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Au XIIIe s, Le Salut d’Amour d’un Amant Courtois à une Douce Dame

Sujet : vieux-français, poésie médiévale, poésie courtoise, amour courtois, trouvères, langue d’oïl, salut d’amour, loyal amant, fine amor, complainte d’amour.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur : anonyme
Titre : Douce dame preuse et senée
Ouvrage : Manuscrit Français 837 de la BnF.

Bonjour à tous,

ous revenons aujourd’hui à l’amour courtois du XIIIe siècle dans cette forme particulière que furent les Saluts d’Amour.

Ce style de poésie courtoise a été pratiqué par les troubadours du XIIe siècle, suivis des trouvères du siècle suivant. Les traces qui nous en sont parvenus sont toutefois assez rares puisqu’on dénombre à peine une vingtaine de saluts d’amour dans les manuscrits, en faisant la somme de ceux en langue d’oc et d’oïl. La poésie du jour est en vieux français et nous entraîne donc dans la France médiévale des trouvères.

Une complainte d’amour pour une douce dame

Le salut d’amour qui nous occupe ici est issu du Manuscrit Français 837. Il suit les standards du genre. Le loyal amant se déclare tout entier à la merci de la douce dame qu’il s’est choisie et en attend une réponse.

Tout au long de cette pièce courtoise, le poète lui déclare donc sa flamme en ne manquant pas de la complimenter sur tous les plans. Elle est son soleil et il n’est qu’une bien pâle lune en comparaison.

Comme souvent dans la lyrique courtoise, l’amant implore aussi merci et met sa mort dans la balance. Plutôt mourir que renoncer à son amour. Dans le cas précis, il doute de devoir en arriver à cette extrémité, confiant que la douce dame de ses désirs est si bonne et si sage qu’elle ne saurait le rejeter.

Le ms Français 837, aux sources historiques
de ce Salut d’Amour

le salut d'amour "Douce Dame preuse et sénée",  dans le Ms Français 837 de la BnF.
Salut d’amour « Douce dame preuse et senée » dans le ms français 837 (consulter le sur Gallica) .

A l’image des précédents saluts d’amour partagés ici, la pièce courtoise du jour est issue du manuscrit français 837 de la BnF. Ce Recueil de fabliaux, dits et contes en vers daté du dernier quart du XIIIe siècle contient un peu moins de 250 pièces en provenance de divers auteurs médiévaux.

Rutebeuf y tient une belle place avec 31 textes. Il y côtoie des pièces de Jean Bodel ou Adam de la Halle entre autres auteurs célèbres de ce manuscrit.

Comme on le voit sur la copie ci-dessus, ce manuscrit médiéval a quelque peu souffert des assauts du temps. Les conservateurs de la BnF ont œuvré au mieux pour restaurer ce trésor de littérature médiévale du Moyen Âge central mais, sur la copie digitale actuelle, certains feuillets demeurent fortement détériorés aux bordures.

De notre côté, nous l’avons légèrement retouché pour lui ôter quelques marques du temps et quelques tâches graisseuses et disgracieuses. L’idée n’étant pas de le dénaturer mais plutôt de rendre un peu de lisibilité au texte original.

Pour la version en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur « Le salut d’amour dans les littératures provençale et française, mémoire suivi de 8 Saluts inédits » de Paul Meyer (Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, 1867)


Douce dame preuse et senée
Salut d’amour médiéval

Le vieux français de cette pièce se comprend bien dans l’ensemble, mais quelques tournures présentent tout de même certaines difficultés. Pour vous aider à les surmonter, nous vous fournissons de quelques clefs de vocabulaire.

Douce dame preuse et senée (honnête et sage)
En qui j’ai mise ma pensée
Et tout mon cuer entirement,
Je vous salu et me present
A fere vostre volenté
Comme cele qui me puet santé
Doner et mort quand li plera ;
Mes ja voz cuers tels ne sera
Que de moi pité ne vous praingne.

Fine amor le monstre et ensaigne
Que chascune doit son ami
Conforter
(consoler), je le di por mi,
C’onques puis que je vous connui
Ne me vint corouz ne anui
(ennui)
Que por vostre douce acointance
Ne le meïsse en oubliance,
Ire et corouz por vous, amie.
En ne porquant
(cependant) je ne di mie
Que je soie vostre pareil
Ne que la lune est au soleil,
Quar li solaus clarté commune
A assez plus que n’a la lune.

