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Saadi : Injustice et Fardeau véritable du tyran

Sujet   : sagesse persane,  conte moral, tyrannie, violence politique, injustice, citations médiévales, citations.
Période  : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur :  Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291)
Ouvrage  :  Gulistan ou Le Parterre de Roses par Saadi, traduit de persan par Charles Defrémery, Librairie Firmin Diderot Frères, Paris (1858)

Bonjour à tous,

u fil de nos pérégrinations à la découverte de la littérature médiévale, nous nous sommes éloignés plus d’une fois de la France et même de l’Europe du Moyen Âge, pour débusquer d’autres perles de sagesse ou de poésie produites par d’autres cultures ou univers de croyances de cette période. Aujourd’hui, nos pas nous entraînent, à nouveau, du côté du Proche-Orient médiéval, aux côtés du célèbre auteur et conteur Mocharrafoddin Saadi et de son Gulistan ou Jardin de roses.

La réelle punition de l'homme injuste, une citation médiévale illustrée de Saadi

Les Leçons d’un poète voyageur
dans la Perse du Moyen-Âge central

Dans la perse du XIIIe siècle, Saadi est tout à la fois poète, conteur, voyageur mais aussi conseiller à la cour des émirs et des puissants. L’homme nous a légué une œuvre abondante entre traités et poésies en langue perse et en langue arabe. Ses plus célèbres ouvrages Le Boustan (Boustân, le Verger) et Le Gulistan (Golestân, le Jardin des Roses) ont traversé les âges et sont encore étudiés de nos jours, pour leur profondeur morale.

Les écrits et les leçons de sagesse de Saadi ont également donné naissance à de nombreuses locutions proverbiales et une partie de son œuvre est ainsi entrée dans la sagesse populaire des mondes perse et arabe du Moyen-Âge et des siècles suivants.

La beauté de la langue de Saadi a été louée de son vivant et, bien après sa mort, par de nombreux poètes du Proche-Orient et au delà. Elle n’a guère pu survivre entièrement à ses traductions en langue française mais on peut tout de même l’effleurer par endroits. A défaut de restituer toute son intensité poétique et stylistique, le fond moral et les valeurs mises en avant par le conteur du XIIIe siècle y ont plutôt bien résisté. On peut donc encore, aujourd’hui, se plonger dans ses œuvres et trouver de quoi s’y nourrir.

Des contes moraux, sociaux et politiques

Gravure de Saadi dans un manuscrit de ses oeuvres complètes du XIXe siècle (Collections du Louvre - MAO 2314)
Saadi dans le manuscrit MAO 2314 des collections du Louvre

De sa longue expérience et de ses aventures, Saadi extrait des petits contes et des vers dont ses contemporains sont friands. A-t-il voyagé aussi loin et aussi longtemps que sa poésie le laisse entendre ? On ne peut guère l’attester et sa biographie laisse quelques flottements sur son itinéraire véritable. Quoi qu’il en soit, le champ thématique qu’il aborde reste riche et ses leçons ont toujours l’agréable parfum d’anecdotes glanées au cours de ses nombreux (et supposés) voyages.

Sur le fond, les contes de Saadi prennent souvent un tour plus social, politique ou philosophique que dogmatique : rappel des devoirs des puissants et miroir des princes, précis de valeurs et de conduite en toute chose, plaidoyer pour la sagesse ou la foi dans l’action contre le verbiage et la culture des apparences, appel à la mansuétude et la charité contre la sécheresse de cœur, la tyrannie ou l’avarice, grandeur et misère des âges de la vie, etc…

Finalement, par le truchement de contes et d’anecdotes accessibles à tout un chacun, Saadi fait œuvre d’éducation pour les princes, comme pour un public plus large. Il suffit de feuilleter un instant le Boustan ou le Gulistan pour y découvrir des sujets qui touchent tant à l’exercice du pouvoir, à l’éducation qu’aux sentiments ou aux réalité de la vie. On verra que, comme dans toute bonne poésie morale indépendamment du contexte, certains préceptes et conseils ont largement résisté au temps.

