Archives de catégorie : Musiques, Poésies et Chansons médiévales
Vous trouverez ici une large sélection de textes du Moyen âge : poésies, fabliaux, contes, chansons d’auteurs, de trouvères ou de troubadours. Toutes les œuvres médiévales sont fournis avec leurs traductions du vieux français ou d’autres langues anciennes (ou plus modernes) vers le français moderne : Galaïco-portugais, Occitan, Anglais, Espagnol, …
Du point du vue des thématiques, vous trouverez regroupés des Chansons d’Amour courtois, des Chants de Croisade, des Chants plus liturgiques comme les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille, mais aussi d’autres formes versifiées du moyen-âge qui n’étaient pas forcément destinées à être chantées : Ballades médiévales, Poésies satiriques et morales,… Nous présentons aussi des éléments de biographie sur leurs auteurs quand ils nous sont connus ainsi que des informations sur les sources historiques et manuscrites d’époque.
En prenant un peu le temps d’explorer, vous pourrez croiser quelques beaux textes issus de rares manuscrits anciens que nos recherches nous permettent de débusquer. Il y a actuellement dans cette catégorie prés de 450 articles exclusifs sur des chansons, poésies et musiques médiévales.
Sujet : musique, chanson, poésie médiévale, vieux français, trouvères d’Arras, fin’amor rondeau. amour courtois, langue d’oïl. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Adam de la Halle (1235-1285) Titre :Fines Amouretes ai Interprète : New Orleans Musica da Camera Album : Les Motés d’Arras (2003)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle chanson médiévale du trouvère Adam de la Halle. Ce rondeau polyphonique à trois voix qui se classe dans le registre de la lyrique courtoise et de la fin’amor nous fournira l’occasion de vous toucher un mot d’une célèbre formation de musiques médiévales outre-atlantique : leNew Orleans Musica da Camera.
Le New Orleans Musica da Camera
Un demi-siècle de musiques et de scène
Fondé dans le courant de l’année 1966, l’ensemble New Orleans Musica da Camera compte parmi les formations de musiques anciennes américaines à la plus longue carrière. Ils ont, en effet, joué pendant près de 52 ans et donné près de 700 concerts. On doit sa création à l’architecte et passionné de early music Milton G. Scheuermann Jr.
Leur répertoire couvre une période qui s’étend du Moyen Âge central jusqu’au début de la période baroque. Au plus près de l’ethnomusicologie, l’ensemble privilégie les instruments anciens, en tentant de restituer au plus près les techniques d’époque. Visiter le site web de la formation
Les Motés d’Arras, Song of Arras
Enregistré au début des années 2000, l’album Song of Arras ou Les Motés d’Arras du New Orleans Musica da Camera partait à la rencontre du XIIIe siècle et de la prolifique cité médiévale.
De Jean Bodel, à Adam de la Halle en passant par Moniot d’Arras, Gauthier de Dargies, et quelques autres auteurs et compositions anonymes de la période médiévale, l’ensemble proposait ainsi quatorze pièces en provenance du Moyen Âge central. Adam de la Halle y occupait la place principale avec pas moins de cinq titres de son répertoire. On trouve encore cet excellent album à la vente et son éditeur a même eu la bonne idée de le proposer au format MP3, en plus du format CD : The Song of Arras – New Orleans Musica da Camera
Fines Amouretes ai, un rondeau d’Adam de la Halle
Fines amouretes ai , Dieus ! si ne sai Quant les verrai.
Or manderai mamiete Qui est cointe* (coquette, élégante) et joliete Et s’est si savérousete* (savoureuse, délicieuse) C’astenir ne m’en porrai.
Fines amouretes ai , etc.
Et s’ele est de moi enchainte (1) Tost devenra pale et teinte ; S’il en est esclandèle* (blâmée) et plainte Déshonnerée l’arai.
Fines amouretes ai, etc. Miex vaut que je m’en astiengne, Pour li joli* (plaisant, enjoué) me tiengne, Et que de li me souviengne; Car s’onnour le garderai.
Fines amouretes ai , etc.
(1) Littré : XIIIe s. « Enchainte suis d’Ugon, si qu’en leve mes gris (ma robe de gris) », Audefroi le Bastard, Romancero; – XIIe s. « Quant la dame se sent enceinte, Si est forment muée e teinte », Grégoire le Grand, p. 10 –
Partition – Notation moderne
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE.
