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quelques citations du conteur saadi sur la guerre et les conflits

Mocharrafoddin Saadi

Sujet   : sagesse persane,  conte moral, guerre, bienséance, citations médiévales, citations, sagesse.
Période  : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur :  Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291)
Ouvrage  le Gulistan  et le Boustan

Bonjour à tous,

ans la Perse médiévale du XIIIe siècle, le conteur et voyageur Mocharrafoddin Saadi dispense sa sagesse auprès des princes et puissants de son temps. Aujourd’hui, nous partageons quelques autres de ses vers en forme de citation. Les premiers sont tirés de son Gulistan ou parterre de roses dans la traduction qu’en a faite, en 1838, Charles Defrémery, grand homme de lettres et orientaliste du XIXe siècle. Les suivants nous viendront du Boustan ou Verger tel que le traduit, en 1880, Charles Adrien Barbier de Meynard, un autre orientaliste français.

Va-t-en-guerre de salon & hystérie ambiante

La première citation de Saadi est extraite du chapitre VIII du Gulistan « Touchant les bienséances de la société« . Il y est question de la guerre et de conflits entre individus et du rôle néfaste que peuvent parfois jouer ceux qui la commentent de façon à jeter de l’huile sur le feu.

Citation médiévale illustrée de Mocharrafoddin Saadi

« La guerre entre deux personnes est comme le feu , et le misérable rapporteur fait office de bûcheron. Les deux adversaires se réconcilieront, et lui restera malheureux et confondu. Il n’est pas conforme à la sagesse d’allumer du feu entre deux individus, et de s’y brûler. »
Citation médiévale extraite du Gulistan de Mocharrafoddin Saadi

Pour être très clair, il nous est difficile de ne pas résister à la transposition et de ne pas voir, dans ces quelques lignes, une leçon à méditer sur les tristes événements actuels. A l’heure où la guerre de l’information fait rage de tous côtés entraînant, dans son sillage, la désinformation crasse et, pire même, la censure grossière, il serait sage d’être vigilant, d’aiguiser notre sens critique mais aussi de ne pas agir en faveur d’une escalade dont absolument nul ne sait où elle pourra conduire le monde.

Les va-t-en-guerre de salon et les faux braves hystériques de plateaux télés sont comme l’ignorant que nous décrit le même Saadi : «l’ignorant est comme le tambour de guerre, sonore, mais creux et ne proférant que des paroles inutiles». A l’hystérie « covidienne », vient se succéder celle au sujet de l’Urkraine, en s’enfonçant toujours plus dans le discrédit, le ridicule et la caricature. On a changé les visages et les « experts » mais la procédure est la même ; l’heure est, de nouveau, à la propagande et aux procédés inquisitoriaux (au sens moderne et figuré d’arbitraire). On lapide à coups de « pro » ou « d’anti » tout ce qui n’entre pas dans une rhétorique imbécile qui ne souffre aucune nuance. Honte est faite à l’intelligence.

Les voies diplomatiques

Sur ce même thème de la guerre, une autre citation de Saadi nous semble intéressante à méditer. Elle est tirée, cette fois, du chapitre premier de son Boustan (traduction de A. C. Barbier de Meynard, 1880) et touche à la diplomatie. Comme on le verra, elle conseille exactement l’inverse de ce qui a été fait depuis 2014 et de ce qui continue d’être fait :

Citation médiévale illustrée de Mocharrafoddin Saadi

«Tant que des négociations habiles peuvent assurer le succès d’une affaire, la douceur est préférable à l’emploi de la force; quand on ne peut vaincre par les armes, c’est a la modération à fermer les portes de la guerre. La bienfaisance est le talisman le plus efficace contre les agressions de l’ennemi; au lieu de chausse-trappes sème l’or sous ses pas, tes bienfaits émousseront ses dents acérées.»
Le boustan ou verger de Saadi, chapitre 1 : des devoirs des rois, de la justice et du bon gouvernement, règle de politique et de stratégie.


Pour être tout à fait honnête intellectuellement avec ce dernier extrait, précisons de notre conteur persan Saadi qu’il n’est pas non plus un pacifiste jusqu’au-boutiste. Pour lui, il n’est question que de s’adapter à la situation quitte à se montrer plus ferme, à un autre moment et si nécessaire.

