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Princes Déchus & Siècle Perdu dans la Bible de Guiot de Provins

Sujet : poésie médiévale, poésie satirique,  trouvère, bible, moine, moyen-âge chrétien, poésie politique, nostalgie médiévale, langue d’Oïl
Période : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur : Guiot de Provins (Provens) (1150 – 12..)
Manuscrit ancien : MS français 25405 BnF
Ouvrage : La Bible, les Oeuvres de Guiot de Provins, poète lyrique et satirique, John Orr (1915)

Bonjour à tous

ous vous proposons, aujourd’hui, d’avancer sur la poésie satirique médiévale à travers un nouvel extrait de la Bible du trouvère Guiot de Provins. Dans le courant des XIIe et XIIIe siècles, cet ouvrage sans concession ouvre sur un siècle (autrement dit des temps) décrit, par son auteur, comme « puant et horrible ».

D’après ses propres écrits, Guiot a beaucoup voyagé de cour en cour en tant que trouvère dans la France médiévale et au delà même, jusqu’aux croisades. Dans cette première partie de sa vie, il aurait côtoyé de nombreux seigneurs avant de se faire moine. Les conditions et le faste des cours avaient alors changé, peut-être d’ailleurs, sous la pression des croisades successives et de leur impact sur la noblesse. Quoi qu’il en soit, dans sa bible satirique, au long de quelques 2700 vers, Guiot de Provins n’épargna guère ses contemporains, religieux ou civils. Dans les extraits du jour, nous nous intéressons notamment à sa critique des princes et des puissants.

Extrait de la bible de Guiot de Provins sur les Princes avec enluminure tirée de la Chanson de Roland (Manuscrit de Saint Gall, Staatsbibliothek XIIIe siècle)

Princes tyrans et puissants dévoyés
dans la poésie satirique médiévale

Le Moyen Âge a beaucoup chanté ses princes et ses rois. Dans les cours, on les loue et on les flatte. On leur rédige même quelquefois des chroniques historiques sur mesure. Sur le plan politique, on écrit aussi à leur intention des guides de bonne conduite et des « Miroirs des princes ». On trouvera de tels ouvrages au Moyen-Orient chez des auteurs comme Saadi (voir le Gulistan ou le Boustan) mais ils se répandent aussi en Occident et deviennent très appréciés comme le Livre des Secrets du Pseudo Aristote.

Pendant de cette tendance, les mauvais princes reçoivent aussi leur lot de critiques et la poésie satirique médiévale n’hésitera pas à les égratigner. On pense au Prince de Châtelain, à certaines ballades d’Eustache Deschamps ou encore à des diatribes de Jean Meschinot, entre ses ballades contre Louis IX et ses lunettes des Princes. On pourrait encore ajouter à cette liste, le tyran et sa misérable vie de Pierre d’Ailly et un nombre incomptable d’écrits d’autres auteurs médiévaux.

Dans la veine de ses satires et précédant même certaines d’entre elles, la Bible de Guiot de Provins contient de nombreux vers à l’adresse des mauvais princes. Nous en avions déjà cité quelques-uns dans un article précédent sur sa bible. En voici quelques autres :

Que sont les princes devenus ?
extraits de la bible de Guiot de Provins

NB : la langue d’oïl de Guiot de Provins n’est pas toujours simple à déchiffrer. A l’habitude, nous vous fournissons des clefs de vocabulaire pour mieux la transposer en français actuel.


(V 156) Trop est nostre loz au desoz (Trop est notre gloire abaissée):
Qui bien nos vorroit jugier toz,
Si con
(comme) je sais et con je croi,
Ja
(jamais) n’en eschapperoient troi
Que ne fussent dampnei
(damner)sens fin,
Ou sont li saige, ou sont li prou
(les preux) ?
S’ils estoient tuit
(tous) en un fou (feu),
Ja des princes, si con je cuit
(cuidier : croire, penser);
Mais se li fellon i estoient,
Sil qui Dieu voirement ne croient
(ceux qui ne croient vraiment en Dieu),
Et li villain et li eschars
(les avares),
molt i aroit des princes ars
(de ardoir : brulés);
Onques si loaus fous ne fui
Qu’il valdroient muez
(mieux) cuit que crui (cru de croire, jeu de mot « cru »).

A grant tort les appelle on princes :
Des estapes
(pièges) et des crevices (écrevisse)
Font mais empereors et rois.
Les Alemans et les Inglois
Voi bien des princes esgareiz
(égarés),
Si voi je les autres aisseiz :
Tuit sont esbahi per lou mont
(le monceau, la quantité)
Des mavais princes qui il ont.

