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Le miracle de la Cantiga de Santa Maria 163 et du joueur de dés

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Sujet :  musique médiévale, cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracles, Sainte Marie, Vierge, jeux de dés
Epoque : moyen-âge central, XIIIe siècle
Auteur :  Alphonse X  (1221-1284)
Titre : Póde por Santa María o mao perdê-la fala
Interprète : Eduardo Paniagua
Album
 : Cantigas de Huesca Santa Maria de Salas, Reino de Aragon  (2022)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nos pérégrinations médiévales nous entraînent vers l’Espagne du XIIIe siècle. Posé à la cour d’Alphonse X de Castille, nous y étudierons une nouvelle pièce musicale et poétique, tirée des Cantigas de Santa Maria avec à l’habitude des éléments sur les sources, une traduction en français actuel, mais encore une version en musique.

Les cantigas de Santa Maria d’Alphonse X

Entre récits de miracles attribuées à la vierge et chants de louanges, ce vaste corpus de 427 pièces, compilé par le souverain de Castille est devenu incontournable pour qui s’intéresse à la musique médiévale tant qu’aux mentalités du Moyen Âge. Si les cantigas galaïco-portugaises d’Alphonse X continuent d’inspirer de nombreux ensembles et formations de musiques anciennes, elles demeurent également un précieux témoin du culte marial qui prit corps dans l’Europe du Moyen Âge central et perdura bien au-delà.

Du point de vue purement factuel, que le lecteur soit sensible ou non à la dimension religieuse de ces récits de miracles, les cantigas de Santa Maria lèvent, indéniablement, le voile sur un Moyen Âge rempli de magie et de fantastique.

Résurrection, apparitions, maladies qui s’effacent en un clin d’œil, objets qui prennent soudainement vie, tentations diaboliques… On y devine, en filigrane, la réalité d’un homme médiéval immergé dans un monde peuplé de champs de possibles extraordinaires, monde dans lequel le matériel et le temporel ne cessent d’interagir et de s’interpénétrer et où la grâce, le merveilleux, le salut ne sont jamais très éloignés, pas plus que leurs pendants du reste : l’obscurité, la chute, la damnation…

Sanction & rédemption pour un joueur invétéré

La cantiga de Santa Maria 163 que nous vous proposons d’étudier, aujourd’hui, est, donc, un nouveau récit de miracles. Son personnage principal est un joueur de dés pris dans les filets du jeu et les tourments que cela suppose.

Pour ceux qui nous lisent régulièrement ou qui sont un peu versés en littérature médiévale, ce protagoniste ne manquera pas d’évoquer indirectement les déboires d’un Rutebeuf et sa grièche d’Hiver. Dans ce texte, le trouvère parisien contait, en effet, ses misères au jeu de dés et comment il se trouvait dépouillé par sa malchance, autant que par son addiction. Quelques siècles après lui, en référence encore à ce jeu de dés et au monde interlope autour duquel il gravitait, on se souvient aussi de Villon faisant allusion aux tricheurs aux dés dans sa ballade de bonne doctrine à l’attention de ceulx de mauvaise vie.

Contre la dépendance au jeu de Rutebeuf et sa désespérance, l’addiction du protagoniste de la Cantiga de Santa Maria 163 trouvera d’abord sa punition dans le blasphème et la mécréance, pour finir par une rémission et une rédemption par le biais d’un pèlerinage. Et c’est auprès de Santa Maria de la Salas (que nous avons déjà croisée dans nos études sur les Cantigas) que l’homme sera sauvé.

Comme on le verra dans cette cantiga, aux temps médiévaux, la Sainte Mère peut se montrer tranchante et impitoyable pour qui la renie, mais elle n’est jamais rancunière et demeure toujours pleine de mansuétude envers le repenti. Du reste, ayant été rejeté par notre joueur de dés invétéré, Dieu en personne aura intercédé pour châtier durement l’outrecuidant, mais trouvant ce dernier sincère dans sa volonté de s’absoudre, la réponse favorable de la mère de « Dieu mort en croix » ne se fera guère attendre. La langue se déliera et le paralysé marchera.

Enluminure de la Cantiga de Santa Maria 163 dans le manuscrit Codice Rico de la Bibliothèque de l'Escurial

Aux sources manuscrites de la cantiga 163

Pour les sources manuscrites de cette cantiga de Santa Maria 163, nous vous proposons de la découvrir telle qu’elle se présente dans le códice rico ou MS T.I.1 de la Bibliothèque Royale de l’Escurial à Madrid. Par la grâce de l’ère digitale, ce manuscrit médiéval de la fin du XIIIe siècle peut être désormais consulté en ligne sur le site de la Bibliothèque sans avoir à faire tout le voyage jusqu’en Espagne.