Ausi avez vous l’avantage
Desus moi, douce dame sage,
De valor, à ce que m’assent
(ce dont je m’accorde),
Qu’on ne troveroit entre .c.
Mieudre de vous en nule guise,
Miex enseignie ne aprise,
Ne qui plus bel se sache avoir
D’aler, de parler, de veoir,
De maintien, de cors et de chiere.

Orguilleuse n’estes ne fiere,
Embatant ne de fol ator
(ni impétueuse, ni empressée).
Ne plus c’om porroit une tor
Abatre à terre d’une seche,
Ne puet on en vous trover teche
(défaut),
Ne visce qui face à reprendre
(ni vice qui soit à critiquer)
En vo cors, qui bien set entendre.
Endroit de moi m’en aim trop miex
Quant mes cuers veut devenir tiex
Qu’en vous servir veut paruser
(se consacrer entièrement)
Sa vie, sanz autre amuser
(duperie, distraction).

A quel chief qu’en doie venir 1
Volenté n’ai que ja tenir
Me doie de vous honorer ;
Miex ne se porroit assener
(placé)
Qu’à vous mes cuers où il s’est mis.
Quant par vous aurai non amis
Lors aurai je tout acompli
Et mon cuer sera raempli
De toute joie et hors d’escil
(exil).
Si porrai chanter comme cil
Qui dist : « D’amors et de ma dame
Me vient toute joie, par m’ame. »


Mais j’ai paor que trop n’atande
Ma dame, qu’ele ne me rande
Son confort pour issir d’esmai
2.
Maint amant sovent veü ai
Perir en atendant merci.
Mes ja Diex ne m’en doinst issi
Perir ! certes, non cuic je fere
3,
Quar vous estes si debonere,
Si franche de cuer, dame chiere,
Que vous ne sauriez trere arriere
(traire arrière, se retirer, reculer)
De fere honor et cortoisie.

Franche riens
(noble personne, noble créature), et je m’umelie (humilier)
Et vous pri merci et requier,
Quar nule riens
(nulle chose) je n’ai tant chier
Comme vous, si me retenez
A vostre homme, hommage en prenez
Tel comme vous le voudrez prendre
Et se vous m’i veez mesprendre
(fauter, mal agir)
Si en prenez vostre venjance,
Que d’autre ne criem penitance
(que d’autre que moi ne craigne pénitence).

Se je onque riens vous mesfis,
(si je vous fis jamais du tort)
Com cil qui est d’amors seurpris
(sous le trouble de l’amour),
Je m’en rent et mat
(vaincu) et confus ;
Riens n’en dout tant comme le refus
De vous, ainçois la mort m’aherde
(mais que plutôt la mort survienne),
C’onques nus ne fist si grant perte
Com j’auroie fet se perdoie
Vostre amor dont j’atent la joie.

Congié praing, à Dieu vous commant.
Encore vous salu et remant
Que vous me mandez et commandez
Vo volenté, et entendez
A moi geter de cest martire.
Tout mon cuer ne vous puis escrire,
Mes je pri Dieu si fetement
Come je ne vous aim faintement
4,
Que de vous m’envoit joie entiere.
Douce dame oiez ma proiere.

Explicit le Salu d’Amors et Complainte.


Découvrez d’autres saluts d’amour traduits et commentés.

Sur l’amour courtois, vous pouvez également consulter : Monde littéraire, monde médiéval, réflexions sur l’Amour courtois

NB : pour l’illustration et son enluminure, nous vous proposons une nouvelle enluminure du célèbre Codex Manesse. Bel ouvrage enluminé du début du XIVe siècle, le Manessische Handschrift est aussi un des plus célèbres recueil de poésies de ménestrels de langue allemande qui nous soit parvenu. Il est aujourd’hui sous la bonne garde de la Bibliothèque universitaire de Heidelberg

En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


Notes

  1. « A quel chief qu’en doie venir » : A quel chief, à quelle fin. Autrement dit Quelle que soit la fin recherchée, dans tous les cas,… ↩︎
  2. « Mais j’ai paor que trop n’atande ma dame, qu’ele ne me rande son confort pour issir d’esmai » : Il a peur que la dame ne tarde trop à lui accorder sa consolation afin qu’il puisse échapper enfin au trouble et à l’émotion dans laquelle il est plongé. ↩︎
  3. « Certes, non cuic je fere » : sérieusement je ne crois pas non plus avoir à le faire. Elle est trop bonne pour retirer son engagement et le laisser périr. ↩︎
  4. « Come je ne vous aim faintement » : il l’aime entièrement et sans feindre ↩︎

Amour courtois, un trouvère entreprenant pour une belle pas facile à séduire

Sujet : vieux-français, poésie médiévale, poésie courtoise, amour courtois, trouvères, langue d’oïl, salut d’amour, loyal amant, fine amor, complainte d’amour.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur : anonyme
Titre : Douce bel, bon jor vous doinst
Ouvrage : Manuscrit médiéval Français 837 de la BnF.