Et chevalier sont esperdu
(éperdus, déconcertés) :
Sil ont auques
(quelque peu) lor tens perdu ;
A
(r)belestrier, et meneour (mineurs)
Et perrier
(artilleurs de perrières), et engeneor
Seront de or avant plus chier
(plus estimés, plus précieux).
Encuseor
(délateurs) et losangier (beaux parleurs, faux),
Sil ont passei
(survécu). Et que feront
Sil qui lou siecle vëu ont
Si vallant con il a estei ?
(1)
Deus ! con estoient honorei
Li saige, li boin vavassour !
(les bons vassaux)
Sil furent li consoilloour
Qui savoient qu’estoit raison ;
Sil consilloient les barons,
Sil faisoient les dons doneir
Et les riches cors assembler.


(…) Que sont li prince devenu ?
Deus ! Que vi je et que voi gié !
(Qu’ai-je vu et que vois-je (à présent))
Mout mallament
(lamentablement) some changié :
Li siecles fu ja
(jadis) biaus et grans
Or est de garçons et d’enfans.
Li siècles, sachiez voirement
(vraiment),
Fadrait per amenuisement ;
Per amenuisement faudra
Et tant per apeticera
(rapetisser, diminuer),
Qu’uit
(huit) homes batront en un for (four)
A flaels lou bleif toute jor,
(2)
Et dui home, voire bien quatre,
Se poront en un pout
(pot) combatre.
Iteils li siecles devenra
(tels les temps deviendront),
Sachier de voir ceu avenra :
As princes le poez veoir,
Et k’on ne doit prisier avoir
Don l’on ne fait honor ne bien.

Tout est mais perdeu, ne vaut rien :
Trop est li sicles vis et oirs
(trop sont les temps vils et ignobles).
Certes, je voldroie estre mors
Quant me membre
(me souviens) des boins barons,
Et de lors fais et de lor nons,
Et des haus princes honoreiz
Qui tuit sont mort. Or esgardez
Quels eschainges nos en avons
(ce qui nous avons en retour),
Que argens est devenus plons !
Trop belle oevre fait on d’argent ;
Aï ! Bieu sire Deus, coment
Seme prodon
(homme honorable honnête) mavais grainne ? –
Molt est l’aventure vilainne
(triste, affligeante).

(1) Et que feront Sil qui lou siecle vëu ont Si vallant con il a estei : et qu »adviendra-t-il de ceux qui ont été témoin des temps de grande valeur du passé.
(2) Qu’uit homes batront en un for a flaels lou bleif toute jor : qu’il faudra à huit hommes en un four toute une journée pour battre le blé au fléau.


Aux Sources manuscrites de la Bible de Guiot de Provins

On peut trouver la bible de Guiot de Provins dans un certain nombre de manuscrit médiévaux dont le MS Français 25405 de la BnF (voir sur Gallica). Ce manuscrit, daté du XIIIe siècle, contient le texte satirique du trouvère dans son entier. De nombreux autres manuscrits du Moyen Âge n’en propose qu’un partie. C’est notamment le cas du manuscrit médiéval enluminé Ms-5201 de la bibliothèque de l’Arsenal (image ci-dessous).

La Bible de Guiot de Provins enluminée dans le Manuscrit Français 5201 de la Bibliothèque de l'Arsenal

Nostalgie médiévale et héros du passé

Avec quelques réserves sur les définitions, une forme de nostalgie traverse la littérature médiévale, sous la plume de ses esprits les plus lettrés. Le Moyen Âge a bien eu ses héros antiques ou plus contemporains, mais à peine reconnus et salués, il semble à peu près tous lui avoir filé entre les doigts pour ne laisser place qu’à un grand vide : Alexandre le Grand, Charlemagne et Roland ou encore Arthur de Bretagne et, avec lui, les glorieuses heures de la chevalerie de Chrétien de Troyes font partie des figures souvent évoquées. Tous ces noms ont largement inspiré les plus grands auteurs et poètes des Moyen Âge central à tardif, mais souvent comme les spectres regrettés d’un temps à jamais enfui et dont on déplorait la perte.

Les célèbres Neiges d’Antan de Villon sont un autre signe de cette nostalgie, comme sa ballade un peu moins connue sur les seigneurs du temps jadis : « Mais où est le preux Charlemagne? ». Toutefois, François de Montcorbier est loin d’être le seul à avoir évoqué les illustres personnages du passé et cette idée d’une grandeur révolue. Les poésies lyriques et satiriques médiévales sont pétries de références de cette sorte.