Aujourd’hui, nous retrouvons notre auteur perse dans un conte qui touche les actes injustes des tyrans, des princes ou des hommes abusifs. On verra que la première victime de l’injustice devant le temps de la vie et même l’éternité n’est pas forcément celle que l’on croit.


De la conduite des rois : Injustice, un fardeau éternel pour le tyran


Un roi donna l’ordre de tuer un innocent. Celui-ci dit :
— Ô roi ! Ne cherche point ta propre peine, à cause de la colère que tu as contre moi.
— Et comment ? demanda le roi.
L’innocent répondit : « Ce châtiment passera sur moi en un instant, mais le péché en restera éternellement sur toi. »

« Le temps de la vie s’est écoulé comme le vent du désert. L’amertume et la douceur, le laid et le beau ont passé. L’homme injuste a pensé avoir commis une injustice envers nous. Elle est restée attachée sur ses épaules comme un fardeau et a passé au-dessus de nous. »

Ce conseil parut profitable au roi ; il renonça à verser le sang de cet homme et lui fit ses excuses.

Gulistan ou le parterre de Roses, Chap 1er touchant la conduite des rois, trentième historiette. Mocharrafoddin Saadi (op cité)


Les thèmes de la violence politique, de l’injustice et de l’abus de pouvoir sont récurrents chez Saadi. Ils courent sur de nombreux chapitres de ses deux plus célèbres ouvrages. Vous pourrez les retrouver, notamment, dans les contes suivants :

Bien qu’exprimée différemment, on retrouver ici cette condamnation du sang versé injustement déjà croisé dans le Livre des Secrets du Pseudo-Aristote.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge  sous toutes ses formes.

NB : le détail de gravure sur l’image d’en-tête représente le conteur Saadi dispensant son savoir. L’illustration est tirée d’un beau manuscrit iranien daté du XIXe siècle contenant le Kulliyat de Saadi ou ses œuvres complètes (référence MAO 2314). Il appartient actuellement aux collections du Louvre et peut être consulté en ligne sur le site du musée.

D’un lombard cupide et d’un miracle de saint Dominique dans l’exemple XIV du Comte Lucanor

Sujet : auteur médiéval, conte moral, Espagne médiévale, littérature médiévale, Europe médiévale, avidité, cupidité, mentalités médiévales, miracle, saint Dominique.
Période  : Moyen Âge central ( XIVe siècle)
Auteur  :   Don Juan Manuel (1282-1348)
Ouvrage : Le comte Lucanor traduit par  Adolphe-Louis de Puibusque (1854) & versions originales espagnoles de l’ouvrage.

Bonjour à tous,

os pérégrinations du jour nous entraînent du côté de l’Espagne médiévale, pour l’étude d’un nouveau conte moral de Don Juan Manuel. Ecrit autour de 1330-1335 par ce noble de Castille et Leon aux nombreux titres, « le Comte Lucanor » demeure un ouvrage important pour la littérature hispanique du Moyen Âge.

Le Comte Lucanor est-il facile à lire ?

Le Comte Lucanor est un ouvrage agréable à parcourir et à lire. Son principe est simple : un noble seigneur fait face à toutes les difficultés qui touchent un homme de son rang et de sa charge ( tensions avec ses voisins, trahisons qui guettent, stratégies diplomatiques, exercices du pouvoir et gestion de ces domaines ou terres, etc…) mais il se pose aussi des questions qui touchent de plus près la vie, la mort et la morale de tous les jours.

Entouré de relations pas toujours avisées, ni désintéressées, notre personnage principal, le comte Lucanor, n’a pour seul recours que son propre valet, un conseiller du nom de Patronio qui répond à ses interrogations avec sagesse et au moyen d’exemples et d’anecdotes. Il en résulte de petits contes moraux de deux à trois pages chacun et qui peuvent se lire dans n’importe quel ordre et pas nécessairement d’une traite. Le lecteur aura également l’occasion d’y faire quelques rapprochements culturels intéressants sur l’Europe d’alors et ses territoires.

Qui est le Comte Lucanor ?

