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Eustache Deschamps: une ballade sur la voie du juste milieu et la médiocrité dorée

poesie_medievale_satirique_eugene_deschamps_moyen_ageSujet : poésie médiévale, morale, satirique, politique et réaliste, ballade, vieux français
Période : moyen-âge tardif, bas moyen-âge
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre : « Benoist de Dieu est qui tient le moien. » ou « Aurea Mediocritas »

Bonjour à tous,

J_lettrine_moyen_age_passion‘espère que ce dimanche d’octobre vous trouve en joie. De notre côté, nous sommes de retour au moyen-âge tardif et nous vous proposons, aujourd’hui, une nouvelle ballade de « Moralitez » tirée de l’oeuvre poétique d’Eustache Deschamps.

eustache_deschamps_morel_poesie_medievale_auteur_bas_moyen-age_ballades_de_moraliteDans la publication des oeuvres de cet auteur du moyen-âge tardif par le marquis de Queux Sainte Hilaire, à la fin du XIXe siècle (1878), cette ballade est titrée: « Eloge de la médiocrité ». Au sens moderne, c’est un titre qui la dessert relativement et, même au delà, puisqu’il pourrait en faire méprendre le sens. La médiocrité dont il s’agit là n’a, en effet, pas le sens large qu’elle a de nos jours, sauf à la débarrasser (à grand peine) d’un certain nombre de connotations péjoratives dont elle a hérité avec le temps. Pour l’appliquer à cette ballade poétique,  il faudrait user de manière restrictive de cette partie de définition qu’en donne le Littré : « État de fortune, position qui tient le milieu entre le haut et le bas dans la société » mais encore partir aux sources de l’étymologie latine et retrouver le sens de « Mediocritas » tel que l’emploie le poète latin Horace, quelques décennies avant notre ère.

Cet autre exemple en provenance du Littré et du XVIIIe siècle vient encore éclairer les valeurs qui sous-tendent  ce mot de médiocrité tel qu’il est compris ici: « Les uns vous semblaient trop habiles, les autres trop ignorants…. vous cherchiez cette médiocrité justement vantée par les sages, [Courier, Lett. à l’Acad. des inscr.] Il y était alors question de « Juste milieu, Modération juste tempérament » et d’une valeur qu’on rangeait même depuis le moyen-âge central et même l’antiquité du côté de la sagesse. 

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Il est donc question avec cette médiocrité de ne pas chercher à s’élever démesurément dans les richesses ou le prestige matériel, pas d’avantage que dans les démonstrations ostentatoires de ses possessions, mais il ne s’agit pas non plus de vivre dans la misère et le dénuement complet. Comme le dit ici Eustache Deschamps, non sans une certaine ironie chrétienne à l’égard de ses contemporains et de leur manque de charité:  « Car povreté est reprouche certaine. Et si n’est homs qui vueille au povre aidier ».(1)

Cette éloge d’une voie du juste milieu « bénie de Dieu lui-même » suivant l’auteur puise d’un côté ses racines dans une conduite sociale et morale à la fois « chrétienne » (mais finalement plutôt « bourgeoise » en ce qu’elle n’est pas celle du dépouillement christique complet des évangiles). De l’autre, elle emprunte aussi à l’antiquité et justement à la poésie d’Horace, poète latin du 1er siècle avant J-C qui, de fait, n’était pas chrétien.

D’Horace à Eustache Deschamps
ou de l’antiquité au moyen-âge tardif

Dans une version antérieure des œuvres d’Eustache Deschamps publiée par Prosper Tarbé en 1849, cette ballade de moralité y est titrée « Aurea Mediocritas« : Médiocrité dorée. Dans l’édition plus tardive du Marquis de Queux de Saint-Hilaire, on la retrouve sous le titre : « éloge de la médiocrité« .