Dans le prolongement de ces sujets, vous pouvez également vous reporter à l’histoire de l’homme tombé dans le puits, de Saadi également.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : Sur l’image d’en-tête, on peut voir un exemplaire du Gulistan, superbement illuminé, daté de 1822. Il est actuellement conservé au National Museum of Iran, de Téhéran.

Coeur sec contre bienfaisance: Le dévot avare de saadi

Sujet   : sagesse persane,  conte moral, liberté, vérité de la pratique, générosité, hospitalité, citations médiévales.
Période    : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur  :   Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291)
Ouvrage   :  Le Boustan  (Bustan) ou Verger,  traduction de  Charles Barbier de Meynard   (1880)

Bonjour à tous,

oilà longtemps que nous n’étions revenu à la sagesse persane du voyageur, poète et conteur Mocharrafoddin Saadi. Aujourd’hui, l’auteur médiéval nous entraîne dans une anecdote sur la différence entre sagesse véritable et superficialité en matière de religion ou de spiritualité.

Une citation médiévale de  Mocharrafoddin Saadi sur la spiritualité

Avancer avec cœur sur la voie de la connaissance

Dans le conte du jour, Saadi opposera la dévotion apparente à l’ouverture de cœur et la bienfaisance dans les actes. Le message est clair : il ne suffit pas de proférer de belles paroles, ni même de s’épancher en multiples prières, encore faut-il être bon envers ses semblables. A quoi bon ânonner les textes sacrés et se montrer affable si on demeure aveugle de cœur et que l’on ne pratique, à propos, la générosité ?

On trouve cette différence fondamentale entre réalisation spirituelle, sécheresse de cœur et rigidité intellectuelle dans de nombreuses religions, y compris chez ceux qui seraient supposés les pratiquer de la manière la plus sincère. Ici, l’idée recoupe invariablement la différence entre prêche, apparences et action. C’est ce même écueil qui fait que les maîtres japonais zen des premiers âges et jusqu’à aujourd’hui, n’ont pas toujours remis le « Shihô » (la transmission) à celui réputé en droit de la recevoir pour des raisons de hiérarchie, de lignage ou de proximité affichée avec le premier du temple. Pour qui s’intéresse aux contes bouddhistes, l’histoire du Zen Soto est pleine de contes dans lesquels celui qui reçoit le dharma, le successeur, n’est pas celui qu’on attendait pour des raisons logiques ou convenues. Quelquefois, à la surprise de la confrérie, c’est le Tenzo du temple, ce cuisinier besogneux qui médite avec sincérité durant son travail comme entre ses offices, qui héritera du statut de maître. Dans son Tenzo Kyōkun (Instructions au cuisinier zen), Eihei Dōgen (1200 – 1253), fondateur du Zen Soto, confirmera, d’ailleurs, l’importance du rôle et de l’application de ce dernier pour la vie du temple. D’autres fois encore, le jardinier, le moine le plus discret ou le moins loquace, le moins discipliné pourront encore être désignés comme l’éveillé contre un moine plus puissant, plus rigide ou plus studieux. À certaines occasions, l’élu devra même fuir au loin pour échapper à la colère des moines furieux de n’avoir pas été désignés par le maître.

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est deco-monde-medieval-saadi-moyen-age-passion.jpg.

Le Saint, comme le sage, se juge à ses actes, jamais à ses prêches, à ses intentions affichées, ni à son érudition apparente. C’est aussi vrai dans la religion chrétienne et ses monastères. Tout près de nous, dans le domaine de la fiction, voyez le très beau film du réalisateur russe Pavel Lounguine : « L’île » ou « Ostrov » daté de 2006. Ses grandes qualités ont valu à ce long métrage plusieurs prix largement mérités ; son moine fantasque, incarné à l’écran par Piotr Mamonov, et qui donne tant de fil à retordre à ses frères et à l’abbé du monastère orthodoxe, est pourtant le cœur vivant du monastère. Investi du don de guérir, c’est même un saint véritable que l’on vient visiter de très loin. Le héros de notre roman « Frères devant Dieu ou la tentation de l’alchimiste » se situe dans ce même registre. Pour ce moine bénédictin, peu conventionnel mais hautement respecté de ses paires, la reconnaissance officielle, la postérité ou les apparences n’ont aucune valeur. Seule compte le chemin du cœur.

