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La damnation d’un ménestrel joueur et blasphémateur dans la Cantiga de Santa Maria 238

Sujet : Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracle, Sainte-Marie, démon, damnation, blasphème, joueurs de dés.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur : Alphonse X  (1221-1284)
Titre : CSM 238  « O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou. » 
Interprète : Ensemble Alfonsie, Jota Martinez,
 Instruments pour louer Sainte Marie (2019)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons en direction de l’Espagne médiévale pour découvrir une nouvelle Cantiga de Santa Maria du roi Alphonse X. Cette fois-ci, en fait de miracle et de salvation, ce chant marial portera sur le sort funeste réservé à un ménestrel dévoyé et de peu de foi.

Dans le courant du XIIIe siècle, les lieux de pèlerinages à la vierge étaient légion au cœur de l’Europe médiévale, et de nombreux miracles y circulaient. A la cour d’Espagne, Alphonse le savant, souverain de Castille, s’est attelé à leur compilation et même (selon ses propres dires) à leur mise en vers et en musique. Il en est résulté le riche corpus des Cantigas de Santa Maria, soit plus de 420 chants mariaux en Galaïco-portugais, annotés musicalement.

La plupart des Cantigas de Santa Maria sont des récits de miracles, entrecoupés de chants de louanges à la Sainte. Dans cet article, nous partons à la découverte de la Cantiga de Santa Maria 238, et donc, l’histoire d’un ménestrel joueur et blasphémateur qui ne sera pas sauvé.

Miracle et intercession du divin ou du diabolique dans le quotidien

Qu’est-ce que le blasphème ? Quel prix peuvent payer ceux qui s’y aventurent ? Au Moyen Âge, la séparation entre le monde spirituel et le monde matériel est assez ténue. On admet même assez facilement que le surnaturel puisse se manifester, à tout moment, dans le quotidien de l’homme médiéval. Du haut Moyen Âge au XIIe siècle, des jugements comme l’ordalie montrent bien à quel point on pense que le divin peut intervenir instantanément au soutien du juste, pour empêcher qu’il ne se brûle ou s’ébouillante. De la même façon, le mécréant s’expose au châtiment direct du divin et les portes du salut, comme celles des miracles, lui resteront, le plus souvent, fermées.

Avec les miracles des Cantigas de Santa Maria, nous sortons du registre de l’ordalie judiciaire pour entrer dans le culte marial et la dévotion à la vierge. C’est donc la mère du « Dieu mort en croix » qui viendra intercéder par sa bonté et sa miséricorde en faveur des croyants et des dévots qui l’invoquent. Certes, le diable ou les démons font aussi quelques apparitions dans le corpus d’Alphonse X. S’ils interviennent sous des formes diverses pour jouer des tours aux protagonistes, les tenter ou les remplir d’effroi, c’est souvent pour mieux être congédiés ou repoussés par la vierge. Face à la puissance de la mère du Christ, ils n’ont, en effet, guère de poids.

Fait intéressant, dans la plupart des miracles des Cantigas de Santa Maria, l’innocent, le malade, ou même encore l’impie ou le pèlerin égaré sur le chemin de la foi trouvent leur rédemption par des travers plus ou moins spectaculaires. La mansuétude et la miséricorde de la vierge restent le trait le plus souvent mis en avant. Quelques cantigas de Santa Maria comme celle du jour y font, toutefois, exception et se soldent par le châtiment cuisant du blasphémateur.

Pas de rédemption pour un ménestrel joueur et blasphémateur

La Cantiga de Maria 238 dans le Manuscrit de Florence (BNCF 20 Banco Rari), chant marial et enluminure du XIVe siècle
La Cantigas 238 et ses enluminures dans le Banco Rari 20 de la Bibliothèque de Florence

Le miracle de la Cantiga de Santa Maria 238 nous met en présence d’un ménestrel à la vie plutôt dissolue. Originaire de la ville portugaise de Guimarães, l’homme est un joueur de dés invétéré que rien ne semble pouvoir convaincre de renoncer à son goût du blasphème, ni de respecter la morale chrétienne.

La Cantiga 238 conte comment l’homme conspuait sans cesse Dieu et la Sainte Vierge en les rendant responsables de ses pertes au jeu. Comme un chapelain passait par là, l’audience se courba respectueusement à sa vue sauf le jongleur qui continua de blasphémer et cracha même sur son passage. Revenu un peu plus tard dans les parages, le chapelain lui conseilla de faire pénitence. Il lui rappela les Saintes Écritures, le rôle de Marie et du Christ, autant que ses devoirs de croyant, en vain. Le ménestrel campa sur ses positions. Il railla même le religieux et continua de le provoquer, demandant même ouvertement qu’on le conduise au châtiment éternel et qu’on le brûle dans les flammes de l’enfer.

Dans la cantiga, son vœu fut exaucé au delà de ses espérances et s’il y eut « miracle », ce fut à ses dépens. L’ecclésiastique le prit, en effet, au mot. Il invoqua la vengeance de Jésus Christ et de la vierge et un démon ne tarda pas à apparaître pour emporter le joueur blasphémateur tout droit en enfer. Et le refrain de ce récit de vengeance céleste et divine de scander tout du long :

« O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou,
Se pois del filla vinganç’ a maravilla nono dou »


« Celui qui veut avilir la Vierge qui a donné chair à Dieu,
S’il en reçoit, par la suite,
la vengeance, il ne faudra pas s’en étonner. »

La Cantiga de Santa Maria 238 en musique

L’ensemble Alfonsi de Jota Martinez : ethno-musicologie et recherche instrumentale

La 238 nous fournit l’occasion de découvrir une nouvelle formation musicale d’origine espagnole. Fondé en 2017 par Jota Martinez, l’ensemble Alfonsí explore le répertoire médiéval avec un parti-pris de restitution sonore et d’ethnomusicologie.

Dès la fin des années 89, son directeur artistique se passionnait déjà pour la restitution d’instruments en usage dans l’Espagne médiévale. En 2004, il forma même le projet ambitieux de reconstituer tous les instruments musicaux représentés dans les manuscrits des œuvres musicales d’Alphonse X de Castille. Quand on connaît un peu les manuscrits médiévaux des Cantigas, on réalise l’ampleur de l’entreprise. Les différents codex qui ont traversé le temps regorgent, en effet, d’enluminures de troubadours et musiciens en action.

La concrétisation d’un ambitieux projet

Quelques années plus tard, le musicologue et médiévaliste a tenu son pari. Une collection unique de soixante-dix instruments a vu le jour qu’il a pu restituer en s’appuyant sur des sources historiques variées, au delà même de l’œuvre d’Alphonse X.

En 2017, cette vaste collection entra, finalement, en action. Elle donna lieu à l’ensemble Alfonsi (ou Alfonsies, soit Alphonsien), une formation musicale ayant pour objectif de s’appuyer sur ce patient travail d’ethno-musicologie et de restitution, pour faire revivre autrement les musiques du temps du roi de Castille et ses cantigas de Santa Maria.

Ajoutons que, depuis le début des années 2000, on a pu retrouver Jota Martinez dans de nombreuses collaborations avec des groupes reconnus de la scène médiévale espagnole dont la célèbre formation d’Eduardo Paniagua ou encore la Capella de Ministrers valencienne.