Le comte Lucanor a été écrit entre 1330 et 1335 par un Don Juan Manuel qui approche la cinquantaine. S’il lui reste encore quelques belles années à vivre, c’est alors un homme expérimenté, avec une carrière bien remplie de combats et d’exercice du pouvoir. Issu de la famille royale d’Espagne, il a côtoyé et servi les plus puissants à la cour. Respecté et craint, il compte, lui même, comme un des plus puissants seigneurs du nord de la péninsule et règne sur de nombreux duchés et seigneuries.

A l’automne de sa vie, il a sans doute voulu mettre cette longue expérience du pouvoir et de la stratégie, au service de ce comte Lucanor. Sur le fond, ce noble de papier est donc un peu son double littéraire. Certains de ces contes évoquent même, assez directement, les propres questionnements de Don Juan Manuel auxquels il répond, en se servant du miroir de Patronio (1).

En dehors des chapitres qui touchent plus particulièrement l’exercice du pouvoir ou du bon gouvernement, les exemples du conte Lucanor sont traversés d’interrogations plus existentielles et philosophiques. Les problématiques soulevées, comme les réponses, illustrent alors assez bien les valeurs qui traversent l’occident médiéval chrétien : relation à la vie, à la mort, au salut, relation à l’argent, au sens moral et aux qualités morales (honneur, renommée, postérité, mansuétude, etc…) , aux bonnes œuvres, etc. L’exemple du jour se range, sans doute plus, dans cette dernière catégorie.

Exemple XIV : le cœur pourri d’un homme avide

L'exemple XIV du comte lucanor dans le  manuscrit ancien Ms 6376 de la Bibliothèque National d'Espagne.

Les histoires de Don Juan Manuel sont assez variées du point de vue des références — il faut se souvenir qu’avant lui, cette branche royale de Castille a donné naissance à des hommes férus de littérature, de la trempe d’Alphonse X le savant — . Il peut arriver à l’auteur d’emprunter ses anecdotes à des faits survenus en Espagne ou à d’autres endroits d’Europe, ou encore à des fables ou à des récits et contes en provenance de terres plus lointaines et de temps plus anciens.

L’exemple du jour est le récit d’un miracle qui fait intervenir une prédiction spectaculaire de saint Dominique, à l’occasion d’un enterrement. Il nous transporte en Italie, aux pays des Lombards, riches marchands, banquiers et usuriers, montrés du doigt et critiqués par de nombreux textes satiriques médiévaux, ainsi que par les sociétés populaires d’alors, pour le commerce qu’ils font de l’argent (voir Histoire et littérature médiévale satirique autours des Lombards ).

Les freins médiévaux à l’usure

Si le monde est, aujourd’hui, ultra financiarisé, au delà même de toute raison, un fait demeure et ceux qui s’aventurent à le nier n’ont, sans doute, jamais mis le nez, sérieusement, dans des textes médiévaux : le Moyen Âge chrétien occidental s’est posé, dans ses valeurs morales et dans sa littérature, comme un frein sérieux à la spéculation, à la course aux trésors et à l’accumulation effrénée de richesses à n’importe quel prix. Cela ne l’a pas empêché de se servir de prêts pour financer sa croissance, ni de connaître des abus et des pillages, mais, sur le fond, ce frein était bien là pour brider certains abus, tant du point de vue des taux d’usure que du point de vue de certaines prédations.

L’Eglise elle-même et le clergé, qui étaient les porteurs officiels de ces valeurs chrétiennes, en ont été victimes quand, la voyant trop s’enrichir au goût de certains moines ou certains hommes, de nouveaux prédicateurs ont voulu s’en extraire pour fonder des choses comme les hérésies vaudoises, cathares, ou les ordres mendiants. Du moine replet et rassasié (ou du riche et productif cistercien), au moine ermite itinérant, dans l’ombre de saint Benoit et de sa règle, il semble qu’un mouvement pendulaire ait fait émerger, à plusieurs reprises, durant ce long Moyen Âge, des envies insatiables de chemins plus dépouillés et plus christiques, des appels à des vocations monacales plus rudimentaires.
D’une certaine façon, la présence de ses mouvements, comme la morale chrétienne qui traversent la littérature semble prouver à quel point le christianisme et ses valeurs débordaient alors de la simple institution qui avait en charge de les représenter, pour se tenir dans tous les cœurs ou, au moins, dans tous les esprits.