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Sujet : musique, poésie médiévale, Cantiga de amigo, galaïco-portugais, troubadour, Portugal médiéval Période : XIIIe siècle, moyen-âge Auteur : Estêvão Coelho (1290/1336 ?) Interprète :Manseliña Titre: Sedía la Fremosa Album : Sedía la Fremosa (2018)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons de partir à la découverte d’une nouvelle Cantiga de amigo, ces chansons médiévales originaires de l’Espagne ou du Portugal qui mettaient en scène l’attente d’une jeune amoureuse, ses espoirs ou encore sa tristesse.
Estêvão Coelho, noble troubadour portugais
du moyen-âge central
La pièce du jour nous vient d’un troubadour portugais de la fin du XIIIe siècle et des débuts du XIVe du nom de Estêvão Coelho de Riba Homem. De sang noble, l’homme était le fils d’un vassal du RoiDenis 1er du Portugal : Pero Anes Coelho, lui même descendant direct d’un chevalier et conseiller du roi Alphonse III, João Soares Coelho, connu pour être également troubadour.
Hormis cela, des documents juridiques ou administratifs d’époque ont permis d’avérer quelques détails supplémentaires de la vie de Estêvão Coelho : des possessions autour de la cité portugaise de Santarém, un héritage du côté des Tierras de Santa Maria et encore même de préciser la date supposée de sa mort, autour de 1330-1336. Entre-temps, il a peut-être aussi officié à la cour.
Sources et manuscrits anciens
Du point de vue de son legs, l’oeuvre du troubadour se résume à deux Cantigas de amigo. Ces deux chansons sont mentionnées dans le Cancioneiro da Vaticana. Ce manuscrit médiéval de grand intérêt contient 228 feuillets pour un total de 1205 chansons galaïco-portugaises, datées des XIIIe et XIVe siècles. Il ne fait état d’aucune notation musicale (cliquez ici pour le consulter en ligne). On retrouve encore ces deux pièces de Estêvão Coelho dans le Cancioneiro da Biblioteca Nacional, conservé à Lisbonne. Rien d’étonnant puisque les deux ouvrages sont des copies, réalisées au début du XVIe siècle, à partir d’un même manuscrit original.
Sedia la Fremosa d’Estêvão Coelho par l’ensemble Manseliña
Manseliña : à la redécouverte du répertoire médiéval galaïco-portugais
Originaire de Galice, la jeune formation Manseliña se propose de revisiter la poésie galaïco-portugaise du moyen-âge central. Dans son répertoire de prédilection, on trouve des Cantigas de amigo d’origine variées mais encore des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille.
A travers son exploration de la péninsule ibérique aux temps médiévaux, Manseliña fait aussi le pari de remettre en musique certains textes de cette période pour lesquels les notations se sont perdues. L’ensemble privilégie ainsi la technique du Contrefactum que n’auraient pas désavouée les artistes médiévaux, qui savaient aussi en faire usage, à l’occasion. Les emprunts musicaux proviennent de mélodies et rythmes du répertoire médiéval ou traditionnel galicien et permettent de faire découvrir au public ces textes ou poésies anciennes, privés originellement de partitions.
Composition de l’ensemble Manseliña
María Giménez, voix, vièle et percussion. Belén Bermejo, orgue portatif, Pablo Carpintero, instruments à vent et percussion, Tin Novio, luth et citole
Sedía la Fremosa : l’album
Manseliña a déjà un premier album à son actif. Sorti au tout début de 2019, il a pour titre celui de la chanson du jour. Ce sont d’ailleurs les paroles de cette dernière qui ont donné son nom à la formation avec cette « voz manselinha », « belle voix » que l’ensemble médiéval entend mettre en avant, en prenant soin de ne pas la noyer sous des orchestrations trop prégnantes ou complexes.
On retrouvera, dans cet album, diverses Cantigas de Amigo, dont certaines du célèbre troubadour Martin Codax, d’autres encore, en provenance des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille.
Vous pouvez le découvrir, dans son entier, sur la chaîne youtube officielle de la formation. Si vous souhaitez l’acquérir, il est également disponible à la vente en ligne au lien suivant (format CD ou mp3) : Sedia la fremosa. Enfin, vous pouvez aussi retrouver Manseliña sur leur page facebook officielle.