Pour comprendre cette expression et ce titre, il faut aller chercher dans une œuvre antique, celle du poète italien Horace qui, dans ses odes, sous-titrait justement son chapitre VII, dédié à Licinius: « Eloge de la Médiocrité » ou encore (chez d’autres traducteurs): « Qu’il faut se tenir dans la médiocrité et conserver un esprit toujours égal« . Nous en citons le début ici pour que l’on comprenne mieux la référence à laquelle s’attache Eustache Deschamps dans sa poésie  :

poesie_medievale_eustache_deschamps_morel_horace_mediocrite_eclairee_moyen-age_ballade_de_moralité« Pour vivre heureux, Licinius, il ne faut pas toujours voguer en pleine mer, ni aussi par une crainte excessive de la tempête. se tenir trop près du dangereux rivage. Celui qui sait goûter une précieuse médiocrité, se garde, pour sa propre sûreté et pour son repos, d’habiter les réduits de l’avare ou les palais qui attirent l’envie. Les plus hauts pins sont les plus tourmentés par les vents. Les hautes tours sont celles qui s’écroulent avec le plus d’éclat. Enfin c’est sur les plus hautes montagnes que tombe la foudre. »

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Encore une fois, tout cela n’évoque en rien la médiocrité au sens où nous l’entendons, mais bien plus la mesure, la voie médiane, dans la possession comme (et peut-être même surtout) dans le paraître. Finalement, le vers le plus proche de l’esprit original semble encore celui qui est scandé régulièrement par Eustache Deschamps dans cette poésie : « Benoist de Dieu est qui tient le moien. »  (Béni de Dieu est qui tient le moyen). Nous sommes au moyen-âge la référence à l’antiquité est réintégrée dans un corpus, autant qu’une représentation du monde, chrétiens.

Vers une interprétation historique

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Eustache Deschamps au coeur des jeux de cour et de pouvoir de son temps

I_lettrine_moyen_age_passion copial faut se souvenir, en lisant Eustache Deschamps, qu’étant issu de petite noblesse et ayant officié une grande partie de sa vie à la cour des rois (cour qu’il finira d’ailleurs par exécrer et déserter), la grande majorité de ses ballades s’adresse aux nobles et aux puissants qu’il y côtoie. De par sa situation, le poète médiéval se trouve également au milieu des enjeux poesie_medievale_eustache_deschamps_morel_charles_VI_folie_moyen-age_ballade_de_moralitéde pouvoir ou, à tout le moins, les observent.

Dans son ouvrage Oeuvres inédites de Eustache Deschamps, Prosper Tarbé interprète cette ballade à la lumière du contexte historique de l’année 1392 durant laquelle Eustache Deschamps l’aurait écrite. Cette année là, le roi Charles VI déjà affaibli par son état de santé se trouve frappé d’une crise de démence (enluminure ci-dessus Charles VII et son médecin 1470, bnF). S’en suivront des jeux de pouvoirs entre les Ducs de Bourgogne et de Berry pour chasser les favoris du prince et les priver de leurs places comme de leur pensions (op cité).  Dès lors, les jeux politiques ne cesseront de faire changer de mains le pouvoir et Tarbé voit donc également dans certaines lignes de cette poésie d’Eustache Deschamps, la leçon qu’il en tire pour aviser les puissants, comme ceux tombés en disgrâce, de la sagesse qu’il y a à se tenir dans la fraîcheur de l’ombre, plutôt que dans les lieux élevés et exposés du pouvoir où l’on peut tout perdre d’un instant à l’autre.

Pour conclure, il faut encore ajouter que ce thème du juste milieu, illustré parfaitement ici, est récurrent chez Eustache Deschamps et même à ce point central qu’une thèse lui a été consacrée: voir Miren Lacassagne, « Rhétorique et poétique de la médiocrité chez Eustache Deschamps ».

