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« Hélas, mon cueur », une chanson courtoise du manuscrit de Bayeux

Sujet :  chanson, musique, médiévale, poésie médiévale,  manuscrit de Bayeux, amour courtois, loyal amant, courtoisie, chanson d’amour.
Période  : Moyen Âge tardif (XVe)
Auteur :  anonyme.
Titre :  Hélas, mon cueur n’est pas à moy
Interprète  : Ensemble La Maurache
Album :  Dance at the court of the Dukes of Burgundy (1988)

Bonjour à tous,

n ce mois de rentrée, nous reprenons notre exploration des chansons, de la musique et de la littérature du Moyen Âge avec une pièce tirée du célèbre manuscrit de Bayeux. Composé entre la fin du XVe siècle et les débuts du XVIe, ce bel ouvrage enluminé contient un peu plus de 100 chansons notées musicalement, datées, elles-mêmes, du XVe siècle.

Du point de vue des thèmes abordés, le manuscrit de Bayeux reste un chansonnier plutôt éclectique. Si l’amour et la lyrique courtoise y trouve une belle place, le travail de compilation a aussi fait la part à d’autres thèmes plus populaires : chansons satiriques et humoristiques, chansons à boire ou encore chansons plus politiques et narratives, … Aujourd’hui conservé au département des manuscrits de la BnF, dans un superbe état, il est aussi disponible à la consultation sur le site Gallica.

"Hélas, mon cœur" la chanson médiévale du jour et ses enluminures dans le chansonnier Ms Français 9436
La chanson du jour notée musicalement dans le Manuscrit de Bayeux original

Le chant courtois d’un amant dépossédé

La chanson du jour est une pièce inspirée de la lyrique courtoise. Il s’agit de la deuxième dans l’ordre du ms Français 9346 de la BnF, plus connu sous le nom de Manuscrit de Bayeux. Comme on le verra, l’amant implore sa douce amie de le garder en ses faveurs, tout en lui faisant des invitations explicites et même plutôt légères. On retrouvera également mentionner les éternels médisants (ici désignés comme envieux), qui accusent le poète de jouer un double jeu entre ses conquêtes. Est-il tout à fait loyal ? Peut-être pas tant que cela et le fait qu’il implore le pardon de la belle laisse quelque place au doute.

Autre difficulté de compréhension, la poète nous explique qu’il aurait composée cette chanson « à l’ombre d’un couppeau de moy« . Le mot pourrait désigner « le sommet d’un arbre couvert de ses premières feuilles » (cf Le Manuscrit de Bayeux, textes et musiques d’un recueil de chanson du XVe siècle, Théodore Gérold,1921). ie : une chanson composée « à l’ombre de mes (propres) frondaisons » ? On pourrait voir là une allusion printanière, finalement assez classique en lyrique courtoise. Quelle meilleure période, en effet, que celle du « renouveau » pour chanter l’amour ? L’auteur aurait-il voulu aussi jouer sur les proximités sonores entre les mots « mai » et « moé » ? « A l’ombre d’un couppeau de moé » … « A l’ombre d’un couppeau de may » ? C’est peut-être un peu capillotracté.

D’autres sens cachés sous les frondaisons ?

En creusant un peu, on trouve encore une définition de « coupeau » désignant le sommet d’une montagne ou le faîte de quelque chose. La poète aurait-il utilisé une image pour signifier « de toute sa hauteur » ? Autrement dit, « j’ai composé cette chanson avec tout ce que je possède, avec tout mon talent de plume » ? L’allusion aux frondaisons printanières semble largement plus parlante et sûrement plus dans l’esprit courtois.

