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« Ballade contre les Mesdisans » ou quand Villon, le mauvais sujet, défendait l’honneur français

Francois_villon_poesie_litterature_medievale_ballade_menu_propos_analyseSujet  : poésie médiévale, ballade médiévale, moyen-français,  poésie réaliste,   Honneur français.
Auteur : François Villon    (1431-?1463)
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle.
Titre  : Ballade contre les Mesdisans de la France
Ouvrage  :  François Villon, nouvelle édition revue corrigée et mise en ordre, avec des notes historiques et littéraires par P.L Jacob  (1854)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous avons le plaisir de revenir à  la poésie de  François Villon et ce plaisir est d’autant plus grand que nous le faisons à travers une pièce  assez particulière de son oeuvre.    On lui a donné des titres divers : Ballade contre les Mesdisans de la  France,   Ballade de l’honneur françois, ou encore  Ballade contre les ennemis de France. Dans le refrain de sa ballade, son auteur l’adresse, quant à lui, à ceux ou  celui   « qui mal vouldroit au royaume de France ».  On le voit,  quelque soit le titre qu’on lui donne, le thème est assez explicite.

Une Ballade de l’honneur français

Quand nous disons que cette poésie est particulière, il  est vrai qu’elle pourrait détoner avec des images plus anti-conformistes  qu’on a quelquefois été tenté de former sur  Villon et qui sont, finalement, plus proches d’une vision contemporaine que de la réalité historique et médiévale. Nous faisons notamment référence à une sorte d’archétype moderne   du « poète maudit »  : « Villon l’éternel brigand, le mauvais garçon, amoral à tous points de vue, contre et contre tous, un peu anarchiste, peut-être même nihiliste, et pourquoi pas, non-croyant, apatride, individualiste »… Bref un type qui aurait rejeté un peu tout en bloc. Or, pas tant que ça, on le verra encore ici.

Sources et  attributions

La  Ballade de l’honneur françois  est acceptée assez communément dans le corpus du poète médiéval par ses premiers biographes et même comme étant de sa plume. Elle le demeure encore à ce jour, auprès de la majorité des  spécialistes de littérature médiévale et de Villon.

Villon-poesie-medievale-ennemis-france-jason-toison-or-mythologie-Taureaux-ColchideJason, la toison d’or et les Taureaux de Colchide
(voir expo BnF)

Du point de vue des sources, un manuscrit en attribue explicitement la paternité à Villon : le MS Français 12490 de la BnF. D’autres codex d’époque font état de cette poésie sans lui attribuer.  Dans un article de la revue Romania, daté de 1892, l’historien archiviste suisse  Arthur Piaget,  commentant une édition des œuvres de Villon  par Auguste Longnon,   monta au créneau pour contester la paternité de  l’auteur médiéval  sur un certain nombre de pièces présentes dans l’ouvrage. La   Ballade contre les Mesdisans de la  France  en faisait partie. Piaget l’écartait sans étayer tellement son propos et finalement plus sur la foi d’un rejet  de  la légitimité  du Manuscrit  12490 que sur des éléments de fond ou de style (rejet du manuscrit mis en avant par ailleurs par W. G. C. Bijvanck,   spécimen d’un essai critique  sur les oeuvres de François Villon ;  1882)    .

« Deux-plumes n’est pas de cet avis », disait Edward Sapir en réfléchissant  à la définition de « culture » et de champ culturel.  Dans le monde des œuvres et des corpus médiévaux, c’est devenu presque une règle. Les deux-plumes y sont légions. Ce n’est d’ailleurs pas qu’une question « d’avis » mais de construction théorique et une hypothèse chasse l’autre. On ne peut donc qu’acter la présence de contradicteurs. Nous concernant, nous nous rangerons, pour l’instant,  du côté   de l’attribution possible à Villon. Nous y trouverons d’ailleurs quelques  pistes du côté de ceux qui en sont d’accord.

Eléments de Contexte

Villon a-t-il écrit cette ballade, qui met clairement en exergue ses sentiments d’appartenance au royaume de France, après sa grâce royale ? Certains auteurs ont avancé qu’il avait pu le faire après ses tristes mésaventures de Meung sur Loire. Il aurait, ainsi, voulu remercier le roi français à qui il devait sa liberté nouvelle et inespérée.   Au fond, pourquoi pas ?  Du point de vue de la période, on aurait peu de mal à admettre que cette ballade se situe plus dans la
dernière partie de la vie connue de Villon que dans son jeune âge.

deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_siècleEgalement, on ne peut s’empêcher de penser, en lisant cette ballade « Villonesque », à certains accents poétiques de Charles d’Orléans dont Villon a côtoyé brièvement la cour : les  « Combien certes que grand bien me faisoit de voir France que mon cœur aimer doit »  du prince    ou encore  son « très  chrétien franc royaume de France »   dont, longtemps prisonnier, il avait appelé la grandeur de ses vœux. Son éloignement du trône et du royaume avait ouvert la voie à une poésie qui chantait de manière inspirée, les honneurs de la France. Au delà de l’influence directe du prince sur sa cour et sur les cercles d’auteurs qui la côtoient, cette idée d’une grandeur  française est, du reste, loin d’être incongrue chez les poètes du XVe siècle.