Autre version de la CSM 238 par Jota Martinez & des instruments médiévaux anciens

Instruments pour louer Sainte Marie, l’album

Album musique médiévale et Cantigas de Santa Maria : "Instrumentos para Loar a Santa María par l'ensemble Alfonsí & Jota Martínez

En 2019, le projet de restitution de Jota Martinez donne donc naissance à un album signature de l’ensemble Alfonsi, centré sur les Cantigas de Santa Maria.

Il a pour titre : Instrumentos para Loar a Santa María et on y retrouve la CSM 238, aux cotés de 10 autres titres pour 63 minutes d’écoute. L’album recevra le prix Carles Santos de l’Institut de la Culture de Valence. Il sera notamment salué comme « Le Meilleur travail de restitution du patrimoine musical ».

Aujourd’hui, cette production de l’ensemble Alfonsi est disponible au format CD sur le site officiel de son directeur. On peut également la trouver en ligne au format numérique MP3.

Musiciens ayant participé à cet album 

Andrés Belmonte (flûte et flûte traversière), Ángel Vallverdú (flûte et percussions), Arturo Palomares (chant), Carles Magraner (rebel), Emilio Villalba (psaltérion), Fernando Depiaggi (ta´arilla), Gloria Aleza (chant et viole), Ismael Cabero (cornemuse espagnole médiévale, flûte et instruments à vents), Joansa Maravilla (percussions, Tabal), Jota Martínez (chant, rebab, maurache, vihuela), Juanma Rivero (chant), Lluna Issa Casterà (chant), Mara Aranda (chant), Mercedes Trujillo (chant), Miguel Ángel Orero (percussions, tabal), Patricia García (viole), Pedro Víctor López Meseguer (chant), Spyros Kaniaris (vieille orientale), Voro García (nafir).

La Cantiga de Santa Maria 238 et sa partition dans le Manuscrit Codice de los Musicos de la Bibliothèque de L'Escurial de Madrid
La CSM 238 dans le Codice de los Musicos, Bibliothèque de l’Escurial (consulter en ligne)

La Cantiga 238 en Galaïco-portugais original

NB : du fait des périodes de vacances, nous avons différé la traduction complète de cette Cantiga de Santa Maria. Dans l’attente, nous espérons que vous saurez vous contenter de son commentaire détaillé (plus haut dans cet article). Merci de votre compréhension.

Como Déus se vingou d’un jograr tafur que jogava os dados e porque perdera descreeu en Déus e en Santa María.

Comment Dieu se vengea d’un jongleur joueur (compulsif) qui jouait aux dés et diffamait Dieu et Sainte Marie parce qu’il perdait.

O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou,
Se pois del filla vinganç’ a maravilla nono dou.

Celui qui veut avilir la Vierge qui a donné chair à Dieu,
S’il en reçoit la vengeance, il ne faudra pas s’en étonner
.

A Sennor que nos adusse salvaçôn e lum’ e luz,
e que viu por nós séu Fillo mórte prender ena cruz,
des i ten-nos amparados do démo que nos non nuz;
en bõo día foi nado quena serviu e honrrou.
O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou…

E desto vos direi óra ũa vengança que fez
Jesú-Crist’ en Guimarães d’un jograr mao rafez,
que el e sa Virgen Madre santa e o séu bon prez,
per que o mundo foi salvo, ante todos dẽostou.
O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou…

Aqueste jograr jogava os dados, com’ aprendí,
E descreía tan muito, que quantos seían i
Foron ên tan espantados que se foron os mais d’ i;
Mais el de viltar a Virgen e Déus sól non s’ enfadou.
O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou…

Non quis catar o maldito como prendeu carne Déus
Na Virgen e pois prendeü por el mórte dos judéus,
Mais o coraçôn proposo e todos los sisos séus
En viltar Santa María, de que Déus carne fillou.
O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou…

E dezía que non éra Déus nada neno séu ben,
E que o da Virgen fora chufa, ca non outra ren.
E el est’ e mais dizendo, ei-vos un capelán ven
Que levava Córpus Crísti a un que i enfermou

Na vila. E os gẽollos ficaron todos entôn
Ant’ aquel que da cadẽa nos foi tirar do dragôn;
E o jograr mal-andante cospiu e disse que non
Vira gente tan bavéca, e mui mal os dẽostou.
O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou…

O capelán, quand’ oiü dizer mal do Salvador
Do mundo, mui gran despeito houve daquel traedor;
E pois se tornou du ía, diss’ entôn: “Ai, pecador
D’ hóme, porquê dẽostavas óra o que te formou,

O que te fez de nïente e pois há t’a desfazer,
E no día do joízo estarás a séu poder,
Cativ’? E non sabes esto, nen t’ar quéres connoscer
A aquel que do dïabo per séu sángui te livrou?
O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou…

E da Virgen grorïosa te nembra, e ben farás,
E filla ta pẽedença por aquesto que dit’ hás.”
El respondeu escarnindo: “Crérigo, que torp’ estás!
O ben, de Déus e da Virgen renégu’, e aquí me dou

Que non hajan en min parte e que xe me façan mal
E me metan, se podéren, dentro no fógu’ infernal.”
Quand’ est’ o crérig’ oiü, diss’: “Ai, Grorïosa, val!
Déus fille de ti vingança, assí como se vingou


Do traedor Simôn Magos, encantador que viltar
Foi assí Santa María e séu Fillo desdennar.”
Esto diss’ o prést’ e foi-s’; e o démo vẽo travar
Eno jograr que vos dixe, e assí o apertou

Que o torceu entôn todo. E assí vingar-se quis
Déus por si e por sa Madre, e desto seede fis
Que nunca mais falou nada; e porên, pa-San Dinís,
Atanto o tev’ o démo ta que ll’ a alma sacou

Do córpo e no inférno a foi lógo sobolir;
Ca assí ir devería quen quér que foss’ escarnir
Da Virgen e do séu Fillo, que nos vẽo remĩir;
Qual sennor ele serviü, assí llo gualardõou.
O que viltar quér a Virgen de que Déus carne fillou…


Vous pouvez retrouver ici l’index de toutes les Cantigas de Santa Maria étudiées et traduites jusqu’à présent.

En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Le miracle de la cantiga de Santa Maria 47 et l’apparition du démon à un moine ivre

Sujet : musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracle, Sainte-Marie, démon, apparition, vin, ivresse.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur : Alphonse X  (1221-1284)
Titre : CSM 47  « Virgen Santa María,
guarda-nos, se te praz
« 
Interprète : ArteFactum
Album : En el scriptorium (2006)

Bonjour à tous,

os pérégrinations médiévales du jour nous entraînent à la cour d’Alphonse X de castille, au cœur de l’Espagne du XIIIe siècle. Nous y recroiserons le large corpus des Cantigas de Santa Maria que le sage et savant monarque espagnol compila sous son règne.

C’est la cantiga de Santa Maria 47 qui sera, aujourd’hui, l’objet de notre intérêt. A l’habitude, nous vous proposerons un commentaire de ce chant médiéval, accompagné de sa partition ancienne, de sa traduction en français moderne, mais encore une belle version en musique.