Si ce monde médiéval a critiqué les « Lombards » pour leur pratique de l’usure, il a eu, tout autant, en horreur, l’avidité et la cupidité. Sur fond de valeurs chrétiennes, sa littérature, sa poésie satirique et morale et ses poètes n’ont cessé de le crier haut et fort. Pour n’en donner qu’un exemple (même si notre long périple au sein des textes médiévaux nous a amené à en croiser plus d’un), on citera ici, le, Roman de la Rose. Il avait fait, lui aussi, en son temps et de manière édifiante, la verte critique de l’avidité et, partant, l’apologie du contentement ou du dépouillement :

Si ne fait pas richesce riche
Celi qui en trésor la fiche :
Car sofîsance solement
Fait homme vivre richement.

Le Roman de la Rose, Guillaume de Lorris & Jean de Meung.

Encore une fois, nous parlons de représentations et de valeurs partagées. L’objectif n’est pas, non plus, de dépeindre un Moyen Âge idyllique ou idéalisé. Dans la pratique, les entorses existaient. On voit bien, d’ailleurs, dans ce conte que l’accumulation d’avoirs n’est pas tant condamné que son obsession au détriment de tout le reste. Disons, au moins, que le contexte social et les mentalités médiévales ne leur étaient pas favorables.

Le dépouillement comme passeport pour le ciel

Dans l’exemple du Comte Lucanor, du jour, on retrouvera, encore, cet éloge du dépouillement que nous avions abordé avec Jacques le Goff et cette idée de « testament qui devient le passeport pour le ciel. » Le médiéviste nous expliquait alors que l’homme aux portes de la mort, terrorisé de ne pas obtenir le salut, pouvait léguer toutes ses richesses à l’église en dépouillant totalement, au passage, ses héritiers. Il est amusant de retrouver, très concrètement, cette idée dans le conte du jour. On trouvera même bien réel la peur de ces derniers, au point qu’ils vont même empêcher le père de trouver le repos éternel, en congédiant le moine dominicain. Hériteront-ils, ce faisant, de la malédiction du trésor et son obsession tenace ? L’histoire ne le dit pas.

Pour finir, on notera encore une parenté relative entre le conte du jour et l’exemple XXXVIII du Comte Lucanor, que nous avions déjà étudié. Ici, un homme ne voulant se dessaisir d’une seule de ses pièces, pour traverser une rivière, finissait par y périr noyé. Non content de l’avoir rendu stupide, son avidité finissait, donc, par le condamner. Dans l’exemple ci-contre, l’homme avide et, en l’occurrence, de peu de morale et de peu de cœur, sera poursuivi jusque après la mort par ses choix de vie et même le salut de l’âme lui sera refusé, par Dieu, par ses proches et par saint Dominique. Crêpe, jambon fromage, œuf à cheval, la totale.


Exemple XIV, du miracle que fit saint Dominique lors de l’enterrement d’un usurier


NB : pour la traduction, nous nous sommes d’abord appuyés sur celle de  Adolphe-Louis de Puibusque. Puis, finalement, nous sommes remontés aux sources directes du texte pour la reprendre sérieusement quand nous le jugions nécessaire. A cet effet, nous nous sommes servis de la version ancienne du Comte Lucanor, mais aussi de la version en Espagnol moderne actualisée de Juan Vicedo (2004).

Le comte Lucanor s’entretenait un jour avec son conseiller et ce faisant lui disait :

Patronio, quelques personnes me conseillent d’accumuler le plus grand trésor possible, en me disant qu’il faudrait que je m’y consacre plus qu’à toute autre chose ; aussi, je vous prie de me dire ce que vous pensez de cela ?
— Seigneur comte, répondit Patronio, bien qu’il soit certainement utile, aux grands seigneurs de disposer d’un trésor et d’argent en de nombreuses occasions, en particulier, pour avoir les moyens de faire tout ce qui est nécessaire et convenable, ce serait une erreur de croire que vous ne devez amasser ce trésor en ne pensant plus qu’à cela, en cessant de faire votre devoir auprès de vos sujets, et au détriment de votre honneur et de vos intérêts même. Car si vous agissiez de la sorte, vous pourriez connaître le sort d’un certain Lombard qui vivait à Bologne.
Le comte demanda alors ce qu’il était advenu à ce Lombard.