En matière de spiritualité, si la réalisation demeure toujours un mystère, il lui faut toujours passer par la profondeur et par le cœur. Cela semble une constante. Sur ce point, la voie du soufisme rejoint les autres voies mystiques. Les clefs de la vérité sont dans l’introspection mais il faut un cœur limpide pour lire dans celui des autres et pratiquer la compassion. Saadi nous rappelle ici que la fausse dévotion, le soin porté aux seules apparences, les belles paroles et le cœur desséché ne sont pas la marque de la réalisation spirituelle. Ils se tiennent plutôt sur la rive opposée et ne suffiront pas à ouvrir les portes du ciel : « Générosité et bienfaisance, voilà ce qui fait la sainteté, et non pas des oraisons creuses comme le tambour. »

Une citation du Moyen Âge de Saadi sur la résurrection

L’histoire du dévot avare de Saadi

« J’avais entendu dire qu’un homme de noble origine, instruit et avancé dans la voie spirituelle, vivait aux confins du pays de Roum (Asie mineure). Je me joignis à quelques adeptes (derviches, mendiants) voyageurs intrépides et nous nous rendîmes chez cet homme de bien. Il nous reçut avec force démonstrations d’amitié, nous mit à la place d’honneur et s’assit à côté de nous. Il y avait là beaucoup d’or, de vastes domaines, des esclaves, un mobilier somptueux, mais le maître avait un cœur sec. L’arbre était sans fruit ; l’hôte était ardent en témoignages d’amitié, mais son foyer (le feu de sa cuisine) restait froid. Il passa toute la nuit en oraisons et nous la passâmes, nous, le ventre creux. À l’aube du jour, il témoigna le même zèle, nous ouvrit sa porte et s’informa de nos nouvelles avec le même empressement aimable. Un de nos compagnons de voyage, homme d’esprit et de belle humeur, lui dit alors :

—  Donne-moi, si tu veux, un baiser, mais que ce soit plutôt avec une bouchée ( jeu de mots entre baiser et bouchée difficilement traduisible) ; le pauvre préfère les aliments aux compliments. Au lieu de toucher ma pantoufle avec tant de déférence, lance-moi la tienne à la tète, mais procure-moi de quoi manger.

Ceux-là sont les plus avancés sur la route de la connaissance spirituelle ( sous entendu le soufisme) qui pratiquent le bien, et non pas ces hommes au cœur desséché qui passent la nuit en prières. Ces derniers ressemblent pour moi au Tartare veilleur de nuit. Les yeux sont entrouverts et le cœur comme engourdi. Générosité et bienfaisance, voilà ce qui fait la sainteté, et non pas des oraisons creuses comme le tambour. Au jour de la résurrection, le ciel ouvrira ses portes aux hommes qui recherchent le sens idéal sans se préoccuper des apparences : l’idée seule donne aux mots leur réalité, et de vains discours ne sont qu’un appui fragile. »

Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291), Le Boustan  (Bustan)
Le Dévot avare – Chapitre II, de la bienfaisance.


Pour conclure sur cette approche religieuse comparée un peu en survol, ajoutons que la condamnation de l’avarice au cœur de ce conte de Saadi, est également présente dans la bible et à différents endroits des évangiles. On pourra, pour illustrer cela, en citer quelques passages : « Puis il leur dit : gardez-vous avec soin de toute avarice ; car la vie d’un homme ne dépend pas de ses biens, fût il dans l’abondance » (Luc 12:15-40) ou encore « Les pharisiens, qui étaient avares, écoutaient aussi tout cela, et ils se moquaient de lui. Jésus leur dit : Vous, vous cherchez à paraître justes devant les hommes, mais Dieu connaît vos cœurs ; car ce qui est élevé parmi les hommes est une abomination devant Dieu. » (Luc 16:15). Et encore sur cet importance du cœur :  » L’Eternel ne considère pas ce que l’homme considère ; l’homme regarde à ce qui frappe les yeux, mais l’Eternel regarde au cœur. » (Samuel 16:7).