L’importance des cantigas de Santa Maria

Avec plus de 420 chants dédiés à la vierge Marie, les cantigas de Santa Maria d’Alphonse X restent un témoignage essentiel de la musique comme du culte marial de cette partie du Moyen Âge. C’est aussi une source importante pour l’étude du galaïco-portugais, langue largement en usage dans la littérature de la péninsule ibérique médiévale de cette période.

En matière de legs, les partitions comme les paroles des cantigas de Santa Maria ont été consignées dans de très beaux manuscrits médiévaux. S’ils n’abondent pas, ils nous sont parvenus en nombre suffisant pour restituer l’ensemble du corpus. Ils sont aussi superbement conservés.

Sur la scène des musiques anciennes et médiévales, les plus célèbres formations comme les plus modestes ont d’ailleurs été nombreuses à s’attaquer à la restitution de ces chants mariaux. Les enluminures foisonnantes de certains manuscrits des cantigas se sont aussi avérées très utiles pour les musicologues et les amateurs d’ethnomusicologie. Elles ont, en effet, permis (et permettent encore) à tous ces musiciens et experts de retrouver les instruments d’époque utilisés pour jouer les cantigas d’Alphonse X.

Un roi troubadour sur les traces du culte marial

Quelle est l’origine des cantigas de Santa Maria ? En suivant leur préface, elles sont nées du désir d’Alphonse X d’exercer son « art de trobar », tout en rendant hommage à la vierge Marie. De fait, on prête généralement au souverain une partie importante de la composition de ces chants aux influences musicales et poétiques troubadouresques. Certaines de ses chansons hors du corpus de CSM nous apprennent, par ailleurs, que le roi espagnol était un grand amateur et connaisseur de l’art de trobar.

Dans cette même tradition des troubadours du sud de la France médiévale, les chants mariaux des CSM restent monodiques. On retrouve aussi, tout au long des textes, un poète très soucieux d’entretenir une relation étroite à son auditoire, un peu à la façon d’un jongleur itinérant ou d’un conteur de fabliau : « on m’a dit », « j’ai entendu dire », « je vais vous conter ici » ….

Des miracles en provenance de multiples lieux

Dans les cantigas de Santa Maria, le souverain espagnol, aussi pieux que féru de littérature, nous invite à parcourir les différentes routes et lieux de pèlerinages médiévaux dédiés à la Sainte. L’angle choisi est principalement celui des miracles mais le corpus contient également des chants de louanges (quarante-quatre en tout) qui viennent rythmer ce corpus et s’insérer entre les récits miraculeux.

Concernant leurs origines, les récits de miracles des CSM viennent en grand nombre des différentes provinces de l’Espagne médiévale. Toutefois, ils peuvent aussi déborder largement des frontières de la péninsule ibérique. Des histoires venues de l’Europe médiévale, de l’Afrique du nord, et même du Moyen-Orient y sont mentionnées. C’est donc un voyage dans le monde spirituel autant que dans la géographie médiévale et ses pèlerinages qui nous est proposé.

Exemplarité et dévotion à portée de tous

En plus des louanges faites à Marie, l’occasion est aussi donnée à l’auteur des cantigas de sensibiliser son auditoire à l’exemplarité de la foi et aux bénéfices directs que tout sujet peut en retirer, si modeste et humble soit-il. Les miracles des cantigas de Santa Maria sont, en effet, presque tout entiers centrés sur les individus, leurs misères et leur dévotion (grande, absente ou défaillante).

Qu’il suffise au lecteur de feuilleter ces récits ou de découvrir leur traduction. Il se rendra vite compte qu’au delà de leur dimension fantastique, la vocation de ces chants mariaux est d’illustrer, dans les grandes largeurs, à quel point la foi mariale peut soulever des montagnes pour tout un chacun, par delà sa condition et même sa religion.

On notera aussi que ces miracles ont toujours des refrains simples à retenir. En scandant le récit, ils semblent inviter l’audience à la reprise en chœur des louanges à la Sainte et on se prend à imaginer leur usage sur les routes des pèlerinages.

Culte marial et dévotion médiévale à la vierge

Au Moyen Âge central et particulièrement au XIIIe siècle, le culte marial est à la génèse d’un grand nombre de récits de miracles qui nourrissent la foi des pèlerins alors nombreux à se rendre vers les lieux saints édifiés en dévotion à la vierge. Les cantigas reflètent cette grande diversité, autant que cette effervescence et cette ferveur à l’endroit de l’image de la vierge.

La dévotion mariale traversera cette partie du Moyen Âge et la suivante en inspirant les auteurs les plus divers, clercs, religieux, troubadours et trouvères. On fait alors appel à la Sainte pour qu’elle intercède auprès de son fils, le Dieu mort en croix. En plus de sa grande mansuétude et sa grande bonté, on lui prête aussi la capacité d’avoir l’oreille du Christ.

Cet amour suscité par Marie prendra des formes diverses, dans des textes profanes comme religieux. Il héritera quelquefois même de certains éléments de la lyrique courtoise pour devenir le plus pur des amours, celui de la dame inaccessible, la fleur des fleurs idéale que l’on ne pourra jamais prétendre approcher tout à fait.

La cantiga de Santa Maria 47 : ivresse démoniaque & salvation miraculeuse

La partition de la Cantiga de Santa Maria 47 dans le manuscrit médiéval Codice Rico de la Bibliothèque de l'Escurial

Le récit de la Cantiga de Santa Maria 47 est celui d’un miracle. Il y sera question de vin. Pourtant, nous sommes loin, ici, des noces de Cana ou même de la Cantiga 23 sur le même thème. En fait d’usage divin du breuvage ou de changement d’eau en vin, c’est cette fois le démon qui tentera de tirer partie des vertus alcoolisées du jus de la treille.

Un pauvre moine, dévot d’ordinaire, en fera les frais. Emporté par son élan et la ruse du démon, il en boira plus que son compte. Finalement plongé dans un état avancé d’ébriété, il se décidera tout de même à se rendre à l’église. Hélas ! il en faudra plus pour arrêter le démon et le frère subira ses assauts répétés. Ce dernier prendra même diverses formes dans une sorte de défilé dantesque, pour empêcher le dévot de se rendre à l’office. Il faudra alors une invocation fervente de la vierge et une intercession de cette dernière pour secourir le moine égaré.

Un rappel à l’ordre bénédictin pour le moine dévot

L’histoire ne nous dit pas si le moine était bénédictin. Une fois sauvé des griffes du démon par l’intervention de la Sainte, il se verra toutefois rappeler indirectement un des préceptes déjà cher à Saint Benoit pour régler la vie des moines : « Nous lisons que le vin ne convient aucunement aux moines. Pourtant, puisque, de nos jours, on ne peut en persuader les moines, convenons du moins de n’en pas boire jusqu’à satiété, mais modérément, car le vin fait apostasier même les sages.« 

Paroles et enluminures de la CSM 47 dans le manuscrit T1 de la Bibliothéque du monastère de Saint-Laurent de l'Escurial
Les Somptueuses enluminures de la cantiga de Santa Maria 47 dans le codice Rico

Métamorphoses, apparitions démoniaques
et combat au grand jour du bien et du mal

A l’image d’autres récits des cantigas de Santa Maria, le miracle de la CSM 47 met en scène, de manière particulièrement spectaculaire, l’opposition du bien et du mal et leur intervention directe dans le quotidien de l’homme médiéval. Fourbe et tentateur, le malin peut y prendre les formes les plus diverses pour tenter les plus assidus.