« Sedía la fremosa » de Estêvão Coelho
Paroles et traduction
La chanson du jour se distingue des Cantiga de amigo habituelles qui mettent souvent les rimes dans la bouche de la demoiselle qui attend le retour de son promis. Ici, la belle se trouve plutôt questionnée par un interlocuteur et elle est aussi affairée à l’ouvrage, ce qui confère à cette pièce, une proximité certaine avec les chansons de toile qu’on trouve, à la même période, en France médiévale. Il n’est pas impossible que Estêvão Coelho se soit inspiré de ses dernières. On se souvient que certains troubadours voyagent alors, avec leurs œuvres, de cour en cour (cf par exemple Peire Vidal) et que leur influence, depuis leur foyer d’Oc d’origine vers l’Europe, est assez sûrement admise.
Si le contenu de cette « Belle assise tournant son fil de soie » s’apparente à nos chansons de toile, son style reste toutefois conforme à celui des Cantigas de amigo de la poésie galaîco-portugaise : faites de peu de vers, très épurés et au sein desquels la répétition vient en soutien, pour renforcer le rythme autant que l’ambiance.
Sedía la fremosa seu sirgo torcendo, Sa voz manselinha fremoso dizendo Cantigas d’amigo.
La belle, assise, tordant son fil de soie De sa belle voix disait joliment Des Chansons à l’être aimé.
Sedía la fremosa seu sirgo lavrando, Sa voz manselinha fremoso cantando Cantigas d’amigo.
La belle, assise, travaillant son fil de soie De sa belle voix chantait joliment Des Chansons à l’être aimé.
– Par Deus de Cruz, dona, sei eu que havedes Amor mui coitado, que tan ben dizedes Cantigas d’amigo.
— Par Dieu sur la Croix, Dame, avez-vous De si tristes amours, pour dire si bien Des chansons à l’être aimé ?
Par Deus de Cruz, dona, sei eu que andades D’amor mui coitada que tan ben cantades Cantigas d’amigo.
— Par Dieu sur la Croix, Dame, êtes-vous si triste en amour, pour chanter si bien Des chansons à l’être aimé ?
– Avuitor comestes, que adevinhades.
— Avez-vous manger du vautour (1), pour le deviner ?
(1) Il peut peut-être s’agir du butor qui est nommé vautour dans certain bestiaire médiéval. S’il s’agit du vautour, ce dernier est utilisé alors en fauconnerie et il faut sans doute plus voir ici, une allusion à l’acuité visuelle de l’interlocuteur qu’à des symboles plus péjoratifs et plus actuels attachés à ce rapace.
En vous souhaitant une belle écoute et une excellente journée!
Fred
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Sujet : poésie médiévale, littérature médiévale, ballade médiévale, poésie morale, ballade, moyen-français, poésie satirique, satire, péchés capitaux Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Onques ne vi si dolereuse gent» Ouvrage : Oeuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome I Marquis de Queux Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)
Bonjour à tous,
ans le courant du Moyen-Age tardif, Eustache Deschamps, officier de cour de petite noblesse, s’entiche de poésie. Il se réclame de Guillaume de Machaut, mais, contrairement à ce dernier, il penchera pour un art poétique, à part entière, entendons, dissocié de toute composition musicale. Du côté des formes, Eustache affectionnera particulièrement la Ballade et en deviendra même l’un des maîtres médiéval. Il en laissera près de mille sur tout sujet et tout propos, même si c’est sans doute dans les formes satiriques qu’il excellera le mieux : ses « Ballades de Moralité ».
Au fil de ses observations et de ses mésaventures, Eustache passera ainsi, son époque au crible, devenant un témoin précieux de la deuxième partie du XIVe siècle, d’autant plus précieux qu’il vivra près de soixante ans ce qui lui laissera le temps de léguer une œuvre volumineuse. Au cours de cette longue vie, il a connu les campagnes dévastées par la guerre de cent ans, la famine et la peste. Il a croisé les miséreux, abusés et pillés : il a vu l’ambition sans borne des princes, leur convoitise, leurs soudains revirements à la faveur de nouvelles alliances. Il a encore assisté à la vie curiale, sa cruauté, ses faux conseillers et toute la vacuité de ses jeux et il nous a encore laissé des réflexions plus existentielles sur les âges de la vie.