Sur ce qui touche aux bonnes œuvres et à la bienfaisance chez Saadi, on pourra encore se référer aux Regrets du roi d’Égypte tirés de son même Boustan.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : l’enluminure en tête d’article est tiré d’un exemplaire du Boustan daté du XVIe siècle. Réalisé par le calligraphe et enlumineur Mir ‘Ali al-Husaini, il est actuellement conservé au Met Museum de New york (consulter en ligne ici).

Fernán González, Héroïsme et honneur dans l’exemple XXXVII du comte Lucanor

Sujet : auteur médiéval, conte moral, Espagne médiévale, littérature médiévale, valeurs chevaleresques, honneur, monde féodal, Europe médiévale.
Période  : Moyen Âge central ( XIVe siècle)
Auteur  :   Don Juan Manuel (1282-1348)
Ouvrage : Le comte Lucanor traduit par  Adolphe-Louis de Puibusque (1854)

Bonjour à tous,

ans l’Espagne médiévale du XIVe siècle, Don Juan Manuel de Castille et León, chevalier et seigneur, duc et prince d’Escalona et de Villena, rédige, dans un petit ouvrage, un peu plus de cinquante contes : ces histoires courtes, appelées exemplos dans la version originale du livre en castillan ancien (étymologie proche de la racine latine exemplum qui nous a donné exemple mais surtout, dans le même champ sémantique : exemplarité, exemplaire) portent sur diverses valeurs morales. Au delà, le traité se présente aussi, et d’une certaine manière, comme un guide pour l’action puisque les problèmes qui y sont posés sont souvent très concrets.

Valeurs morales, politiques, stratégiques, humaines, pour les mettre en scène, le noble espagnol s’invente un personnage : le comte Lucanor, noble dont on devine les préoccupations proches de celles de son créateur. L’homme a un serviteur et conseiller du nom de Patronio qu’il ne manque pas d’interroger face à des prises de décision variées. En retour, les enseignements du sage interlocuteur prennent, le plus souvent, la forme d’anecdotes. Elles sont empruntées à diverses sources : exemples issus de la littérature, fables, contes (européens ou importés de destinations plus lointaines), fictions mais encore récits d’inspirations plus historiques.

Comment doit se comporter l’homme, l’homme de bien, le noble seigneur, le chevalier véritable ? Comment doit-il agir ? A qui peut-il se confier ? Comment doit-il défendre ses États ? La finalité du propos est ce qui compte le plus et Le comte Lucanor de Don Juan Manuel finira par prendre une belle place dans la littérature médiévale castillane du premier tiers du XIVe siècle.

Honneur contre faiblesse,
valeurs guerrières et chevaleresques

Le conte d’aujourd’hui, dénommé exemple XXXVII dans la version originale du livre, traite à la fois d’honneur et de valeurs chevaleresques. On verra notamment que le seigneur prêt à en découdre bec et ongles pour sauver ses Etats, ses gens et son honneur peut entraîner, dans son sillage, les armées qu’on croyait les plus éreintées et démotivées.

C’est le personnage historique de Fernán González (Ferdinand González de Castille) qui sert de référence à notre récit du jour. Nous l’avions déjà croisé dans l’Exemple XVI du comte Lucanor. Sous la plume de Don Juan Manuel, ce comte de Castille du Xe siècle affirmait alors l’importance cruciale de défendre et maintenir sa renommée, sa réputation (fama) de son vivant. Dans le récit XXXVII, le courage du noble et son sens de l’honneur seront à nouveau pris en exemple pour illustrer les valeurs morales du seigneur et guerrier « véritable ».

Fernán González, comte de castille (910-970)

Statue du comte Fernán González, Madrid, Espagne. par Juan de Villanueva Barbales (1681-1765).