Rien n’est pourtant jamais gagner d’avance pour lui non plus et il se trouve confronté plus d’une fois aux forces divines incarnées par Marie. Elle peuvent apparaître, en un éclair, au secours du malheureux pour peu que ce dernier les invoque avec sincérité. Gare alors au démon qu’elle que soit sa ruse ou ses formes ! Face à la Sainte, il ne pèse guère et le voilà rendu à se carapater.

A travers leur déroulement, les récits des cantigas illustrent parfaitement comment le magique peut surgir au détour de n’importe quel virage au Moyen Âge. On pourra repenser à nouveau ici à cette citation de Jacques le Goff sur « ce diable médiéval si peu avare d’apparitions« . Dans ce monde pétri de transcendance, de craintes de fauter comme d’espoirs de salut, le spirituel et le surnaturel ont acquis le droit de s’inviter et de se manifester, à n’importe quel moment, dans le temporel.

Aux sources médiévales de cette cantiga

Pour les sources, partitions et enluminures de cette cantiga, nous nous sommes accompagnés, tout au long de cet article, du très beau Codice Rico de la Bibliothèque Royale du monastère de l’Escurial à Madrid. Ce manuscrit, médiéval daté de 1280 et référencé Ms. T-I-1, contient l’ensemble des cantigas de Santa Maria et leur notation musicale. Vous pouvez le consulter en ligne sur le site digital officiel de la Bibliothèque. Place maintenant, et comme promis, à une belle version en musique avec ArteFactum !

La Cantiga 47 par l’ensemble médiéval ArteFactum

L’ensemble ArteFactum & les cantigas

Nos lecteurs connaissent désormais Artefactum. Formé en 1995, cet ensemble de musiques médiévales andalou a, depuis, fait montre d’un grand talent pour restituer le monde médiéval et ses musiques.

Discographie & programmes

Au terme d’une carrière de prés de 30 ans, la discographie d’ArteFactum est finalement assez sélective et réduite. Elle compte un total de six albums produits au fil des ans. Les sujets sont aussi variés que les danses du Moyen Âge, les chants de troubadours, les Carmina Burana, ou encore les musiques médiévales de pèlerins ou celles autour des fêtes de Noël. Les Cantigas de Santa Maria ont également fourni le thème d’un album relativement précoce dont est tirée la pièce du jour.

Si cette formation de musiques médiévales, n’a pas sorti grandes quantités d’albums, il faut souligner la grande richesse de ses prestations scéniques. Ses programmes dépassent, en effet, de loin les enregistrements studios en terme de thématique. Enfin, si l’ensemble ArteFactum est particulièrement actif sur la scène médiévale espagnole, on peut également le retrouver sur d’autres scènes européennes. Il a même fait voyager sa passion pour les musiques du Moyen Âge jusqu’en Australie ! Pour suivre Artefactum, vous pouvez retrouver son actualité ici (en espagnol et anglais).

En El Scriptorium l’album
un bel hommage aux cantigas d’Alphonse X

En 2006, l’ensemble médiéval partait à la rencontre des cantigas de Santa Maria et quelle rencontre ! Intitulé « En el Scriptorium« , l’album présente onze pièces de haute tenue pour 56 minutes d’écoute.

L'album "En el Scriptorium" de l'ensemble médiéval Arte Factum.

Les arrangement musicaux, autant que les performances vocales font de cet album une vraie réussite. La voix de la chanteuse soprano Mariví Blasco y apporte aussi une vraie note de fraîcheur. Pour le reste, tout y est joyeux, virevoltant, enlevé et ArteFactum signe, à nouveau là, une très belle production.

En el Scriptorium est, pour le moment, annoncé comme épuisé sur le site officiel de l’ensemble musical. En cherchant un peu, vous pourrez peut-être le débusquer au format CD chez votre meilleur disquaire. Dans l’hypothèse contraire, voici un lien utile pour le trouver en ligne au format MP3.

Musiciens ayant participé à cet album

Mariví Blasco (voix), Francisco Orozco (voix et luth), Vicente Gavira (voix), José Manuel Vaquero (vielle à roue, chœur, organetto), Juan Manuel Rubio (santour, viole, harpe médiévale, chœur), Ignacio Gil (flûtes, chalemie, flûte traversière, chœur), Álvaro Garrido (percussions, tambourin, astrabal, tombak, …)


La cantiga de Santa Maria 47
et sa traduction en français moderne

Esta é como Santa María guardou o monge, que o démo quis espantar por lo fazer perder.

Virgen Santa María,
guarda-nos, se te praz,
da gran sabedoría
que eno démo jaz.

Ce chant raconte comment Sainte Marie protégea un moine que le démon voulut effrayer afin qu’il se perde.

Vierge Sainte-Marie,
Sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse
Qu’il y a dans le démon.

Ca ele noit’ e día punna de nos meter
per que façamos érro, porque a Déus perder
hajamo-lo téu Fillo, que quis por nós sofrer
na cruz paxôn e mórte, que houvéssemos paz.
Virgen Santa María…

Car de nuit comme de jour, il lutte
Pour que nous commettions des erreurs, qui nous font perdre Dieu
ton fils, qui a voulu pour nous souffrir,
La passion et la mort sur la croix, pour que nous connaissions la paix,

Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse qui réside dans le démon.

E desto, méus amigos, vos quér’ óra contar
un miragre fremoso, de que fix méu cantar,
como Santa María foi un monge guardar
da tentaçôn do démo, a que do ben despraz.
Virgen Santa María…

Et à propos de cela, mes amis, je veux vous conter à présent,
Un merveilleux miracle, dont j’ai fait mon chant,
Et qui conte comment Sainte Marie garda un moine
De la tentation du démon qui a le Bien en horreur,

Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse qu’il y a dans le démon.

Este monj’ ordinnado éra, segund’ oí,
muit’, e mui ben sa orden tiínna, com’ aprendí
mas o démo arteiro o contorvou assí
que o fez na adega bever do vinn’ assaz.
Virgen Santa María…

Ce moine était ordonné, d’après ce que j’ai entendu
Et il suivait la règle avec application, comme j’ai pu l’apprendre
Mais le démon plein de ruse le perturba (contorver /détourner) de telle façon
Que dans le cellier, il lui fit boire du vin en excès.

Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse qu’il y a dans le démon.

Pero beved’ estava muit’, o monge quis s’ ir
dereit’ aa eigreja; mas o dém’ a saír
en figura de touro o foi, polo ferir
con séus córnos merjudos, ben como touro faz.
Virgen Santa María…

Bien que passablement ivre, le moine voulut aller
Directement à l’Eglise, mais le démon vint à sa rencontre
Sous la forme d’un taureau, et se précipita sur lui pour le charger
le front baissé et toutes cornes dehors, comme le fait un taureau.

Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse qu’il y a dans le démon.

Quand’ esto viu o monge, fèramên s’ espantou
e a Santa María mui de rijo chamou,
que ll’ apareceu lógu’ e o tour’ amẽaçou,
dizendo: “Vai ta vía, muit’ és de mal solaz.”
Virgen Santa María…

Quand le moine vit cela, il en fut terriblement effrayé
Et il appela Sainte Marie avec tant de force
Qu’elle apparut sur le champ et menaça le taureau
En disant : « Passe ton chemin, toi qui n’est que nuisance.


Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse qu’il y a dans le démon.

Pois en figura d’ hóme pareceu-ll’ outra vez,
longu’ e magr’ e veloso e negro come pez;
mas acorreu-lle lógo a Virgen de bon prez,
dizendo: “Fuge, mao, mui peor que rapaz.”
Virgen Santa María…

Puis, le démon apparut cette fois, sous la forme d’un homme,
Mince et tout poilu, noir comme la poix ;
Mais la Vierge de haute valeur, s’en approcha sans tarder
En disant : « Fuis, malin, pire que le pire des laquais »
(1).

Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse qu’il y a dans le démon.

Pois entrou na eigreja, ar pareceu-ll’ entôn
o démo en figura de mui bravo leôn;
mas a Virgen mui santa déu-lle con un bastôn,
dizendo: “Tól-t’, astroso, e lógo te desfaz.”
Virgen Santa María…

Puis le moine entra dans l’église et lui apparût alors
Le démon, sous la forme d’un lion furieux.
Mais la vierge très sainte le frappa avec un bâton,
En disant : « Ote toi d’ici, oiseau de mauvais augure
(2) et disparais sur le champ »

Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse qu’il y a dans le démon.

Pois que Santa María o séu monj’ acorreu,
como vos hei ja dito, e ll’ o medo tolleu
do démo e do vinno, con que éra sandeu,
disse-ll’: “Hoi mais te guarda e non sejas malvaz.”
Virgen Santa María…

Après que Sainte Marie eut secouru son moine,
Comme je viens de vous le conter, et que sa peur s’en fut
Du démon comme du vin qui l’avaient rendu fou,
Elle lui dit : à partir de maintenant, fais plus attention à toi et ne sois pas méchant.
(3)

Vierge Sainte-Marie, sauve nous, s’il te plait,
De la grande ruse qu’il y a dans le démon.


Vous pouvez retrouver ici l’index de toutes les Cantigas de Santa Maria étudiées et traduites jusqu’à présent.

En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Notes :

(1) On trouve en galicien médiéval une forme du mot « rapaz » utilisée, de manière péjorative, pour désigner la rapacité de certains valets, serviteurs. Nous avons donc choisi ici « Laquais ». On trouvera des traductions plus littérales qui prennent comme référence l’oiseau rapace. En langue française, on pourrait peut-être utiliser « vautour » pour raccrocher sur cette idée dépréciative. Concernant les acceptions variées du mot rapace en galicien médiéval, voir ce lien sur l’institut d’études galiciennes de l’Université de Santiago de Compostelle.

(2) Astroso : créature mauvaise, perfide, funeste.

(3) Malvaz : littéralement « méchant ». Ne fais pas le mal, ne commets pas de péchés, comporte toi selon la règle.

Le miracle de la Cantiga de Santa Maria 163 et du joueur de dés

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Sujet :  musique médiévale, cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracles, Sainte Marie, Vierge, jeux de dés
Epoque : moyen-âge central, XIIIe siècle
Auteur :  Alphonse X  (1221-1284)
Titre : Póde por Santa María o mao perdê-la fala
Interprète : Eduardo Paniagua
Album
 : Cantigas de Huesca Santa Maria de Salas, Reino de Aragon  (2022)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nos pérégrinations médiévales nous entraînent vers l’Espagne du XIIIe siècle. Posé à la cour d’Alphonse X de Castille, nous y étudierons une nouvelle pièce musicale et poétique, tirée des Cantigas de Santa Maria avec à l’habitude des éléments sur les sources, une traduction en français actuel, mais encore une version en musique.

Les cantigas de Santa Maria d’Alphonse X

Entre récits de miracles attribuées à la vierge et chants de louanges, ce vaste corpus de 427 pièces, compilé par le souverain de Castille est devenu incontournable pour qui s’intéresse à la musique médiévale tant qu’aux mentalités du Moyen Âge. Si les cantigas galaïco-portugaises d’Alphonse X continuent d’inspirer de nombreux ensembles et formations de musiques anciennes, elles demeurent également un précieux témoin du culte marial qui prit corps dans l’Europe du Moyen Âge central et perdura bien au-delà.

Du point de vue purement factuel, que le lecteur soit sensible ou non à la dimension religieuse de ces récits de miracles, les cantigas de Santa Maria lèvent, indéniablement, le voile sur un Moyen Âge rempli de magie et de fantastique.

Résurrection, apparitions, maladies qui s’effacent en un clin d’œil, objets qui prennent soudainement vie, tentations diaboliques… On y devine, en filigrane, la réalité d’un homme médiéval immergé dans un monde peuplé de champs de possibles extraordinaires, monde dans lequel le matériel et le temporel ne cessent d’interagir et de s’interpénétrer et où la grâce, le merveilleux, le salut ne sont jamais très éloignés, pas plus que leurs pendants du reste : l’obscurité, la chute, la damnation…

Sanction & rédemption pour un joueur invétéré

La cantiga de Santa Maria 163 que nous vous proposons d’étudier, aujourd’hui, est, donc, un nouveau récit de miracles. Son personnage principal est un joueur de dés pris dans les filets du jeu et les tourments que cela suppose.

Pour ceux qui nous lisent régulièrement ou qui sont un peu versés en littérature médiévale, ce protagoniste ne manquera pas d’évoquer indirectement les déboires d’un Rutebeuf et sa grièche d’Hiver. Dans ce texte, le trouvère parisien contait, en effet, ses misères au jeu de dés et comment il se trouvait dépouillé par sa malchance, autant que par son addiction. Quelques siècles après lui, en référence encore à ce jeu de dés et au monde interlope autour duquel il gravitait, on se souvient aussi de Villon faisant allusion aux tricheurs aux dés dans sa ballade de bonne doctrine à l’attention de ceulx de mauvaise vie.

Contre la dépendance au jeu de Rutebeuf et sa désespérance, l’addiction du protagoniste de la Cantiga de Santa Maria 163 trouvera d’abord sa punition dans le blasphème et la mécréance, pour finir par une rémission et une rédemption par le biais d’un pèlerinage. Et c’est auprès de Santa Maria de la Salas (que nous avons déjà croisée dans nos études sur les Cantigas) que l’homme sera sauvé.

Comme on le verra dans cette cantiga, aux temps médiévaux, la Sainte Mère peut se montrer tranchante et impitoyable pour qui la renie, mais elle n’est jamais rancunière et demeure toujours pleine de mansuétude envers le repenti. Du reste, ayant été rejeté par notre joueur de dés invétéré, Dieu en personne aura intercédé pour châtier durement l’outrecuidant, mais trouvant ce dernier sincère dans sa volonté de s’absoudre, la réponse favorable de la mère de « Dieu mort en croix » ne se fera guère attendre. La langue se déliera et le paralysé marchera.