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Ballade d’Eustache Deschamps
en vieux-français du XVe siècle

Ou hault sommet de la haulte montaigne
Ne fait pas bon maison édifier,
Que li grant vens ne la gaste (dévaste) et souspraingne; (surprenne)
Ne ou bas lieu ne la doit pas lier :
Car par eaues pourroit amolier  ( mouiller)
Le fondement et périr le merrien* ; (bois de construction)
Nulz ne se doit ne hault ne bas fier :
Benoist de Dieu est qui tient le moien.

Es grans estaz est haulte honeur mondaine
Qu’Envie tend par son vent trebuchier; 
Et la s’endort chascuns en gloire vaine,
Mais en ce cas chiet honeur de legier ;
Du hault en bas le convient abaissier.
Et lors languist quant il dechiet du sien ;
c Telz haulz estas sont de foible mortier : 
Benoist de Dieu est qui tient le moien.

Ou lieu trop bas qui est assis en plaine
Ne se doit nulz tenir pour mendier.
Car povreté est reprouche certaine.
Et si n’est homs qui vueille au povre aidier;
Fay ta maison en un petit rochier
Ne hault ne bas, et la vivras tu bien :
En tous estas vueil dire et enseignier :
Benoist de Dieu est qui tient le moien,

En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com.
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

(1) On peut sans trop de risque parler d’ironie sur cette question, connaissant d’autres ballades du poète du XIVe siècle sur la cupidité et le manque de charité de ses contemporains – bourgeois, nobles et gens de pouvoir qui sont les gens auxquels il s’adresse principalement dans ses poésies, à l’égard des pauvres ou des petites gens.

Convoitise et cupidité des temps, une ballade grinçante et réaliste d’Eustache Deschamps

poesie_medievale_satirique_eugene_deschamps_moyen_ageSujet : poésie médiévale, poésies morales et satiriques, poésie réaliste, ballade, vieux français
Période : moyen-âge tardif
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre : Nul ne tent (fort) qu’a emplir son sac
Bonjour à tous,

C_lettrine_moyen_age_passionpoesie_medieval_auteur_satirique_morale_politique_eustache_morel_deschampsomme la vague revient sans se lasser vers la jetée, et même si les plages estivales semblent déjà loin, nous revenons sans cesse, ici, sur les ballades de ce grand poète satirique, politique et moral du moyen-âge que fut Eustache Deschamps.

Employé de cour de petite noblesse, alternativement chevaucheur, messager, huissier d’armes, maître des eaux et forêts, et encore baillis de Senlis – soit chargé d’administrer la ville et d’y faire appliquer la justice pour le compte du roi -,  tout au long de sa vie, cet auteur et poète médiéval aura côtoyé et servi les rois et les puissants. Pourtant, pour autant qu’il s’est trouvé indubitablement lié au pouvoir et au risque de nous répéter, cet auteur prolifique du XIVe siècle et du moyen-âge finissant ne cesse de surprendre par le courage de sa plume et son  engagement.

De la forme vers le fond, un homme debout

« Car il n’est rien qui vaille franche vie »   Eustache Deschamps

Bien sûr, on s’est arrêté souvent à son Art de Dictier la prose (1392), à ses apports remarquables en stylistique et en rhétorique, à son attachement à créer ou à formaliser l’exercice d’une poésie qu’il défend comme un art à part entière ayant sa propre musicalité et se suffisant à lui-même.  Il y aura bien, c’est indéniable, un avant et un après Eustache Deschamps dans l’Art poétique français du moyen-âge tardif. Sur le style toujours, on a pu encore souligner, à raison, son talent unique à manier courtoisie et satire, mais au delà des formes et à la lecture de ses belles ballades poétiques empreintes de causticité,  nous ne pouvons nous estache_deschamps_auteur_medieval_poesie_politique_satirique_morale_moyen-ageempêcher de nous arrêter sur le fond et de voir derrière ses textes, rien un homme alerte, face à son temps.

