Archives de catégorie : Eustache Deschamps

Au moyen-âge tardif, Eustache Deschamps, modeste officier de cour, s’adonne à une poésie critique, morale et descriptive sur ses contemporains et sur son temps. Il vivra tout : les grands voyages, la guerre de cent ans, les épidémies, les misères des campagnes…

A travers plus de 1000 ballades, il abordera tous les sujets : les valeurs et les injustices de son temps, ce qu’on y mange, comment on s’y bat ou comment l’on se soigne, les désillusions de la vie de cour, les déroutes de l’âge,… Dans cette rubrique, nous vous emmenons à sa découverte avec des textes commentés, traduits et détaillés.

« On ne doit pas croire a tout homme », Eustache Deschamps

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade, défiance, beaux-parleurs, poésie morale.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Car homme n’est qui ait point de demain»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T VII,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

ous revenons, aujourd’hui, à l’œuvre d’Eustache Deschamps avec une jolie ballade. Dans le pur style de ses poésies morales ou ses ballades de moralités, le poète champenois nous donnera ici une leçon de défiance.

L’Œuvre d’Eustache en quelques mots

Nous sommes au Moyen Âge tardif et Eustache Deschamps a largement servi la cour de princes et des rois. Il a connu la guerre, les voyages, la peste, la vie de cour, durant ses soixante ans de vie. En plus de ses fonctions successives d’écuyer, d’huissier d’armes pour le compte de Charles V et Charles VI, ou encore ses titres de bailli de Senlis et de châtelain de  Fismes, l’officier de cour a aussi composé des poésies.

Elève de Machaut dont il se réclame, sa plume est même intarissable et il écrit littéralement sur tous les thèmes qui passent à sa portée. Rondeaux, chants royaux, lais et ballades, traités de poésies, l’œuvre d’Eustache est monumentale et n’a guère d’équivalent en son temps (peut-être des auteurs un peu plus tardifs comme Alain Chartier ou Georges Chastelain). Il faudra toutefois attendre le XIXe siècle pour commencer vraiment à la redécouvrir.

Mise à plat de l’œuvre et manuscrit Français 840

Les ballades de moralité d’Eustache sélectionnées par Georges-Adrien Crapelet ouvriront le bal et attireront l’attention en 1832. Des ajouts et publications de poésie inédites suivront en 1850, à l’initiative de Prosper Tarbé. Dans la foulée, le Marquis de Queux de Saint-Hilaire s’attellera à la retranscription de l’ensemble de l’oeuvre d’Eustache Deschamps, bientôt relayé en cela par Gaston Paris.

La ballade médiévale du jour dans le manuscrit Français 840 de la BnF
La Ballade du jour dans le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF (à consulter sur Gallica)

Au cœur de ce travail, le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF, un ouvrage contemporain d’Eustache où est venu s’empiler son legs impressionnant sur pas moins de 593 feuillets. Du milieu du XIXe au début du XXe siècle, l’œuvre complète d’Eustache Deschamps sera ainsi consignée dans onze volumes signés de la main de Queux de Saint Hilaire et de Gaston Paris.

Actualité de l’œuvre d’Eustache Deschamps

Depuis sa remise à plat, de nombreux médiévistes férus de cette partie du Moyen Âge se sont penchés sur le legs d’Eustache. Les approches sont nombreuses, les angles souvent thématiques. L’œuvre du champenois s’y prête particulièrement : épidémies, tournois, duels, gastronomie, mœurs de cour, politique, guerre de cent ans, …. Les écrits du prolifique champenois font encore des historiens en quête d’une meilleure compréhension des mœurs du XIVe siècle.

D’un point de vue stylistique et poétique, si tout n’est pas égal, il reste encore de belles perles à dénicher dans le large travail d’Eustache. Sa franchise peut quelquefois surprendre ou amuser. Sa morale vise souvent juste et nous permet, en tout cas, de nous replonger au cœur du Moyen Âge chrétien et ses valeurs. Des traits d’humour émergent ça et là et la courtoisie est aussi présente dans son œuvre même si, de notre point de vue, ce n’est pas là que son talent s’exprime le mieux.

Dans tous les cas et indépendamment de l’approche privilégiée ou même des réserves que l’on peut émettre sur l’ensemble du legs d’Eustache d’un point de vue stylistique, on ne peut enlever à l’auteur champenois son opiniâtreté et sa persévérance à tout vouloir mettre en vers et consigner.