Alors, Villon a-t-il eu besoin, nécessairement, d’exprimer sa gratitude ou de chercher une gratification pour écrire cette ballade ?  On ne voit pas très bien pourquoi il aurait eu à se forcer, sauf à projeter sur lui a posteriori une sorte de nature antagoniste de principe et vis à vis de tout, y compris de sa patrie.  Outre le fait que cela  ne semble pas tellement d’époque (hors de certains pactes avec l’Anglois que la guerre de cent ans avait favorisés) et ce même pour un esprit libre et marginal comme Villon, ce dernier a toujours désigné ses ennemis nominativement et la France n’en a jamais fait partie.  D’autres textes montrent également qu’il se reconnait dans  ses valeurs de défense du royaume (on pourra citer, en exemple, sa Ballade des Dames du temps jadis  et  sa « Jehanne, la bonne Lorraine qu’Anglais brûlèrent à Rouen« ).

Villon et sa défense des armes de France
chez François Rabelais

Pour  abonder dans le sens d’un Villon, défenseur de l’honneur français, au siècle suivant, Rabelais avancera à son tour et non sans humour, dans cette direction (voir   Œuvres  de Maître  François Rabelais publié sous le titre de Faits et  Dits du géant Gargantua et de son fils Pantagruel,   T4 , 1711).    Il  nous contera, en effet, un échange  entre Villon et “Edouar le quin”, roi d’Angleterre (au vue des dates, il aurait deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_siècleplutôt dû s’agir Edouard IV). Selon Rabelais, après son bannissement,  Villon se serait réfugié en Angleterre. Il aurait alors eu l’occasion d’y faire la rencontre du souverain.

Dans une scène fictionnelle haute en couleurs, Rabelais nous dépeint un Villon prenant vertement la défense des « armes de France » (au sens d’armoiries)  devant le roi anglais. Le poète se  moque même,  largement de ce dernier et de la terreur que pourrait lui inspirer la vue de telles armes au point qu’il pourrait se faire dessus, sans retenue et de multiples fois, à leur seule vue :  rabelaisien, humoristique et patriotique. Si la guerre de cent ans est finie sous Rabelais, le roi d’Angleterre peut encore y  faire figure d’ennemi historique tout désigné du royaume de France et on ne peut s’empêcher de voir, peut-être là, une allusion à notre Ballade contre les Mesdisans.   Rabelais abonde en tout cas dans ce sens : on peut être Villon, être mauvais garçon et pour autant,  se reconnaître comme un enfant du royaume, au point d’en prendre la défense.

Des représailles vitriolées à l’encontre
des médisants  et des ennemis du royaume

Pour revenir au contenu de notre ballade du jour, entre antiquité grecque, histoire romaine et références bibliques, Villon y adresse une série de bravades à l’attention de ceux qui pourraient être tenté de porter atteinte, en paroles ou en actes, au Royaume de France.  Contre  l’image du mauvais garçon, du  polisson ou même du repenti, très auto-centré sur son expérience personnelle (à laquelle son Testament nous avait habitué), Villon s’abstrait ici du propos pour dresser une liste de  représailles vitriolées auxquelles il  voue tous ses détracteurs.

S’il ne laisse aucune équivoque sur le côté où il se range, il ne désigne pourtant pas ces ennemis nominativement ; au fond, l’impression générale qui ressort de la lecture est qu’il  s’agit même  d’ennemis  intemporels :  adversaires ou médisants de  son temps, mais aussi ceux qui viendront, bien après lui, du dehors comme du dedans.  Comme son épitaphe ( plus connu  encore comme  la Ballade des pendus )  c’est encore un texte qui  s’inscrit dans une forme d’éternité des valeurs.

butor-enluminure-bestiaire-monde-medieval-moyen-ageBestiaire médiéval : le butor, échassier   ambivalent, qui s’enfouit dans la vase durant l’hiver  –  Bibliothèque du Pays-bas 

Précisons que pour rendre cette poésie, plutôt ardue, accessible à tous, nous avons suivi   PL Jacob (op cité) dans son approche  très annotée de l’oeuvre de Villon.  Ici, les références sont denses et nombreuses et, sans le recours aux notes, leur grand nombre pourrait même rendre difficile la compréhension.   En suivant le fil des supplices que le poète destine à tous les détracteurs du royaume, vous croiserez, tour à tour,  des traîtres, des orgueilleux, d’autres que la convoitise ou la rapacité avaient aveuglés, d’autres encore pleins d’eux-même et jusqu’à ceux-là capables de vendre  la chair de leurs enfants aux dieux pour qu’elle soit dévoré.  Mais encore une fois,  ne nous y trompons pas, cette ballade s’intéresse plus aux représailles à l’attention des ennemis potentiels de la France qu’à celles subies par les personnages mythiques ou historiques invoqués.

Pour finir, on notera encore que si François Villon leur réserve à tous les pires  supplices, le procédé stylistique utilisé  ici et sa redondance  ne sont  pas sans évoquer d’autres de ses poésies. Dans un autre registre, on pense, par exemple, à sa ballade des taverniers « brouilleurs de vin » qu’il vouait aux pires tortures, dans une longue litanie. Ici, l’univers est tout autre et l’humour est absent. Sous la force des références antiques, bibliques, et hautement symboliques, les ennemis du royaume seront tous condamnés par Villon à  être punis pour l’éternité et même devant Dieu.  Pour peu, cette ballade qu’on dirait, aujourd’hui, patriotique et qui vient d’un côté où on l’attendait moins, reléguerait la future Marseillaise de Rouget de Lisle (1792) au rang d’hymne plutôt gentillet.


La Ballade de l’Honneur François
de Villon commentée et annotée

Rencontré soit de bestes feu gectans ,
Que Jason vit, quérant la Toison d’or (1);
Ou transmué d’homme en beste, sept ans.
Ainsi que fut Nabugodonosor (2);
Ou bien ait perte aussi griefve et villaine
Que les Troyens pour la prinse d’Héleine ;
Ou avallé soit avec Penthalus (3) ;
Ou, plus que Job, soit en griefve souffrance,
Tenant prison avecque Dédalus (4),
Qui mal vouldroit au royaume de France !