Bonjour à tous,

os pérégrinations médiévales du jour nous ramènent, à nouveau, au Moyen Âge central et au temps de l’amour courtois. Nous y découvrirons un nouveau Salut d’amour.
Ces pièces courtoises, dont peu de traces ont subsisté, se retrouvent dans la poésie médiévale des XIIe et XIIIe siècles. Elles apparaissent d’abord chez les troubadours occitans. Puis, comme beaucoup d’autres formes poétiques de la Provence médiévale, elles seront adoptées par les trouvères du nord de France.

La complainte amoureuse d’un trouvère empressé

"Douce Bel", poésie courtoise médiévale et une enluminure du Codex Manesse

La pièce du jour a ceci d’original que l’auteur met en scène à la fois le salut de l’amoureux et la réponse de la demoiselle. Le prétendant souscrit à tous les codes de la lyrique courtoise et de la fine amor (fin’amor). Il souffre. Il est « dolent » et se tient à la merci de la demoiselle. Il lui sera loyal jusqu’à la mort, etc… Bien entendu, il ne tarira pas d’éloges sur les qualités et la valeurs de la dame. Lui accordera-t-elle pour autant ses grâces ?

Loin de se laisser séduire par le trouvère, la belle le mettra au pied du mur avec beaucoup de répartie. Sans l’éconduire, ni lui céder, elle raillera même sa prétendue souffrance et sa volonté de se sacrifier ou de mourir pour elle. Apparemment, le trouvère est allé un peu vite en besogne et la réponse de la demoiselle lui fournira l’occasion de recevoir une leçon de courtoisie.

Exercice littéraire contre retour au réel

Un certain humour se dégage de cet échange qui prend un peu de distance par rapport à la lyrique courtoise. La demoiselle oppose, en effet, à l’exercice poétique, un rappel direct au réel. C’est à la fois : « arrête de faire le lourdaud et d’en faire des tonnes » et « pas si vite, l’ami ! »

Autrement dit, il ne suffit pas d’une complainte enflammée et d’un loyal amant se disant prêt à se sacrifier pour s’attirer les faveurs d’une belle. Même avec une poésie flatteuse et bien menée, il en faut un peu plus pour faire tourner la tête d’une demoiselle de caractère. Celle du jour en a et si elle ne ferme pas la porte au trouvère, elle en exigera largement plus avant de tomber, plus tard peut-être, en pamoison.

Au delà des formes de l’approche et de l’excès d’empressement du trouvère, valeurs morales, caractère, noblesse, réputation et statut social seront au programme de cette « recette » de la séduction courtoise.

Aux sources manuscrites de cette poésie médiévale

Pour la présentation des sources de cette poésie, nous revenons au Ms Français 837 de la BnF. Ce riche manuscrit médiéval daté de la dernière partie du XIIIe siècle nous propose pas moins de 249 œuvres d’auteurs divers entre fabliaux, contes, poésies et textes variés. A noter que Rutebeuf y tient une belle place avec 31 pièces signées de sa plume.

La poésie courtoise du jour dans le très riche MS français 837 de la BnF.

Dans le premier tiers du XIXe siècle, Achille Jubinal avait extrait de nombreuses pièces de ce manuscrit médiéval dont deux saluts d’amour (voir Jongleurs & Trouvères,  1835). Trois décennies plus tard, le philologue et chartiste Paul Meyer regroupait, à son tour, d’autres saluts d’Amours en langue d’oïl dans une parution de l’Ecole des Chartes (1). C’est sur cette dernière publication que nous nous sommes appuyés pour vous proposer la transcription de la poésie du jour, en graphie moderne.


Douce be, bon jor vous doinst
Le Salut d’amour d’un trouvère & sa réponse

NB : à l’habitude, nous vous proposons quelques clefs de vocabulaire pour mieux comprendre cette poésie en vieux français.