Une ballade contre les beaux-parleurs

« On ne doit pas croire à tout homme », le refrain ne peut être plus clair. Avis aux apparences et aux beaux-parleurs ! Le thème de la défiance est au cœur de la ballade médiévale du jour. Et pour mieux appuyer la trahison, le serpent venimeux et perfide (forcément toujours un peu biblique et, déjà présent dans une fable d’Eustache), est appelé à la rescousse.

La Ballade du jou illustrée avec une enluminure de Serpent tirée du Manuscrit Français 1537 de la BnF

Jeux de cours, trahisons, fausses promesses, on pourrait être tenté de remettre cette poésie en contexte, à la lumière des longues années de services d’Eustache auprès de la cour et des puissants. Durant sa longue carrière, la franchise et certaines de ses poésies critiques lui ont inévitablement valu des ennemis. Les vers du jour pourraient en être un autre signe. Dans le même temps, cette ballade a la qualité de tout texte, fable et toutes bonnes poésies morales : une certaine intemporalité. Aujourd’hui encore, la verve d’Eustache nous reste accessible et sa ballade a plutôt bien traversé le temps.


« On ne doit pas croire a tout homme, »
dans le français ancien d’Eustache Deschamps

Le moyen français d’Eustache peut présenter quelques difficultés sur certains textes. Cela nous semble moins le cas de celui-ci. Pour vous aider dans sa compréhension, nous vous proposons tout de même quelques clés de vocabulaire.

Gar toy de l’oiseleur qui prant
Les oiseaulx pour chant contrefait,
A sa roix soutive
(dans l’ingénieux filet) qu’il tent,
Par soutil langaige deffait.
Gar toy de femme qui te fait
Doulz semblant, et ami te nomme
C’est pour toy jouer d’un faulx trait
(d’un mauvais trait, coup) :
On ne doit pas croire a tout homme.

Avise au venimeux serpent
Qui en la douce herbe se trait
Et s’i caiche soutivement
(habilement),
Si que quant aucuns s’i retrait
L’erbe cueillant, lors mort de fait
(il les mort ensuite);
De son venin point et assomme
Le cueillant, qui lors crie et brait ;
On ne doit pas croire a tout homme.

Ne le parler d’aucune gent
Qui semble doulz com miel ou lait,
Ou l’en treuve venin souvent
Quant aucun ont a eulx attrait.
Ainsi doulz parler se deffait
En fiel mortel soubz douce pomme;
Donc pour eschiver ce meffait,
On ne doit pas croire a tout homme.

L’ENVOY

Princes, saiges est qui aprant,
Qui parle pou et qui entent,
Qui se taist et qui en soy somme
(mesure, pèse)
Le parler d’autruy saigement ;
Pour eschiver paine et tourment,
On ne doit pas croire a tout homme.


NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez la ballade d’Eustache dans le français 840 de la BnF. Pour l’illustration, nous avons opté pour une magnifique enluminure du serpent biblique. Elle est tirée du manuscrit Français 1537 intitulé « Chants royaux sur la Conception, couronnés au puy de Rouen de 1519 à 1528. » Ce manuscrit daté du XVI e siècle est lui aussi conservé au département des manuscrits de la BnF.

En vous souhaitant une belle journée
Fred
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Ballade Médiévale, la Bonne Renommée plus Précieuse que l’Or

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade médiévale, poésie morale, ballade satirique, Moyen Âge chrétien, ms Français 840, bonne renommée.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Plus que fin or vault bonne renommée»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T VII,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud (1878-1903)

Bonjour à tous,

our faire écho à notre article précédent, nous revenons, aujourd’hui, sur l’importance de la bonne renommée au Moyen Âge. Centrale dans la vie de l’homme de bien, la quête du renom est d’autant plus attendue chez le prince et le puissant. Gage de valeurs morales et de probité, cette recherche de bonne renommée va au delà d’un respect à gagner en ce monde. Elle inscrit l’homme médiéval dans la postérité et même, dans certains cas, dans le salut.

Pour illustrer l’importance de ce renom et des valeurs qui lui sont attachées, nous vous proposons une ballade édifiante d’Eustache Deschamps. Comme on le verra ici, sous la plume de l’auteur champenois du XIVe siècle, la bonne renommée vaut même mieux que le plus précieux des trésors.