Bien sûr, le Moyen Âge a su aussi rendre hommage et louer ses héros en leur temps, les Duguesclin, les Bayard ou les Jeanne d’Arc. Pourtant, cette nostalgie des grands disparus chantée par tant d’auteurs et, avec elle, le constat de valeurs en perdition, ne peut que frapper celui qui s’aventure dans les méandres de la littérature médiévale, et notamment celle des XIIIe au XVe siècles.

Idéal de perfection morale et valeurs en sursis

Pour être des siècles reconnus généralement comme ceux de l’épanouissement du Moyen Âge chrétien et du catholicisme, il demeure étonnant de voir combien l’actualisation des valeurs morales chrétiennes fait justement problème pour de nombreux auteurs moraux ou satiriques médiévaux. On pourrait d’ailleurs y ajouter les fabliaux et leur moquerie de la gente religieuse.

Dans ce constat d’un temps glorieux révolu, les petits hommes et leur mesquinerie ont supplanté les « preudons », même chez les puissants. Convoitise, avidité, soif de pouvoir et de possession ont gâté les valeurs d’antan et la morale chrétienne des origines. On invoque alors souvent la mémoire des grands du passé pour mieux souligner les bassesses des hommes du présent et leur peu de hauteur morale. Chez Guiot de Provins, les temps rapetissent et les hommes deviennent des enfants.

Nostalgie des valeurs en fuite, constat de princes qui n’en sont plus tout à fait et de valeurs chevaleresques à jamais enfuies. Tout se passe comme si un certain Moyen Âge n’aura cessé de courir après son ombre dans une quête nostalgique de perfection (chevaleresque, chrétienne et peut-être même christique) condamnée à n’être plus jamais atteinte. Bien sûr, c’est sûrement parce que ces valeurs là (et leur idéal) étaient si actuelles dans les mentalités médiévales qu’elles ont servi d’étalon pour juger d’un présent qui, sous la plume des auteurs satiriques ou les poètes, se montre assez rarement à la hauteur des exigences philosophiques et morales de la société d’alors. Mais le constat est là, le Moyen Âge porte déjà en lui et à travers ses auteurs, une forme de nostalgie de ses propres origines.

Pour conclure, précisons que dans le cas de Guiot de Provins, les références ne sont pas toujours si lointaines et abstraites. Le trouvère parle, en effet, de mémoire et sa bible étale aussi de longue litanie de nobles et princes médiévaux dont certains qu’il a pu côtoyer. Il est d’ailleurs d’autant déçu par ses contemporains qu’il dit avoir connu ou entendu parler de tels grands hommes :

Les rois et les empereors
Et ceaus dont j’ai oï parler
Ne vuel je pas tous ci nomer ;
Mais ces princes ai je vëus,
Por ceu sui je si esperdus
Et abahis, ce n’est pas gais.

(…) La mort nos coite et esperonne ;
Trop m’ait tolut de mes amis.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Des Colombes qui prirent un Rapace pour Roi, une fable de Marie de France

Sujet : fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, poésie politique, poésie satirique, langue d’oïl, tyrannie
Période : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre : De l’Ostor cui les Coulons eslirent…
Auteur : Marie de France (1160-1210)
Ouvrage : Poésies de Marie de France, Bonaventure de Roquefort (1820)

Bonjour à tous,

n ce mois de rentrée, nous vous invitons à repartir en direction du XIIe siècle pour y découvrir une nouvelle fable médiévale de Marie de France. Au Moyen Âge central, cette poétesse s’est fait connaître par son œuvre abondante et notamment ses lais et ses fables. C’est aussi une des toutes premières auteures en langue vernaculaire française, soit en langue d’oïl et plus exactement en anglo-normand.

Un roi cruel & félon contre d’innocents sujets

La fable du jour met en scène d’ingénues colombes ayant décidé de se choisir un rapace comme seigneur. En voulant du redoutable prédateur leur protecteur, leur résultat sera, comme on s’en doute, à des lieues de leurs attentes.

Les colombes et leur seigneur rapace, une fable Marie de France avec enluminure médiévale (Aberdeen University Library MS 24)

De l’Ostor cui les Coulons eslirent à Segnor
dans l’anglo-normand de Marie de France

Culuns demandèrent Seignur.
A Rei choisirent un Ostur,
pur ce ke meins mauz lor fesist
E vers autres les guarandist.
Mès, qant il ot la Sengnourie
E tuit furent en sa baillie
Ni ot un sul ki l’aproismast
K’il ne l’uccist é devourast.
Pur ce palla un des Colluns,
Si apela ses compeignuns :

« Grant folie, fet-il, féismes
Quant l’Ostoir a Roi choisisismes,
Qui nus ocist de jur en jur ;
Mix nus venist que sans Seingnur
Fuissiens tuz tant, qu’aveir cestui.
Ainz nus guardïiens nus de lui,
Ne dutïons riens fors sun agait ;
Puis ke nus l’awomes atrait,
A il tut fait apertement
Ce ke ainz fist céléement. »

Ceste essample dist a plusurs,
Que coisissent les maus Segnurs.
De grant folie s’entremetent,
Qui en subjectïun se met,
A crueus hume et à felun :
Kar jà n’en auront se mal nun
.