— Seigneur comte, il y avait à Bologne, poursuivit Patronio, un Lombard qui avait accumulé un grand trésor, sans jamais s’inquiéter de savoir s’il était bien ou mal acquis. Son unique pensée était de le grossir de quelque manière que ce fût. Or, il advint que ce Lombard tomba gravement malade ; son état empira rapidement, et un de ses amis, le voyant proche de la mort, lui conseilla alors de se confesser à saint Dominique, qui prêchait alors à Bologne. Le Lombard y consentit et envoya quérir saint Dominique.


Quand on le fit appeler, Saint Dominique comprit tout de suite que ce n’était la volonté de Dieu que ce mauvais homme n’endure aucune peine pour tout le mal qu’il avait causé. Il ne souhaita pas se déplacer, mais envoya un autre moine pour qu’il se rende sur place
(2).
Dans le même temps, comprenant que leur père avait fait quérir saint Dominique, les enfants du lombard s’en inquiétèrent, craignant que le bon saint ne requiert du mourant la donation de tous ses biens en échange du salut de son âme, en les laissant dans la misère. Aussi, lorsque le moine se présenta, ils lui firent savoir que leur père était en pleine crise de fièvre et qu’ils l’avertiraient sitôt que ce dernier irait mieux.

Peu de temps après, le Lombard perdit l’usage de la parole et mourut, de sorte qu’il ne put prendre aucune disposition pour le salut de son âme. Le lendemain, on s’occupa de l’enterrer, et, sur la demande de ses enfants, saint Dominique consentit à venir faire son oraison funèbre. Quand le saint dut parler du défunt, il cita ces paroles de l’Evangile : « Ibi est thesaurus tuus, ibi est cor tuum », c’est-à-dire, « où est ton trésor là est ton cœur ». Puis, il ajouta, en se tournant vers l’assistance :
— Mes amis, pour vous convaincre de la vérité des paroles de l’Evangile, faites rechercher le cœur de cet homme et vous verrez que vous ne le trouverez pas à sa place, mais bien plutôt dans le coffre où il tenait son trésor enfermé. »

En effet, on alla chercher le cœur du mort dans son corps et il ne s’y trouvait plus ; comme saint Dominique l’avait indiqué, on le trouva dans le coffre. Et il était plein de vers et exhalait la pire odeur de putréfaction qu’on n’est jamais pu sentir.

 » Et vous seigneur comte Lucanor, même si, comme je le disais précédemment, posséder de l’argent peut être utile, prenez garde à deux choses si vous désirez former un trésor : d’abord, que ce trésor soit de bonne et honorable provenance ; ensuite, que vous ne mettiez pas autant d’attachement dans ce trésor au point de vous condamner à faire ce que vous ne devriez pas faire, ou à négliger votre honneur et les devoirs que vous devez remplir. Avant toute chose, vous devez tenter de réunir un trésor de bonnes œuvres, pour mériter la grâce de Dieu et l’estime des hommes (une bonne renommée auprès des gens). »

Le comte apprécia beaucoup ce conseil de Patronio ; il le suivit et s’en trouva bien ;

Et Don Juan jugeant aussi que la leçon était utile à retenir, la fit écrire dans ce livre, avec deux vers qui disent ceci :

« Cherche, par-dessus tout, le trésor véritable
Et garde toi toujours de l’avoir périssable.
 » (3)


En vous souhaitant une bonne journée.

Frédéric EFFE
Moyenagepassion.com
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Notes :

(1) L’exemple XV du conte Lucanor : « De ce qui advint à Don Lorenzo Suarez Gallinato à la porte de Séville » semble faire clairement référence aux relations houleuses et dangereuses qui virent, durant de longues décennies, le roi d’Espagne Alphonse XI s’opposer au grand seigneur et prince de Villena : faux promesse de mariage et séquestration durant de longues années de la fille de Don Juan Manuel, que le roi n’épousa jamais, complots et tentative d’assassinat sur la personne de Don Juan Manuel, pour finalement, voir les deux hommes se rabibocher bon gré mal gré. L’introduction de l’exemple XV commence par : « Patronio lui dit-il, j’ai eu le malheur de mettre contre moi un roi très puissant, et comme cette inimitié durait déjà depuis bien des années, nous finîmes de guerre lasse par nous accommoder ensemble (…) Malgré cette réconciliation et les rapports pacifiques qui existent entre nous, il nous est impossible de nous fier l’un à l’autre. »

(2). Ici le traducteur original se contente de : Le Lombard y consentit et envoya chercher saint Dominique qui, ne pouvant venir chargea un moine de le remplacer auprès du malade.