Fernán González est, à la fois, un personnage historique et un chevalier castillan devenu légendaire par les œuvres littéraires produites sur lui. A l’image de Roland en France, il est entré dans les récits fondateurs de la péninsule ibérique et en particulier, de la suprématie castillane. De par cette double existence de chair et de vélin, il a pu s’avérer un peu ardu pour l’histoire médiévale, de faire le tri entre hauts faits établis, d’un côté, et inventions littéraires de l’autre. Nous ne nous aventurerons pas dans cette quête. Fort heureusement, un chartiste s’y est attelé et c’est, sous sa gouverne, que nous dirons quelques mots de ce seigneur de l’Espagne médiévale, devenu légendaire.

Un héros castillan entre histoire et légende :
dans les pas de Matías Ferrera

Dans une thèse soutenue, en 2017, devant l’Ecole Nationale des Chartes, l’historien Matías Ferrera est parti à la découverte du noble comte castillan du Moyen Âge central. En le rapprochant du personnage ayant inspiré le Cid, mais tout en s’étonnant du peu de renom de Fernán González, le jeune chartiste a tenté de rendre justice à ce héros castillan tout en triant le factuel et l’historique du factice, dans une vaste approche historiographique. Comme indiqué, nous ne ferons ici que suivre très modestement ses pas, en notant au passage que l’excellence de ses travaux lui ont remporté le prix Auguste-Molinier (1).

Eléments historiques et biographiques

Fernán González nait autour de 910 dans une Espagne et une Castille encore divisées entre diverses provinces et couronnes. Fils d’un héros de la Reconquista (Gonzalo Fernández), le jeune Fernán se verra confié la charge des comtés de Burgos, d’Álava et de Castille par le roi de León, Ramiro II. Il est alors âgé d’un peu plus de 20 ans. Dans une Espagne encore sujette aux nombreuses poussées de conquêtes maures, la responsabilité est grande et pour le moins stratégique. Il parviendra pourtant à la tenir, tout au long de sa vie, et, malgré quelques vicissitudes dues à des revirements intempestifs de pouvoir à la couronne de Léon, Fernán González demeurera, au long de sa vie, un vassal plutôt fidèle de ce comté.

Reconquista, alliances croisées et descendance

Durant de longues années, il s’illustrera dans des opérations de Reconquista dont, autour de 938-939, une des plus grande offensive jamais menée contre les chrétiens du nord par le califat de Cordoue. Il en sortira vainqueur aux cotés d’autres nobles espagnols, notamment en participant à la bataille de Simancas qui mit un frein à cette campagne d’envergure de Abd al-Rahman III et à ses grandes ambitions. Les deux décennies suivantes verront s’alterner de courtes périodes de trêve et de nouvelles offensives des califats du sud sur l’Espagne chrétienne ; Fernán González continuera d’y prendre bonne part.

En plus de ses relations vassaliques avec la province de León, Fernán González s’allia aussi, par le truchement du mariage, avec les seigneurs de Pamplona. Ce rapprochement permit d’unifier ce dernier comté et les castillans face aux maures. A sa mort, sa descendance conserva le comté de Castille durant plusieurs générations. Par le jeu des alliances et des héritages, le noble espagnol du Xe siècle deviendra ainsi un des ancêtres de la lignée qui allait consacrer l’union du royaume de Castille et de León dans la première moitié du XIIIe siècle.

Les chroniques médiévales autour de Fernán González

Les premières chroniques médiévales espagnoles réserveront un sort assez mitigé au rôle historique de Fernán González et à ses faits, suivant leur parti-pris (en faveur des castillans ou d’autres provinces). A l’image de chroniques « historiques » de la même époque sur notre sol, ces récits comporteront souvent une bonne dose d’inventivité et la marque certaine de leurs commanditaires. Parmi eux, les plus élogieux feront déjà de notre personnage, le libérateur de l’emprise de la couronne de León sur la Castille.