Au risque de simplifier, le socle satirique est double chez Eustache. Une partie de son sens critique repose sur des valeurs telles que la loyauté, la fidélité, le sens du service et les attentes que cela suppose. L’autre partie est plus clairement trempée de valeurs morales chrétiennes. C’est le cas de la ballade du jour. Eustache nous rapporte un de ses rêves pour mieux dresser une critique des maux de son siècle ; les terres et les temps y sont ravagés par les Sept péchés capitaux. Ces derniers y règnent en maître, selon l’auteur médiéval et de scander : « Oncques ne vi si dolereuse gens », autrement dit « Jamais je ne vis de gens si malheureux« , ou même plutôt « si triste compagnie » comme nous suggère de la traduire Jean-Patrice Boudet et Hélène Millet dans leur ouvrage : Eustache Deschamps en son temps, (éditions de la Sorbonne, 1999)
Une Ballade médiévale
(Allégorie satirique des sept péchés capitaux)
N’a pas longtemps qu’en une région Vi en dormant dolereuse assemblée : Ce fut Orgueil chevauchant le lion ; Ire (colère) emprès lui qui se fiert (férir, frapper, transpercer) d’une espée ; Sur un loup siet Envie la dervée* (folle). Dessus un chien aloit fort murmurant Avarice ; gouverne la contrée. Onques ne vi si dolereuse (1) gent.
Car elle avoit or, joyaulx à foison, Et languissoit d’acquerre entalentée* (d’acquérir davantage). Paresce après dormoit une saison ; En l’an n’a pas sa quenoille fillée. Sur l’asne siet la povre eschevelée, Qui en touz lieux est toudis* (toujours) indigent. Glotonniefut sur un ours posée : Onques ne vi si dolereuse gent.
Celle mettoit tout à destruction ; Pour gourmander avoit la Pence enflée. Luxure estoit moult près de son giron, Qui chevauchoit une truie eschaufée* (ardente, excitée) ; Mirant (s’admirant), pignant (se peignant), saloit (bondissait) comme une fée, Et attraioit maint homme en regardant : Mais trop puoit* (de puir, puer) sa trace et son alée* (chemin, route). Onques ne vi si dolereuse gent.
L’Envoy.
Princes, moult est la terre désertée Où telz vices sont seigneur et régent. Règnes s’en pert, et âme en est dampnée : Onques ne vi si dolereuse gent.
(1) malheureux, souffrant.
En vous souhaitant une excellente journée.
Frédéric EFFE
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Sujet : poésie médiévale, littérature médiévale, pauvreté, richesse, poésie morale, poèsie satirique, vieux français, langue d’Oïl. manuscrit ancien, enluminure, miniatures. Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle. Titre : Le Roman de la Rose Auteur : Guillaume De Lorris et Jean De Meung
Bonjour à tous,
‘adage ne date pas d’hier : « L’argent ne fait pas le bonheur ». Au XIIIe siècle, l’un des plus célèbres écrit médiéval, le Roman de la Rose, abordait déjà la question des pièges liés à la course interminable aux richesses et aux avoirs. Contre l’avidité, l’avarice, et leur corollaire : la convoitise du bien d’autrui, l’ouvrage prenait ici un tour satirique, en allant jusqu’à montrer du doigt certaines classes de la société particulièrement propices, selon lui, à choir dans ces travers : marchands, usuriers et autres « lombards« , mais encore avocats et médecins.
Eloge de la pauvreté
ou Apologie du contentement ?
« Le Roman de la Rose » G de Lorris et J de Meung,
Français 24392 (XVe siècle) BnF, (à consulter ici)
L’extrait proposé ici et sa traduction en français moderne, (revisitée quelque peu) sont tirés d’un ouvrage de Louis Petit de Julleville : Morceaux choisis des auteurs français, Moyen Age et Seizième siècle (1881). Le normalien et professeur d’université du XIXe siècle, spécialiste de littérature médiévale, disait alors voir entre ces lignes, un « Éloge de la pauvreté ». On pourrait tout autant y percevoir une mise en garde contre la démesure et l’avidité: « Pour autant qu’on ouvre grand la bouche, on ne peut boire toute l’eau en Seine ». Sur le terrain moral de la lutte entre « avoir » ou « être », en littérature et poésies médiévales, c’est souvent ce dernier qui ressort victorieux, plus encore quand la poursuite de l’acquis prend la forme de l’obsession. S’il y a éloge, ici, plus que de pauvreté, c’est sans doute plutôt celle du contentement et d’un contentement finalement plus lié à une disposition d’esprit – une « attitude psychologique », dirait-on aujourd’hui -, qu’à des conditions matérielles : « Nul n’est misérable, s’il ne croit l’être, qu’il soit roi, chevalier, ou ribaud. »
En relisant ces lignes du moyen-âge central, il est utile de se souvenir aussi, qu‘entre l’idéal christique du dépouillement et les excès des marchands du temple, les valeurs spirituelles chrétiennes du monde médiéval ont ménagé une bonne place à la voix du milieu : « Benoit est qui tient le moyen », nous dira Eustache Deschamps, un peu plus d’un siècle après le Roman de la Rose, en marchant sur les traces d’Horace.
