“Quiconque n’a pas pitié des petits
mérite d’éprouver la tyrannie des grands.”
Gulistan ou le jardin des roses – Mocharrafoddin Saadi (1210-1291), poète et conteur persan du moyen-âge central.
Archives de catégorie : Citations médiévales ou sur le moyen-âge
Le monde médiéval en question : une large sélection de citations regroupant des auteurs du moyen-âge à des penseurs du passé, mais aussi des historiens plus contemporains.
« Science quand elle enfle »: analyse approfondie d’une citation médiévale de Jean De Meung

Période : moyen-âge central (XIIIe siècle)
Auteur: Jean de Meung (1250-1305)
Extrait : le codicille
« Science, quand elle enfle, est chose si parverse, Qu’elle envenime tout, se la boe n’est terse [essuyée]
, [J. de Meung, Test. 1044] »
Dictionnaire Littré
Adaptation en français moderne :
“Science, quand elle enfle, est chose si perverse, Qu’elle envenime tout, si l’on n’essuie la boue”.
Bonjour à tous,

Meung y est citée pour illustrer un exemple historique du verbe « enfler ».
Selon le Littré, elle serait donc tirée d’un texte de l’auteur médiéval appelé le testament mais il y a une première petite correction à apporter sur ce point et nous allons nous y employer.
Codicille contre testament

Pour être certain d’être clair, du point de vue des définitions, un testament, tout le monde sait ce que c’est: soit, un ensemble de dispositions que l’on laisse à la postérité sur ses biens, ses volontés et tout le reste, en espérant qu’elles soient, si possible, respectées Post-mortem. Pour le second terme, codicille: c’est un terme notarial qui désigne un amendement ou des modifications apportées au premier. 
« Alors, cerné de près par les enterrements,
J’ai cru bon de remettre à jour mon testament,
De me payer un codicille. «
Georges Brassens – Supplique pour être enterré à la plage de Sète.
Or, et c’est là la première petite mise à jour à faire au Littré, la citation du jour est, en réalité, tirée du Codicille de Jean De meung, et non pas de son Testament. En collant au définition, on pourrait, bien sûr, alléguer que le codicille est une sorte d’annexe au testament ou même un second testament, mais cela n’en changerait toutefois ni le nom, ni le titre pour autant, au moment de le citer.
Une voie « boueuse »

« Science quant elle enfle est chose si traverse,
Qu’el envenime tout se la voye n’est terse. »
Jean de Meung (1250-1305) Le Codicille.
traverse: tordu, scabreux, de travers. La traduction par perverse se tient pour peu qu’on la prenne dans son sens originel, soit non nécessairement connotée sexuellement.
« La science envenime tout » si la voie n’est: essuyée, polie, nettoyée. Oui mais nettoyée de quoi? Et bien, de toutes les causes possibles de « surgonflement » : arrogance, orgueil, superbe, volonté de briller, , etc…

Au final de l’investigation, qui prend relativement longtemps parce que tout de même l’écriture manuscrite du XIIIe XIVe siècle n’a pas grand chose de commun avec la nôtre, la récompense est là et l’évidence est implacable.. La boue l’emporte sur la voye, mais Jean de Meung a utilisé traverse contre parverse. Le littré ne colle donc au texte qu’à ce dernier détail près. D’ailleurs, voici la preuve en image:
Cliquez sur l’image pour l’agrandir
La différence sémantique n’est pas énorme, me direz-vous, mais la boue reste, tout de même, plus connotée que la voie. La bonne nouvelle est que nous conservons notre rime sur le deuxième alexandrin de cette citation, dans la traduction-adaptation en français moderne que nous en avions faite: Qu’elle envenime tout, si l’on n’essuie la boue”. Merci la BnF! Il ne nous reste donc plus qu’à examiner le contexte.
Le contexte