(3) La formule choisie par  Adolphe-Louis de Puibusque est assez heureuse et claire : « Là-haut est le seul bien, le trésor véritable , Tâche de le gagner ; Tout autre est périssable. » , nous ne l’avons remplacé que pour coller un peu plus à la version originale espagnole qui sous-entend ce qu’est le trésor véritable, alors que notre auteur du XIXe siècle a décidé de rendre le tout un peu plus explicite. L’Espagnol ancien original donne : Gana el tesoro verdadero, et guárdate del falleçedero. En Espagnol moderne, Juan Vicedo opte pour :  » Amarás sobre todo el tesoro verdadero,
despreciarás, en fin, el bien perecedero. »
Autrement dit : en aimant par dessus-tout le trésor véritable, tu finira par déprécier les biens périssables.

La sagesse d’un derviche contre les méchancetés d’un tyran

Sujet   : sagesse persane,  conte moral, méchanceté, injustice, abus de pouvoir, tyrannie, cruauté, citations médiévales, poésie politique, poésie morale.
Période  : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur :  Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291)
Ouvrage  :  Gulistan, le jardin des roses  (Golestân) par Charles Defrémery (1838)

Bonjour à tous,

ous poursuivons, aujourd’hui, notre exploration de la poésie morale et politique du Moyen Âge. Cette fois-ci, notre voyage nous entraîne du côté du Proche-Orient et de la Perse du XIIIe siècle. Le poète Mocharrafoddin Saadi distillait alors, alentour, ses petits contes moraux. Il nous a laissé une œuvre abondante qui comprend, notamment, deux ouvrages : Le Gulistan ou le jardin de roses et le Boustan (ou le verger) qui ont traversé les siècles et sont encore populaires, de nos jours, au delà du monde perse et arabe.

Exercice du pouvoir, religion, éducation, sagesse, âges de la vie, valeurs humaines, … le conteur persan y aborde tous les sujets, au moyen d’historiettes courtes et accessibles. Sur leurs rives plus politiques, ces deux ouvrages ne sont pas sans évoquer les « Miroirs des Princes » : ces guides, très populaires dans l’Europe de la même époque, qui prennent la forme de précis de bon gouvernement et se destinent à l’éducation des puissants.

Une citation illustrée du conteur Saadi sur le tyran

La voie de la sagesse face aux exactions
et à l’arrogance d’un roi injuste

Aujourd’hui, nous retrouvons donc l’auteur persan le temps de deux histoires courtes tirées du Gulistan et, justement, du chapitre premier de cet ouvrage qui porte sur la Conduite des Rois. Très similaires dans leur forme comme leur fond, ces deux mini-contes verront deux tyrans s’opposer à la sagesse d’un derviche ou d’un homme de foi.

Dans ses écrits, Saadi n’hésite jamais à rappeler aux princes et gouvernants leur condition de simples mortels comme leur statut premier de serviteurs du peuple. S’il invoque souvent la nécessaire charité, la miséricorde ou encore la mansuétude dans l’exercice du pouvoir, il tient aussi en horreur les injustices des plus abusifs ou leurs maltraitances envers le peuple et les petites gens. Les deux historiettes du jour portent précisément sur ce même thème et s’adressent directement au roi cruel, tyrannique et de mauvaise nature.