En cherchant dans le dictionnaire de Trévoux, on retrouve encore une définition intéressante de « coupeau ». Au sens figuré, le vocable aurait désigné un mari trompé ou l’infidélité d’une femme à l’égard d’un homme. En l’absence de datation précise de cet usage dans le Trévoux, il est difficile de savoir si l’auteur a voulu jouer ici sur le double-sens des mots. Le cas échéant, cela pourrait éclairer d’autant sa supplique, en renforçant l’allusion sur sa tromperie et la clémence qu’il sollicite. En fait d’amant loyal, on aurait donc plutôt à faire à un amant léger et une chanson un peu plus grivoise ou railleuse qu’elle ne pourrait le laisser paraître ?

Dans l’attente de recherches plus approfondies, nous nous garderons de trancher entre toutes ses pistes. L’hypothèse courtoise au premier degré reste peut-être la plus évidente. N’hésitez pas à commenter si vous avez des éléments ou des idées sur la question.

L’ensemble la Maurache
& « la danse à la cour des ducs de Bourgogne »

Pour la version en musique, nous avons choisi une interprétation de l’ensemble de musiques médiévales et renaissantes La Maurache, sous la direction de Julien Skowron.

Musique et danse médiévales à la cour de Bourgogne, oar l'ensemble La Maurache

En 1988, la formation faisait paraître un album sur les danses du Moyen Âge tardif et de la Renaissance, à la puissante cour de Bourgogne : « La Danse à la Cour des Ducs de Bourgogne« . Entre basses danses, branles, pavanes et saltarelles mais aussi chansons, on pouvait y trouver 25 pièces musicales datées des XVe et XVIe siècles, exécutées avec brio. Pour être issues de l’Europe médiévale, les pièces présentées dans cet album restent de provenance et d’origines assez diverses et sont issues de manuscrits variés : de l’Allemagne, à la France, l’Italie ou l’Espagne d’alors. De fait, la chanson du jour est, en réalité, la seule à être tirée du manuscrit de Bayeux.

Avec près de 68 minutes d’écoute, cet album de choix, édité chez Arion, est sorti à l’occasion du quatrième centenaire de l’Orchésographie » de Thoinot Arbeau. On peut encore se le procurer à la vente au format CD ou même digitalisé MP3. Voici un lien utile pour plus d’informations.

Musiciens ayant participé à cet album

Nicole Robin (chant soprano), Claudine Prunel (clavecin), Hervé Barreau (chant, bombarde, chalémie, cornemuse, instruments à vent), Francisco Orozco (chant, luth, guiterne, percussions), Julien Skowron (chant,  rebec, Jouhikko, Viole de gambe), Georges Guillard (orgue portatif, clavecin, régale), Marcello Ardizzone (orgue, rébec, viole de gambe, citole, tournebout, percussions), Bernard Huneau (chant, flûte traversière, flûtes, tournebout, bombarde, percussion), Louis Longo (Sacqueboute), Henri Agnel (luth, cistre, darbouka, crotales, percussions), Franceoise Delalande (Viole de Gambe, percussions), Muriel Allin (viole de gambe)


Hélas, mon cueur n’est pas à moy,
dans le moyen français du manuscrit de Bayeux


Hélas, mon cueur n’est pas à moy,
Il est à vous, ma doulce amye;
Mais d’une chose je vous prie:
C’est vostre amour, gardez le moy
C’est vostre amour, gardez le moy.

Bien heureux seroye sur ma foy,
Se vous tenoys en ma chambrette
Dessus mon lict ou ma couchette,
Plus heureus seroys que le roy
Plus heureus seroys que le roy.

Faulx envyeux parlent de moy
Disant de deulx j’en aymes une.
De cest une j’ayme chacune
Plus qu’on ne pence sur ma foy
Plus qu’on ne pence sur ma foy.

Je vous supply, pardonnez moy,
Et ne mectez en oubliette
Celuy qui la chanson a faicte
A l’ombre d’ung couppeau de moy
A l’ombre d’ung couppeau de moy.


