Chanson et poésie médievale : « la complainte du prisonnier » de Richard Coeur de Lion

Sujet : poésie médiévale, musique médiévale, chanson, trouvère, troubadour, complainte.
Titre : la complainte du prisonnier ou  Ja nuns hons pris
Auteur : le roi Richard Coeur de Lyon.
Langue originale : provençale
Genre musical : rotruenge*
Epoque : moyen-âge central , fin du XIIe siècle (1193-1194?)
Interprète-compositeur dans la vidéo : Owain Phyfe

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oici une pièce et un texte qui nous viennent tout droit du monde médiéval et du XIIe siècle. On dit, en effet, de cette complainte qu’elle a été composée, en langue provençale, par le célèbre  Roi et Chevalier Richard Coeur de Lion en personne, durant sa captivité en Autriche autour des années 1193-1194. Elle est interprétée, ici, de fort belle manière et dans sa langue originale, par feu le troubadour moderne Owain Phyfe (1949-2012).

Un peu d’Histoire : une querelle de Rois

Richard Ier, par Merry Joseph Blondel, 1841.
Richard 1er, dit Coeur de Lion, Merry Joseph Blondel, 1841.

Revenant de croisades, Richard Ier d’Angleterre, dit « Coeur de Lion » est capturé par le duc Léopold V de Babenberg, autour de Vienne, en Autriche. En réalité, ce dernier agit pour le compte du roi de France Philippe Auguste. vieil « ami » de Richard, mais devenu au fil du temps son ennemi.  Dans le cas précis, Philippe Auguste fait arrêter Richard Ier au motif que ce dernier l’aurait insulté publiquement durant une croisade. Les deux souverains avaient, en effet, « pris la croix », ensemble, pour la troisième croisade,  lancée par le pape Grégoire VIII dans l’intention de reprendre Jérusalem et la terre sainte à Saladin, et pour laquelle l’empereur germanique Frédéric Barberousse avait déjà embarqué.

La querelle de Richard Coeur de Lion et Philippe Auguste, enluminure du XIVe siècle (bnF)
La querelle de Richard Coeur de Lion et Philippe Auguste, enluminure du XIVe siècle (bnF)

C’est durant cet emprisonnement que Richard Coeur de Lion va composer ce poème et cette complainte du prisonnier dont nous vous livrons ci-dessous la traduction/interprétation de la langue originale vers le français moderne.

Traduction, adaptation des paroles de la complainte du prisonnier de Richard Ier

Ja nus hons pris ne dira sa raison
Adroitement, se dolantement non;
Mais par effort puet il faire chançon.
Mout ai amis, mais povre sont li don;
Honte i avront se por ma reançon
Sui ça deus yvers pris.

Jamais nul homme pris ne dira sa pensée
De manière juste et sans fausse douleur ;
Mais il peut faire l’effort d’une chanson ;
J’ai beaucoup d’amis, mais pauvres sont leurs dons.
La honte sera sur eux si, faute de rançon,
Je reste deux hivers prisonnier.

Ce sevent bien mi home et mi baron
Ynglois, Normant, Poitevin et Gascon
Que je n’ai nul si povre compaignon
Que je lessaisse por avoir en prison;
Je nou di mie por nule retraçon,
Mais encor sui [je] pris.

Ils le savent bien, mes hommes et mes barons,
Anglais, Normands, Poitevins et Gascons :
Que jamais je n’eu si pauvre compagnon
Pour le laisser, faute d’argent, en prison.
Je ne le dis pas pour leur en faire reproche
Mais je suis encore prisonnier.

Or sai je bien de voir certeinnement
Que morz ne pris n’a ami ne parent,
Quant on me faut por or ne por argent.
Mout m’est de moi, mes plus m’est de ma gent,
Qu’aprés ma mort avront reprochement
Se longuement sui pris.

Maintenant,  je sais pour vrai et certain
Que morts ou prisonniers n’ont amis ni parents,
Quand ils me laissent ici pour or ou pour argent
C’est bien mal pour moi, mais pire pour mes gens,
Qui jusqu’après ma mort en auront le reproche,
S’ils me laissent  ici prisonnier

N’est pas mervoille se j’ai le cuer dolant,
Quant mes sires met ma terre en torment.
S’il li membrast de nostre soirement
Quo nos feïsmes andui communement,
Je sai de voir que ja trop longuement
Ne seroie ça pris.

Je ne m’étonne plus si j’ai le coeur souffrant
Car mon seigneur* met ma terre en tourment
Il ne se souvient plus de notre serment
Que nous fîmes ensemble au Saint,
Mais je sais bien en vérité que guère longtemps
Je ne serai, en ces lieux, prisonnier

(* Richard fait référence ici au roi Philippe Auguste)

Ce sevent bien Angevin et torain,
Cil bacheler qui or sont riche et sain
Qu’encombrez sui loing d’aus en autrui main.
Forment m’amoient, mais or ne m’aimment grain
De beles armes sont ores vuit li plain
Por tant que je suis pris.

Ils savent bien Angevins et Tourangeaux,
Ces jeunes gens désormais riches et forts :
Que suis captif, loin d’eux, aux mains d’autrui.
Ils m’aimaient fort alors, ne m’aiment plus du tout.
Les belles armes ont déserté les plaines
Depuis que je suis prisonnier.

Mes compaignons que j’amoie et que j’ain
Ces de Cahen et ces de Percherain
Di lor, chançon, qu’il ne sunt pas certain,
C’onques vers aus ne oi faus cuer ne vain;
S’il me guerroient, il feront que vilain
Tant con je serai pris.