La ballade de Bonne Renommé d'Eustache avec une enluminure du Manuscrit médiéval NAF 18145 de la BnF symbolisant la Droiture

La Bonne Renommée selon Eustache Deschamps

Au Moyen Âge tardif, Eustache Deschamps nous a laissé une œuvre poétique et rhétorique importante. Si ce poète et fonctionnaire de cour a écrit sur tous les sujets (y compris les plus triviaux), il a aussi laissé un important legs poétique et moral sur les valeurs de son temps. Dans la ballade du jour, il nous expliquait à quel point le renom dépassait la valeur de l’or lui-même.

Conduite morale et valeurs chrétiennes contre avoirs et richesses pécuniaires, ce n’est pas la première fois qu’Eustache élève les premières au détriment des secondes. Plus que simplement déchoir l’honneur de l’homme (si puissant soit-il), il affirme même ici que sa mauvaise renommée pourrait le (faire) tuer. En contrepartie, celui qui cultive le bien et agit avec bonté et mansuétude sera aimé et reconnu de tous.

Princes comme hommes du quotidien, pour l’auteur médiéval, l’affaire est tranchée. Tout le monde est concerné : « Fasse donc bien chacun a son pouvoir » pour protéger et nourrir son renom. Il n’est pas seulement question de vie terrestre, ni même de préserver ses héritiers de l’opprobre, mais aussi de salut de l’âme.

Plus que fin or vault bonne renommée
un ballade d’Eustache Deschamps

NB : le Moyen Français d’Eustache ne présentant pas de difficultés particulières sur ce texte, nous nous contentons de vous indiquer quelques clés de vocabulaire.

Il vaudroit mieulx l’omme de faim perir,
Tant soit puissans, que mal renom avoir ;
Renoms mauvais fait tout homme haïr
Et sanz cause dommaige recevoir
Souventefoiz, mais l’en puet percevoir
Que bons renoms et sa suite est amée
En tout païs, pour ce vous fait sçavoir :
Plus que fin or vault bonne renommée.

Par couvoitier, par prandre et par tolir,
par cruauté, par autruy decepvoir,
Par mal parler, mal faire, par mentir
Puet un chascun mal renom concepvoir ;
Mais li bons cuers qui veult user du voir,
Autruy amer, avoir langue afrenée
(modérée),
Fait en tous lieux son bon nom remanoir :
Plus que fin or vault bonne renommée.

Mauvais renoms fait maint homme mourir,
Après sa mort en valent pis si hoir
(ses héritiers);
Bon renoms fait l’omme amer et cherir,
Au monde n’as si precieus avoir.
Face donc bien chascun a son pouoir,
Car par le bien sera l’ame sauvée ;
Et par le mal puet assez apparoir :
Plus que fin or vault bonne renommée.

Le Manuscrit Français 840 aux sources
de l’œuvre d’Eustache Deschamps

La ballade de bonne renommée d'Eustache Deschamps dans le Manuscrit médiéval Français 840 de la BnF
La ballade de Bonne Renommée d’Eustache Deschamps dans le Français 840 (consulter sur Gallica)

Pour qui s’intéresse à l’œuvre d’Eustache Deschamps au plus près de ses sources originelles, le Ms Français 840 reste un ouvrage incontournable. Vaste compilation de 593 feuillets, ce manuscrit médiéval, daté des débuts du XVe siècle, est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF. Vous y retrouverez, bien entendu, la ballade du jour.

Pour les transcriptions de ces poésies dans une graphie plus simple à déchiffrer, vous pourrez vous reporter aux Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, du Marquis de Queux de Saint-Hilaire et de Gaston Raynaud. Elles sont parues entre la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe mais on en trouve encore des rééditions récentes.

En vous souhaitant une belle journée
Frédéric Effe
Pour moyenagepassion.com
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NB : l’enluminure utilisée pour notre illustration est tirée du manuscrit NAF 18145 de la BnF. Elle représente la Droiture. On y trouve entre autre ouvrage le Bréviaire des Nobles d’Alain Chartier ou encore le Secrets des Secrets du Pseudo-Aristote.

Une Ballade Satirique pour Réformer le Monde en Mieux

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade médiévale, poésie morale, ballade satirique, Moyen Âge chrétien, français 840.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Le contraire de quanqu’om fait»
Ouvrage  :  Poésies Morales et Historiques d’Eustache Deschamps, G A Crapelet (1832) Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T VIII,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud (1878-1903)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous voguons à nouveau vers les rives du Moyen Âge tardif, en compagnie du poète Eustache Deschamps. Dans le courant du XIVe siècle, ce champenois de petite noblesse, officier de cour ayant servi plusieurs souverains, nous a laissé une œuvre poétique très prolifique.

