Archives par mot-clé : français 3887

La ballade anonyme d’un poète médiéval à l’automne de sa vie

Couverture livre médiéval "la danse aux aveugles"

Sujet :  poésies,  ballade médiévale, poésie morale, moyen français, Moyen Âge chrétien, oïl
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Anonyme
Ouvrage : « La Danse aux Aveugles et autres poésies du XVe siècle, extraites de la bibliothèque des Ducs de Bourgogne » (édition de 1748 chez André Joseph Panckoucke Libraire)

Bonjour à tous,

ous avons déjà eu l’occasion d’explorer, ensemble, quelques-unes des ballades médiévales qui trônent à la fin de l’ouvrage « La Danse aux Aveugles et autres poésies du XVe siècle, extraites de la bibliothèque des Ducs de Bourgogne ». Edité au milieu du XVIIIe siècle par le libraire et auteur lillois André Joseph Panckoucke, ce livre de pièces du Moyen Âge tardif fait la première place à La danse aux aveugles (ou dance des aveugles suivant les ouvrages) de Pierre Michault, tout en y adjoignant quelques autres poésies et complaintes de la même période, sans grande rigueur d’exactitude du point de vue de l’attribution.

Petitesse & Misère de l’Homme

manuscrit médiéval MS Français 3887
Le manuscrit MS Français 3887 du département des manuscrits de la BnF

Aujourd’hui, notre exploration se prolonge donc avec une nouvelle ballade. Dans l’ouvrage, cette poésie anonyme en moyen français porte le titre de Misère de l’homme. Elle tient, en quelque sorte, lieu de prélude aux Réflexions du Pêcheur que nous avions déjà présentées par ailleurs. En trois strophes et un envoi, son auteur, empreint de gratitude et d’humilité, y met en scène la nudité de l’homme médiéval devant la nature éphémère de sa vie et, bien entendu, devant son créateur. Nous sommes au Moyen Âge. Les valeurs chrétiennes sont dans tous les esprits. Elles ruissèlent même des textes les plus profanes et traversent la littérature médiévale de part en part.

Monde médiéval d’aujourd’hui et d’hier

A ce sujet, plus on se penche, sérieusement, sur cette période et plus on mesure la distance entre certaines représentations actuelles sur le monde médiéval et sa réalité. C’est un simple constat mais, à plus d’un siècle du romantisme du XIXe siècle, nos sociétés modernes semblent décidées à en faire, de plus un plus, un terrain où les projections fantasmagoriques se mêlent à la réalité historique, quitte à en prendre, à l’occasion, le contrepied. Terre de paganisme, terre de fantaisie et de fantastique, terre d’écologie, terre d’idées reçues aussi, le monde médiéval est ainsi devenu un objet culturel polymorphe. Le champ qu’il occupe, désormais, recouvre un espace symbolique et idéologique autonome et complexe, dissocié en très large partie de l’Histoire et ses laboratoires.

décoration médiévale

On le constate autour de nous. Dans la littérature, au cinéma mais aussi, de plus en plus, dans les fêtes de nos villages et de nos cités et, finalement dans les esprits, la notion de Moyen Âge n’a cessé de confirmer voire même, peut être, de déborder la notion de simple Western dont nous parlait Georges Duby (voir citation) pour devenir le terrain de références largement plus élastiques (1). Même s’il n’est pas la seule période historique à avoir hérité de ce statut particulier, il est, sans doute, le roi en cette matière, une sorte de territoire fourre-tout de tous les possibles imaginaires.

Refuge-miroir de nos idéologies modernes, support d’un passé fantasmé pour mieux se réinventer des racines, terrain magique à portée dans un univers refroidi par le matérialisme, lieu de fêtes et de solidarités villageoises dans un monde de l’isolement, quand il n’est pas aussi, paradoxalement, le repoussoir fantomatique d’une barbarie dont nous nous serions, depuis, défaits. La liste pourrait être au longue de ses projections. Quoiqu’il en soit, le monde médiéval est bien loin d’être une « simple » matière historique. Il est devenu une auberge espagnole dans laquelle chacun pourrait presque trouver ce qu’il y met, y compris des idées et des valeurs aux antipodes de sa réalité. Riche, complexe, souvent hors sol, il est important de comprendre ce phénomène de dissociation. De même qu’il est bon, de temps en temps, d’y réinjecter un peu de réalité historique pour mieux comprendre d’où nous venons vraiment.