De l’autour que les colombes prirent pour Seigneur
adaptation en français actuel

Des colombes cherchant un seigneur
Choisirent un autour pour roi,
Pour qu’il leur cause moins de tracas
Tout en étant leur protecteur.
Mais, une fois en sa seigneurie
Et tous sous sa gouvernance
Il n’y eut sujet qui l’approcha
Qu’il ne tua et dévora.
Voyant cela, un des pigeons
Héla ainsi ses compagnons :

« C’est grande folie que nous fîmes
Quand cet autour pour roi nous primes
Qui nous décime d’heure en heure.
Nous étions bien mieux sans Seigneur
Que sous le joug de ce tueur.
Avant, nous nous méfions de lui,
Ne redoutant que ses embûches.
Mais comme nous l’avons attiré
Il fait ouvertement devant tous,
Ce qu’il faisait, alors, caché. »

Cette fable se destine à tous ceux
Qui choisissent de mauvais Seigneurs.
C’est grande folie qu’ils commettent.
Tous les sujets qui se soumettent
A un homme cruel et félon
N’en recueilleront que du malheur.


Aux Origines de cette fable de Marie de France

Enluminure médiévale original d'un pigeon et d'un faucon dans le Aberdeen Bestiary ms 24, Université d'Aberdeen, Royaume-Uni.
Pigeon et faucon dans le bestiaire d’Aberdeen

Cette courte fable de Marie de France sur le thème de la tyrannie et de la soumission à pour origine une fable antique de Phèdre. On peut retrouver cette dernière chez le fabuliste latin sous le titre Columbae et Miluus.

On note quelques menues différences entre les deux versions. Dans le récit de Marie de France, l’oiseau de proie est un autour. Ce proche cousin de l’épervier, chasseur redoutable de petites proies (notamment de pigeons et de palombes) était déjà connu de la fauconnerie médiévale (1). Dans la fable de Phèdre, le rapace est un milan mais cela ne change guère le fond de l’histoire.


Columbae et Miluus de Phèdre

« Qui se committit homini tutandum inprobo,
Auxilia dum requirit exitium invenit. »

Columbae saepe cum fugissent Miluum
Et celeritate pennae vitassent necem,
Consilium raptor vertit ad fallaciam,
Et genus inerme tali decepit dolo :
« Quare sollicitum potius aevum ducitis,
Quam regem me creatis juncto foedere,
Qua vos ab omni tutas praestem injuria ? »
Illae credentes tradunt sese miluo ;
Qui regnum adeptus coepit vesci singulis
Et exercere imperium saevis unguibus.
Tunc de reliquis una : « Merito plectimur. »

Le milan et les colombes

Qui prend refuge auprès d’un méchant pour y trouver secours, ne court qu’à une perte certaine.

Les colombes fuyaient le Milan, et bien souvent, par leur habilité, elles avaient évité la mort. Le rapace chercha alors quelque ruse et trompa ainsi les innocentes créatures : « Pourquoi, leur dit-il, vivre dans cette inquiétude permanente ? Faisons plutôt une alliance et nommez moi comme roi. Vous serez ainsi protégé de toutes les blessures possibles. »
Les colombes le crurent et en firent leur seigneur. Mais aussitôt qu’il devint leur maître, il exerça sur elle son règne cruel en les dévorant une à une. Un de celles qui restait dit alors : « Nous avons bien mérité notre sort ».

Columbae et Miluus – Fable XXXI – Livre 1
Fables de Phèdre, Ernest Panckoucke 1837, Paris


Tromperie du tyran ou servitude volontaire

Chez les deux auteurs, le propos reste politique et adresse la prédation, le pouvoir tyrannique et l’importance du sens critique dans l’assujetissement. Chez le fabuliste latin, le rapace est à l’origine de la ruse. Il se sert de la naïveté des pigeons pour se faire élire et tromper leur méfiance. Chez Marie de France, les palombes décident d’elles-mêmes de le prendre pour seigneur, croyant ainsi s’en affranchir.