Quatre mois soit en un vivier chantant,
La teste au fons, ainsi que le butor (5);
Ou, au Grant-Turc, vendu argent contant,
Pour estre mis au harnois com’ bug for (comme un bœuf  de trait);
Ou trente ans soit, comme la Magdelaine (6),
Sans vestir drap de linge, ne de laine ;
Ou noyé soit, comme fut Narcisus ;
Ou aux cheveux, comme Absalon (7), pendus
Ou comme fut Judas, par despérance (se pendit par désespoir);
Ou puist mourir, comme Simon Magus  (8) :
Qui mal vouldroit au royaume de France !

D’Octovien puisse venir le temps :
C’est qu’on luy coule au ventre son trésor (9);
Ou qu’il soit mis, entre meules flotans ,
En un moulin, comme fut saint Victor  (10);
Ou transgloutis en la mer, sans haleine,
Pis que Jonas au corps de la baleine;
Ou soit banny de la clarté Phoebus (Apollon, le radieux, le dieux Soleil),
Des biens Juno, et du soûlas Vénus (11);
Et du grant Dieu, soit mauldit à oultrance (sans espoir de pardon),
Ainsi que fut roy Sardanapalus   (12)
Qui mal vouldroit au royaume de France !

Envoi.

Prince, porté soit ès désers Eolus (de Eole, dieu des vents),
En la forest où domine Glaucus (Glaucos : dieu marin, fils de Poséidon)
Ou privé soit de paix et d’espérance :
Car digne n’est de possesser vertus,
Qui mal vouldroit au royaume de France.


NOTES

(1)    » Bestes feu gectans  »  :  les Taureaux de Colchide sont des automates faits de bronze, crées par Héphaestos (dieu du feu, des volcans et de la forge). De la taille d’un éléphant, ils ont la propriété de cracher du feu tel un dragon. Dans la mythologie, Jason devra les affronter et réussir à les dompter pour pouvoir récupérer la toison d’or.

(2) Nabuchodonosor II roi de Babylone (605-562 av JC) également mentionné dont l’ancien testament dans lequel on nous conte qu’il fut condamné à être changé en bête durant 7 ans  :
Daniel 4:25 “22. On te chassera du milieu des humains et tu vivras parmi les bêtes des champs. On te nourrira d’herbe comme les bœufs et tu seras trempé de la rosée du ciel. Tu seras dans cet état durant sept temps, jusqu’à ce que tu reconnaisses que le Très-Haut est le maître de toute royauté humaine et qu’il accorde la royauté à qui il lui plaît. « 

(3)  Penthalus : en accord avec PL Jacob, il faut sans doute lire ici Tentalus ou Tentale, condamné   par les dieux à passer l’éternité à souffrir les affres de la faim et la soif pour leur avoir présentés un banquet fait de chair humaine : celle de son propre fils Pélops. Quant à Job, il s’agit  du supplicié biblique, mis à l’épreuve par le malin et condamné, en plus de subir la maladie, à perdre richesse, famille et amis.

(4)  Dédalus : dans la mythologie grecque, Dédale, architecte et inventeur de génie, fut entre autre, le constructeur du labyrinthe du terrible Minotaure (qu’il a d’une certaine façon contribué à faire naître). Le roi Minos, fils de Zeus et d’Europe, finira par enfermer Dédale dans son propre piège, suite à  de multiples trahisons. Ce dernier tentera de s’en échapper avec son fils Icare en fabricant des paires d’ailes. On connait les suites funestes de cette tentative d’évasion.

(5) Au Moyen Âge, le butor, petit   oiseau échassier, est perçu comme un animal ambivalent, souvent associé au Malin. PL Jacob nous dit également de lui qu’à cette même époque, on pensait qu’il hibernait en s’enfouissant sous la vase.

(6) La Magdelaine. Il s’agit, bien sûr, de Marie-Madeleine ou Marie la Magdaléenne du nouveau testament (aujourd’hui objet de toutes les spéculations et  controverses). Certaines écritures nous conte qu’elle se retira de longues années pour faire pénitence dans le désert, dans la misère et le dénuement le plus total.

(7) Narcisus et Absalom : On connait bien ce Narcisse de la mythologie grecque, fils du fleuve Céphise et d’une nymphe, Liriope. D’une grande beauté, il était aussi orgueilleux  et plein de lui-même. Ce fut au point que, tombé amoureux de son propre reflet dans l’eau, il s’abîma dans sa propre contemplation jusqu’à se laisser surprendre par la mort.
Absalom est, quant à lui, un personnage biblique de l’Ancien testament. Troisième fils du roi David, il avait vengé sa sœur d’un viol en tuant Amnon, son beau-frère, l’agresseur de cette dernière. Conspué, il s’enfuit du royaume pour fomenter une révolte quelques années plus tard.  Ses troupes seront mises en déroute par celle du roi.  A l’occasion d’une dernière bataille, dans la forêt d’Éphraïm, au moment de sa fuite, il se prendra la chevelure dans les branches d’un arbre. Incapable de se défendre, il sera alors exécuté par Joab, général du Roi David, contre les instructions de ce dernier qui avait formé le projet de l’épargner.