Douce bel, bon jor vous doinst
Li sainz Espirs, qui vous pardoinst
Les maus que vous me fetes trere.
Se vous m’elegiez mon afere
Et mon mehaing
(souffrance, blessure) et ma dolor
Mar vi onques
(par malheur je ne vis jamais)
votre valor (vertu, mérite)
Ne vostre biauté qui m’a mort
(touché, atteint)
Se de vous n’ai prochain confort
(aide, consolation).
Confortez moi d’aucune rien,
Douce bele, si ferez bien.

Frans cuers, je vous en pri merci
(pitié, miséricorde)
Por Dieu qui onques ne menti
Et qui soufri la trahison
Que Judas fist par mesprison.
S’aiez pitié de vostre amant
Qui por vous sueffre paine grant,
Et ferai tant com je vivrai
Ne ja ne m’en repentirai.

A ma complainte metrai fin.
Que Diex qui de l’eve
(eau) fist vin
Vous doinst vie, santé et joie,
Et que voz cuers au mien s’otroie,
Et me gardez ceste escripture,
Que Diex vous doinst bone aventure,
Si que de moi vous souvendra
Ne ja mes cuers n’en mentira.
Por Dieu ! bele, merci aiez
De moi et si me renvoiez
Vostre bon et vostre talent
(désir, envie).
Diex vous deffende de torment !

Ci parole la demoisele :

Je ne sai por qui vous avez
Cel mal de qoi si vous dolez
(lamentez, plaigniez).
Tant vous remant je bien et di
Se vous morez, que monte à mi
(en quoi y serais-je lié) ?
De vo mort ne m’est lait
(funeste) ne bel ;
Bien maschiez le putain lordel
(vous savez bien faire le sot, l’idiot);
Je croi que vous me cuidiez
(croyez) beste;
Trop vous plaingniez de saine teste,
N’estes mie
(aucunement) si angoisseus
Com vous maschiez le dolereus
(vous feignez d’être malheureux).

Cist
(ces) salut vous coustent petit
Et moi refont peu de porfit.
Tant vous di je bien et descuevre
Je ne les met de riens à oevre,
Ainz di que vous fetes folie
De ce que me clamez amie ;
Si ne sai pas se je vous aim,
Je n’aurai le cuer de mon sain
Armé si l’aurai esprové,
Vrai et fin et loial trové.

Quar amanz doit estre loiaus
Et deboneres comme aigniaus,
Et douz et simples que coulons (colombes)
Et hardiz de cuer de lyons.
Ne doit estre de chose clere
Ne beobanciere
(arrogant, orgueilleux) ne mentere
Ne borderes ne mesdisanz
Ne orguillex ne despisanz
(dédaigneux),
Mes ausi bien que quens
(comtes) ou rois
Soit de cuer larges et cortois,
Fame
(reconnu, réputé) par tout aime et boneure.

Ainsi puet venir au deseure
(triompher).
M’amor, biau douz, sanz longue broie
(sans délai, sans marchander)
Ne vous escondi ne otroie
(ne vous refuse, ni vous octroie),
Mes selonc ce que vous ferez
De ma part chier tenez serez ;
Adonc (Alors) aurez m’amor conquise
Ce sachiez vous tout sans faintise.
Dusqu’adonc n’ere vostre amie,
Quar ne sai se par blangerie
(flatterie)
Me saluez ou par buffois
(raillerie)
Tant que vous eüssiez foi de moi.

« Chanson va-t-en et se li di :
Qui por m’amor
Sueffre dolore
Mes amis bien l’emploie
Hastivement
A doubles .c.
Li doublerai sa joie. »

Explicit complainte d’amors.


Retrouvez d’autres saluts d’amours en vieux français et leur traduction ici :

En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


Notes

(1) Le salut d’amour dans les littératures provençale et française, Paul Meyer, Bibliothèque de l’Ecoles des Chartes (1867)

NB : sur l’illustration de la poésie, vous aurez reconnu une enluminure empruntée au célèbre Codex Manesse.

Poésie amoureuse : une jolie Requête d’amour du XIIIe siècle

Sujet : vieux-français, poésie médiévale, poésie courtoise, amour courtois, trouvères, langue d’oïl, salut d’amour, loyal amant, fine amor.
Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur : anonyme
Titre : La Requeste d’amours 
Ouvrage : Jongleurs & TrouvèresAchille Jubinal, 1835.

Bonjour à tous,

out récemment, nous avions eu le plaisir de publier un article sur les saluts d’amour médiévaux, accompagné d’un bel exemple de ces poésies courtoises du Moyen Âge central.