Tromperie et ruse du tyran chez Phèdre contre Servitude volontaire des sujets chez Marie de France, dans les deux cas, les pauvres palombes, par leur soumission, serviront de festin au rapace. Malgré les siècles qui nous séparent de cette fable antique, puis médiévale, cela reste une belle leçon de méfiance politique à méditer. Vous jugerez ou non s’il elle est d’actualité.

Voir d’autres fables et poésies médiévales sur le thème de la tyrannie et de l’oppression :

En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


Notes

(1) Voir cet article du Musée d’Art et d’Histoire de Genève sur l’autour dans la fauconnerie médiévale.

Courtoisie et Salut d’amour du manuscrit médiéval Français 837

Sujet : vieux-français, poésie médiévale, poésie courtoise, amour courtois, trouvères, langue d’oïl, salut d’amour.
Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur : anonyme
Titre : Ma douce amie, salut, s’il vous agrée
Ouvrage : Français 837, Recueil de fabliaux, dits, contes en vers (XIIIe siècle) BnF, Département des manuscrits.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous partons en direction du XIIIe siècle pour y découvrir un nouveau salut d’amour en langue d’oïl. Au Moyen Âge central, ces pièces courtoises émergent tout d’abord du côté du pays d’oc et des troubadours. Comme de nombreuses formes poétiques de l’occitan médiéval, elles conquerront, quelque temps plus tard, le nord de la France et les trouvères.

Le Salut d’amour des troubadours aux trouvères

Le Salut d’amour est une forme poétique courtoise née dans le courant du XIIe siècle en pays d’oc et qu’on retrouvera dans le courant du siècle suivant, chez les trouvères du nord de la France médiévale. En 1835, dans son ouvrage Jongleurs & Trouvères le médiéviste Achille Jubinal en avait extrait quelques-uns du manuscrit Français 837 de la BnF. Quelques décennies plus tard, le chartiste Paul Meyer avançait sur l’étude de cette forme poétique courtoise (1). Nous marchons ici dans ses pas.

Une déclaration dans le pur style de l’amour courtois

L’exercice du Salut d’amour se présente comme une déclaration ou une lettre (une épitre) du loyal amant à son aimée ou à la dame qu’il convoite. Le poète y loue les grandes qualités de cette dernière et lui conte, par le menu, la force de son sentiment et de son désir. On y retrouve aussi les thèmes récurrents de la lyrique courtoise : loyauté sans faille et attachement jusqu’à la mort (plutôt mourir que vivre sans la dame ou être rejetée par elle), douleur de l’éloignement, etc… A l’habitude, l’amant se tient à la merci de sa douce amie et, par ce salut, il en attend une réponse.

Entre les vers, on verra encore, plus d’une fois, affirmée l’indifférence au quand-dira-t-on. L’amour courtois s’inscrit souvent à contre-courant de la bienséance et les médisants susceptibles de le désapprouver ou de le compromettre ne sont jamais loin. Comme on le verra, le Salut d’amour du jour se plie à toutes les règles de l’art sus décrites. Il fait même une place particulièrement importante aux médisants.

"Ma douce amie" Salut d'amour et poésie courtoise illustrée avec une enluminure du Code manesse

Les formes des saluts d’amour en langue d’oïl

En dehors de cette adresse directe envers la dame, les saluts des trouvères demeurent plutôt hétérogènes dans leurs formes poétiques : vers octosyllabiques, alexandrins, longueur variable, présence de refrains dans certains saluts et pas dans d’autres, croisement avec le genre de la complainte dans certains cas, etc… De fait, avant que Meyer ne les distingue comme un genre à part entière, les saluts semble être passés relativement inaperçus, voire avoir été assimilés à d’autres genres poétiques.

Rareté et usages de cette forme poétique

Les saluts d’amour légués par les manuscrits sont plutôt rares. On en dénombre sept en provenance des troubadours occitans du XIIe siècle et douze produits par les trouvères du nord de France au siècle suivant.

Du côté des poètes occitans des grands noms comme Rambaut d’Orange, Arnaut de Mareuil, Raimon de Miraval se sont prêtés à l’exercice. Les saluts d’amour des trouvères en langue d’oïl demeurent, quant à eux, plus souvent anonymes, en dehors d’un long salut d’amour de 1000 vers que l’on doit à Philippe de Beaumanoir (1250-1296).

En matière d’usage, Paul Meyer est de l’avis que le salut d’amour a été plus fréquent que les sources effectives ne le laissent supposer. Certaines pièces seraient ainsi passées du domaine privé au domaine public et auraient pu être reprises par certains jongleurs ou trouvères.