Si la pauvreté se trouve « glorifiée », par endroits dans les lettres, en dehors de certaines voies monastiques, elle n’est pas non plus souhaitée ou considérée comme un idéal à atteindre, loin s’en faut. La misère véritable ferait même plutôt peur à nombre de clercs et auteurs médiévaux qui, encore au XIIIe siècle, sont presque toujours issus d’une certaine noblesse ou bourgeoisie, fut-elle modeste. Du reste, pour coller à cette thématique de classes, dans la deuxième partie de cet extrait, au sujet de ces ribauds de la place de grève que Rutebeuf a su également si bien mettre en vers, on pourrait être tenté, de ressentir une pointe de condescendance même si, sans doute un tel jugement demeure subjectif, en plus d’être à contretemps. L’auteur semble, en effet, sincère et il met même l’accent sur une certaine « exemplarité » de ces classes déshéritées. Toutefois, en l’imaginant vivant lui-même dans une certaine aisance, quand il nous explique « regardez comme ils sont heureux, s’ils n’ont rien il s’en passe, sinon on les fait porter à l’Hotel Dieu, etc..« , un certain sens critique (sociologique et moderne) pourrait avoir tendance à nous aiguillonner. Finalement, la bonne vieille question « D’où parlez-vous ? » n’en finit jamais d’être posée, même si elle se complique d’autant, quand de nombreux siècles nous séparent de celui qui porte la plume.
« Éloge de la Pauvreté ». (Extrait du Roman de la Rose.)
Si ne fait pas richesce riche Celi qui en trésor la fiche : Car sofîsance solement Fait homme vivre richement : Car tex n’a pas vaillant dous miches Qui est plus aese et plus riches Que tex a cent muis de froment. Si te puis bien dire comment (…) Et si r’est voirs, cui qu’il desplese, Nus marcheant ne vit aese : Car son cuer a mis en tel guerre Qu’il art tous jors de plus aquerre; Ne ja n’aura assés aquis Si crient perdre l’avoir aquis, Et queurt après le remenant Dont ja ne se verra tenant, Car de riens desirier n’a tel Comme d’aquerre autrui cbatel. Emprise a merveilleuse peine, Il bee a boivre toute Saine, Dont ja tant boivre ne porra, Que tous jors plus en demorra. C’est la destresce, c’est l’ardure, C’est l’angoisse qui tous jors dure; C’est la dolor, c’est la bataille Qui li destrenche la coraille, Et le destraint en tel défaut, Cum plus aquiert et plus li faut.
Advocat et phisicien
Sunt tuit lié de cest lien ;
Cil por deniers science vendent,
Trestuit a ceste hart se pendent :
Tant ont le gaaing dous et sade,
Que cil vodroit por un malade
Qu’il a, qu’il en eust quarente,
Et cil pour une cause, trente,
Voire deus cens, voire deus mile,
Tant les art convoitise et guile !..
Non, richesse ne rend pas riche Celui qui la place en trésors. Car seul le contentement Fait vivre l’homme richement. Car tel n’a pas vaillant deux miches Qui est plus à l’aise et plus riche Que tel avec cent muids (1) de froment. Je te puis bien dire comment. Et, il est vrai, à quiconque en déplaise Nul marchand ne vit à l’aise ; Car son cœur, a mis en telle guerre Qu’il brûle toujours d’acquérir plus : Et il n’aura jamais assez de biens S’il craint de perdre ceux qu’il détient, Et court après ce qui lui manque, Et qui jamais ne sera sien. Car tel, il ne désire rien Que d’acquérir d’autrui, les biens. Son entreprise a grande peine ; Il bée pour boire toute la Seine, Quand jamais tant boire ne pourra , Car toujours, il en demeurera. C’est la détresse, c’est la brûlure, C’est l’angoisse qui toujours dure ; C’est la douleur, c’est la bataille Qui lui déchire le cœur Et l’étreint en tels tourments Que plus acquiert et plus lui manque.
Avocats et médecins
Sont tous liés par ce lien.