Mes compagnons que j’aimais et que j’aime,
Ceux de Caen et ceux du Perche,
Conte pour moi, chanson, qu’ils ne sont pas fidèles
Quand jamais envers eux, mon coeur ne fut faux ou vide.
S’ils guerroient contre moi, ils se portent en vilains
Tant que je serais prisonnier.

Contesse suer, votre pris souverain
Vos saut et gart cil a cui je me clain
Et por cui je sui pris.
Je ne di mie a cele de Chartain,
La mere Looÿs.

Soeur comtesse, votre titre souverain
Vous sauve et vous garde de celui à qui je fais appel
Et qui me tient  prisonnier !
Je ne le dis pas pour celle de Chartres*,
Le mère de Louis.

(* la comtesse de Chartes)

*rotruenge : « genre de poésie lyrique des troubadours et trouvères, caractérisé par un refrain interne, situé dans le corps de la strophe, au milieu ou à la fin » (http://cnrtl.fr/definition/rotruenge)

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Une très belle journée à tous!

Fred
Moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

13 réflexions sur « Chanson et poésie médievale : « la complainte du prisonnier » de Richard Coeur de Lion »

  1. Bonjour et merci pour cet article. Je me demandais : est-ce l’air d’origine ? Si oui, comment le connaît-on ? Richard est-il censé avoir composé juste le poème ou la musique également ? Merci si vous avez des infos !

    1. Bonjour,

      Merci de votre message. 🙂

      Oui, tout à fait, on s’entend généralement sur le fait que la mélodie est d’origine et écrite de sa main, même si quelques (rares) hypothèses avancent que l’ensemble a pu être composé par un troubadour qui était proche de lui. On la retrouve avec sa notation musicale d’époque dans le chansonnier Cangé. Il y a un petit article sur ce manuscrit ancien ici :
      http://www.moyenagepassion.com/index.php/2016/08/09/lunicorne-de-thibaut-de-champagne/

      Une très belle journée!
      Fred

  2. je cherche depuis longtemps une chanson médiévale qui se chantait dans ma famille , mais dont quelques paroles nous sont restée . La complainte d’un  » prisonnier dans une tour en bascule – J’aurais aimé qu’elle ne se perde pas .

    1. Bonjour,

      Merci de votre message.

      Les éléments fournis sont hélas un peu insuffisants pour conduire une recherche efficace sans s’y noyer. Il faudrait avoir quelques paroles et peut-être s’assurer également qu’elle provient véritablement du moyen-âge. 🙂

      Cordialement
      Fred

  3. Merci pour cet intéressant article.
    J’aimerais poser plusieurs questions :
    1. ) Pourquoi les paroles du troubadour ne correspondent pas tout à fait à la transcription donnée plus bas ?
    par confort / effort ; honte oraron / i avront ; je n’avoit / n’ai nul ; Sui ces deux / ça deux ; qui je laissasse / que je laissaisse ; je ne di pas / ne di mie… Il y a peut-être une autre version ?
    2. ) Ja nus hons pris = jamais nul homme pris : étant relativement profane en français médiéval, il y a une chose qui m’interroge. Où est passé le L de nu(l)s ici alors que nous le prononçons encore aujourd’hui

    1. Bonjour,

      Merci de votre message.

      Les manuscrits comportent souvent entre eux de nombreuses variantes (variantes orales, transcription écrite par le copiste, régionalisation du texte, etc…). De nombreux historiens médiévistes se sont faits un jeu de repérer ses variantes et de les inventorier. Ils les constatent souvent, plus qu’ils ne les expliquent. Ajoutez à cela, le fait qu’on trouve, après le moyen-âge et dans le courant des siècles plus récents, des tentatives de modernisation « légères » des textes médiévaux pour les rendre plus accessibles. Cela vous donnera une bonne idée du tableau. Si vous piochez dans un ouvrage d’historien du XIXe vous allez souvent trouver des libertés prises dans ce sens.

      Pour le 2, la langue a évolué. Il est assez difficile de produire pour chacune de ses micro-évolutions, voire même ses évolutions plus conséquentes des explications logiques, linéaires, cohérentes, sourcées. D’une manière générale et concernant ces évolutions, une théorie générale consiste à avancer qu’elle l’a sans doute fait naturellement pour aller au plus pratique ou au plus commode en terme de prononciation. Ajoutons là-encore la dimension décrite plus haute (ce « Nus » par exemple est orthographié « Nuns » dans de nombreuses versions), et pour simplifier encore, la présence d’accents ou de régionalisme fort et l’obédience politique de certaines régions linguistiques qui ont aussi joué un rôle sur la standardisation du français qui n’est intervenu que postérieurement (cf l’importance du français parlé à la cour au moyen-âge central qui faisait déjà s’excuser certains poètes de ne pas le maîtriser totalement). On pourrait, de fait, passer quelques heures à chercher des lettres qui ont disparu ou d’autres qui se sont substituées. Il y aurait sans doute dans certains cas de claires raisons, et dans d’autres elles resteraient obscures. Le sujet est complexe et je ne m’en suis pas fait personnellement une spécialité 🙂

      Une belle journée.
      Cordialement
      Fred

          1. Bonjour Frédéric, merci pour votre réponse.
            Pour information, je donnerai un concert avec la soprano Esther Labourdette, Gildas Guillon: vièle, harpe et chant et moi-même flûtes à bec et chant sur le thème de Geoffroi de Villehardouin avec des pièces du manuscrit du Roi, du chansonnier de Noailles et du recueil de Chypre, dimanche 16 juin à 18h30 à Sèvres. Nous serons accompagnés pour ce concert-conférence par la médiéviste Agathe Sultan. Je vous envoie un lien Facebook. Bien cordialement
            Marion Fermé

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