Enluminure de la Cantiga de Santa Maria 163 dans le manuscrit Codice Rico de la Bibliothèque de l'Escurial

Aux sources manuscrites de la cantiga 163

Pour les sources manuscrites de cette cantiga de Santa Maria 163, nous vous proposons de la découvrir telle qu’elle se présente dans le códice rico ou MS T.I.1 de la Bibliothèque Royale de l’Escurial à Madrid. Par la grâce de l’ère digitale, ce manuscrit médiéval de la fin du XIIIe siècle peut être désormais consulté en ligne sur le site de la Bibliothèque sans avoir à faire tout le voyage jusqu’en Espagne.

Noter que vous pourrez également retrouver la CSM 163 dans le códice de los músicos référencé MS B.I.2 et conservé, lui aussi, à la Bibliothèque de L’Escurial (Madrid). Pour la version musicale de cette cantiga, nous vous proposons une interprétation sous la houlette d’Eduardo Paniagua :

Les cantigas de Sainte-Marie de Salas et du royaume d’Aragon, par Eduardo Paniagua

Dans sa vaste entreprise d’enregistrement de l’ensemble des Cantigas de Santa Maria, le musicien et directeur espagnol Eduardo Paniagua avait déjà produit pas moins de 55 albums, en privilégiant des angles et des regroupements thématiques. S’il n’avait pas encore approché les Cantigas de Huesca et de la province Aragonaise, en particulier les miracles attachés à la vierge de Salas et son ermitage, ce passionné de musique médiévale s’en est, toutefois, acquitté tout récemment.

En octobre 2022, il a ainsi fait paraître un double album riche de 23 cantigas sur ce thème qui montre bien, au passage, l’abondance des références aragonaises dans les Cantigas d’Alphonse X. On peut supposer que le mariage du souverain espagnol avec Yolande de la maison d’Aragon n’y est pas totalement étranger, cette dernière ayant pu alimenter ce dernier en récits du cru, issus des nombreux pèlerinages qu’on y faisait alors.

A présent, ce double album d’Eduardo Paniagua est donc disponible en format CD chez tous les bons disquaires. Vous pourrez également le trouver à la vente en CD ou au format Mp3 sur les plateformes légales en ligne : voir ce lien pour plus d’informations.

Les paroles de la cantiga de Santa Maria 163
et leur traduction en français

Como un hóme d’ Ósca, que jogava os dados, descreeu en Santa María e perdeu lógo a fala; e foi a Santa María de Salas en romaría e cobró-a.

Póde por Santa María o mao perdê-la fala,
e ar, se se ben repente, per ela póde cobrá-la.

Comment un homme de Huesca qui jouait aux dés, renia Sainte-Marie et,
à cette suite, perdit l’usage de la parole ; et comment il alla en pèlerinage à Sainte-Marie de Salas et la retrouva.

Par Sainte Marie, le mécréant* (le méchant) peut perdre l’usage de la parole
mais, s’il se repent correctement, il peut aussi la retrouver grâce à elle.

E desto fez un miragre a Virgen Santa María
mui grand’ en Ósca, dun hóme que ena tafuraría
jogara muito os dados e perdera quant’ havía;
poren descreeu na Virgen, que sól non quis receá-la.
Póde por Santa María o mao perdê-la fala…

A ce propos, la vierge Sainte Marie accomplit à Huesca
Un puissant miracle, sur un homme qui, dans une maison de jeu,
Joua beaucoup aux dés et finit par perdre tout ce qu’il possédait ;
Pour cela, il renia la Vierge et refusa de lui accorder son respect* (la craindre).
Refrain …

Tanto que est’ houve dito, foi de séu córpo tolleito
polo gran mal que disséra, e, par Déus, foi gran dereito;
e lógo perdeu a fala, ca Déus houve del despeito,
que lla tolleu a desora, como se dissésse: “cala!”
Póde por Santa María o mao perdê-la fala…


A peine eut-il dit cela, que son corps fut paralysé
Pour les mauvaises paroles prononcées, et par la grand justice de Dieu.
Et ensuite, il perdit l’usage de la parole, car Dieu qui était dépité,
Lui ôta, soudainement, comme pour lui dire: “Tais-toi ! ”.
Refrain …

Assí esteve gran tempo que dalí non se mudava,
e a cousa que quería per sinaes amostrava;
e desta guisa a Salas dalí levar-se mandava,
e déu-ll’ a lingua tal sõo como fógo que estala.
Póde por Santa María o mao perdê-la fala…

L’homme resta longtemps ainsi, sans bouger de l’endroit ;
Et s’il voulait quelque chose, il faisait des signes pour le demander ;
Et de cette même façon, à Salas il demanda qu’on l’emmène
Où il fit avec sa langue des sons plus forts que le feu qui crépite.
Refrain …

E catando a omagen, chorou muit’ e falou lógo
e diss’: “Ai, Santa María, que me perdões te rógo,
e des aquí adeante, se nunca os dados jógo,
a mia lingua seja presa que nunca quéras soltá-la.”
Póde por Santa María o mao perdê-la fala…

Et regardant l‘image* (la statue) de la vierge, il pleura beaucoup avant de dire :
“Aïe, Sainte Marie, je te supplie de me pardonner,
Et si, à partir de maintenant, je jouais à nouveau aux dés,
Que la langue me soit prise et que jamais tu ne veuilles me la rendre !”
Refrain …

Lógo que est’ houve dito, foi de todo mui ben são,
e quantos aquesto viron loaron porên de chão
a Virgen Santa María; e aquel foi bon crischão
e des alí adeante punnou sempre en loá-la.
Póde por Santa María o mao perdê-la fala…

Après qu’il eut dit cela, il fut parfaitement guéri,
Et quand ceux qui étaient là, le constatèrent, ils louèrent ouvertement
La Vierge Marie; et dès lors cet homme fut bon chrétien
Et à partir de ce moment, il s’efforça toujours de la louer.


Par Sainte Marie, le méchant peut perdre l’usage de la parole
mais, s’il se repent correctement, il peut aussi la retrouver grâce à elle.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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D’un lombard cupide et d’un miracle de saint Dominique dans l’exemple XIV du Comte Lucanor

Sujet : auteur médiéval, conte moral, Espagne médiévale, littérature médiévale, Europe médiévale, avidité, cupidité, mentalités médiévales, miracle, saint Dominique.
Période  : Moyen Âge central ( XIVe siècle)
Auteur  :   Don Juan Manuel (1282-1348)
Ouvrage : Le comte Lucanor traduit par  Adolphe-Louis de Puibusque (1854) & versions originales espagnoles de l’ouvrage.

Bonjour à tous,

os pérégrinations du jour nous entraînent du côté de l’Espagne médiévale, pour l’étude d’un nouveau conte moral de Don Juan Manuel. Ecrit autour de 1330-1335 par ce noble de Castille et Leon aux nombreux titres, « le Comte Lucanor » demeure un ouvrage important pour la littérature hispanique du Moyen Âge.

Le Comte Lucanor est-il facile à lire ?

Le Comte Lucanor est un ouvrage agréable à parcourir et à lire. Son principe est simple : un noble seigneur fait face à toutes les difficultés qui touchent un homme de son rang et de sa charge ( tensions avec ses voisins, trahisons qui guettent, stratégies diplomatiques, exercices du pouvoir et gestion de ces domaines ou terres, etc…) mais il se pose aussi des questions qui touchent de plus près la vie, la mort et la morale de tous les jours.