Découvrir d’autres chansons du manuscrit de Bayeux ici :     le roy  engloys  –  La belle se siedUng espervier venant du vert boucaigeTriste plaisir & douloureuse joyeHélas Olivier Basselin

En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
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Au XVIe s, une belle élégie courtoise de Clément Marot et son sens de la chute

Gravure ancienne de Clément Marot

Sujet : poésie, élégie, courtoisie, sentiment amoureux, moyen-français, auteur, poète médiéval.
Auteur : Clément Marot (1496-1544)
Période : Moyen Âge tardif, Renaissance
Titre : « Le plus grand bien qui soit en amitié » Ouvrage : Œuvres complètes de Clément Marot, Tome 2, Pierre Jannet (1873)

Bonjour à tous,

ous revenons, aujourd’hui, à l’œuvre poétique de Clément Marot. Au début du XVIe siècle, ce poète de cour s’inscrivit à la charnière du monde de la renaissance et du Moyen Âge. S’il ne cacha pas son goût pour des poètes et des textes médiévaux, comme Le Testament de Villon ou même Le Roman de la rose qu’il édita, il puisa également largement dans les auteurs antiques et on pourra voir en lui, la marque d’une certain renouveau littéraire propre au XVIe siècle.

En dehors de cela, Marot se fit connaître pour son esprit, ses traits d’humour mais aussi pour son œuvre abondante et plus grave, par endroits, qui comprend la traduction des psaumes. Fils du rhétoriqueur Jehan Marot, il fut d’abord protégé de François 1er, mais il eut par la suite quelques déboires qui l’obligèrent à l’exil, hors de France, et en particulier, près des cours italiennes (voir sa biographie).

Une élégie de Clément Marot en image avec portrait de l'auteur

L’élégie, un genre antique

Nous vous avons présenté, jusque là, un certain nombre d’épigrammes, de dizains et de pièces courtes de Clément Marot. Aujourd’hui, nous le retrouvons pour une élégie, genre qu’il contribua à créer en français, en lui prêtant sa plume, son talent et son sens des chutes.

L’élégie est une forme de poésie lyrique, qui avait été connue des grecs avant de passer ensuite aux romains. Elle fut favorisé par certains poètes antiques pour exprimer des thèmes variés, dont notamment le sentiment amoureux, mais toujours sur une note assez triste et mélancolique.

De Marot à la Pléiade

A la fin du Moyen-âge et aux débuts de la renaissance, l’élégie ressurgira donc en langue française avec l’aide de Clément Marot qui œuvrera à la réhabiliter, en tant que genre poétique à part entière (1). La Pléiade acceptera cet héritage de Marot, mais Joachim du Bellay, soucieux de marquer la différence entre son école et l’œuvre de Marot, entrera bientôt dans le débat. A la suite du poète de Cahors, il reconnaîtra l’élégie comme un genre convenable, tout en y mettant la condition qu’on revienne à la tristesse ou la gravité antique d’un Ovide ou d’un Horace (2).

Autrement dit, la légèreté de Marot, ses traits d’esprit et son fréquent badinage lui seront, à nouveau, reprochés. Pour la Pléiade, la poésie est une affaire sérieuse et c’est un raison suffisante pour écarter Marot ou ses héritiers de leur horizon. En relisant les élégies de Marot pourtant (il nous en a laissé un peu plus d’une vingtaine), on notera que si le poète de cahors continue d’y manier la plume avec talent, légèreté et esprit, il renoue tout de même, par endroits, avec le ton un peu mélancolique du genre originel des élégies.

Notes

(1) L’élégie au XVIe siècle, Robert G Mahieu, Revue d’histoire littéraire de la France, numéro 3/4, 1939.
(2) Les élégies de Clément Marot, V.L Saulnier, éditions de la Sorbonne, 1968


Elégie, Clément Marot


Le plus grand bien qui soit en amitié,
Après le don d’amoureuse pitié ,
Est s’entr’escrire, ou se dire de bouche ,
Soit bien , soit dueil , tout ce qui au coeur touche :
Car si c’est dueil, on s’entrereconforte ;
Et si c’est bien, sa part chacun emporte.
Pourtant je veux, mamye, et mon desir,
Que vous ayez votre part d’un plaisir
Qui en dormant l’autre nuict me survint.