Pour rappel, ces déclarations d’amour du XIIe au XIVe siècle, qu’on trouve d’abord chez les troubadours puis chez les trouvères, nous sont parvenues en nombre assez restreint. On en compte un peu moins d’une vingtaine entre langue d’oc et d’oïl et nous vous proposons, aujourd’hui, d’en découvrir une autre en vieux français.

Beaucoup de partages et d’engouement

Au passage, une fois publiée nous avons eu la très bonne surprise de constater que la poésie courtoise de notre article précédent a énormément plu, notamment sur les réseaux sociaux. Entre appréciation des talents de plume de l’auteur médiéval et étonnement sur les formes du français d’alors, le texte a fait l’objet de centaines de partages et de commentaires, suscitant beaucoup d’enthousiasme et de questions. Nous voulions le relever et vous en remercier chaleureusement ici.

Pour nous, c’est toujours un immense plaisir de voir combien le patrimoine culturel médiéval, sa littérature et sa poésie peuvent encore résonner chez nos contemporains. Le succès de certaines lectures de textes de Rutebeuf, Villon et d’autres auteurs sur notre chaine Youtube vont encore en ce sens. La Pauvreté Rutebeuf en vieux français a pratiquement atteint les 100 000 vues. Pour de la poésie lue, c’est quand même plutôt pas mal. Bref, le Moyen Âge continue de vous parler et de vous interpeler, et chaque fois qu’il touche au but, nous nous en réjouissons.

Un nouveau Salut d’amour anonyme
tiré du ms Français 837 de la BnF

Intitulée « La Requeste d’Amours », la poésie du jour est tirée du même ouvrage médiéval que le salut d’amour publié précédemment. Il s’agit du manuscrit ancien Ms Français 837, conservé au département des manuscrits de la BnF.

Cet ouvrage daté de la fin du XIIIe siècle contient pas moins de 249 œuvres entre dits, fabliaux et pièces versifiées diverses. Les noms de certains auteurs nous sont familiers (Rutebeuf, Jean Bodel, Jean Renart, ,…). D’autres nous sont demeurés anonymes comme celui de la « Requête d’amours » qui nous occupe aujourd’hui.

Concernant la version de ce texte en graphie moderne, on pourra se reporter utilement à la sélection que le médiéviste Achille Jubinal avait fait des pièces du ms Français 837 dans son ouvrage Jongleurs & Trouvères, daté de 1835.

La requête d'amour, d'un auteur anonyme dans le Ms Français 937 de la BnF
Poésie courtoise : La Requeste d’Amours, dans le ms Français 837, auteur anonyme (BnF)

Références littéraires et idylles médiévales

Si vous aviez lu le salut d’amour précédent, vous noterez, à la lecture de celui-ci, que les références de son auteur sont un peu plus littéraires. C’est peut-être d’ailleurs ce qui rendait la poésie précédente si rafraichissante, en la rapprochant même un peu du ton de certains fabliaux.

La Requeste d'amour, poésie courtoise du XIIIe siècle et une enluminure du Codex Manesse (XIVe siècle).

Dans le texte du jour, le trouvère fait des allusions à la célèbre idylle de Tristan et Iseult tombés éperdument amoureux l’un de l’autre, après avoir absorbé un filtre d’amour. Il cite aussi Cligès et Fenice (Phénice), deuxième roman arthurien de Chrétien de Troyes à la fin du XIIe siècle. Dans ce récit, le jeune Cligès tombera amoureux de Fénice, qui était destinée à épouser son oncle. Les deux amants auront à affronter les foudres de ce dernier.

Enfin, on trouvera dans cette poésie une autre référence à la littérature courtoise médiévale, en la personne de Blanchandin. Tiré d’un roman d’aventure des débuts du XIIIe siècle, le romanz de Blanchandin et de Orgueillose d’amors, (Blancandin et l’Orgueilleuse d’amour) conte l’histoire d’un adolescent aventurier, sorte de double lointain du Perceval des romans arthuriens. Élevé loin de la chevalerie et ayant pourtant succombé à son appel, Blanchandin partira lui aussi en quête de hauts faits. Il croisera en chemin la passion amoureuse et ses défis.

Leçon de fine amor pour un loyal amant courtois

Pour le reste, les codes courtois mis en avant dans ce salut d’amour ne changent pas. Loyal amant et fine amor restent au programme. L’auteur y fait l’éloge des nombreuses qualités de l’élue de son cœur. Il s’ouvre également à elle de sa grande souffrance et du feu qui le brûle : feu aussi dur à supporter que plaisant et qui résume toute la contradiction du désir courtois.