Un tournant plus marqué en faveur du comte castillan se fera au milieu du XIIIe siècle avec l’écriture, à San Pedro de Arlanza et de la main d’un moine demeuré anonyme, du Poema de Fernán González (autour de 1250). En s’appuyant de manière partielle sur d’autres textes, cette œuvre entendra mettre clairement en exergue le rôle central et la prédominance de la Castille dans l’histoire de la péninsule, et notamment dans celle de la Reconquista. Son auteur y ancrera le lignage du noble mais aussi son enfance, dans un récit qui pourrait sembler digne du mythe arthurien : enlèvement, élevé dans la forêt par un charbonnier, révélation divine et mystique de son destin pour sauver la Castille de tous ses ennemis intérieurs ou étrangers, … Puis, il en fera, tout à la fois, le grand héros de la Reconquista et le libérateur de la Castille contre les Maures, mais aussi les Navarrais et les Léonais.

Fernán González dans l’exemple XXXVII

Suivant toujours les pas de Matías Ferrera, il faudra attendre encore un peu pour voir la réputation du comte de Castille consolidée dans des œuvres littéraires plus tardives que la geste du milieu du XIIIe siècle. Pour revenir à notre comte Lucanor, à un peu moins d’un siècle de la rédaction du Poema de 1250, Don Juan Manuel sera même un des premiers à remettre l’emphase sur la nature héroïque du comte de Castille du Xe siècle.

Dans cet exemple XXXVII, la bataille de Hacinas à laquelle il est fait allusion l’est, sans doute, en référence à la réécriture de la bataille historique de Simancas, dans le Poema de Fernán González. Quant aux ennemis Navarrois dont Don Juan Manual nous parle, ils semblent eux-aussi provenir de la même source. Bien que chrétien, le royaume de Navarre y apparaît comme un allié des Maures et de leurs intérêts contre la Castille. Après plusieurs grandes batailles, la geste du XIIIe siècle nous explique même que le comte Fernán González serait venu finalement à bout de l’ennemi, en asseyant, pour les temps à venir, la victoire incontestée de la Castille sur le royaume de Navarre. Le conte du jour ne désavouera pas cette version d’une tranquillité durable acquise par la force et le refus de céder un pouce de terrain.

Dans son conte et pour les besoins de l’exemplarité, Don Juan Manuel semble bien avoir fusionné ces deux grands récits du Poema pour les rapprocher dans le temps. Du même coup, on y gagne en dimension dramatique et on y perçoit bien les tensions intérieures de cette Espagne médiévale prise sous le feu de conflits frontaliers entre provinces voisines, guerre de Reconquista et opérations régulières de conquête par les maures.


De la réponse que le comte Fernán González
fit aux siens après la victoire de Hacinas

NB : Comme toujours nous ne faisons que retranscrire ici la traduction de Adolphe-Louis de Puibusque de 1854. Elle suit globalement le fil, en prenant tout de même quelques libertés que nous avons souligné notamment sur les morales qui concluent ses petits contes.

Le comte Lucanor revenait un jour d’une expédition, épuisé de lassitude, souffrant de tout son corps, dépourvu de toute chose ; et avant qu’il pût se reposer, il apprit qu’une nouvelle attaque se préparait. La plupart de ses gens l’exhortèrent à se remettre d’abord de ses fatigues, sauf à aviser ensuite comme bon lui semblerait. Le comte interrogea Patronio sur ce qu’il convenait de résoudre et Patronio lui répondit :

— Seigneur, afin que vous agissiez pour le mieux, apprenez la réponse qui fut faite en pareille occasion par le comte Fernán González à ses compagnons d’armes.
Le comte Fernán González vainquit Almanzor à la bataille de Hacinas ; mais il perdit beaucoup de monde dans cette affaire, et tout ceux qui échappèrent à la mort furent comme lui très maltraités ; or, avant qu’ils fussent rétablis, le comte apprit que le roi de Navarre faisait une invasion sur ses domaines, et aussitôt il donna l’ordre aux siens de marcher contre les Navarrais, à quoi ceux-ci répondirent que leurs chevaux étaient harassés et eux aussi ; et que s’ils ne faisaient pas leur devoir comme de coutume, c’est qu’ils étaient dans un état qui les obligeait à prendre du repos et des soins.
A ces mots, le comte Fernán González sentit son honneur plus que ses souffrances, et leur dit : « Amis, que nos blessures ne nous empêchent pas de combattre ; les nouvelles nous feront oublier les anciennes ». Et dès que ses compagnons d’armes virent que sans ménagement pour sa personne, il n’était occupé que de ses Etats et de son renom, ils le suivirent et l’aidèrent à remporter une victoire qui assura sa tranquillité pour toujours.