Quelquefois légère et courtoise, d’autres fois plus descriptive et nourrie de détails précieux aux historiens, la poésie d’Eustache possède aussi souvent une dimension morale et critique avec laquelle l’auteur aiguillonne les princes, le pouvoir et le monde dont il est contemporain.

L’Œuvre d’Eustache Deschamps dans les livres

Au début du XIXe siècle, on doit à Georges Adrien Crapelet,  écrivain et imprimeur niçois, une première publication de poésies choisies de notre auteur médiéval. L’ouvrage sortit en 1832 sous le titre « Poésies Morales et Historiques d’Eustache Deschamps, écuyer, huissier d’armes des rois Charles V et Charles VI, châtelain de Fismes et Bailli de Senlis. »

L’angle de la sélection de Crapelet — la poésie critique et les ballades de Moralité d’Eustache — était plutôt habile. Elle permit d’attirer l’attention sur la richesse de l’œuvre d’Eustache, tout en fournissant un bel échantillon de sa plume acerbe. La voie était ouverte. Quelques décennies plus tard, le Marquis de Queux de Saint-Hilaire s’attela à la retranscription de l’ensemble de l’œuvre d’Eustache Deschamps.

Aux Sources manuscrites de l’œuvre d’Eustache

Le legs poétique et littéraire d’Eustache avait l’avantage d’être contenu dans un manuscrit médiéval extrêmement fourni, daté des débuts du XVe : le ms Français 840, actuellement conservé à la BnF. Toutefois, l’entreprise de Queux de Saint-Hilaire restait sérieuse. Le poète médiéval a, en effet, laissé plus de 1000 ballades auxquelles s’ajoutent encore des chants royaux, des rondeaux et autres pièces diverses. Il en résulta onze tomes bien fournis dont le dernier serait achevé par Gaston Raynaud au tout début du XXe siècle.

Pour conclure sur les parutions, on notera encore, vers le milieu du XIXe siècle les « œuvres Inédites d’Eustache Deschamps » en deux tomes, préfacées par l’historien et archéologue Prosper Tarbé. Enfin, durant le XXe et le XXIe siècle, le poète médiéval fera encore l’objet de diverses anthologies et études plus ciblées.

Ballade pour réformer le monde en mieux : la poésie d'Eustache Deschamps dans le manuscrit ms français 840 de la Bnf.
La ballade du jour dans le Ms Français 840 de la Bnf (à consulter sur Gallica)

Le Quatorzième siècle selon Eustache

Guerre de cent ans et champs de bataille, épidémies et pillages mais encore voyages, tournois, privilèges et misères de la petite noblesse de cour, déroute de l’âge,… Au long de ses soixante-ans de vie, Eustache semble avoir tout vécu mais, plus encore, il a écrit sur tout. Peu de choses ont donc échappé à sa sagacité dans cette deuxième moitié du XIVe siècle. Il en résulte une véritable mine d’informations pour les chercheurs et médiévistes.

Pour l’amateur de poésie comme de Moyen Âge tardif, l’œuvre dans son ensemble peut impressionner par sa taille. Elle peut même être, par endroits, indigeste, quand elle s’épanche un peu trop dans le quotidien des petites frustrations de son auteur ou certaines redites courtoises un peu ampoulées.

C’est sans nul doute le prix à payer pour une production de ce niveau d’abondance. La constance sur un tel volume est simplement impossible. En contrepartie, on peut y butiner et la feuilleter en compagnie de son auteur. La poésie d’Eustache sait se montrer incisive, touchant au but pour nous parler à travers les âges. On appréciera aussi l’intégrité de l’homme, son franc- parler et son humour. On découvrira enfin quelques recettes désuètes contre l’épidémie de peste ou d’autres plus actuelles contre les maux de cour et les abus de pouvoir. Pour le reste, on laissera aux chercheurs le soin de la classifier de manière plus méthodique et thématique. Ils ne s’en privent d’ailleurs pas.

La poésie médiévale satirique d'Eustache illustrée avec une enluminure des Chroniques des Empereurs de David Aubert (Bibliothèque de l'Arsenal Ms-5089)

La Recette du Meilleur des Mondes

La ballade médiévale du jour appartient au registre de la poésie morale d’Eustache. On la trouvait déjà chez Crapelet et elle est présente dans le Tome VIII des œuvres complètes du Marquis et de Gaston Raynaud. Caustique et grinçante, Eustache s’y adonne à l’un de ces contrepieds humoristiques dont il est friand. Rêvez-vous d’un monde meilleur ? Rien de plus simple ! Il suffit de faire exactement le contraire de tout ce que l’on fait.