Sources historiques manuscrites

"Ma douce amie, salut..." le salut d'amour dans le manuscrit médiéval Ms Français 837 de la BnF
La poésie courtoise du jour dans le manuscrit 837 de la BnF (consulter sur Gallica)

La majorité des saluts d’amour en langue d’oïl connue à date est contenue dans le Ms Français 837 de la BnF (seuls deux échappent à la règle sur les douze). Ce manuscrit médiéval du XIIIe siècle que nous avons déjà présenté à divers occasions, contient 249 pièces entre fabliaux, dits et poésies diverses, dont 31 sont attribuées à Rutebeuf.

Pour la transcription en graphie moderne de ce texte, même si le manuscrit 837 reste plutôt bien conservé et lisible, nous nous sommes appuyés sur la publication du philologue et romaniste Paul Meyer (opus cité).


Ma douce amie, salut, s’il vous agrée…
Salut d’amour du XIIIe siècle

NB : plus qu’une adaptation, nous vous fournissons, ici, de nombreuses clefs de vocabulaire. Il vous restera quelques blancs à remplir mais ils ne devraient pas être insurmontables.

Ma douce amie, salut, s’il vous agrée,
Vous manderai, que qu’en doie avenir.
Pas ceste lettre, s’ele vous est moustrée,
De vostre ami vous porra souvenir.
Quar je n’oz mie sovent à vous venir,
Quart trop redout que n’en fussiez blasmée ;
Por ce m’estuet plus loing de vous venir.

Tres douce amie plesanz, cil Diex qui fist la mer
Et le ciel et la terre et les oisiaus voler
Vous doinst autant de joie c’om sauroie pensser,
Et autant que nus hom en porroit deviser
(distinguer, dénombrer).
En vous servir ai mis mon cuer sanz retorner
(sans retour),
Ne en toute ma vie ne l’en quier
(querir, vouloir) mes oster.
Or vous voudrai proier et par amors moustrer
Que vous lessiez mon coeur avoec vous reposer,
Le mien cuer et le voste vueil ensamble atorner
(être tourné l’un vers l’autre).
Certes dui vrai amant doivent .I. cuer porter
Et leur .II. cuers en .I. ajoindre et bien fermer.

Hé ! Diex, por moi le di, qui ai mis mon pensser
En la plus bele riens qui nus hom puist trover.
Or nous doinst Diex ensamble tel joie demener,
Que mesdisanz n’en puissent escharnir
(railler, moquer) ne gaber (moquer, tourner en dérision),
Ne les mauveses langues n’aient de quoi parler.
Et ci apres vous vueil .c. mil saluz mander
Et autant comme il a de goutes en la mer,
D’aigues qui le navies font venir et aler,
(d’eaux que les navires sillonnent)
Par moi qui sui messages, meillor n’i puis trover.

S’onques nus hom por dure departie
(séparation)
Ot cuer irié
(affligé, chagriné) ne penssif ne dolent (souffrant),
Li miens est tels qu’en tout le mont n’a mie
Plus angoissex ne plus plain de torment ;
Ne je ne sai point de confortement
Se je ne rai la douce compaignie
Ou j’ai eü si glorieuse vie,
Que ma mort voi se je n’i sui sovent
(2).


Explicit request d’amors et complainte et regres.


En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


Notes

(1) Les Saluts d’amour dans les littératures provençale et française, Paul Meyer, Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, T28 (1967).
(2) Que ma mort voi se je n’i sui sovent : il mourra s’il ne peut se rapprocher plus souvent d’elle.

Poésie amoureuse : une jolie Requête d’amour du XIIIe siècle

Sujet : vieux-français, poésie médiévale, poésie courtoise, amour courtois, trouvères, langue d’oïl, salut d’amour, loyal amant, fine amor.
Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur : anonyme
Titre : La Requeste d’amours 
Ouvrage : Jongleurs & TrouvèresAchille Jubinal, 1835.

Bonjour à tous,

out récemment, nous avions eu le plaisir de publier un article sur les saluts d’amour médiévaux, accompagné d’un bel exemple de ces poésies courtoises du Moyen Âge central.

Pour rappel, ces déclarations d’amour du XIIe au XIVe siècle, qu’on trouve d’abord chez les troubadours puis chez les trouvères, nous sont parvenues en nombre assez restreint. On en compte un peu moins d’une vingtaine entre langue d’oc et d’oïl et nous vous proposons, aujourd’hui, d’en découvrir une autre en vieux français.

Beaucoup de partages et d’engouement

Au passage, une fois publiée nous avons eu la très bonne surprise de constater que la poésie courtoise de notre article précédent a énormément plu, notamment sur les réseaux sociaux. Entre appréciation des talents de plume de l’auteur médiéval et étonnement sur les formes du français d’alors, le texte a fait l’objet de centaines de partages et de commentaires, suscitant beaucoup d’enthousiasme et de questions. Nous voulions le relever et vous en remercier chaleureusement ici.