Aux sources historiques de cette ballade

Pour revenir à notre ballade du jour, du point de vue des sources, on se souvient que dans l’ouvrage de Panckoucke, il était fait référence à « un gros volume de la Bibliothèque des ducs de Bourgogne » sans qu’il en soit précisé les références. Il ne serait pas étonnant que ce manuscrit ancien fasse partie du fonds du KBR Museum et de sa bibliothèque de Ducs de Bourgogne justement. Il pourrait être intéressant de le vérifier en tout cas.

ballade médiévale dans un manuscrit ancien

De notre côté, en écumant les vieux catalogues des manuscrits français de la Bibliothèque nationale (Ancien fonds, Tome 3, 1881), nous avons réussi à retrouver une trace de cette ballade à la BnF dans un manuscrit médiéval bourguignon du XVe siècle. Elle n’y porte pas de titre. Quant au manuscrit, il est référencé Manuscrit Français 3887 et titre : « Recueil de lettres originales et de copies de pièces Recueil de lettres originales et de copies de pièces indiquées comme telles dans le dépouillement qui suit. » On peut le trouver sur Gallica (le consulter en ligne). Très sobre et de peu d’intérêt esthétique, il ressemble, en effet, à une recopie au kilomètre de pièces diverses faite, peut-être, à l’occasion d’un inventaire. Sur ses 252 feuillets, il présente des pièces extrêmement éclectiques dont une partie importante est en relation avec le duché de Bourgogne : chansons en l’honneur des Bourguignons, écrits au sujet de Philippe le Bon, de Charles le Téméraire, etc… Et encore d’autres pièces, œuvres et poésies diverses, profanes ou religieuses. Il ne s’agit sans doute pas du manuscrit ancien auquel il était fait allusion dans l’ouvrage de Panckoucke, au vu du peu de pièces qu’il possède en commun avec ce dernier.


Illustration avec enluminure - Poésie médiévale anonyme du Moyen Âge tardif

Au vouloir Dieu ne chiet pas qu’on responde

Quant premier vins en ce douloreux monde ,
Plain de meschief, de douleur, & tristesse,
Tout nud m’y mist ma mere tendre & blonde ;
Fors seulement couvert d’umaine espesse :
Puis quant viendra la mort qui tout despesse ,
Tout nud iray en la terre parfonde ;
Je ne pers riens du mien , mais je le lesse ;
Au vouloir Dieu ne chiet pas qu’on responde,

Monseigneur Dieu, en qui tout bien habonde.
M’avois presté des biens a grant largesse ;
Des honneurs plain estoy jusqu’a la bonde,
Dont j’ay usé en toute ma jeunesse :
Et maintenant, quant vient en ma vieillesse,
De doubteux biens me nettoye & m’en cesse ;
Affin qu’a luy je m’humilie & besse :
Au vouloir Dieu ne chiet pas qu’on responde,

Il n’est si grant que Dieu bien ne confonde,
Soit Roy, soit Duc, soit Royne, ou Princesse ;
Car quant il veut, qui que gronce
* (grogner) ne gronde,
Il sera fait par divine sagesse.
C’est bien raison que tout envers luy plesse ,
Qui en sa main tient terre, mer, & onde ;
Et tout a fait par sa digne pouesse :
Au vouloir Dieu ne chiet pas qu’on responde,

Prince eternel de la monarche ronde.
De qui despent honneur, gloire & noblesse.
Benoit sois tu en ton nom de haultesse :
Au vouloir Dieu ne chiet pas qu’on responde.


La belle enluminure sur l’image d’en-tête et sur l’illustration est tirée du manuscrit Ms 0208 (194) de la Bibliothèque Municipale de Soissons. Elle représente le pèlerin devant la mer de tentation. Nous l’avons un peu « restaurée » au passage mais l’original est déjà en très bon état. Ce manuscrit médiéval daté de la deuxième partie du XVe siècle (1465) présente le Pèlerinage de la vie humaine de Guillaume de Digulleville, mise en prose par un clerc d’Angers demeurée anonyme. Vous pouvez le retrouver, partiellement, numérisé en ligne au lien suivant. Voir d’autres enluminures du Pèlerinage de la Vie humaine de Guillaume de Digulleville issu du Ms 1130.


Voir d’autres pièces et poésies issues de ce même ouvrage.

En vous souhaitant une Belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

Notes :

(1) Dans ce phénomène de redéfinition du monde médiéval, il ne faut sans doute pas sous-estimer une certaine forme d’acculturation. Force est de constater que les valeurs anglo-saxonnes et la culture américaine sont aussi, à l’œuvre, par le biais des courants médiéval-fantasy qui nous sont revenus par le biais de Tolkien et ses émules (littérature, cinéma, jeux de rôles, jeux vidéos) à partir du courant des années 70-80. Aujourd’hui, le champ du médiévalisme français porte largement la marque de ces courants anglo-saxons.