(8) Simon Magus ou Simon le mage. Ce personnage qu’on trouve aussi dans les écritures (Actes des apôtres) était connu pour ses prodiges dans la région de Samarie (ancienne capitale d’Israël en Cisjordanie). Il fut condamné à l’Hérésie pour avoir tenté de monnayer à Pierre ses pouvoirs miraculeux contre de l’argent. Une autre version explique qu’il avait requis l’aide de démons pour s’élever dans le ciel. Il entendait ainsi  prouver aux romains qu’il possédait des pouvoirs divins, mais il finit par tomber et se rompre les jambes.

(9) Octavien Caius Octavius,    fils adoptif de Jules César  qui deviendra Auguste (14-63 av JC).  La référence est-elle dans le second triumvirat ou y a-t-il une erreur de chronologie de Villon, comme le pense PL Jacob en suivant son prédécesseur Prompsault ? En tout état de cause, on retrouve à plusieurs reprises dans l’histoire de l’empire romain (et quelquefois contre lui), ce supplice de l’or fondu versé dans la bouche d’un condamné pour sa cupidité. Un peu avant le règne d’Octavien, (autour de 53 av JC) le général Marcus Licinius Crassus en fut victime pour sa cupidité.  

(10) Saint-Victor (autour de 200-300 ap JC) : Victor de Marseille, dans les hagiographies et la vie des saints.  Ce militaire romain et officier de l’empereur refusa de faire des offrandes aux Dieux Romains et fut condamné à être écrasé sous le meule d’un moulin pour avoir refusé de renier sa foi chrétienne et son dieu unique.

(11) Des biens Juno et du soûlas Vénus “ :    des biens de Junon ou des plaisirs  de Venus. Autrement dit, qu’il soit exclus des bienfaits, des richesses et des honneurs de la déesse Junon mais aussi des plaisirs et des joies de l’amour prodigués par Vénus.

(12) Sardanapalus : Selon Prompsault, là encore suivi par PL Jacob, il y aurait une confusion de Villon entre  Sardanapale ou  Sardanapalos, connu encore sous le nom de Assurbanipal, roi assyrien (669 – 626 av JC) et  Antiochus le Furieux, roi de Syrie, qui nous dit-il “périt misérablement sous l’anathème du Dieu d’Israël”.  Ce n’est, il est vrai, pas le cas de Sardanapale. Il ne fut pas maudit  et  la bible, en tout cas, ne le mentionne pas de manière défavorable. Il ne semble pas non plus que les événements autour de la mort aient été particulièrement notables.

On notera, toutefois, que dans d’autres versions de la même ballade de Villon, on trouve  en lieu du « grand dieu » le vers suivant : « Et du   dieu Mars  soit pugny a oultrance Ainsi que fut roy Sardanapalus ». (Voir The   Drama  of the Text : Proceedings of the Conference Held at St. Hilda’s College   Oxford, Michael FreemanJane H. M. Taylor, 1996 ). Or, cela change un peu les choses, en ce cas, puisque, d’un point de vue historique, le règne de Sardanapale se fit sous le signe de nombreuses guerres (Dieu Mars) même s’il en sortit plutôt victorieux. 

La mort de Sardanapale par Delacroix (1827)
La mort de Sardanapale par Delacroix (1827)

Plus intéressant encore, durant l’antiquité, certains chroniqueurs grecs  présentèrent  Sardanapale  comme un roi oiseux, débauché, plongé constamment dans la luxure et ne quittant jamais son palais. Plus tard, sur cette lancée, d’autres historiens romains, dont Justin (IIIe-IVe s ap JC), avancèrent que ce goût pour la débauche, doublée d’une nature sexuelle assez atypique pour un souverain d’alors,  aurait même valu à ce dernier de s’attirer la violence des siens et les foudres du Dieu Mars (symbole de la guerre, mais aussi d’une certaine virilité et fertilité). Dans cette version des faits, le règne  de Sardanapale s’acheva même   de manière tragique puisque, face à l’adversité,  il aurait préféré se soustraire en incendiant ses gens, ses  biens et ses richesses ainsi  que sa propre personne (voir  ci-dessus « la mort de Sardanapale », le chef d’œuvre de Eugène Delacroix ).  Une fin qui, dès lors, pourrait peut-être mieux coller à la référence de la ballade de Villon ?  Ce n’est, bien sûr, qu’une hypothèse qui demanderait à être creusée. Voici en tout cas un extrait des écrits de l’historien Justin sur cette   « punition » de Sardanapale par le Dieu Mars :    

« … Il (un de ses préfets) découvrit Sardanapale entouré d’une foule de concubines, et dans l’habillement d’une femme, enroulant de la laine pourpre avec une quenouille, et distribuant des tâches aux filles mais les surpassant toutes en féminité et en dévergondage. Après avoir vu cela, et indigné que tant d’hommes fussent soumis à une telle femme, et que des gens qui avaient des armes de fer obéissent à une fileuse de laine, il partit rejoindre ses compagnons, leur racontant ce qu’il a vu, et leur disant qu’il ne pouvait obéir à un cinède préférant être une femme plutôt qu’un homme. Une conspiration fût formée, et la guerre éclata contre Sardanapale, … Étant défait dans la bataille, il se retira dans son palais et ayant dressé une pile de combustible à laquelle il mit le feu, s’y jeta avec ses richesses, agissant pour la première fois comme un homme.. »
Justin,   Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée, Paris, Belles Lettres, 

 En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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« Pardonnez moy car je m’en vois en blobes »; une ballade d’Eustache Deschamps sur la vieillesse

poesie_ballade_morale_moralite_medievale_Eustache_deschamps_moyen-age_avidite_gloutonnerieSujet : poésie médiévale, littérature,  ballade médiévale,  moyen-français, poésie, satire, vie, vieillesse.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :   «Pardonnez moy car je m’en vois en blobes.»
Ouvrage :    Œuvres    complètes d’Eustache Deschamps, Tome  II,   Marquis de Queux Saint-Hilaire (1893)

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion-copiaoila longtemps que nous n’avions publié une poésie de notre bon vieil Eustache Deschamps.  Ce n’est pourtant pas faute d’avoir l’embarras du choix dans son généreux legs.  Dans ses innombrables ballades sur tout sujet (plus de 1000), il en a laissé   deco_medievale_enluminures_moine_moyen-ageun certain nombre sur l’âge, la vie et le passage du temps. C’est sur ce  thème  que porte notre poésie du jour.