Entouré de relations pas toujours avisées, ni désintéressées, notre personnage principal, le comte Lucanor, n’a pour seul recours que son propre valet, un conseiller du nom de Patronio qui répond à ses interrogations avec sagesse et au moyen d’exemples et d’anecdotes. Il en résulte de petits contes moraux de deux à trois pages chacun et qui peuvent se lire dans n’importe quel ordre et pas nécessairement d’une traite. Le lecteur aura également l’occasion d’y faire quelques rapprochements culturels intéressants sur l’Europe d’alors et ses territoires.

Qui est le Comte Lucanor ?

Le comte Lucanor a été écrit entre 1330 et 1335 par un Don Juan Manuel qui approche la cinquantaine. S’il lui reste encore quelques belles années à vivre, c’est alors un homme expérimenté, avec une carrière bien remplie de combats et d’exercice du pouvoir. Issu de la famille royale d’Espagne, il a côtoyé et servi les plus puissants à la cour. Respecté et craint, il compte, lui même, comme un des plus puissants seigneurs du nord de la péninsule et règne sur de nombreux duchés et seigneuries.

A l’automne de sa vie, il a sans doute voulu mettre cette longue expérience du pouvoir et de la stratégie, au service de ce comte Lucanor. Sur le fond, ce noble de papier est donc un peu son double littéraire. Certains de ces contes évoquent même, assez directement, les propres questionnements de Don Juan Manuel auxquels il répond, en se servant du miroir de Patronio (1).

En dehors des chapitres qui touchent plus particulièrement l’exercice du pouvoir ou du bon gouvernement, les exemples du conte Lucanor sont traversés d’interrogations plus existentielles et philosophiques. Les problématiques soulevées, comme les réponses, illustrent alors assez bien les valeurs qui traversent l’occident médiéval chrétien : relation à la vie, à la mort, au salut, relation à l’argent, au sens moral et aux qualités morales (honneur, renommée, postérité, mansuétude, etc…) , aux bonnes œuvres, etc. L’exemple du jour se range, sans doute plus, dans cette dernière catégorie.

Exemple XIV : le cœur pourri d’un homme avide

L'exemple XIV du comte lucanor dans le  manuscrit ancien Ms 6376 de la Bibliothèque National d'Espagne.

Les histoires de Don Juan Manuel sont assez variées du point de vue des références — il faut se souvenir qu’avant lui, cette branche royale de Castille a donné naissance à des hommes férus de littérature, de la trempe d’Alphonse X le savant — . Il peut arriver à l’auteur d’emprunter ses anecdotes à des faits survenus en Espagne ou à d’autres endroits d’Europe, ou encore à des fables ou à des récits et contes en provenance de terres plus lointaines et de temps plus anciens.

L’exemple du jour est le récit d’un miracle qui fait intervenir une prédiction spectaculaire de saint Dominique, à l’occasion d’un enterrement. Il nous transporte en Italie, aux pays des Lombards, riches marchands, banquiers et usuriers, montrés du doigt et critiqués par de nombreux textes satiriques médiévaux, ainsi que par les sociétés populaires d’alors, pour le commerce qu’ils font de l’argent (voir Histoire et littérature médiévale satirique autours des Lombards ).

Les freins médiévaux à l’usure

Si le monde est, aujourd’hui, ultra financiarisé, au delà même de toute raison, un fait demeure et ceux qui s’aventurent à le nier n’ont, sans doute, jamais mis le nez, sérieusement, dans des textes médiévaux : le Moyen Âge chrétien occidental s’est posé, dans ses valeurs morales et dans sa littérature, comme un frein sérieux à la spéculation, à la course aux trésors et à l’accumulation effrénée de richesses à n’importe quel prix. Cela ne l’a pas empêché de se servir de prêts pour financer sa croissance, ni de connaître des abus et des pillages, mais, sur le fond, ce frein était bien là pour brider certains abus, tant du point de vue des taux d’usure que du point de vue de certaines prédations.

L’Eglise elle-même et le clergé, qui étaient les porteurs officiels de ces valeurs chrétiennes, en ont été victimes quand, la voyant trop s’enrichir au goût de certains moines ou certains hommes, de nouveaux prédicateurs ont voulu s’en extraire pour fonder des choses comme les hérésies vaudoises, cathares, ou les ordres mendiants. Du moine replet et rassasié (ou du riche et productif cistercien), au moine ermite itinérant, dans l’ombre de saint Benoit et de sa règle, il semble qu’un mouvement pendulaire ait fait émerger, à plusieurs reprises, durant ce long Moyen Âge, des envies insatiables de chemins plus dépouillés et plus christiques, des appels à des vocations monacales plus rudimentaires.
D’une certaine façon, la présence de ses mouvements, comme la morale chrétienne qui traversent la littérature semble prouver à quel point le christianisme et ses valeurs débordaient alors de la simple institution qui avait en charge de les représenter, pour se tenir dans tous les cœurs ou, au moins, dans tous les esprits.

Si ce monde médiéval a critiqué les « Lombards » pour leur pratique de l’usure, il a eu, tout autant, en horreur, l’avidité et la cupidité. Sur fond de valeurs chrétiennes, sa littérature, sa poésie satirique et morale et ses poètes n’ont cessé de le crier haut et fort. Pour n’en donner qu’un exemple (même si notre long périple au sein des textes médiévaux nous a amené à en croiser plus d’un), on citera ici, le, Roman de la Rose. Il avait fait, lui aussi, en son temps et de manière édifiante, la verte critique de l’avidité et, partant, l’apologie du contentement ou du dépouillement :

Si ne fait pas richesce riche
Celi qui en trésor la fiche :
Car sofîsance solement
Fait homme vivre richement.

Le Roman de la Rose, Guillaume de Lorris & Jean de Meung.

Encore une fois, nous parlons de représentations et de valeurs partagées. L’objectif n’est pas, non plus, de dépeindre un Moyen Âge idyllique ou idéalisé. Dans la pratique, les entorses existaient. On voit bien, d’ailleurs, dans ce conte que l’accumulation d’avoirs n’est pas tant condamné que son obsession au détriment de tout le reste. Disons, au moins, que le contexte social et les mentalités médiévales ne leur étaient pas favorables.

Le dépouillement comme passeport pour le ciel

Dans l’exemple du Comte Lucanor, du jour, on retrouvera, encore, cet éloge du dépouillement que nous avions abordé avec Jacques le Goff et cette idée de « testament qui devient le passeport pour le ciel. » Le médiéviste nous expliquait alors que l’homme aux portes de la mort, terrorisé de ne pas obtenir le salut, pouvait léguer toutes ses richesses à l’église en dépouillant totalement, au passage, ses héritiers. Il est amusant de retrouver, très concrètement, cette idée dans le conte du jour. On trouvera même bien réel la peur de ces derniers, au point qu’ils vont même empêcher le père de trouver le repos éternel, en congédiant le moine dominicain. Hériteront-ils, ce faisant, de la malédiction du trésor et son obsession tenace ? L’histoire ne le dit pas.