Et quand on le décrit, ici ou là, comme un vieil homme auquel la fortune et la gloire ont échappé et qui s’est aigri avec l’âge, en invoquant, un peu facilement sans doute, ses rancoeurs personnelles pour expliquer certaines de ses diatribes ou sa nature caustique, nous refusons, quant à nous, de nous y laisser aller; ce genre de considérations n’enlève rien au fond, ni au sens de ses textes et loin de toutes explications « psychologisantes » (détestablement) à la mode, son sens critique continue de nous paraître admirable autant que son courage, son amour de l’honneur et sa droiture. Et s’il faut parler du passage du temps, puisque Eustache Dechamps a vécu longtemps, il nous semble plus juste qu’il y ait acquis une forme de sagesse, née de l’observation et de l’expérience. Indéniablement, Eustache Deschamps reste et restera un poète éveillé et critique de son temps, un des grands témoins de la société, des guerres et des misères du XIVe siècle et une voix qui s’élève avec liberté et franchise: un homme debout.

Se dresser ou se taire

"pauvreté et patience" manuscrit traité théologique, manuel de XIVe, bnF,
« pauvreté et patience » manuscrit traité théologique, manuel de XIVe, bnF,

A-t’il gardé de sa formation de clerc et de ses connaissances juridiques, une forme de droiture dans la posture d’esprit? C’est bien possible. Le christianisme est-il encore à l’inspiration de certaines des valeurs qu’il défend dans ses ballades satiriques? Sans aucun doute. Justice, équité, empathie et égards pour les petites gens – leur sagesse, leur honneur, leur sens du travail – autant que valeurs chrétiennes sont certainement des piliers sur lesquels sa  morale repose, mais au delà, sa nature d’homme y est encore sûrement pour quelque chose.  Face à l’iniquité et pour réussir à la cour, hier comme aujourd’hui, le silence, l’hypocrisie et la soumission restent toujours des valeurs payantes. Et si ce n’était de poesie_satirique_morale_politique_moyen-age_eustache_deschampssa nature même, n’aurait-il pas été plus simple et plus confortable pour lui, étant si proche du pouvoir et de la cour de verser dans les ronds de jambes et de se soustraire aux règles des jeux de cour?

Qu’est-ce qui fait qu’un homme issu de petite noblesse, s’intéresse aux petites gens et aux hommes du peuple au point, parfois, de s’en faire la voix, au détriment de sa propre réussite sociale et de ses propres intérêts? Plus loin encore, qu’est-ce qui fait que certains hommes se dressent quand d’autres se taisent ou se couchent? Le courage? Ou peut-être même simplement l’impossibilité dans laquelle leur nature les met de pouvoir faire autrement.

La ballade du jour

Nous l’avons déjà évoqué ici, on retrouve Eustache Deschamps  sur des thèmes moraux, sur des grandes valeurs d’honneur, de loyauté, de justice sociale. Dans un élan qui pourrait avoir les accents d’un étonnant manifeste antimilitariste médiéval, il est aussi ce poète désabusé qui critique les vaines et futiles guerres de pouvoir : elles ne servent que les caprices ou les intérêts de ceux qui les déclenchent, au détriment des peuples mis à sac et à sang.  Il est encore à la satire acerbe des habitudes de cour, fustigeant l’hypocrisie qui y règne du côté des courtisés comme des courtisans.

Dans cette ballade que nous vous proposons aujourd’hui, il s’attaque à nouveau à la classe des puissants dans une diatribe qui, venant s’ajouter à d’autres, a peut-être contribué à lui attirer quelques inimitiés supplémentaires à la cour.  Il y oppose encore le petit peuple, (cette fois-ci celui de la terre) aux seigneurs et finalement le travail  véritable contre la cupidité ou l’appât de l’or.


Nulz ne tent  qu’a emplir son sac.
Une ballade d’Eustache Deschamps

Je doubte trop qu’il ne viengne chier temps (1),
Et qu’il ne soit une mauvaise année,
Quant amasser voy grain a pluseurs gens
Et mettre a part; faillir voy la donnée (2),
L’air corrumpu, terre mal ordonnée,
Mauvais labour et semence pourrie,
Foibles chevaulx, et le laboureur crie,
Contre lequel le riche dit : eschac ! (3)
Par ce convient que le peuple mendie,
Car nulz ne tent  qu’a emplir son sac.