Pour nous, c’est toujours un immense plaisir de voir combien le patrimoine culturel médiéval, sa littérature et sa poésie peuvent encore résonner chez nos contemporains. Le succès de certaines lectures de textes de Rutebeuf, Villon et d’autres auteurs sur notre chaine Youtube vont encore en ce sens. La Pauvreté Rutebeuf en vieux français a pratiquement atteint les 100 000 vues. Pour de la poésie lue, c’est quand même plutôt pas mal. Bref, le Moyen Âge continue de vous parler et de vous interpeler, et chaque fois qu’il touche au but, nous nous en réjouissons.

Un nouveau Salut d’amour anonyme
tiré du ms Français 837 de la BnF

Intitulée « La Requeste d’Amours », la poésie du jour est tirée du même ouvrage médiéval que le salut d’amour publié précédemment. Il s’agit du manuscrit ancien Ms Français 837, conservé au département des manuscrits de la BnF.

Cet ouvrage daté de la fin du XIIIe siècle contient pas moins de 249 œuvres entre dits, fabliaux et pièces versifiées diverses. Les noms de certains auteurs nous sont familiers (Rutebeuf, Jean Bodel, Jean Renart, ,…). D’autres nous sont demeurés anonymes comme celui de la « Requête d’amours » qui nous occupe aujourd’hui.

Concernant la version de ce texte en graphie moderne, on pourra se reporter utilement à la sélection que le médiéviste Achille Jubinal avait fait des pièces du ms Français 837 dans son ouvrage Jongleurs & Trouvères, daté de 1835.

La requête d'amour, d'un auteur anonyme dans le Ms Français 937 de la BnF
Poésie courtoise : La Requeste d’Amours, dans le ms Français 837, auteur anonyme (BnF)

Références littéraires et idylles médiévales

Si vous aviez lu le salut d’amour précédent, vous noterez, à la lecture de celui-ci, que les références de son auteur sont un peu plus littéraires. C’est peut-être d’ailleurs ce qui rendait la poésie précédente si rafraichissante, en la rapprochant même un peu du ton de certains fabliaux.

La Requeste d'amour, poésie courtoise du XIIIe siècle et une enluminure du Codex Manesse (XIVe siècle).

Dans le texte du jour, le trouvère fait des allusions à la célèbre idylle de Tristan et Iseult tombés éperdument amoureux l’un de l’autre, après avoir absorbé un filtre d’amour. Il cite aussi Cligès et Fenice (Phénice), deuxième roman arthurien de Chrétien de Troyes à la fin du XIIe siècle. Dans ce récit, le jeune Cligès tombera amoureux de Fénice, qui était destinée à épouser son oncle. Les deux amants auront à affronter les foudres de ce dernier.

Enfin, on trouvera dans cette poésie une autre référence à la littérature courtoise médiévale, en la personne de Blanchandin. Tiré d’un roman d’aventure des débuts du XIIIe siècle, le romanz de Blanchandin et de Orgueillose d’amors, (Blancandin et l’Orgueilleuse d’amour) conte l’histoire d’un adolescent aventurier, sorte de double lointain du Perceval des romans arthuriens. Élevé loin de la chevalerie et ayant pourtant succombé à son appel, Blanchandin partira lui aussi en quête de hauts faits. Il croisera en chemin la passion amoureuse et ses défis.

Leçon de fine amor pour un loyal amant courtois

Pour le reste, les codes courtois mis en avant dans ce salut d’amour ne changent pas. Loyal amant et fine amor restent au programme. L’auteur y fait l’éloge des nombreuses qualités de l’élue de son cœur. Il s’ouvre également à elle de sa grande souffrance et du feu qui le brûle : feu aussi dur à supporter que plaisant et qui résume toute la contradiction du désir courtois.

Que la dame ne s’offusque pas si le poète lui parait un peu familier. Comme il nous l’expliquera, il a appris et maîtrise les codes de la courtoisie. Il saura donc l’aimer avec distance, sagement, courtoisement et dans le secret. Une grande partie de ses vers lui permettra d’ailleurs d’exposer les différences entre le loyal amant (qu’il est) et le sans cœur, le grossier qui ne connait rien des règles de l’amour. Au passage, il expliquera aussi à sa douce qu’il préférerait mourir plutôt que de s’enticher d’une courtisane un peu facile et fourbe, donc tout le contraire d’elle.