Noter que vous pourrez également retrouver la CSM 163 dans le códice de los músicos référencé MS B.I.2 et conservé, lui aussi, à la Bibliothèque de L’Escurial (Madrid). Pour la version musicale de cette cantiga, nous vous proposons une interprétation sous la houlette d’Eduardo Paniagua :

Les cantigas de Sainte-Marie de Salas et du royaume d’Aragon, par Eduardo Paniagua

Dans sa vaste entreprise d’enregistrement de l’ensemble des Cantigas de Santa Maria, le musicien et directeur espagnol Eduardo Paniagua avait déjà produit pas moins de 55 albums, en privilégiant des angles et des regroupements thématiques. S’il n’avait pas encore approché les Cantigas de Huesca et de la province Aragonaise, en particulier les miracles attachés à la vierge de Salas et son ermitage, ce passionné de musique médiévale s’en est, toutefois, acquitté tout récemment.

En octobre 2022, il a ainsi fait paraître un double album riche de 23 cantigas sur ce thème qui montre bien, au passage, l’abondance des références aragonaises dans les Cantigas d’Alphonse X. On peut supposer que le mariage du souverain espagnol avec Yolande de la maison d’Aragon n’y est pas totalement étranger, cette dernière ayant pu alimenter ce dernier en récits du cru, issus des nombreux pèlerinages qu’on y faisait alors.

A présent, ce double album d’Eduardo Paniagua est donc disponible en format CD chez tous les bons disquaires. Vous pourrez également le trouver à la vente en CD ou au format Mp3 sur les plateformes légales en ligne : voir ce lien pour plus d’informations.

Les paroles de la cantiga de Santa Maria 163
et leur traduction en français

Como un hóme d’ Ósca, que jogava os dados, descreeu en Santa María e perdeu lógo a fala; e foi a Santa María de Salas en romaría e cobró-a.

Póde por Santa María o mao perdê-la fala,
e ar, se se ben repente, per ela póde cobrá-la.

Comment un homme de Huesca qui jouait aux dés, renia Sainte-Marie et,
à cette suite, perdit l’usage de la parole ; et comment il alla en pèlerinage à Sainte-Marie de Salas et la retrouva.

Par Sainte Marie, le mécréant* (le méchant) peut perdre l’usage de la parole
mais, s’il se repent correctement, il peut aussi la retrouver grâce à elle.

E desto fez un miragre a Virgen Santa María
mui grand’ en Ósca, dun hóme que ena tafuraría
jogara muito os dados e perdera quant’ havía;
poren descreeu na Virgen, que sól non quis receá-la.
Póde por Santa María o mao perdê-la fala…

A ce propos, la vierge Sainte Marie accomplit à Huesca
Un puissant miracle, sur un homme qui, dans une maison de jeu,
Joua beaucoup aux dés et finit par perdre tout ce qu’il possédait ;
Pour cela, il renia la Vierge et refusa de lui accorder son respect* (la craindre).
Refrain …

Tanto que est’ houve dito, foi de séu córpo tolleito
polo gran mal que disséra, e, par Déus, foi gran dereito;
e lógo perdeu a fala, ca Déus houve del despeito,
que lla tolleu a desora, como se dissésse: “cala!”
Póde por Santa María o mao perdê-la fala…


A peine eut-il dit cela, que son corps fut paralysé
Pour les mauvaises paroles prononcées, et par la grand justice de Dieu.
Et ensuite, il perdit l’usage de la parole, car Dieu qui était dépité,
Lui ôta, soudainement, comme pour lui dire: “Tais-toi ! ”.
Refrain …

Assí esteve gran tempo que dalí non se mudava,
e a cousa que quería per sinaes amostrava;
e desta guisa a Salas dalí levar-se mandava,
e déu-ll’ a lingua tal sõo como fógo que estala.
Póde por Santa María o mao perdê-la fala…

L’homme resta longtemps ainsi, sans bouger de l’endroit ;
Et s’il voulait quelque chose, il faisait des signes pour le demander ;
Et de cette même façon, à Salas il demanda qu’on l’emmène
Où il fit avec sa langue des sons plus forts que le feu qui crépite.
Refrain …

E catando a omagen, chorou muit’ e falou lógo
e diss’: “Ai, Santa María, que me perdões te rógo,
e des aquí adeante, se nunca os dados jógo,
a mia lingua seja presa que nunca quéras soltá-la.”
Póde por Santa María o mao perdê-la fala…

Et regardant l‘image* (la statue) de la vierge, il pleura beaucoup avant de dire :
“Aïe, Sainte Marie, je te supplie de me pardonner,
Et si, à partir de maintenant, je jouais à nouveau aux dés,
Que la langue me soit prise et que jamais tu ne veuilles me la rendre !”
Refrain …

Lógo que est’ houve dito, foi de todo mui ben são,
e quantos aquesto viron loaron porên de chão
a Virgen Santa María; e aquel foi bon crischão
e des alí adeante punnou sempre en loá-la.
Póde por Santa María o mao perdê-la fala…

Après qu’il eut dit cela, il fut parfaitement guéri,
Et quand ceux qui étaient là, le constatèrent, ils louèrent ouvertement
La Vierge Marie; et dès lors cet homme fut bon chrétien
Et à partir de ce moment, il s’efforça toujours de la louer.


Par Sainte Marie, le méchant peut perdre l’usage de la parole
mais, s’il se repent correctement, il peut aussi la retrouver grâce à elle.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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