Guerre, mortalité, injustice, absence de morale et de droiture, fausseté, tous les travers des contemporains du poète y passent. Point culminant de cette déroute et de ces valeurs en perdition, l’Eglise catholique et son schisme du temps des deux papes en prendra aussi pour son grade. Ce fait a le mérite de nous renseigner sur la date de rédaction de cette ballade. Elle est forcément postérieure à 1378, date de l’élection des deux papes, un qui siégeait à Rome et l’autre qui s’installa en Avignon.


Ballade pour réformer le monde en mieulx

Voulez-vous apprandre comment
Ce monde sera réformé,
Et que tout yra autrement,
Et mieux qu’il n’a long temps alé ;
Lors ne serons plus ravalé
(rabaissé) ;
Ne n’arons l’indignacion
De Dieu, ne la pugnicion,
Guerre, mortalité ne plait :
Faisons donc en conclusion
Le contraire de quanqu’om fait.

Et que fait-on présentement ?
Tous maulx, toute crudelité
(cruauté) ;
On rapine, on parjure, on ment ;
L’un à l’autre fait fausseté,
En faingnant signe d’amisté.
Tout regne est en division,
Justice fault
(de faillir), loy et raison,
Quant l’en ne pugnit nul meffait.
Faites donc en conclusion
Le contraire de quanqu’om fait.

Quel scisme a il trop longuement
En l’Eglise, c’est grant pité,
Par le mauvais gouvernement
Des suppos qui ont tous gasté !
L’un a vendu, l’autre achaté,
Les biens Dieu ; quel vendicion
(vente) !
L’orgueil de tous, l’élacion
(orgueil, exhaltation de soi-même),
Trop d’estas nous gastent ce fait.
Faisons donc en conclusion
Le contraire de quanqu’om fait.

Envoy

Prince, je tien certainement
Que paix et bon entendement
Revendront partout à souhait ;
Mais que l’en face promptement
De bon cuer, continuelment,
Le contraire de quanqu’om fait.


En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : l’enluminure utilisée pour notre illustration est tirée des « Chroniques abrégées, ou livre traitant en brief des empereurs » (ou Chronique des Empereurs ) de David Aubert. Ce superbe manuscrit médiéval du XVe siècle provient originellement de la Bibliothèque des ducs de Bourgogne. Il est conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal sous la référence Ms-5089.

Une Ballade de Moralité sur la Mort par Eustache Deschamps

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade médiévale, mort, vertu, Moyen Âge chrétien.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Car homme n’est qui ait point de demain»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T III,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

aire reculer l’âge de la mort, rêver d’immortalité et d’homme augmenté, depuis quelques années, une certaine hyperclasse nourrit des mirages de transhumanisme et de longévité accrue. De notre côté, nous revenons sur ce thème de la finitude de l’existence humaine, par la poésie médiévale et son bon sens. A cette occasion nous serons accompagné d’une ballade d’Eustache Deschamps.

La ballade d'Eustache avec une enluminure sur la mort du Royal 15 D de la Royal Library d'Angleterre
Enluminure de la mort coupant un arbre sur lequel s’est réfugié un homme,
Royal 15 D, British Library, Les Omélies du pape Saint Grégoire, Bruges, XVe siècle

La mort, conseillère vertueuse de l’homme médiéval

La mort et le vieillissement font partie des nombreux sujets dont nous a gratifié Eustache Deschamps. « Il n’est de chose qui ne vienne à sa fin« , nous disait-il, dans une autre de ses ballades semblables à celle du jour. Entre guerre de cent ans, épidémies de peste et autres misères de l’époque, cet auteur du Moyen Âge tardif a eu tout le loisir de côtoyer la camarde et d’en voir le visage de près, durant ses soixante-ans de vie.

Le thème est loin de lui être propre, cela dit. Il se présente, de manière récurrente, chez de nombreux auteurs et poètes du monde médiéval. Le Moyen Âge côtoie la mort au quotidien et ne lasse de rappeler son inéluctable présence, au détour du chemin. Elle a traversé avec force l’œuvre de Villon, ses testaments et son style inimitable.