Tôt instruit et amoureux de lettres et de science,  devenu bientôt officier à la garde du roi, messager, huissier et puis Bailli, le vieux poète  médiéval a aussi essuyé  les plâtres sous plusieurs règnes. Le temps a passé. Il a connu plusieurs couronnes et il n’a pas tiré  de  grande reconnaissance pour son service ni de grandes attentions. D’un autre côté, sa petite noblesse ne l’a guère laissé ni fortuné ni héritier et le voilà vieilli. Il continue de se faire le chroniqueur de son siècle,  des événements qu’il y croise, et d’une morale qu’il aimerait ne pas voir en perdition mais tenue haute et tirant le portrait d’une vie  déjà longue et bien remplie,  le voilà déjà qui s’excuse d’aller, et peut-être même de prendre congé,    en guenilles.

Sources historiques  de cette ballade

On pourra retrouver cette ballade, aux côtés des œuvres d’Eustache Deschamps  dans le  manuscrit médiéval français  840 de la BnF,  daté du XVe siècle.

eustache-deschamps-poesie-satirique-morale-manuscrit-medieval-francais-840-moyen-age-s

Dans sa retranscription en graphie moderne, elle est notamment présente dans les Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps de Georges Adrien Crapelet (1832). Plus tardivement, on’ la retrouvera dans les Œuvres complètes d’Eustache Deschamps,  par le   Marquis de Queux Saint-Hilaire (Tome II, 1893).

C’est à ce dernier ouvrage que nous empruntons la majeure partie des clefs de vocabulaire que nous vous donnons ici.  Comme souvent pour les poésies d’Eustache, nous ne l’avons pas traduit entièrement. Nous vous laissons découvrir,  par vous-même, le  sens de ses vers, sous son    moyen-français des XIVe, XVe siècles.


Pardonnez moy car je m’en vois en blobes.

J’oy a  XII ans grant ymaginative; (imagination)
Jusqu’a XXX ans je ne cessay d’aprandre,
Tous les VII ars oy en ma retentive; (en ma mémoire)
Je pratiqué tant que je sceus comprandre
Le ciel et les elemens,
Des estoilles les propres mouvemens;
Lors me donnoit chascun gaiges et robes;
Or diminue par viellesce mes sens;
Pardonnez moy car je m’en vois (du verbe aller) en blobes (en loques).

Ou moien temps oy la prerogative,
Je sceu les loys et les decrez entendre
Et soutilment (habilement, ingénieusement) arguer  par logique
Et justement tous vrais jugemens rendre ;
J’estoie adonc (alors) révérens  (respecté) ;
L’en m’asseoit le premier sur les rens (rangs, bancs),
Mais l’en me fait par derrière les bobes (la moue) ;
Je moquay tel qui m’est ores moquans ( se moque de moi désormais);
Pardonnez moy car je m’en vois en blobes.

Saiges est donc qui en son temps pratique
Que povreté ne le puisse sousprandre,
Car qui vieulx est chascun lui fait la nique;
Chascun le veult arguer et reprandre;
II est a chascun chargens (à charge,  un poids pour tous);
Or se gart lors qu’il ne soit indigens
Qu’adonc seroit rupieus (Rubye : larmoyant,  la goutte  au nez*) non pas gobes (coquet, fringant);
Je suis moqué ainsi sont vielle gens;
Pardonnez moy car je m’en vois en blobes.

Dictionnaire historique de l’ancien langage françois par la  Curne de Sainte Palaye


En vous souhaitant une excellente journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

La Ballade pour un prisonnier et l’école de Villon par Antoine Campaux

Francois_villon_poesie_litterature_medievale_ballade_menu_propos_analyseSujet  : poésie médiévale, ballade médiévale, moyen-français,  poésie réaliste,    corpus Villon.
Auteur  :    anonyme,   attribuée à   François Villon    (1431-?1463)
Période    : Moyen Âge tardif, XVe siècle.
Titre    : « Ballade pour ung prisonnier »
Ouvrage     :    Jardin de plaisance et fleur de rethoricque,  A Vérard  (1502). François Villon, sa vie et ses oeuvres,  Antoine Campaux (1859)

Bonjour à tous

D_lettrine_moyen_age_passionans le courant du XIXe siècle, avec le développement des humanités et du rationalisme, émergent plus que jamais, la volonté de catégoriser, classer mais aussi de mettre en place  une véritable méthodologie dans le domaine de l’Histoire. De fait, de nombreux esprits brillants s’attellent alors aux manuscrits et à la systématisation de leur étude, et ce sera, également, un siècle de grands débats autour des auteurs du Moyen Âge et de la littérature médiévale.