Particulier est chascun en son sens.
Et convoiteus, vie est desordonnée,
Tout est ravi par force des puissans.
Au bien commun n’est créature née.
Est la terre des hommes gouvernée
Selon raison? Non pas; Loy est perie,
Vérité fault, régner voy Menterie,
Et les plus grans se noient en ce lac;
Par convoitier est la terre perie,
Car nulz ne tent qu’a emplir son sac.

Si fault de faim perir les innocens
Dont les grans loups font chacun jour ventrée,
Qui amassent a milliers et a cens
Les faulx trésors; c’est le grain, c’est la blée.
Le sang, les os qui ont la terre arée (4)
Des povres gens, dont leur esperit crie
Vengence a Dieu, vé a la seignourie.
Aux conseilliers et aux menants ce bac.
Et a tous ceuls qui tiennent leur partie.
Car nulz ne tent qu’a emplir son sac.

ENVOY

Princes, le temps est brief de ceste vie,
Aussi tost muert homs qu’on puet dire : clac.
Que devendra la povre ame esbahie? (5)
Car nulz ne tent  qu’a emplir son sac.


(1)  chier temps : des temps « chers », difficiles au niveau subsistance
(2) 
faillir voy la donnée*: je vois que les semis ne prennent pas.
(3)
eschac: traduction littérale : « Echec! ». Autrement dit, « je ne veux rien savoir » ou « Suffit, pas d’excuses »
(4)
 Arée : labourée

(5) esbahie : étonnée, tremblante, effrayée

Pour information, le marquis de Saint-Hilaire dans sa publication des oeuvres complètes d’Eustache Deschamps, ajoute « fors » dans le vers « Car nulz ne tent qu’a emplir son sac » en spécifiant qu’il manque dans la version de Crapelet des mêmes œuvres, ce qui donnerait : « Car nulz ne tent fors qu’a emplir son sac ». Comme cela fait dépasser un peu les pieds du vers, sans ajouter poesie_medieval_cupidite_ballade_moyen-age_eustache_deschampsgrand chose au sens, j’ai préféré m’en tenir ici à la version de Crapelet. Je vous laisse choisir la vôtre.

Quoiqu’il en soit, pour conclure sur cette ballade médiévale grinçante  d’Eustache  Deschamps, il est heureux que les temps aient changé. Elle est bien loin cette époque barbare lointaine dans laquelle les puissants et les gens de pouvoir ne pensaient qu’à leur sac, au mépris des petites gens et de leur labeur. Qu’il suffise de regarder la fonte des classes moyennes dans les pays dits développés ou l’extrême pauvreté qui perdure dans les pays pauvres, pourtant souvent gorgés de ressources, pour s’en convaincre. Non décidément, je ne sais pas ce que vous en pensez vous, mais à n’en pas douter, nos temps modernes sont largement moins individualistes ou empreints de  cupidité que ne l’était le monde médiéval et le XIVe siècle d’Eustache Deschamps.

Une très belle journée à tous!
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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« Tien toudis vraie ta parole », une ballade d’Eustache Deschamps

poesie_medievale_satirique_eugene_deschamps_moyen_ageSujet : poésie médiévale, poésies morales et satiriques, ballade
Période : moyen-âge tardif
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre : Tien toudis vraie ta parole (Tiens toujours vraie ta parole).

Bonjour à tous,

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ous vous proposons aujourd’hui une nouvelle poésie d’Eustache DESCHAMPS, auteur médiéval dont nous avons déjà parlé à de nombreuses reprises ici et
auquel nous vouons, à l’image de VILLON et RUTEBEUF, une affection particulière.