Advis me fut que vers moy tont seul vint
Le dieu d’amours , aussi cler qu’une estoille ,
Le corps tout nud, sans drap, linge, ne toille,
Et si avoit, afin que l’entendez,
Son arc alors, et ses yeux desbandez,
Et en sa main celuy traict bien heureux
Lequel nous feit l’un de l’autre amoureux.
En ordre tel, s’approche et me va dire :
Loyal amant, ce que ton coeur desire
Est asseuré : celle qui est tant tienne
Ne t’a rien dit (pour vrai) qu’elle ne tienne ;
Et, qui plus est, tu es en tel crédit,
Qu’elle a foy ferme en ce que luy as dit.

Ainsi amour parloit, et en parlant
M’asseura fort. Adonc en esbranlant
Ses aisles d’or, en l’air s’en est volé : ‘
Et au resveil je fus tant consolé ,
Qu’il me sembla que du plus haut des cieux
Dieu m’envoya ce propos gracieux.

Lors prins la plume, et par escrit fut mis
Ce songe mien, que je vous ay transmis ,
Vous suppliant, pour me mettre en grand heur,
Ne faire point le dieu d’amour menteur.


Une belle journée à tous.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : sur les illustrations de cet article, vous retrouverez le portrait « supposé » de Clément Marot, en tout cas celui qu’on lui associe le plus souvent. Il est tiré d’un œuvre du peintre italien Giovanni Battista Moroni (1520-1587) et s’intitule laconiquement : « Ritratto di un uomo » autrement dit « Portrait d’un homme« .

Manuscrits rares et basse-danse au KBR Muséum de Bruxelles

événements autour du Moyen Âge au KBR Museum.

Sujet : musique, basse danse, Bourgogne médiévale, manuscrit ancien, manuscrits médiévaux, exposition, ateliers, ducs de Bourgogne, musée, enlumineurs médiévaux
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle & renaissance
Lieu : KBR Museum,  Mont des Arts 28, Bruxelles.
Dates : samedi 3 et dimanche 4 décembre 2022

Bonjour à tous,

vec l’arrivée de l’hiver, le KBR Museum de Bruxelles se drape de ses plus belles couleurs médiévales pour proposer à ses visiteurs de nouvelles expositions et de nouveaux ateliers.

Ainsi, à partir du 22 novembre, le musée exposera une nouvelle sélection de manuscrits et œuvres du temps de la Bourgogne médiévale. Le KBR a, en effet, hérité de la riche librairie des Ducs de Bourgogne, une collection d’ouvrages conservée précieusement sur place et que le public peut découvrir à l’occasion d’exposition variées.

Nouveaux manuscrits à découvrir
& basses danses de Marguerite d’Autriche

Temps fort de cette nouvelle exposition de pièces et manuscrits de la fin du Moyen Âge et des débuts de la renaissance, le week-end des 3 et 4 décembre verra exposer un manuscrit particulièrement précieux, demeuré sous clef depuis de longues décennies. Il s’agit du manuscrit original des basses danses de Marguerite d’Autriche, référencé KBR ms 9085. Véritable symbole de luxe et de prestige en son temps, cet ouvrage ancien d’une grande rareté est réalisé sur parchemin noir, pour une écriture et des notations musicales faites à l’encre doré et argenté.

feuillet du manuscrit ms9085, basses danses & musique médiévale du XVe siècle

Pour prendre toute la mesure de sa nature exceptionnelle, à ce jour, on compte seulement 7 manuscrits anciens dans le monde réalisés avec une technique similaire et sur un tel parchemin. C’est d’ailleurs ce qui explique que cet ouvrage ne voit pratiquement jamais la lumière. En plus d’être précieux et prestigieux, le ms 9085 est, en effet, extrêmement fragile et s’est montré, jusque là, rétif à toute tentative de restauration.