Que la dame ne s’offusque pas si le poète lui parait un peu familier. Comme il nous l’expliquera, il a appris et maîtrise les codes de la courtoisie. Il saura donc l’aimer avec distance, sagement, courtoisement et dans le secret. Une grande partie de ses vers lui permettra d’ailleurs d’exposer les différences entre le loyal amant (qu’il est) et le sans cœur, le grossier qui ne connait rien des règles de l’amour. Au passage, il expliquera aussi à sa douce qu’il préférerait mourir plutôt que de s’enticher d’une courtisane un peu facile et fourbe, donc tout le contraire d’elle.


La Requeste d’Amours
Un salut d’amour anonyme en langue d’oïl

NB : pour vous guider dans cette poésie médiévale courtoise et vous en faciliter la lecture, nous vous proposons de nombreuses clés de vocabulaire.

Douce, simple, cortoise et sage,
Et debonere
(douce, aimable) sanz outrage,
Sanz orgueil et sanz vilonie,
Vous mant salut, ma douce amie.

Douce amie, salut vous mant,
Plus de .c. foiz en soupirant,
Simple de vis et de cuer douz,
Com cil qui ert li vostre touz;
(celui qui vous est tout entier dévoué)
De cuer, de volenté, de cors,
Je n’en vueil noient metre fors
(je ne veux nullement exclure),
Que je trestoz vostres ne soie.
(que je ne sois entièrement votre)
Si m’ait Diex que je voudroie
Que vous séussiez mon martire,
Et que je vous péusse dire
Et raconter tout en apert
(ouvertement)
Le mal que j’ai por vous souffert.

Les maus, mès li maus mult me plest;
N’encore pas ne me desplest
Le mal d’amer à soustenir;
Mult fet bon la bele servir
Dont l’en atent si douz loier.
Ne porroie miex emploier
Mon cuer qu’en vous, ce m’est avis,
Gente de cors, simple de vis,
Cortoise et douce plus que miex.
Cist penssers m’est mult bons itiex
(tellement) ,
Quant je pens à vous, douce amie.

Nel’ tenez pas à vilonie (bassesse, grossièreté)
Se douce amie vous apel,
Quar je ne truis
(trouve) nul non plus bel
Certes en moi ne remaint mie
Que vous n’aiez non douce amie,
Quar j’ai apris à bien amer,
Sanz vilonie et sanz fausser
(tromperie, fausseté)
Belement et céleement,
Sagement de cortoisement ;
Et qui d’amors vet bien ouvrer,
Cortoisement l’estuet mener
Et sagement, dont di por voir
(en vérité)
Que il estuet
(convient) franchise avoir
A bien amer, dont à nul fuer
(en aucune manière)
N’estuet amer vilain de cuer :

Vilains de cuer soit li honis,
Qu’il est fel
(perfide, mauvais) en fais et en dis,
Et venimeus et orguilleus,
Et envieus et ramposneus
(querelleur, injurieux);
Mes bénéoiz
(bénis) soit gentiz cuers,
Qu’il est atornez à bien lués
(bien disposé pour les choses de l’amour?),
Et est tantost navrez
(blessé) d’amors.
Volentiers soustient les dolors.
Je proverai qu’en bien amer,
Ne troveroit nus que blasmer,
Dont proveron que Blanchandin,
A cui grand règne fu aclin,
Ama Orguilleuse d’amors,
Tristrans
(Tristan) en ot maintes dolors,
Por Yseut la blonde, la bele,
Ausi por lui maint mal ot-ele ;
Et Cliges en ama Fenice.
Qui n’en fu ne fole ne nice
(ignorant, sot)

D’examples d’amor i a mil.
Je di por voir
(que véritablement) rien ne vaut cil
Qui n’a amor bone et loial,
Et quant il le voit desloial,
Il le doit lessier et fuir.
Je meismes vueil mieux morir
Qu’amer fame présentière
(facile, qui se donne à tous)
Ne trop baude (
impudente), ne trop doublière (trompeuse).
Merci, merci, ma douce dam
Qui tout avez mon cors et m’âme :
Tout avez en vostre prison ;
Por ce quier
(je réclame) à vous garison ;
Quar l’en doit querre
(chercher) la santé,
Où l’en a pris l’enfermeté.