Cette poésie fait partie des ballades morales, politiques et satiriques qu’affectionne particulièrement Eustache DESCHAMPS. Il y est  question à nouveau de belles valeurs humaines: loyauté, noblesse du coeur,  honneur,  et, chose qui en général va de pair avec ses valeurs et sur laquelle il insiste ici : l’importance des mots prononcés et avec eux de la parole donnée.  Et même si l’envoi de cette ballade suggère que le poète du XIVe siècle la destine à son fils, aujourd’hui comme hier et par delà les siècles, il vient une fois de plus nous interpeller et nous toucher de sa plume, d’une sagesse et une éthique qui, pour être médiévales, n’ont pourtant pas pris une ride.

Eustache Deschamps Ballade poésie médiévale

La ballade « Tien toudis vraie ta parole »
dans le français d’Eustache Deschamps

Bien que datant de plus de six cents ans, cette poésie ne présente pas de difficultés particulières au niveau compréhension. Aussi, nous vous la livrons telle quelle avec simplement quelques annotations en fin de texte, pour les mots les plus délicats.   Pour cette fois, nous empruntons ces quelques traductions aux œuvres complètes  d’Eustache Deschamps, publiées par le Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud à la fin du XIXe siècle (1878).


Entre les choses de jeunesse
Que l’en m’aprinst dès mon enfance
Mon maistre me blâma yvresse
Et à trop emplire ma pence.
De trop parler me fîst deffense
Et à mouvoir de chaude sole*
Et me dist par belle sentence :
Tien toudis* vraie ta parole.

Garde à qui tu feras promesse
La cause pourquoy, et t’avance
De l’acomplir; cuer de noblesse
Doit acomplir sa convenance ;
Qui ne le fait, il desavance
Son honeur; le saige parole
Et dit que mentir est offense :
Tien toudis vraie ta parole.

Convent tenir est la hautesse
De cuer, de homme de vaillance ;
Se va rendre en une forteresse
Prinsonnier, et n’a espérance
D’en retourner; et est pour ce
Qu’il le promist : fouis est et fole
Qui conchie* sa conscience :
Tien toudis vraie ta parole.

ENVOI

Beau filz, mieulx vault faire silence
Que promettre ; li homs s’afole
De mentir, par acoustumance :
Tien toudis vraie ta parole.


*  Et à mouvoir de chaude sole : à céder aux mouvements de colère
* toudis : toujours
* conchie : déshonore, salit

Une très belle journée à tous où que vous vous trouviez en ce monde!

Fred
Pour moyenagepassion.com
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Ballade du temps présent, Eustache Deschamps

poesie_medievale_satirique_eugene_deschamps_moyen_ageSujet : poésie satirique, poésie critique, politique et morale, Ballade, poète, auteur médiéval
Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406)
Titre : Ballade du temps présent
Période : Moyen-âge tardif, Bas moyen-âge

Bonjour à tous,

Q_lettrine_moyen_age_passionuand on aime, on ne compte pas, alors voici une nouvelle ballade du poète médiéval Eustache Deschamps et comme il en a écrit plus de 1000, nous n’avons que l’embarras du choix. Bien sûr, il y a d’autres poètes au moyen-âge, me direz-vous, des milliers de chansons de troubadours, des rois, seigneurs ou clercs encore qui s’essayent à l’art de la poésie et ils auront aussi leur place ici, mais, pour aujourd’hui, nous voulons partager une autre de ces  ballades de cet auteur critique et poétique. Elle a pour titre « Ballade du temps présent ».

Eustache Deschamps
ou l’apologie de l’honneur et de la loyauté

« L’honneur est un luxe réservé à ceux qui ont des calèches. — Non. Il est la dernière richesse du pauvre. »
Albert Camus – Les justes

C’est un Eustache Deschamps que nous retrouvons encore désabusé et critique, ici, lassé des incessantes guerres comme des misères et des tricheries de son temps. Age de tourment et d’horreur, siècle de conflits qui emporte dans son cours des rivières de morts. Derrière cela, dans les causes qu’y lit notre auteur médiéval, se niche toujours la vanité des hommes et sa cohorte d’alliées empoisonnées : l’orgueil, l’envie, poesie_ballade_medievale_politique_satirique_eustache_deschamps_moyen-agel’ambition, la tricherie. Et une fois de plus, Eustache Deschamps cède à l’amer constat que l‘honneur et la loyauté, qu’il prise tant, y sont foulées au pied et sacrifiées.