Prise dans ce sens là, cette citation médiévale était d’ailleurs tellement inspirante que nous vous partageons ici un autre détournement « steampunk » que nous avions fait pour la présenter, en partant du grand peintre hollandais baroque Johannes Veermer et de sa toile la laitière: The Milkmaid (1658):
Tout cela étant dit, voyons donc, maintenant, un peu plus loin que les deux alexandrins du Codicille de Jen de Meung qui forment cette citation pour tenter de mieux l’éclairer. Voici les vers qui la précèdent :
« Que se nulz homs sçavoit toute philosophie,
Se il n’est doulx et humble, tout ne vault une ortie.
Estre humble sans clergie vault mieulx que la converse,
Que quanque Iy ungz dresse, ly autre tumbe et verse:
Science quant elle enfle est chose si traverse,
Qu’el envenime tout se la boe n’est terse. »
Et leur adaptation/Traduction libre par nos soins:
Qu’un homme qui connaitrait toute la philosophie
Sans être doux et humble, vaudrait moins qu’une ortie.
Etre humble sans instruction vaut mieux que le contraire,
Que quand les uns sont droits, les autres tombent et versent:
Science quant elle enfle est chose si perverse,
Qu’elle envenime tout, si l’on n’essuie la boue.

Ce n’est pas surprenant d’ailleurs, au XIIIe siècle, la science telle que nous la connaissons ne connait pas encore son âge d’or, loin de là! Il lui reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour conquérir son autonomie théorique, inventer le matérialisme et pouvoir enfin trouver les financements nécessaires pour mettre au point: la bombe atomique, la chaise électrique, le clonage et les manipulations génétiques, le neuro-marketing ou les OGMs entre autre florilège. Bon mais je plaisante! Il n’y a pas eu que cela, bien entendu. De grâce, n’allez pas penser que je suis passéiste. Je suis de mon temps tout comme vous. Nier les apports de la science moderne serait absurde, même si faire un bilan juste et réel de certaines de ses applications ou effets secondaires peut s’avérer sain et utile, de temps en temps. Je 
On peut toujours se demander, cela dit, si Jean de Meung avait assisté à l’avènement de la science comme nous y assistons depuis le XXe siècle, s’extasiant, assurément, des progrès gigantesques et de premier ordre effectués, ces derniers années, dans le domaine de la téléphonie mobile, mais lucide aussi sur certaines autres conséquences néfastes de ses applications, s’il aurait lui-même décidé de tronquer quelques uns de ses alexandrins pour élargir le sens de sa citation et nous en proposer une lecture plus moderne comme celle que nous en faisons, de nos jours, en nous fourvoyant la plupart du temps et en lui faisant dire ce qu’il n’a pas dit.
C’est encore un léger glissement sémantique, me direz-vous, celui de la citation du grand Khal Kubilai Khan dans sa lettre à Saint Louis était largement plus abusif, mais il illustre encore une fois assez bien le fait que les citations, pour séduisantes qu’elles soient, valent souvent qu’on en remonte un peu le cours, au risque de faire dire n’importe quoi à leurs auteurs et, du même coup, de dire n’importe quoi aussi. Rien de bien nouveau, me direz-vous, la technique du saucissonnage et de la phrase sortie de son contexte, bien connue et pratiquée en journalisme a fait plus d’une victime. Pour le reste, tout cela est aussi une belle illustration du fait que même quand les mots ressemblent comme deux gouttes d’eau à 
Tout cela étant dit et pour conclure. Qu’on la prenne dans son sens originel et fidèle à l’auteur en appliquant cette leçon d’humilité aux détenteurs individuels d’un savoir, ou dans l’autre sens – loin de la réalité médiévale de son auteur – en l’appliquant à l’ensemble d’une discipline, cette citation contient une sérieuse dose de sagesse qui ne lasse pas de me séduire. J’en viendrais presque, d’ailleurs, à me poser la question de la transposition possible de l’une à l’autre de ces deux interprétations médiévales et modernes en me demandant si les « valeurs » d’un savoir ou d’une discipline humaine quelle qu’elle soit et à supposer qu’elle en véhicule, n’est pas simplement la somme ou le reflet des valeurs des acteurs qui la compose et de leur éthique. Dit autrement, peut-on légitimement renvoyer dos à dos une discipline dans sa globalité et ses applications, et ses détenteurs? Comment, en effet, une discipline ou un savoir pourraient-ils devenir « arrogant », ou enfler tout seul, si chacun de ses détenteurs, individuellement, se tenait dans une stricte réserve , une éthique irréprochable et une certaine humilité? Cela me semble un vrai question.
En vous souhaitant à tous une très belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
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« Nécessité fait gens méprendre »: aux sources d’une citation de François Villon