— Et vous Seigneur comte Lucanor, si vous avez à cœur de faire ce qu’exige la défense de vos terres, de vos vassaux et de votre honneur, ne tenez aucun compte ni des fatigues, ni des périls, et faites en sorte que le danger qui arrive vous fasse oublier le danger qui est passé. »

Le comte Lucanor goûta beaucoup ce conseil, il le suivit et s’en trouva bien. Don Juan Manuel, estimant aussi que l’exemple était bon à retenir, le fit écrire dans ce livre avec deux vers qui disent ceci :

« Regarde pour certain, et redis-toi sans cesse
Que l’honneur ne peut vivre où loge la mollesse. »


Note sur la morale de ce conte

Nous nous livrons souvent au petit jeu qui consiste à repartir de la morale originale pour la comparer à la traduction de Adolphe-Louis de Puibusque. Voici donc, dans l’ordre, les deux versions que nous donnent respectivement l’ouvrage du XIVe siècle en castillan ancien, suivie d’une version plus récente en espagnol moderne.

La morale en castillan ancien

« Aquesto tenet çierto, que es verdat provada:
que onra et grand vicio non an una morada.
« 

El Conde Lucanor Juan Manuel, Infante de Castilla

La morale en castillan moderne

« Tened esto por cierto, pues es verdad probada:
que la holganza y la honra no comparten morada.
« 

Introducción a El Conde Lucanor, Vicedo Juan,
Alicante, Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes, 2004.

Holganza : paresse, oisiveté, inaction (voire fainéantise dans certains variations plus péjoratives) est devenue chez Puibusque « la mollesse ». Cela donne un certain « allant » à cette morale mais l’éloigne peut-être un peu de sa nature qu’on pourrait considérer comme plus « naturellement » médiévale. Disant cela, on pense à certaines représentations qui peuvent alors courir au sujet de l’oisiveté ou l’inaction.

La notion d’impossibilité de « compartir morada« , autrement dit « paresse et honneur ne peuvent pas vivre sous le même toit« , se retrouve bien chez l’auteur du XIXe siècle. Pour le reste, il a choisi de mettre l’emphase sur une morale que le lecteur devrait se ressasser pour la garder en tête : « Regarde pour certain, et redis-toi sans cesse » . Une traduction plus littérale donnerait : « Tiens pour vérité, c’est un fait établi ».

En vous souhaitant une excellente journée.
Frédéric EFFE.
pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes


(1) « Fernán González, comte de Castille devenu héros (xᵉ-xvᵉ siècles)« , Matías Ferrera Ecole des Chartes, compte-rendu de thèse.

NB : l’image d’en-tête est un travail à partir de deux sources différentes. Le fond est tirée d’une gravure du XIXe siècle. Elle représente un épisode de la bataille de Simancas : l’embuscade d’Alhandega (939) menée contre les troupes de Abd-ar-Rahman III par Ramiro II de Léon. Le portrait de premier plan représente Fernán González. Il est tiré de l’ouvrage : Cronica General de España. Historia Ilustrada y Descriptiva de sus Provincias. Asturias and Leon, (Editée par Ronchi, Vitturi, Grilo, Madrid, 1866).

Saadi, robe de Bure contre robe de soie pour un sage

Sujet    : citations médiévales, sagesse persane,  conte moral, liberté, indépendance, soumission.
Période    : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur  :   Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291)
Ouvrage   :  Le Boustan  (Bustan) ou Verger,  traduction de  Charles Barbier de Meynard   (1880)

Bonjour à tous,

ans notre vaste exploration de ce que l’on nomme en Occident, la période médiévale, nous menons de front plusieurs études de textes. La plupart des productions vient de France ou même d’Europe médiévale avec une prédilection pour le Moyen Âge central et tardif. D’autres puisent leurs origines hors du monde occidental chrétien pour nous apporter la saveur du contraste ou quelquefois celle de la parenté.