Le contenu du très rare ms 9085

Du point de vue de son contenu, ce manuscrit propose, sur 47 feuillets, 58 basses danses annotées musicalement et chorégraphiquement. Nous lui avions d’ailleurs consacré un article accompagné d’une basse danse en musique, ici. Daté des tout débuts du XVIe siècle, le ms 9085 compte aussi parmi les plus anciens témoins écrits des basses danses, danses de cour tout en maintien qui resteront prisées de la classe nobiliaire, jusqu’à la fin du siècle suivant.

Resté au coffre du musée depuis plus de trente ans, ce véritable trésor plusieurs fois centenaire fera donc une sortie exceptionnelle, le temps d’un week-end, avant de regagner, en toute discrétion, son lieu protégé, loin des regards du public.

Visite guidée et ateliers sur les secrets
de fabrication des manuscrits médiévaux

Basse-danse enluminure médiévale du Ms 5073 de la BnF
« Regnault de Montauban », T2, ms 5073 réserve, Arsenal, basse-danse, BnF.

Au KBR Museum, ce même week-end de décembre sera, bien sûr, l’occasion de parler de musique médiévale et notamment de basses danses. A ce titre, nous ne pouvons que vous conseiller de profiter de l’occasion pour une visite guidée (le 4 décembre de 11h00 à 12h30), en compagnie des guides du musée. Ils se proposeront de vous faire découvrir tous les secrets de fabrication des manuscrits médiévaux et de vous initier au sens caché et aux symboles que recèle l’art des enluminures au Moyen-Âge. En leur compagnie, vous pourrez également découvrir les nouveaux manuscrits de la Librairie des Ducs de Bourgogne exposés cette saison, donc celui mentionné ci-dessus.

Durant ce même week-end, l’exposition sera encore complétée par deux ateliers de découverte et mise en pratique de la calligraphie ancienne et de l’usage des pigments naturels dans l’enluminure médiévale : les samedi 3 & dimanche 4 décembre, de 14h00 à 17h00 heures.

Voir les détails et informations sur le site officiel du KBR Museum.


En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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Manuscrit de bayeux : Un épérvier pour un loyal amant

Sujet  : musique, chanson médiévale, poésie médiévale, renaissance, courtoisie, amour courtois, épervier, symbole, manuscrit médiéval, fauconnerie, autourserie, fine amor, fin’amant
Période  : Moyen Âge tardif, Renaissance,
Auteur : Anonyme (XVe siècle)
Titre : Ung espervier venant du vert boucaige
Manuscrit : Manuscrit de Bayeux (1505-1510) et version de Théodore Gerold pour la graphie moderne (1921)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous partons pour les tout débuts du XVIe siècle et l’aube de la renaissance pour y découvrir une chanson courtoise tirée du manuscrit de Bayeux.

Nous avons déjà eu l’occasion de partager, ici, un certain nombre de chansons issues de ce bel ouvrage d’époque. Réalisé pour Charles III, duc de bourgogne, ce manuscrit ancien contient plus de 102 chansons notées en provenance d’auteurs anonymes et que l’on rattache généralement au siècle du manuscrit, voir même au siècle précédent pour certaines d’entre elles.

Sous une copie élégante et de très belle faction, ce véritable mémento des premiers âges de la chanson ancienne française de la renaissance réunit un mélange de pièces variées :on y trouve des chansons populaires au côté de pièces plus courtoises, ou même encore de vers plus satiriques, politiques auxquelles viennent s’ajouter également des chansons à boire.