Période: moyen-âge tardif,
Auteur: François Villon (1431-1463)
Titre: Le testament (extrait)
« Nécessité faict gens mesprendre Et faim saillir le loup des boys. »
François Villon – maître de poésie médiévale. Extrait du Testament.
Bonjour à tous,

« Et saichiez qu’en grant poverté,
Ce mot se dit communement,
Ne gist pas grande loyaulté. «
L’Histoire de l’anecdote sur Alexandre le Grand et le pirate Diomedés

Cette anecdote, connue surtout par Saint-Augustin qui la mentionne dans la Cité de Dieu pour illustrer le fait que les empires sans justice ne sont que des entreprises de brigandage, est tirée originellement de la République de Cicéron :
« Alexandre demandait à un pirate par quel attentat il osait infester la mer avec un misérable brigantin. Par le même droit, dit-il, qui vous fait ravager le monde » Cicéron – La république – Livre III.
Voici l’extrait de Saint-Augustin :
« Que sont les empires sans la justice, sinon de grandes bandes de brigands ? De même, une bande de brigands est-elle autre chose qu’un petit empire, puisqu’elle forme une espèce de société gouvernée par un chef, liée par un contrat, et où le partage du butin se fait suivant 
Saint Augustin – La cité de Dieu
Utilisant l’anecdote dans le testament pour plaider en faveur de ses propres déboires et de ses inconduites, voilà ce que Villon conclut :
« Se Dieu m’eust donné rencontrer
Ung autre pitieux Alixandre
Qui m’eust fait en bon coeur entrer,
Et lors qui m’eust veu condescendre
A mal, estre ars et mis en cendre
Jugié me feusse de ma voys.
Necessité fait gens mesprendre
Et fain saillir le loup du boys. »
Francois Villon – Le testament
Ce qui très librement adapté en français moderne donne :
Si Dieu m’eut donné de rencontrer
Un être aussi compréhensif que le fut Alexandre
Qui m’eut permis de vivre en honnête homme
Et que l’on m’eut alors surpris à m’abaisser à faire le mal
Je me serai jugé moi-même
Bon à être brûlé et mis en cendres
Nécessité fait gens mesprendre
Et faim saillir le loup du bois.
L’extrait complet de la poésie
dans la langue de maître François Villon
Après l’explication et la synthèse et pour varier un peu, voilà l’extrait complet de Villon dont est tirée cette citation :
Au temps qu’Alixandre regna,
Ungs homs nommé Dïomedés
Devant lui on lui admena,
Engrillonnné pousses et detz
Comme larron, car il fut des
Escumeurs que voyons courir;
S y fut mis devant ce cadés
Pour estre jugiez a mourir.
L’empereur si l’araisonna:
» Pourquoy es tu laron en mer? »
L’autre responce lui donna:
» Pourquoy laron me faiz clamer?
Pour ce qu’on me voit escumer
En une petïote fuste?
Se comme toy me peusse armer,
Comme toy empereur je feusse.
Mais que veulx tu! de ma fortune,
Contre qui ne puis bonnement,
Qui si faulcement me fortune,
Me vient tout ce gouvernement.
Excusez moy aucunement
Et saichiez qu’en grant poverté,
Ce mot se dit communement,
Ne gist pas grande loyaulté. «
Quant l’empereur ot remiré
De Dïomedés tout le dit:
» Ta fortune je te mueray
Mauvaise en bonne « , ce lui dist.
Si fist il; onc puis ne mesdit
A personne, mais fut vray homme;
Valere pour vray le bauldit
Qui fut nommé le Grant a Romme
Se Dieu m’eust donné rencontrer
Ung autre pitieux Alixandre
Qui m’eust fait en bon eur entrer,
Et lors qui m’eust veu condescendre
A mal, estre ars et mis en cendre
Jugié me feusse de ma voys.
Necessité fait gens mesprendre
Et fain saillir le loup du boys.
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Une belle journée à tous!
Fred
Pour moyenagepassion.com
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