Dans ce corpus hors frontières, nous avons inclus les œuvres du conteur persan Saadi. Au même siècle, en pays d’Oc, les dernières générations de troubadours prendront le relai de leurs prédécesseurs pour chanter l’amour. L’ombre de Simon de Montfort et des croisades intérieures contre les cathares viendront bientôt mettre à mal l’indépendance de la Provence médiévale et ses véritables petits royaumes. Culturellement, ce treizième est aussi le temps de Thibaut de Champagne, celui où les trouvères commencent à se répandre dans le nord de la France. C’est le siècle de Adam de la Halle, celui encore qui verra musarder Rutebeuf en Place de Grève et y déployer son talent.

Convergences et coïncidences de valeurs

Durant ce long et riche treizième, presque à l’autre bout du monde, dans la Perse d’antan et les provinces de l’Iran actuel, le conteur Saadi harangue ses contemporains : les émirs et les sultans, les puissants, les faux religieux, les savants pompeux, les mauvais conseillers ou les ignorants. A tous, il délivre des conseils et des perles de sagesse. Toute comparaison simpliste mise à part, entre son monde et le notre, des convergences existent. Ce sont elles qui font qu’à 800 ans du poète, nombre de ses contes nous parlent encore.

Quelquefois, c’est un certain socle religieux et mystique qui les rapproche : bonnes œuvres, charité, mansuétude, défiance envers les illusions du monde matériel, humilité face au destin, face à ses propres privilèges, et finalement, devant la transcendance. D’autres fois, elles peuvent se nicher dans une sagesse et un bon sens qui débordent largement les frontières géographiques. On peut alors retrouver ces coïncidences de valeurs morales dans la volonté de border le devoir politique et l’exercice de la gouvernance, mais aussi, plus largement, dans la préoccupation de penser l’humain et ses travers, avec ses tentations-répulsions qui nous sont familières : cupidité, envie, fausseté, malhonnêteté, perfidie, sècheresse de cœur, abus, mépris du plus faible, etc… Autant de choses qu’on retrouve dans la réalité de notre condition humaine et, du même coup, dans les mythes, les contes et les fables.


La robe de soie

Un pieux personnage reçut en cadeau de l’Emir du Khoten une robe de soie. Il s’épanouit comme un rosier, revêtit le riche vêtement et baisa les mains du prince; puis il ajouta :  » Si magnifique que soit le présent dont l’Emir m’honore, ma robe de bure a plus de prix à mes yeux. »

Si tu as le souci de ton indépendance, couche par terre plutôt que de te prosterner humblement pour obtenir un tapis précieux.

Chapitre VII – Le Boustan – Mocharrafoddin Saadi 


Simplicité et indépendance, contre dette et soumission

Cette petite histoire très courte de Saadi est tirée de son Chapitre VII du Boustan, intitulé « Modération dans les désirs et renoncement. » Le voyageur, diplomate et poète nous y donne une leçon de liberté et d’indépendance que n’aurait pas désavouer certains de nos sages médiévaux. On pense à ceux qui nous enseignaient à nous garder de la convoitise ou de l’appât de la richesse et du confort. Conformément à l’adage « Il n’y a pas de repas gratuit« . Dans bien des cas, tout cela s’échange à prix d’or et voilà le convoiteux pendu à sa propre corde (voir par exemple, cet extrait du Roman de la Rose).

Les historiens ne m’en tiennent pas rigueur mais dans le monde des contes, les distances s’estompent et tout devient possible. Autour de la même période, le moine Eihei Dōgen (1200-1253) revenu de Chine pour importer, dans son Japon d’origine, la graine du Zen, n’aurait, sans doute pas, lui non plus, désavoué cette parabole de Saadi : pour le moine bouddhiste, mieux vaut une Kesa et une robe faite de vieux tissus rapiécés comme celle du Bouddha plutôt qu’une étoffe cousue de fils d’or reçue en cadeau et qui enchaîne celui qui l’accepte.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : la photo de l’image d’entête est celle d’un manuscrit enluminé du Boustan de Saadi datant des débuts du XVIe siècle. Cette pièce se trouve actuellement conservée au Musée d’Art métropolitain de New-York, USA. Crédits photo : Marie-Lan Nguyen