Manuscrits, attributions et zones d’ombre

Corollaire de ces travaux variées, mais aussi de la découverte de nouvelles sources, on se pose alors souvent la question d’élargir, ou même quelquefois de restreindre, le corpus des nombreux auteurs médiévaux auxquels on fait face. D’un expert à l’autre, la taille des œuvres prend ainsi plus ou moins « d’élasticité », suivant qu’on en ajoute ou qu’on en retranche des pièces, en accord avec les manuscrits anciens ou même, parfois, contre eux.

 deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_siècleOn le sait, dans ces derniers, il subsiste  toujours des zones d’ombre. A auteur égal, les noms ou leur orthographe peuvent varier sensiblement. En fonction des manuscrits, des pièces identiques peuvent aussi se retrouver attribuées à des auteurs différents. Enfin, certains codex foisonnent de pièces demeurées anonymes.   Dans ce vaste flou, on comprend que les chercheurs soient souvent tentés de forger des hypothèses pour essayer de mettre un peu d’ordre ou de faire des rapprochements.

Ajoutons que cet anonymat des pièces n’est pas que l’apanage des codex du Moyen Âge central et de ses siècles les plus reculés.   Entre    la  fin du XVe siècle et le début  du XVIe siècle, on verra, en effet, émerger un certain nombre de recueils, fascicules ou compilations de poésies qui ne mentionneront pas leurs auteurs d’emprunt  (La  récréation et passe temps des tristes, Fleur de poésie françoyse, etc…).  Un peu plus tard, ce phénomène sera même favorisé par l’apparition de l’imprimerie.  En recroisant avec d’autres sources historiques, on parviendra alors à réattribuer certaines de ces pièces à leurs auteurs mais d’autres demeureront  anonymes et, là encore, on sera tenté, quelquefois, d’y voir l’empreinte d’un poète connu et, à défaut, d’éventuels copieurs ou disciples.

Le corpus de François Villon

Concernant cette « élasticité » des corpus,  à  l’image d’autres poètes du Moyen Âge, François Villon n’y fera pas exception. La notion d’auteur étant peu fixée durant la période médiévale, et la copie considérée comme un exercice littéraire louable, on peut alors  légitimement supposer que le poète a pu faire des émules.  Bien sûr, il en va aussi des grands auteurs médiévaux un peu comme les grands peintres : on est toujours, à l’affût et même désireux, de découvrir une pièce nouvelle.

Comme Villon est un auteur du Moyen Âge tardif et donc assez récent, on lui connait, depuis longtemps, une œuvre assez bordée. Dès après sa mort et plus encore après l’invention de l’imprimerie, son legs  a aussi fait l’objet de maintes rééditions. Pourtant, depuis le milieu du XVIIIe siècle, un ouvrage est déjà  venu semer le doute sur le corpus réel de notre poète médiéval.

Les travaux de Nicolas Lenglet Du fresnoy

 Signé de la main de Nicolas Lenglet Du Fresnoy, le MS Paris Arsenal 2948  est un essai inachevé sur l’œuvre de Villon qui élargit, notablement le nombre de pièces pouvant lui être attribuées. Pour étayer ses propos, Lenglet s’appuie sur plusieurs sources, dont une qui nous intéresse particulièrement ici. Il s’agit d’un ouvrage daté du tout début du XVIe siècle et ayant pour titre « Le jardin de plaisance et fleur de rethoricque » (Ms  Rothschild 2799).

On trouve, dans ce manuscrit très fourni, certaines pièces que d’autres sources historiques attribuent, par ailleurs, clairement à Villon ; à leur côté, se tiennent d’autres poésies, inédites,    demeurées sans auteur, mais qui évoquent suffisamment le style ou la vie de Villon pour que Lenglet   Du Fresnoy  soit tenté de les rapprocher de ce dernier.

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La Ballade pour ung prisonnier dans le jardin de plaisance et la fleur de rethoricque

Un aparté sur l’attribution de l’œuvre :
Lenglet Du Fresnoy  éclispé par   La Monnoye

Pour en  dire un mot,   sur la question des attributions, l’affaire prend un tour assez cocasse, mais cette fois-ci, du point de vue  de l’oeuvre sur l’oeuvre. En effet, une erreur fut faite au XIXe siècle, vraisemblablement par Pierre Jannet  :   dans ses Œuvres    complètes de François Villon  (1867), ce dernier attribua les travaux de Lenglet Du Fresnoy à  Bernard de la Monnoye et cette erreur a perduré jusqu’à nous. Elle continue même d’être faite régulièrement et on doit à  Robert D Peckham de s’être évertué à la déconstruire. Voir   Villon Unsung : the Unfinished Edition of Nicolas Lenglet Du Fresnoy, Robert D Peckham, tiré de Breakthrough: Essays and Vignettes in Honor of John A. Rassias,  2007, ed. Melvin B. Yoken. Voir également Le Bulletin  de la Société François Villon numéro 31.


Quoiqu’il en soit, pour revenir à nos moutons, autour des années 1742-1744, Nicolas Lenglet Du Fresnoy avait extrait du Jardin de plaisance et fleur de rethoricque de nombreuses pièces, en les attribuant à notre auteur médiéval, au risque même de le faire un peu trop largement. Ce sera, en tout cas, l’avis de certains biographes postérieurs de Villon dont notamment Jean-Henri-Romain Prompsault,  au début du  XIXe siècle. S’il ne suivra pas son prédécesseur sur toute la ligne,  ce  dernier  conserva, tout de même, une partie des pièces retenues par Lenglet dans ses  Œuvres  de maistre François Villon, corrigées et augmentées d’après plusieurs manuscrits qui n’étoient pas connues (1835).