L’amant, l’épervier et la belle

La chanson du jour dans le MS FR 9346, chansonnier ou manuscrit de Bayeux de la BnF

La pièce que nous vous présentons, aujourd’hui, du Manuscrit de Bayeux est donc une nouvelle chanson courtoise. On y croisera un amant empressé de conter fleurette à sa belle. Pour parvenir à ses fins, il invoquera l’image d’un épervier sauvage qu’il espère capturer et utiliser comme subterfuge. L’oiseau de proie, prisé de la fauconnerie et même plutôt de l’autourserie au Moyen-âge, lui servira de prétexte pour tenter de ravir les faveurs de sa belle, mais aussi pour tromper les envieux.

Comme on le verra, en effet, même si nous ne sommes plus au temps des premiers troubadours, ni même des premiers trouvères, loin s’en faut (deux ou trois bons siècles nous en séparent) les envieux, les jaloux et les médisants que nous avons déjà croisés, abondamment, dans les pièces courtoises des siècles précédents, sont toujours là pour compromettre les plans des amants courtois et leur mettre des bâtons dans les roues.

Épervier, amour et courtoisie

Dans le courant du Moyen Âge, l’épervier est utilisé à la chasse au même titre que le faucon, par les hommes comme par les dames, même si le faucon semble rester l’apanage de la classe noble. Au delà de l’autourserie, ce rapace reste assez fréquemment évoqué, du Moyen Âge central au tardif, comme un symbole de courtoisie.

Enluminure ancienne d'un épervier, Bibliothèque Royale des Pays-Bas
Enluminure d’un épervier (Accipiter) dans le Manuscrit KB, KA 16 : Der Naturen Bloeme de Jacob van Maerlant, Bibliothèque royale des Pays-Bas (Koninklijke Bibliotheek)

Dans le roman de la violette

Voici un premier exemple de son rôle dans le Roman de la violette de Gerard de Nevers. Dans un contribution de 2009, l’historien Matthieu Marchal conduisait l’analyse comparée entre la version originale versifiée de ce roman, datée de 1228 et la version en prose du XVe siècle sous l’angle de « l’Espreveterie » :

« L’oiseau de vol, associé à la vie de cour et au loisir, acquiert dès lors une fonction d’apparat ; il est « le compagnon précieux d’une élite sociale ». L’épervier est ainsi dans la violette un attribut du fin’amant.
(…) L’épervier appartient aux oiseaux de poing, ce qui signifie qu’il revient sur le poing de son maître après avoir chassé. La présence de l’épervier – qui, dans la tradition iconographique, est tenu sur le poing gauche – participe de toute évidence au maintien de Gérard, à son port et ajoute à sa séduction. Dès sa première apparition à la cour, Gérard tient son épervier sur le poing et provoque l’émoi d’une noble dame

(…) L’identité de Gérard est en relation étroite avec l’épervier qui lui sert d’emblème et témoigne aux yeux de tous de sa courtoisie, à la cour comme en exil. Dès lors, Gérard ne peut se défaire de son oiseau de vol qu’il tient le plus souvent sur le poing. »

L’art de la chasse à l’épervier ou espreveterie, du Roman de la Violette à sa mise en prose Gérard de Nevers, Matthieu Marchal, Déduits d’Oiseaux au Moyen Âge, direction Chantal Connochie-Bourgne, Presse universitaire de Provence (2009)

Enluminure d'un épervier retouchée
La même enluminure, tirée du même bestiaire médiéval et légèrement rafraichie au niveau des couleurs par nos soins

Dans Erec et Enide et chez Chrétien de Troyes

On retrouvera encore l’épervier dans le premier roman arthurien de Chrétien de Troyes (Erec et Enide, vers 1164). Erec déclarant que l’élue de son cœur est la plus belle gagnera en retour un épervier et les deux amants seront accueillis à la cour d’Arthur avec une grande liesse :

« Au terme de ce parcours dans Érec et Énide, force est de constater d’une part la récurrence du motif des oiseaux de chasse, d’autre part, sa charge significative et son rôle crucial dans le récit. Loin de ressortir au registre des détails anecdotiques, les oiseaux de vol, et en particulier l’épervier, sont porteurs d’une charge sentimentale et symbolique forte. »