Cette lutte sur le terrain des valeurs morales n’appartient-elle vraiment qu’au moyen-âge?  N’est-elle plus de ce monde, s’est-elle à jamais perdue dans les couloirs du temps? Certains auteurs ont écrit que l’honneur et la loyauté étaient au centre du monde médiéval et nous voudrions croire, pour ce qui nous concerne, qu’elles demeureront longtemps encore au coeur du notre. Alors, ce texte du XIVe siècle aura-t’il une saveur surannée et désuète ou sera-t’il transposable, en l’étirant un peu ou même, pourquoi pas, sans lui changer une virgule à nos temps modernes? Fait-il écho? Raisonne-t’il? Non qu’il le faille à tout prix mais la question est intéressante pour mesurer si la distance des valeurs partagées est si grande de ce moyen-âge à ce que nous sommes devenus à six siècles de là. En définitive et comme toujours, c’est à vous qu’il appartiendra de décider si vous conjuguez cette ballade du temps présent d’Eustache Deschamps au présent ou bien au passé. 

Des mots derrière les mots
Traduire, Tromper, Trahir

Le français d’Eustache Deschamps n’est pas encore tout à fait celui de François Villon mais il n’est plus non plus celui de Rutebeuf. Les siècles ont passé, la langue a évolué. Elle se formalise encore un peu plus et ressemblerait presque déjà à notre français moderne s’il ne lui restait encore quelques pas à franchir pour tout à fait lui paraître.

eustache_deschamps_auteur_poesie_medievale_satirique_politique_moraleIl faut bien dire aussi qu’en fonction des textes, les difficultés varient. Si celui d’aujourd’hui ne semble pas, à première vue, présenter de difficultés particulières il ne faut toutefois pas s’y méprendre. Près de six-cent ans nous en sépare. Aussi, au delà des ressemblances, il vaut tout de même mieux aller fouiller du côté des lexiques et des sens. Se défier même et peut-être surtout des « faux-amis », se souvenir aussi qu’étroitement intriqués et noués entre les mailles de leur monde, les mots, même quand ils nous semblent familiers, recouvrent souvent, au delà des nuances de sens, d’autres profondeurs symboliques, quelquefois abyssales. 

Pourtant, malgré les difficultés ou les allégations qui prétendront qu’il vaut mieux renoncer plutôt que de trahir: laisser le texte opérer lui-même le sens dans sa magie sonore et sa musicalité, savourer la poésie comme un autre langage, sans chercher même à la traduire, nous continuons d’avoir l’outrecuidance de travailler sur une forme d’adaptation pour tenter d’éclairer ou, à tout le moins, de vous faire mieux approcher cette poésie médiévale, en évitant toujours, autant que faire se peut, de tomber dans la réécriture totale. Aimer la poésie comme un langage à part entière et vouloir aussi détenir quelques clés du sens: les deux approches ne sont, au fond, peut-être pas si incompatibles que cela. C’est d’ailleurs pour les faire coexister que nous mettons souvent les deux versions, l’originale et l’adaptée, l’une après l’autre et c’est encore, surement, par amour de la poésie que nous finissons invariablement par préférer la version originale et son lot possible de mystères, à son adaptation, même et peut-être surtout quand elle est notre.

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Aujourd’hui pour varier un peu, nous vous proposons, en plus de l’adaptation en français moderne, un lexique des mots employés en vieux français et qui peuvent s’avérer ardus ou « glissants » en terme de compréhension. Nous travaillons, comme toujours, à l’aide de plusieurs dictionnaires de français ancien et recoupons les sens afin que vous puissiez, à votre tour, vous faire votre propre version. Puisse cette démarche vous permettre d’éclairer un peu mieux cette ballade médiévale qu’Eustache Deschamps écrivit de sa plume, il y a plus de six cents ans dans la belle langue d’Oil: l’ancêtre de notre parler moderne. Sur ce, nous vous en souhaitons donc une excellente lecture.