Antoine Campaux sur les pas de Lenglet

Vingt-cinq ans  après Prompsault, dans son ouvrage François Villon, sa vie et ses œuvres (1859), l’historien et écrivain Antoine Campaux  reprendra  d’assez près  les conclusions de  Lenglet sur certaines pièces du Jardin de Plaisance et Fleur de Rhétorique et leur attribution possible à Villon.  Voici ce qu’il en dira  :

« Plusieurs de ces pièces semblent se rapporter, de la façon la moins équivoque, aux circonstances les plus caractéristiques de la vie du poète, comme à ses amours, à sa prison, à son exil, à sa misère, à son humeur. Quelques-unes présentent, avec certains huitains du Petit et particulièrement du Grand- Testament, des rapports si étroits et parfois même des ressemblances si grandes de fond et de forme ; l’accent enfin de Villon y éclate tellement, que c’est, du moins pour nous, à s’y méprendre. (…) Nous sommes donc persuadés avec Lenglet, qu’un grand nombre de pièces de cette compilation ne peut être que de Villon, ou tout au moins de son école. Elles en ont à nos yeux la marque, et entre autres la villon-antoine-campaux-ballade-poesie-moyen-age-tardiffranchise du fond et de la forme, assez souvent la richesse de rimes, et parfois ce mélange de tristesse et de gaieté, de comique et de sensibilité qui fait le caractère de l’inspiration de notre poète. »     A Campaux –  op cité

Pour information, si cet ouvrage vous intéresse, il a été réédité par Hardpress Publishing.  Vous pouvez le trouver au lien suivant : François Villon, Sa Vie Et Ses Oeuvres.

L’École de Villon selon Campaux

Bien que largement convaincu de la paternité villonesque d’une majorité des pièces retenues, Campaux prendra la précaution de les rattacher à une « école de Villon », en soumettant la question de leur attribution à la sagacité du lecteur ; à quelques exceptions près, ses commentaires, insérés entre chaque pièce, ne laisseront pourtant guère d’équivoque sur ses propres convictions.

deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_sièclePour le reste, le médiéviste retiendra dans son Ecole de Villon, autour de 35 rondeaux et ballades,  issus du Jardin de Plaisance, qu’il classera en plusieurs catégories : chansons à boire, poésies sur le thème de l’amour, ballades plus directement liées à l’évocation de l’exil, la misère et l’incarcération de Villon. Il dénombrera, enfin, des ballades sur des sujets plus variés  et des pièces plus satiriques et politiques. Concernant ces toutes dernières, l’historien tendra, cette fois, à les attribuer plutôt à Henri Baude, qu’il désignera, par ailleurs, comme « un des meilleurs élèves de Villon« .

Aujourd’hui, parmi tous les poésies citées par   Campaux, nous avons choisi de vous présenter celle intitulée « Ballade pour ung prisonnier ». Voici ce qu’il nous en disait   :    « Cette pièce est certainement de Villon, du temps qu’il était dans le cachot de Meung. J’y entends et reconnais les plaintes, les remords, les excuses, les projets de changements de vie, et il faut le dire aussi, les sentiments de vengeance de la première partie du Grand-Testament. »

Nous vous laisserons en juger mais il est vrai qu’à la lecture, on comprend aisément le trouble du médiéviste. Depuis lors, aucun expert n’a pu trancher définitivement sur la question de cette attribution et à date, on n’a trouvé cette pièce dans aucun autre manuscrit d’époque.

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Ballade pour ung prisonnier

S’en mes maulx me peusse esjoyr,
Tant que tristesse, me fust joye,
Par me doulouser et gémir
Voulentiers je me complaindroye.
Car, s’au plaisir Dieu, hors j’estoye,
J’ay espoir qu’au temps advenir
A grant honneur venir pourroye,
Une fois avant que mourir.

Pourtant s’ay eu moult à souffrir
Par fortune, dont je larmoye,
Et que n’ay pas pou obtenir,
N’avoir ce que je prétendoye,
Au temps advenir je vouldroye
Voulentiers bon chemin tenir,
Pour acquérir honneur et joye,
Une fois avant que mourir.

Sans plus loin exemple quérir,
Par moy mesme juger pourroye
Que meschief nul ne peult fouyr,
S’ainsy est qu’advenir luy doye.
C’est jeunesse qui tout desvoye,
Nul ne s’en doit trop esbahyr.
Si juste n’est qui ne fourvoye,
Une fois avant que mourir.

ENVOI.

Prince s’aucun povoir avoye
Sur ceulx qui me font cy tenir,
Voulentiers vengeance en prendroye,
Une fois avant que mourir.


Une belle journée à tous.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ces formes.

Au Moyen Âge tardif, une ballade désabusée d’Eustache Deschamps sur le temps passé

poesie_ballade_morale_moralite_medievale_Eustache_deschamps_moyen-age_avidite_gloutonnerieSujet : poésie médiévale, littérature,  ballade médiévale,  moyen-français, poésie , satirique, satire,
Période : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle
Auteur :   Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :  « Que m’est il mieulx de quanque je vi onques?.»
Ouvrage :    Oeuvres complètes d’Eustache Deschamps,  Marquis de Queux Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous repartons au Moyen Âge tardif avec une autre ballade d’Eustache Deschamps.    Elle est également tirée du Manuscrit français   840, conservé à la BnF  et consultable en ligne au lien suivant  (voir également photo ci-dessous).

eustache-deschamps-ballade-francais-840-manuscrit-medieval-moyen-age-tardif_002_sSi le ton de cette poésie demeure satirique par endroits, au sujet des puissants, c’est sous un jour plus désabusé que l’auteur médiéval se présente ici.  Interrogé sur un passé « riche en faits et glorieux », Eustache Deschamps fait le constat de la fuite du temps. A quoi lui sert tout ce qu’il a fait et vu à présent ? Tout s’en est allé et il n’est guère plus avancé.