Sur le tyran qui tourmentes les hommes; extrait du Gulistan de Saadi

Un derviche dont les prières étaient exaucées de la divinité parut dans Bagdad. On en informa Heddjadj , fils de Yoûçof (1), qui le fit mander et lui dit :  » Fais une prière en ma faveur. » Le derviche éleva la main et dit : « Ô mon Dieu ! Prends sa vie ». Heddjadj demanda :  » Par Dieu, quelle est donc cette prière ?  » Le religieux répondit : « C’est un vœu salutaire pour toi et pour tous les musulmans. »

Distique : « Ô homme puissant qui tourmentes tes inférieurs, jusqu’à quand ce marché restera-t-il achalandé ? A quoi te sert l’empire de l’univers ? Il vaut mieux pour toi mourir que de tourmenter les hommes. »

(1) Al-Hajjaj ben Yusef fut gouverneur de l’Irak durant le califat omeyyade de Damas. Son épée fut rendue célèbre par le nombre de têtes qu’elle fit tomber.

*****

Un roi injuste demanda à un religieux : « Parmi les actes de dévotion, lequel est le meilleur ? » Il répondit :  » Pour toi, c’est le sommeil de midi, parce que, dans ce moment-là, tu ne fais de tort à personne.« 

Distique. : J’ai vu un homme injuste, endormi au milieu du jour, et j’ai dit : « Cet homme est une calamité. Il vaut donc mieux que le sommeil se soit emparé de lui. L’homme dont le sommeil vaut mieux que la veille, il est préférable qu’un pareil méchant meure. »

Chapitre 1er, touchant la Conduite des Rois, Le Gulistan,
Mocharrafoddin Saadi


On pourra se reporter à cet autre conte de Saadi sur le thème du tyran. Pour des références prises dans les miroirs des princes d’origine occidentale, on pourra se rapporter au Prince de Georges Châstellain ou aux Lunettes des Princes de Jehan Meschinot.

Une belle journée à tous.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-Age sous toutes ses formes.

NB : sur l’image d’en-tête, il s’agit d’une copie ancienne du Gulistan. Superbement ornée et enluminé cet ouvrage ancien date de 1800. Originaire d’Inde, il appartient actuellement à une collection privée.

Saadi : postérité, action politique et gouvernement juste

Sujet   : sagesse persane,  conte moral, charité, bienfaisance, vanité, citations médiévales, citations, sagesse.
Période  : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur :  Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291)
Ouvrage  :  Le Verger de Saadi traduit pour la première fois en français,  par A. C. barbier de Meynard, (1880)

Bonjour à tous,

u XIIIe siècle, à des lieues de l’Europe médiévale, le conteur persan Saadi dispense ses contes moraux à qui veut les entendre, mais le plus souvent, tout de même, aux princes, aux puissants et aux lettrés. 800 ans après son œuvre, les perles de poésie et de sagesse qu’il a semées nous sont parvenues, notamment à travers deux de ses ouvrages : le Gulistan (jardin de roses) et le Boustan (ou Bustan, le verger).

Juste gouvernement et action politique, une citation extraite du Boustan de Saadi
Une citation médiévale de Saadi contre la vanité et pour la charité dans l’action politique

Aujourd’hui, nous vous proposons de découvrir un nouveau conte tiré du Boustan. Il provient du premier chapitre de l’ouvrage intitulé : « Des devoirs des rois ; de la justice et du bon gouvernement ; règles de politique et de stratégie. » et il nous entraînera dans une parabole morale destinée à l’homme le plus modeste comme aux gouvernants.

A la lecture de cette courte histoire, il sera difficile de ne pas avoir à l’esprit les « miroirs aux princes« . Ces traités politiques et moraux, qui portent des visées éducatives à l’attention des puissants, forment, en effet, un genre littéraire que l’on retrouve aussi, du côté de l’Occident médiéval, dès les débuts du Moyen-Âge central.


Le lutteur et le squelette, de Saadi Shirazi

Un lutteur disgracié par la fortune et dénué de toutes ressources ne trouvait jamais ni à dîner ni à souper. Pressé par la faim impérieuse, il s’employait à porter de la terre sur son dos ; le métier d’athlète ne fait guère vivre son homme. Dans cette condition misérable, son cœur s’épuisait dans la douleur et son corps dans la fatigue. Tantôt il déclarait la guerre à ce monde égoïste, tantôt il maudissait la fortune ennemie ; un jour, à l’aspect du bonheur d’autrui, il refoulait dans sa gorge des larmes amères ; un autre jour, éperdu de chagrin, il s’écriait :

— Vit-on jamais une existence plus misérable que la mienne ! D’autres réunissent sur leur table miel, volaille et agneau ; moi je ne puis même mettre un légume sur mon pain. A dire vrai, c’est chose injuste que je sois à demi-nu quand le chat lui-même a sa fourrure. Que je serais heureux si, tandis que je pétris l’argile, quelque trésor me tombait sous la main ; je pourrais alors vivre à ma guise et secouer la poussière de la pauvreté !