De l’épervier à l’émerillon : images de la chasse au vol dans les romans de Chrétien de Troyes, Baudouin Van den Abeele, Pour l’Amour des mots, sous la direction de Martine Willems, Presses de l’Université Saint-Louis (2019)

Chez Giraud de Bornelh à François Villon

Pour en prendre deux autres exemples à des moments différents du Moyen Âge. Tout d’abord, revoyons la chanson médiévale « No posc sofrir c’ a la dolor » de Giraud de Bornelh (fin XIIe, début XIIIe siècle). Le troubadour nous contait alors le songe d’un épervier venu se poser, spontanément, sur sa main. Après que le poète ait confié son rêve au seigneur qui lui est proche, ce dernier l’interprétera, sans hésitation, comme un signe de sa future réussite en amour. Là encore, l’épervier vient évoquer le sentiment amoureux ou en être le signe.

Enfin, on évoquera la ballade faite, au début du XVe siècle, par le maître de poésie François Villon pour un gentilhomme désireux de témoigner son amour à sa belle. Une nouvelle fois, l’épervier est évoqué, dès les premiers vers de cette ballade médiévale qui ouvre sur la strophe suivante :

« Au poinct du jour, que l’esprevier se bat,
Meu de plaisir et par noble coustume,
Bruyt il demaine et de joye s’esbat,
Reçoit son per et se joint à la plume:
Ainsi vous vueil, à ce désir m’allume.
Joyeusement ce qu’aux amans bon semble.
Sachez qu’Amour l’escript en son volume,
Et c’est la fin pourquoy sommes ensemble. »

François Villon Voir la ballade entière de Villon ici


Ung espervier venant du vert boucaige
Dans le français du manuscrit de Bayeux

Ung espervier venant du vert boucaige :
Il est jolis et de noble façon;
Se je le puis tenir et mectre en caige,
Je l’iray voir,
Je l’iray voir, car c’est droict et raison


J’yray voller si tres parfaictement
Que les jalloux en seront esbahiz :
Et se je trouve nulle maulvaise gent,
Je leur diray que je quiers la perdrix.
Mais je querray la belle au cler visaige,
Celle qui tient mon cueur en sa prison ;
A la servir mectray cueur et couraige :
Par mon serment j’ay bien droit et raison.

Ung espervier…

Tous ces jalloux si puissent enrager :
Notre Seignour les veuille conjurer,
Et trestous ceulx qui les pourront tromper
Puissent chanter et bonne vye mener !
J’en congnois ung, a bien peu qu’il n’enraige
Quant il me voit auprès de sa maison :
Mais s’il debvoit mourir de malle raige,
Si convient il qu’il en viengne a raison.

Ung espervier…


Partition, notation moderne : chanson 42 - Un Espervier du Manuscrit de Bayeux

Pour l’instant, nous n’avons pas encore trouvé de version en musique de cette chanson. Si vous en connaissez une, n’hésitez pas à nous le faire savoir dans les commentaires ou par email. Autre option qui nous ferait plaisir : si un musicien (ils sont nombreux parmi nos lecteurs) voulait se dévouer et proposer sa propre version, nous la partagerions volontiers ici.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : sur l’image d’en-tête, en arrière plan de l’épervier, vous trouverez la chanson du jour telle qu’elle apparait dans le manuscrit de Bayeux. Encore une fois la Bibliothèque Nationale de France auprès duquel il est conservé, a fait la faveur de digitaliser cet ouvrage ancien à l’attention du public. Vous pouvez donc le consulter en ligne sur Gallica. Pour les enluminures plus décoratives, on retrouvera le Traité de la Fauconnerie de Frédéric II,  traduction française ou Ms Français 12400. Lui aussi consultable sur gallica.fr