Ceux-là pour deniers vendent science;
Et tous à cette corde se pendent,
Gain leur est doux et agréable;
Si bien que l’un, pour un malade
Qu’il a, en voudrait quarante;
Et l’autre pour une cause, trente,
Voire deux cents, voire deux mille;
Tant les brûlent convoitise vile.
Mais li autre qui ne se lie Ne mes qu’il ait au jor la vie, Et li soflit ce qu’il gaaingne, Quant il se vit de sa gaaingne, Ne ne cuide que riens li faille, Tout n’ait il vaillant une maille, Mes bien voit qu’il gaaingnera Por mangier quant mestiers sera, Et por recovrer chauceiire Et convenable vesteiire ; Ou s’il avient qu’il soit malades, Et truist toutes viandes fades, Si se porpense il toute voie Por soi getier de maie voie, Et por issir hors de dangier, Qu’il n’aura mestier de mangier ; Ou que de petit de vilaille Se passera, comment qu’il aille, Ou iert a l’Ostel Dieu portés, La sera moult reconfortés; Ou, espoir, il ne pense point Qu’il ja puist venir en ce point Ou s’il croit que ce li aviengne, Pense il, ains que li maus li tiengno» Que tout a tens espargnera Pour soi chevir quant la sera; Ou se d’espargnier ne li cliaut, Ains viengnent li froit et li chaut Ou la fain qui morir le face, Pense il, espoir, et s’i solace, Que quant plus tost definera, Plus tost en paradis ira… Car, si corne dit nostre mestre, Nus n’est chetis s’il ne l’cuide eslre, Soit rois, chevaliers ou ribaus.
Mais cet autre qui ne se lie Qu’à chaque jour gagner sa vie Et à qui suffit ce qu’il gagne, Quand il peut vivre de son gain ; Il ne craint que rien ne lui faille, Bien qu’il n’ait vaillant une maille. Mais il voit bien qu’il gagnera à manger, quand besoin aura De quoi se procurer des chaussures et un vêtement convenable. Ou s’il advient qu’il soit malade, Et trouve toutes viandes fades, Il réfléchit à toute voie, Pour se sortir du mauvais pas Et pour échapper au danger, Qu’il n’ait pas besoin de manger, Ou que la moindre victuaille Lui suffise, vaille que vaille; Ou à l’Hôtel-Dieu, se fera porter Où sera bien réconforté. Ou peut-être ne pense-t-il point Qu’il puisse en venir à ce point. Ou s’il craint que tel lui advienne, Il pense, avant que mal le prenne, Qu’il aura le temps d’épargner Quand il lui faudra se soigner, Et s’il ne se soucie d’épargner, Viendront alors le froid, le chaud Ou la faim, qui l’emporteront, Peut-être, pense-t-il, et s’en console, Que tant plus tôt il finira, Plus tôt en paradis ira. Ainsi, comme dit notre maître, Nul n’est misérable, s’il ne croit l’être, Qu’il soit roi, chevalier, ou ribaud.
Maint ribaus ont les cuers si baus, Portans sas de charbon en Grieve ; Que la poine riens ne lor grieve : Qu’il en pacience travaillent Et baient et tripent et saillent, Et vont a saint Marcel as tripes, Ne ne prisent trésor deus pipes *; Ains despendent en la taverne Tout lor gaaing et lor espergne, Puis revont porter les fardiaus Par leesce, non pas par diaus, Et loiaument lor pain gaaignent, Quant embler ne tolir ne l’daignent; Tuit cil sunt riche en habondance S’il cuident avoir soffisance ; Plus (ce set Diex li droituriers) Que s’il estoient usuriers !…
Maints ribauds ont les cœurs si vaillants, Portant sacs de charbon en Grève* (la place de Grève), Que la peine en rien ne leur pèse; Mais ils travaillent patiemment, Et dansent, et gambadent, et sautent; Et vont à Saint-Marceau aux tripes* (en acheter), Et ne prisent trésor deux pipes; Mais dépensent en la taverne Tout leur gain et toute leur épargne ; Puis retournent à leurs fardeaux, Avec joie et sans en gémir, Ils gagnent leur pain avec loyauté, Et ne daignent ravir, ni voler; Tous ceux-là sont riches en abondance, S’ils pensent avoir leur suffisance, Plus riches (Dieu le juste le sait) Que s’ils étaient usuriers ! …
(1)Unité de mesure ancienne.
En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
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