Un jour qu’il creusait le sol, il trouva la mâchoire d’un crâne rongée de vétusté, dont les débris couverts de terre étaient disjoints et les dents disparues ; mais de cette bouche sans langue sortirent de sages conseils :

— Ami, lui dit-elle, supporte patiemment ta misère. Regarde, n’est-ce pas ainsi que finit toute chose, la bouche qui a savouré le miel et celle qui n’a dévoré que ses regrets (litt. le sang de son cœur) ? Ne te plains pas des vicissitudes de la sphère inconstante, longtemps encore elle tournera et nous ne serons plus. 

En se présentant à son esprit, ces pensées en éloignèrent le triste cortège du chagrin :

— Être sans raison, ni sagesse, se dit-il à lui-même, supporte courageusement tes maux, au lieu de te consumer dans les regrets. L’homme qui plie sous un lourd fardeau et celui qui, du front, touche les cieux, l’un et l’autre, quand vient la catastrophe suprême, oublient leur condition première. Le chagrin s’évanouit comme la joie et rien ne survit, sauf la rétribution des œuvres et la bonne renommée. La bienfaisance subsiste et non le trône et la couronne. 

Grands de la terre, faites le bien si vous voulez laisser un bon souvenir; ne tirez vanité ni de votre cour somptueuse ni de votre puissance, d’autres les ont possédées avant vous et les posséderont quand vous ne serez plus. Voulez-vous préserver votre trône d’une chute prochaine, donnez tous vos soins à la religion et à vos sujets, et puisque il faut quitter la vie, répandez l’or de l’aumône à pleines mains. Quant a Saadi, il n’a pas d’or, mais il prodigue les perles de la poésie.

Mocharrafoddin Saadi – Le Boustan (op cité)


Des leçons de vie de la bouche d’un mort

Les thèmes moraux traités dans ce conte seront familiers à ceux qui connaissent Saadi ou qui ont lu certains de nos articles à son sujet (voir, par exemple, les regrets du roi d’Egypte ou encore l’Incendie de Bagdad) : la mort (ici personnifiée par la mâchoire) reste toujours bonne conseillère. Saadi lui donnera même la parole. Le moment venu, elle nivellera de sa présence et pour tout un chacun, les joies, comme les regrets et les plaintes. Saadi invoque la Camarde pour donner au déshérité, le courage de résister à l’adversité, mais aussi pour souligner ce que retiendra la postérité de son passage sur terre.

Enluminure médiévale : le voyage de Saadi

Dans un deuxième temps, il élargit son propos aux puissants en prenant pour cible leurs tentations de vanité. La bonne renommée, les bonnes actions et la bienfaisance, voilà les seules traces que l’homme de pouvoir comme l’homme simple devraient vouloir laisser après lui. Comme des empreintes de pas sur les dunes, le reste sera effacé par le premier vent du désert.

Charité et mansuétude contre vanité, on pourra arguer que le thème est redondant mais c’est le lot du sage que de se répéter. Aussi, comme un vieux professeur, Saadi multiplie les paraboles en variant les angles pour mieux toucher ses cibles.

Bien que des lieues séparent le grand conteur persan de la France médiévale, on ne manquera pas, également, de relever les parentés morales entre les valeurs qu’il met en exergue et celles que l’on croise chez certains auteurs moraux du Moyen Âge chrétien (voir les 4 saisons de la vie, la mort médiévale contre la vanité des hommes ou encore réflexions sur la mort au Moyen Âge).

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge  sous toutes ses formes.

NB : sur l’image d’en-tête, on retrouve un détail d’enluminure tiré d’un manuscrit du Boustan conservé actuellement à la bibliothèque du Palais de Niavaran à Téhéran et daté du XIXe siècle.