On pourra faire de cette ballade  une double lecture. S’il nie l’incidence sur le présent de tout ce qu’il a accompli ou de tout ce dont il a été le témoin,  Eustache en profite, en effet, pour surenchérir sur le côté chevaleresque de sa jeunesse et sur ses exploits. Las ! il ne lui reste que le renom, rien des amours nombreuses pour lequel il a pris haut les armes, rien des nombreux pays qu’il a conquis, …  De fait, il en ressort désabusé   mais tout de même un peu grandi et peut-être peut on lire, là,   une  pointe de coquetterie ou même de vanité de sa part.

« Que m’est il mieulx de quanque je vi onques ? »
du moyen-français au français moderne

Pour cette fois, nous nous sommes attelés à une traduction- adaptation de l’ensemble de cette poésie, du moyen-français vers le français moderne. Dans cet exercice, la question la plus épineuse  est sans doute comment traduire et interpréter ce « Que m’est il mieulx de quanque je vi onques ? »  qui rythme cette ballade.

Pour respecter les pieds et le sens   « A quoi me sert tout ce que je vis lors ? » serait le plus correct.  « voir » étant  le plus fidèle à la lettre. Comme il est question de choses vues autant que d’exploits accomplis, nous l’avions traduit, au départ et de manière plus extrapolée  comme   : « A quoi me sert tout ce que j’ai vécu ? »    Cela  nous semblait, et nous semble toujours, plus poétique, parce que plus dramatique et plus profond aussi.  Dans la version que nous donnons ici, l’adaptation s’est toutefois effacée devant la traduction et nous avons gardé le « voir » contre le vécu.

On pourrait même encore dire « A quoi m’a servi ? » ou « Que m’a rapporté  tout ce que je vis lors ».  « En quoi est-ce que je m’en trouve mieux ?  »  Au delà du constat de  la vacuité des choses passées, la question adresse aussi la dimension matérielle. Eustache Deschamps se demande  en quoi tout cela l’a « avancé ». Le double sens est presque contenu dans l’expression.   Il est question de temps qui passe, de l’arrivée de l’âge aussi,  mais encore  d’apports ou de bénéfices concrets.   « Je n’y ai rien gagné », ce n’est pas la première fois que  le poète médiéval   se plaint  dans ses vers, de sa condition mais aussi du manque de reconnaissance reçue pour ses services. Il le fait sans doute, une nouvelle fois ici, de manière plus voilée.

Que m’est il mieulx de quanque je vi onques?

Chascun me dit: “Tu te doiz bien amer
Qui cerchié as honeur en mainte terre
Deca les mons ou pays d’oultre mer
Et en tous lieus que noble cuer doit querre,
Qui as veu mainte dure et fors guerre
Et qui amas bien par amours adonques.”
Lors respons je: “Ce m’a fait po acquerre;
Que m’est il mieulx de quanque je vi onques ?

Chacun me dit « Tu dois être bien fier (de toi)
Toi qui chercha l’honneur en maintes terres
Deçà    les monts et pays d’outre-mer
Et en tout lieu que noble cœur  recherche
Qui a vu maintes et très  cruelles guerres
Et qui (servit ) aima bien par amour alors « 
Et j’y réponds : « Je n’y ai rien gagné
A quoi me sert tout ce que je vis lors ? »

“II est certain que j’ay veu caroler
Et pour amours maint fait d’armes requerre,
En temps de paix tournoier et jouster,
Faire chancons et maint pais conquerre,
Oiseaulx voler, chiens chacer a grant erre
Et tous deduit; or court uns autres mondes;
Dire puis bien de quoy le cuer me serre,
Que m’est il mieulx de quanque je vi onques ?

Certes, j’ai vu danser ou bien chanter
Et pour amour, accompli maints faits d’armes,
En temps de paix, fait tournois et jouté,
Et fait chansons et maints pays conquis
Vu vols d’oiseaux et dogues en grande chasse,
Et tout aimé  (pris plaisir  à tout  cela) mais ce monde n’est plus,
Et je puis dire, ce qui me serre le   cœur
A quoi me sert tout ce que    je vis lors ?

“J’ay veu les roys aux sacres couronner
Et leurs grans cours dont l’en doit po enquerre,
Les chevaliers sur riches draps broder,
Leurs grans tresors de joiaulx mis soubz serre;
Sui les ay; pour ce pas ne me terre;
Rien n’ay acquis et ne puis durer longues
Fors que renom; c’est le vent de soulerre;
Que m’est il mieulx de quanque je vi onques ?

J’ai vu les rois aux sacres couronner
Et leurs grandes cours qu’il vaut mieux ignorer (dont il faut peu attendre,   desquelles il vaut mieux se détourner)
Les chevaliers sur de beaux draps brodés
Leurs grands trésors et joyaux mis sous clef (bien cachés),
Je les ais vu, je ne veux m’en cacher;
Rien n’ait acquis et rien ne dure toujours,
Sauf le renom : le vent d’été ne dure.
A quoi me sert tout ce que  je vis lors ? »

L’envoy

“Prince, le temps ne puet gaires durer ;
II fault chascun a son aage finer,
Jeusnes et vieulz, vielles et blondes,
Fors et hardiz, couars au parler,
C’est tout neant; pour ce vueil demander:
Que m’est il mieulx de quanque je vi onques?”

Prince, le temps ne peut guère  durer :
Chacun doit bien mourir quand son temps vient (finir avec son âge)
Jeunes et vieux, comme vieilles et blondes
Forts et hardis ou couards en parole
Tout ça n’est rien. Pour ce  je vous demande (veux demander)
A quoi me sert tout ce que  je vis lors ?

En vous souhaitant une excellente journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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