« Je congnoys que pauvres et riches,
Sages et folz, prebstres et laiz 
Nobles, vilains, larges et chiches,
Petitz et grans, et beaulx et laidz,
Dames à rebrassez colletz,  
De quelconque condicion,
Portant attours et bourreletz, 
Mort saisit sans exception. »

François Villon (1431-?1463) Le Grand Testament

La mort, au service d’une vie plus morale

Avant Villon, des auteurs comme Rutebeuf ou Jean de Meung s’étaient eux-aussi exprimés sur le sujet, sur un angle aussi fataliste que moral.

«Pensons que quant ly homs est au travail de mort,
Ses biens ne ses richesses ne luy valent que mort
Ne luy peuvent oster l’angoisse qui le mort,
De ce dont conscience le reprent et remort »

Jean de Meung (1240 -1305) – Le Codicille

Dans le contexte de la foi et de la morale chrétiennes médiévales, ce rappel de la mort fournit autant d’occasions de renforcer sa pratique spirituelle et de s’amender dans le temps de sa vie matérielle. Le très vertueux poète breton Jean Meschinot (1420-1491) le soulignera sous forme d’injonction dans ses Lunettes des Princes :

« Ton temps est bref : veuille à vertu entendre,
ou mieux te fût n’avoir onc esté né.« 
Jean Meschinot (1420-1491) Les Lunettes des Princes

On pourrait multiplier, à l’infini, les extraits de littérature médiévale sur cette mort, « auguste conseillère », guide moral de l’action vertueuse. Terminons par un dernier proverbe de Christine de Pizan. En dépit de sa grande confrontation avec le deuil et la douleur, la poétesse et auteur(e) médiévale nous avait également rappelé cet rôle de la mort, dans ses proverbes moraux :

“Quoy que la mort nous soit espouventable
A y penser souvent est prouffitable.”

Christine de Pizan (1364-1430), Proverbes moraux.

Aux sources manuscrites de cette ballade

La ballade 318 d’Eustache Deschamps dans le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF.

Aux sources manuscrites de la ballade du jour, nous retrouvons, une fois de plus, le manuscrit médiéval ms Français 840 de la BnF. Ce manuscrit médiéval du XVe siècle est une véritable bible de l’œuvre prolifique d’Eustache Deschamps.

Pour la transcription en graphie moderne de cette poésie, nous nous référons, à l’habitude, aux Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, initiées par le marquis de Queux de Saint-Hilaire au milieu du XIXe siècle et achevées par Gaston Raynaud.


Se richesces feissent homme durer
dans le moyen français d’Eustache

NB : pour une meilleure compréhension de cette poésie en moyen français, nous vous donnons quelques clefs de vocabulaire.

Se richesces feissent homme durer
Et sens feist qu’il ne peust mourir,
Force, biauté, vie perpetuer
Et grace aussi en un estat tenir,
On deust bien telz choses acquerir
(1).
Mais chascun scet et voit tout de certain
Que jeune et vielx, biaux et fort, fault fenir,
Car homme n’est qui ait point de demain.

Le corps ne puet au monde demourer
Qu’a certain temps ne le faille pourrir.
Corrompable est, si le fault retourner,
Corrupcion et cendre devenir.
De ce devroit a chascun souvenir,
Faire le bien, estre de pité plain,
Laissier le mal, bon renom poursuir,
Car homme n’est qui ait point de demain.

Crisés* (Crésus) est mort qui tant pot amasser,
Et Salomon n’a peu sens detenir :
Sanson Fortin
(le puissant) a fait la mort finer
Et Absalon
(
Absalom, fils du Roi David) le tresbel deperir,
Alixandre le grant roy enfouir.
Et puisque tous devons suir
* (suivre) leur train,
Ne nous chaille*
(chaloir, importer) fors de l’ame servir,
Car homme n’est qui ait point de demain.

L’Envoy

Prince, bon fait Dieu cremir et loer* (craindre et louer),
Lui obeir et amer son prochain
Sanz faire mal et sanz trop convoiter,
Car homme n’est qui ait point de demain.

(1) Tous les premiers vers de cette ballade sont hypothétiques : si les richesses permettaient à l’homme de vivre plus longtemps, ou d’être immortel, en maintenant force, beauté et condition, on aurait bien raison de poursuivre de telles choses. Seulement voilà, c’est n’est pas le cas et tout doit finir un jour.


Sur la mort au Moyen Âge, voir aussi notre article :
Mort médiévale et mort moderne, retour sur quelques idées reçues

En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
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