguilleuse d’amors,
Tristrans
(Tristan) en ot maintes dolors,
Por Yseut la blonde, la bele,
Ausi por lui maint mal ot-ele ;
Et Cliges en ama Fenice.
Qui n’en fu ne fole ne nice
(ignorant, sot)

D’examples d’amor i a mil.
Je di por voir
(que véritablement) rien ne vaut cil
Qui n’a amor bone et loial,
Et quant il le voit desloial,
Il le doit lessier et fuir.
Je meismes vueil mieux morir
Qu’amer fame présentière
(facile, qui se donne à tous)
Ne trop baude (
impudente), ne trop doublière (trompeuse).
Merci, merci, ma douce dam
Qui tout avez mon cors et m’âme :
Tout avez en vostre prison ;
Por ce quier
(je réclame) à vous garison ;
Quar l’en doit querre
(chercher) la santé,
Où l’en a pris l’enfermeté.

L’enfermeté est fine amor,
Dont je sens por vous la dolor,
Si grant que dire nel porroie,
Se tout mon pooir i metoie.
Briefment le vous di, douce amie,
Vous este ma mort et ma vie :
Ma mort que tuer ne poez,
Se vous de moi merci n’avez.
Mès trop seroit grant vilonie,
Se por vous perdoie la vie,
Quar je ne cuit
(crois) que vous truisiez (trouviez)
Jamès plus léaus amistiez.


Explicit la Requeste d’Amours.


En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez l’enluminure ainsi que les premiers vers de notre poésie courtoise du jour, tels qu’on peut les voir dans le Ms Français 837 de la BnF. L’enluminure ayant servi à illustrer cette requête d’amour dans notre deuxième image est, quant à elle, à nouveau, extraite du très célèbre Codex Manesse. Ce manuscrit médiéval allemand est postérieur d’un siècle à la poésie mais il illustre de très belle manière le thème médiévale de l’amour courtois.