La Requeste d’Amours
Un salut d’amour anonyme en langue d’oïl

NB : pour vous guider dans cette poésie médiévale courtoise et vous en faciliter la lecture, nous vous proposons de nombreuses clés de vocabulaire.

Douce, simple, cortoise et sage,
Et debonere
(douce, aimable) sanz outrage,
Sanz orgueil et sanz vilonie,
Vous mant salut, ma douce amie.

Douce amie, salut vous mant,
Plus de .c. foiz en soupirant,
Simple de vis et de cuer douz,
Com cil qui ert li vostre touz;
(celui qui vous est tout entier dévoué)
De cuer, de volenté, de cors,
Je n’en vueil noient metre fors
(je ne veux nullement exclure),
Que je trestoz vostres ne soie.
(que je ne sois entièrement votre)
Si m’ait Diex que je voudroie
Que vous séussiez mon martire,
Et que je vous péusse dire
Et raconter tout en apert
(ouvertement)
Le mal que j’ai por vous souffert.

Les maus, mès li maus mult me plest;
N’encore pas ne me desplest
Le mal d’amer à soustenir;
Mult fet bon la bele servir
Dont l’en atent si douz loier.
Ne porroie miex emploier
Mon cuer qu’en vous, ce m’est avis,
Gente de cors, simple de vis,
Cortoise et douce plus que miex.
Cist penssers m’est mult bons itiex
(tellement) ,
Quant je pens à vous, douce amie.

Nel’ tenez pas à vilonie (bassesse, grossièreté)
Se douce amie vous apel,
Quar je ne truis
(trouve) nul non plus bel
Certes en moi ne remaint mie
Que vous n’aiez non douce amie,
Quar j’ai apris à bien amer,
Sanz vilonie et sanz fausser
(tromperie, fausseté)
Belement et céleement,
Sagement de cortoisement ;
Et qui d’amors vet bien ouvrer,
Cortoisement l’estuet mener
Et sagement, dont di por voir
(en vérité)
Que il estuet
(convient) franchise avoir
A bien amer, dont à nul fuer
(en aucune manière)
N’estuet amer vilain de cuer :

Vilains de cuer soit li honis,
Qu’il est fel
(perfide, mauvais) en fais et en dis,
Et venimeus et orguilleus,
Et envieus et ramposneus
(querelleur, injurieux);
Mes bénéoiz
(bénis) soit gentiz cuers,
Qu’il est atornez à bien lués
(bien disposé pour les choses de l’amour?),
Et est tantost navrez
(blessé) d’amors.
Volentiers soustient les dolors.
Je proverai qu’en bien amer,
Ne troveroit nus que blasmer,
Dont proveron que Blanchandin,
A cui grand règne fu aclin,
Ama Orguilleuse d’amors,
Tristrans
(Tristan) en ot maintes dolors,
Por Yseut la blonde, la bele,
Ausi por lui maint mal ot-ele ;
Et Cliges en ama Fenice.
Qui n’en fu ne fole ne nice
(ignorant, sot)

D’examples d’amor i a mil.
Je di por voir
(que véritablement) rien ne vaut cil
Qui n’a amor bone et loial,
Et quant il le voit desloial,
Il le doit lessier et fuir.
Je meismes vueil mieux morir
Qu’amer fame présentière
(facile, qui se donne à tous)
Ne trop baude (
impudente), ne trop doublière (trompeuse).
Merci, merci, ma douce dam
Qui tout avez mon cors et m’âme :
Tout avez en vostre prison ;
Por ce quier
(je réclame) à vous garison ;
Quar l’en doit querre
(chercher) la santé,
Où l’en a pris l’enfermeté.

L’enfermeté est fine amor,
Dont je sens por vous la dolor,
Si grant que dire nel porroie,
Se tout mon pooir i metoie.
Briefment le vous di, douce amie,
Vous este ma mort et ma vie :
Ma mort que tuer ne poez,
Se vous de moi merci n’avez.
Mès trop seroit grant vilonie,
Se por vous perdoie la vie,
Quar je ne cuit
(crois) que vous truisiez (trouviez)
Jamès plus léaus amistiez.


Explicit la Requeste d’Amours.


En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez l’enluminure ainsi que les premiers vers de notre poésie courtoise du jour, tels qu’on peut les voir dans le Ms Français 837 de la BnF. L’enluminure ayant servi à illustrer cette requête d’amour dans notre deuxième image est, quant à elle, à nouveau, extraite du très célèbre Codex Manesse. Ce manuscrit médiéval allemand est postérieur d’un siècle à la poésie mais il illustre de très belle manière le thème médiévale de l’amour courtois.