L’enfermeté est fine amor,
Dont je sens por vous la dolor,
Si grant que dire nel porroie,
Se tout mon pooir i metoie.
Briefment le vous di, douce amie,
Vous este ma mort et ma vie :
Ma mort que tuer ne poez,
Se vous de moi merci n’avez.
Mès trop seroit grant vilonie,
Se por vous perdoie la vie,
Quar je ne cuit
(crois) que vous truisiez (trouviez)
Jamès plus léaus amistiez.


Explicit la Requeste d’Amours.


En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez l’enluminure ainsi que les premiers vers de notre poésie courtoise du jour, tels qu’on peut les voir dans le Ms Français 837 de la BnF. L’enluminure ayant servi à illustrer cette requête d’amour dans notre deuxième image est, quant à elle, à nouveau, extraite du très célèbre Codex Manesse. Ce manuscrit médiéval allemand est postérieur d’un siècle à la poésie mais il illustre de très belle manière le thème médiévale de l’amour courtois.

Saluts d’Amour, un peu de courtoisie médiévale dans un monde brutal

Sujet : vieux-français, poésie médiévale, poésie courtoise, amour courtois, trouvères, troubadours, langue d’oïl
Période : Moyen-âge central XIIIe siècle.
Auteur : anonyme
Titre : Salut d’amour, Douce Dame salut vous mande
Ouvrage : Jongleurs & TrouvèresAchille Jubinal, 1835.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons au XIIIe siècle et dans la France des trouvères pour y découvrir une rare pièce d’amour courtois. L’auteur nous est demeuré anonyme mais nous la disons rare parce qu’assez peu de traces écrites nous sont parvenues de ce genre poétique éphémère du Moyen Âge central appelé les « Saluts d’amour ».

Les saluts d’amour des troubadours aux trouvères

La pièce courtoise du jour accompagnée d'une enluminure du Codex Manesse (Manessische Handschrift, Große Heidelberger Liederhandschrift début XIVe siècle)

Les saluts d’amour forment un genre de pièces courtoises à part dans la littérature médiévale des XIIe au XIVe siècles. Le fine amant y salue généralement la dame de son cœur et loue ses qualités. Le plus souvent, ces pièces sont aussi tournées de façon à appeler une réponse de la dame en question.

On trouve l’origine de ces poésies courtoises dans la littérature provençale et chez les troubadours. Les plus anciennes qui nous soient parvenues sont, en effet, rédigées en langue d’Oc : Raimbaut III comte d’Orange et Arnaud de Mareuil ont inauguré le genre au XIIe siècle. Le XIIIe siècle assistera à l’émergence de saluts d’amour en langue d’oïl. Comme d’autres formes issues de l’art des troubadours du sud de France, les trouvères s’en sont donc vraisemblablement inspirés pour en composer à leur tour. C’est le cas de celui que nous vous présentons aujourd’hui puisqu’il est en langue d’oïl.

Les saluts d’amour dans la poésie médiévale

Les Saluts d’Amour étaient-ils très répandus ? Peu de pièces de ce type nous sont parvenues (7 du côté des troubadours occitans et provençaux pour 12 en langue d’oïl en provenance des trouvères) mais il est possible qu’ils aient circulés oralement et que les traces écrites ne reflètent pas leur popularité d’alors. Ce fut, à tout le moins, l’avis du philologue Paul Meyer qui, dans le courant du XIXe siècle, mentionnait aussi la présence d’allusions à ces pièces amoureuses dans d’autres documents (1).

Si certaines de ces poésies courtoises médiévales se sont peut-être perdues en route, il faut constater que le salut d’amour est tombé assez vite en désuétude puisqu’on ne les retrouvent plus, dans leur forme originale, après le XIIIe et les débuts du XIVe siècle.

Le Salut d'amour dans le manuscrit ms Français 837 de la BnF
« Douce Dame Salut vous mande« , Salut d’amour dans le ms Français 837 (voir sur Gallica)

Des pièces trempées d’amour courtois

Déclarations amoureuses ou même encore quelquefois, évocations de la douleur de la séparation et de l’éloignement, les saluts d’amour restent trempés de lyrique courtoise. Dans la pièce du jour, datée du XIIIe siècle, on retrouvera d’ailleurs tous les codes habituels de l’amour courtois.