Ballade  du Temps présent
Eustache Deschamps (version originale)

Temps de doleur et de temptacion
Ages de plour, d’envie et de tourment;
Temps de langour et de dampnacion
Aages meneur près du definement ;
Temps plains d’orreur, qui tout fait faussement
Aages menteur plain d’orgueil et d’envie
Temps sanz honeur et sanz vray jugement,
Aage en tristour qui abrège la vie.

Temps sanz cremeur, temps de perdicion
Aage tricheur, tout va desloiaument ;
Temps en erreur près de finieion
Aage robeur, plain de ravissement;
Temps, voy ton cuer, vien à repentement;
Aage pécheur, de tes maulx merci crie ;
Temps séducteur, impètre sauvement,
Aages en tristour qui abrège la vie.

Temps sanz douçour et de maleiçon,
Aage en puour qui tout vice comprant;
Temps de foleur, voy ta pugnicion;
Aage flateur, saige est qui se repent ;
Temps, la fureur du hault juge descent;
Aage, au jugeur t’ame ne fuira mie;
Temps barateur, mue ton mouvement
Aage en tristeur qui abrège la vie


Lexique des termes de vieux-français employés
et clés de compréhension

Plour : pleurs
Envie : l’originelle du mot, celle qui fait l’envieux: convoitise, jalousie
Langour : faiblesse (figuré : peut vouloir dire aussi faiblesse dans la religion)
Definement : mort, fin, terme
Aages meneur près du definement : temps qui nous mène à notre fin
Aage en tristour : Epoque de tristesse, temps tristes
Cremer : craindre, redouter. Cremeur : crainte, effroi, terreur
Desloiaument : deloyauté
Finement : mort, fin, jugement dernier
Finemont :
fin du monde
Robeur :
voleur
Ravissement : violence, rage, furie
Temps séducteur, impètre sauvement : temps séducteur (fig : trompeur) demande à être sauvé. Le langage utilisé ici est juridique « impètrer » (réclamer en droit mais ici au ciel) et sauvement (qui est aussi un impôt féodal payable en tribut d’une protection). On pourrait donc comprendre encore le sens général  « réclame protection »
Maleiçon  : malédiction
Puour :
puanteur, infection
Foleur : folie
Flateur : là encore l’idée de flatterie au sens tromperie
Au jugeur t’ame ne fuira mie: ton âme ne pourra se soustraire au juge du jugement dernier
Barateur :
trompeur, frauduleux, (autre:  confusion, désordre)


Ballade du Temps présent Eustache Deschamps
(adaptation français moderne)

Temps de douleur et de tentation
Age de pleurs, d’envie et de tourment
Temps d’impiété et de damnation
Age qui nous mène à la mort
Temps plein d’horreur, qui tout fait faussement
Age menteur plein d’orgueil et d’envie
Temps sans honneur et sans vraie jugement
Age en tristesse qui abrège la vie

Temps sans crainte, temps de perdition
Age tricheur où tout est déloyal
Temps en erreur près de sa perte
Age voleur, plein de rage et colère
Temps, vois ton coeur et viens te repentir
Age pêcheur, crie merci pour tes malheurs
Temps séducteur, réclame protection
Age en tristesse qui abrège la vie

Temps sans douceur et de malédiction
Age puant, qui contient tous les vices
Temps de folie, vois ta punition;
Age de flatterie, sage est qui se repent;
Temps, la fureur du haut juge descend;
Age, au jugeur ton âme ne fuira point
Temps trompeur, hâte ton mouvement
Age en tristesse qui abrège la vie

Une trés belle journée à vous tous!

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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