Pour finir, on notera encore une parenté relative entre le conte du jour et l’exemple XXXVIII du Comte Lucanor, que nous avions déjà étudié. Ici, un homme ne voulant se dessaisir d’une seule de ses pièces, pour traverser une rivière, finissait par y périr noyé. Non content de l’avoir rendu stupide, son avidité finissait, donc, par le condamner. Dans l’exemple ci-contre, l’homme avide et, en l’occurrence, de peu de morale et de peu de cœur, sera poursuivi jusque après la mort par ses choix de vie et même le salut de l’âme lui sera refusé, par Dieu, par ses proches et par saint Dominique. Crêpe, jambon fromage, œuf à cheval, la totale.


Exemple XIV, du miracle que fit saint Dominique lors de l’enterrement d’un usurier


NB : pour la traduction, nous nous sommes d’abord appuyés sur celle de  Adolphe-Louis de Puibusque. Puis, finalement, nous sommes remontés aux sources directes du texte pour la reprendre sérieusement quand nous le jugions nécessaire. A cet effet, nous nous sommes servis de la version ancienne du Comte Lucanor, mais aussi de la version en Espagnol moderne actualisée de Juan Vicedo (2004).

Le comte Lucanor s’entretenait un jour avec son conseiller et ce faisant lui disait :

Patronio, quelques personnes me conseillent d’accumuler le plus grand trésor possible, en me disant qu’il faudrait que je m’y consacre plus qu’à toute autre chose ; aussi, je vous prie de me dire ce que vous pensez de cela ?
— Seigneur comte, répondit Patronio, bien qu’il soit certainement utile, aux grands seigneurs de disposer d’un trésor et d’argent en de nombreuses occasions, en particulier, pour avoir les moyens de faire tout ce qui est nécessaire et convenable, ce serait une erreur de croire que vous ne devez amasser ce trésor en ne pensant plus qu’à cela, en cessant de faire votre devoir auprès de vos sujets, et au détriment de votre honneur et de vos intérêts même. Car si vous agissiez de la sorte, vous pourriez connaître le sort d’un certain Lombard qui vivait à Bologne.
Le comte demanda alors ce qu’il était advenu à ce Lombard.

— Seigneur comte, il y avait à Bologne, poursuivit Patronio, un Lombard qui avait accumulé un grand trésor, sans jamais s’inquiéter de savoir s’il était bien ou mal acquis. Son unique pensée était de le grossir de quelque manière que ce fût. Or, il advint que ce Lombard tomba gravement malade ; son état empira rapidement, et un de ses amis, le voyant proche de la mort, lui conseilla alors de se confesser à saint Dominique, qui prêchait alors à Bologne. Le Lombard y consentit et envoya quérir saint Dominique.


Quand on le fit appeler, Saint Dominique comprit tout de suite que ce n’était la volonté de Dieu que ce mauvais homme n’endure aucune peine pour tout le mal qu’il avait causé. Il ne souhaita pas se déplacer, mais envoya un autre moine pour qu’il se rende sur place
(2).
Dans le même temps, comprenant que leur père avait fait quérir saint Dominique, les enfants du lombard s’en inquiétèrent, craignant que le bon saint ne requiert du mourant la donation de tous ses biens en échange du salut de son âme, en les laissant dans la misère. Aussi, lorsque le moine se présenta, ils lui firent savoir que leur père était en pleine crise de fièvre et qu’ils l’avertiraient sitôt que ce dernier irait mieux.

Peu de temps après, le Lombard perdit l’usage de la parole et mourut, de sorte qu’il ne put prendre aucune disposition pour le salut de son âme. Le lendemain, on s’occupa de l’enterrer, et, sur la demande de ses enfants, saint Dominique consentit à venir faire son oraison funèbre. Quand le saint dut parler du défunt, il cita ces paroles de l’Evangile : « Ibi est thesaurus tuus, ibi est cor tuum », c’est-à-dire, « où est ton trésor là est ton cœur ». Puis, il ajouta, en se tournant vers l’assistance :
— Mes amis, pour vous convaincre de la vérité des paroles de l’Evangile, faites rechercher le cœur de cet homme et vous verrez que vous ne le trouverez pas à sa place, mais bien plutôt dans le coffre où il tenait son trésor enfermé. »

En effet, on alla chercher le cœur du mort dans son corps et il ne s’y trouvait plus ; comme saint Dominique l’avait indiqué, on le trouva dans le coffre. Et il était plein de vers et exhalait la pire odeur de putréfaction qu’on n’est jamais pu sentir.

 » Et vous seigneur comte Lucanor, même si, comme je le disais précédemment, posséder de l’argent peut être utile, prenez garde à deux choses si vous désirez former un trésor : d’abord, que ce trésor soit de bonne et honorable provenance ; ensuite, que vous ne mettiez pas autant d’attachement dans ce trésor au point de vous condamner à faire ce que vous ne devriez pas faire, ou à négliger votre honneur et les devoirs que vous devez remplir. Avant toute chose, vous devez tenter de réunir un trésor de bonnes œuvres, pour mériter la grâce de Dieu et l’estime des hommes (une bonne renommée auprès des gens). »

Le comte apprécia beaucoup ce conseil de Patronio ; il le suivit et s’en trouva bien ;

Et Don Juan jugeant aussi que la leçon était utile à retenir, la fit écrire dans ce livre, avec deux vers qui disent ceci :

« Cherche, par-dessus tout, le trésor véritable
Et garde toi toujours de l’avoir périssable.
 » (3)


En vous souhaitant une bonne journée.

Frédéric EFFE
Moyenagepassion.com
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Notes :

(1) L’exemple XV du conte Lucanor : « De ce qui advint à Don Lorenzo Suarez Gallinato à la porte de Séville » semble faire clairement référence aux relations houleuses et dangereuses qui virent, durant de longues décennies, le roi d’Espagne Alphonse XI s’opposer au grand seigneur et prince de Villena : faux promesse de mariage et séquestration durant de longues années de la fille de Don Juan Manuel, que le roi n’épousa jamais, complots et tentative d’assassinat sur la personne de Don Juan Manuel, pour finalement, voir les deux hommes se rabibocher bon gré mal gré. L’introduction de l’exemple XV commence par : « Patronio lui dit-il, j’ai eu le malheur de mettre contre moi un roi très puissant, et comme cette inimitié durait déjà depuis bien des années, nous finîmes de guerre lasse par nous accommoder ensemble (…) Malgré cette réconciliation et les rapports pacifiques qui existent entre nous, il nous est impossible de nous fier l’un à l’autre. »

(2). Ici le traducteur original se contente de : Le Lombard y consentit et envoya chercher saint Dominique qui, ne pouvant venir chargea un moine de le remplacer auprès du malade.

(3) La formule choisie par  Adolphe-Louis de Puibusque est assez heureuse et claire : « Là-haut est le seul bien, le trésor véritable , Tâche de le gagner ; Tout autre est périssable. » , nous ne l’avons remplacé que pour coller un peu plus à la version originale espagnole qui sous-entend ce qu’est le trésor véritable, alors que notre auteur du XIXe siècle a décidé de rendre le tout un peu plus explicite. L’Espagnol ancien original donne : Gana el tesoro verdadero, et guárdate del falleçedero. En Espagnol moderne, Juan Vicedo opte pour :  » Amarás sobre todo el tesoro verdadero,
despreciarás, en fin, el bien perecedero. »
Autrement dit : en aimant par dessus-tout le trésor véritable, tu finira par déprécier les biens périssables.