Le loyal amant y remet sa vie entre les mains de la dame convoitée. Il louera ses grandes qualités et sa beauté et la suppliera de céder à ses avances. Les médisants trouveront aussi bonne place dans ce salut d’amour. C’est un autre classique de la lyrique courtoise. Les méchants, les jaloux et les persifleurs œuvrent, sans relâche, dans l’ombre des amants pour contrecarrer leurs plans et mettre en péril leur idylle ; quand l’amour courtois est sur le point de naître ou de s’épanouir calomnies, médisances et complots ne sont jamais bien loin (voir, par exemple, cette chanson médiévale de Gace Brûlé) .

Aux sources médiévales de la poésie du jour

Pour ce qui est des sources médiévales de ce salut d’amour, nous vous renvoyons au manuscrit ms Français 837 conservé à la BnF. Ce riche recueil de textes du XIIIe siècle contient de nombreux fabliaux, dits, contes et poésies diverses.

Plus près de nous, on peut retrouver cette poésie médiévale en graphie moderne dans un ouvrage du médiéviste et chartiste Achille Jubinal : Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi,  1835.


« Douce Dame Salut vous mande »,
un Salut d’Amours en langue d’oïl

NB : quelques clés de vocabulaire devraient vous aider à percer les mystères de cette poésie courtoise. Dans son ensemble, elle demeure, vous le verrez, relativement intelligible.

Douce dame, salut vous mande,
Cil qui riens née ne demande
Fors vostre amor s’il pooit estre.
Or proi à Dieu le roi célestre,
Que ma poiere soit oïe,
Et M’oroison sont essaucie.
Tout premier vous vueil-je géhir,
Les maus que m’i fetes sentir.
Je ne dormi bien a .j. mois,
Ne ne fui une seule fois
Qu’il ne me souvenist de vous.

Tant sui-je por vous angoissous,
Que vous m’estes adès
(sans cesse) devant,
Et en dormant et en veillant,
Et en quelque lieu que je soie
M’est-il avis que je vous voie ;
Quar quant je regard votre afaire
(votre personne, vos manières)
Vos biaus iex et vo cler viaire,
Vos cors qui si est avenanz,
Adonc me mue toz li sanz.

D’amors m’i point une estincele,
Au cuer par desouz la mamele,
S’il qu’il me covient tressuer
(je suis en nage),
Et mult sovent color muer.
C’est la fins, vous le di briefment ;
Et tel pain, n’en tel torment
Ne puis vivre se ne m’aidiez.
Por Dieu, aiez de moi pitiez,


Douce dame, je vous aim tant,
Vo douz regart, vo douz samblant,
Que se j’estoie rois de France,
Et s’éusse partout poissance,
Tant vous aim-je d’amor très fine,
Que je vous feroie roine,
Et seriez dam de la terre.
E Diex ! Ci a mult male guerre :
Je vous aim et vous me haez.
Com par sui ore home faez
(ensorcelé),
Quant j’aim cele qui ne m’adaingne
(qui me juge indigne d’elle) ;
Mès Sainte Escripture l’ensaingne
C’on doit rendre bien por le mal
Tout ainsinc sont li cuer loial.
Si vous pri, dame, par amors,
Que de vous me viengne secors.
Or n’i a plus fors vo voloir ;
Vous pri que me fetes savoir
Prochainement et en brief tans,


Tout coiement ; por mesdisans
Je redout trop l’apercevoir
Quar il ne sevent dire voir
Et si sont la gent en cest mont
Qui plus de mal aux amanz font.
On n’i a plus, ma douce amie :
Et vous gist ma mort et ma vie ;
Ce que miex vous plera ferai,
Ou je morrai ou je vivrai.
Li diex d’amors soit avoec vous,
Qui fet les besoingnes à tous,
Et si vous puist enluminer
(illuminer),
Que ne me puissiez oublier.
Explicit Salut d’Amours


(1) voir Le salut d’amour dans les littératures provençales et françaises. Paul Meyer, Bibliothèque de l’École des chartes, 1867.

NB : sur l’image d’en-tête, vous retrouverez les premiers vers de notre poésie courtoise dans le Ms Français 837 de la BnF (XIIIe siècle). Quant à l’enluminure ayant servi à illustrer ce Salut d’Amour dans notre illustration, elle est extraite du très populaire Codex Manesse. Ce manuscrit médiéval allemand magnifiquement enluminé, daté des débuts du XIVe siècle est encore connu sous le nom de manuscrit de Paris. Il reste, à date, l’un des plus important témoignage de la poésie lyrique médiévale allemande.

En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
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