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Pierre Alphonse, auteur médiéval d’influence au carrefour des trois monothéismes

Sujet : contes orientaux, conte médiéval, auteur médiéval, Europe médiévale, Espagne médiévale, Moyen Âge chrétien, Al Andalous, judaïsme, christianisme, monothéismes.
Période : Moyen Âge central, XIe & XIIe s
Auteur : Pierre Alphonse, Petrus Alfonsi, Pedro Alfonso, Petrus Alphonsi, (1062-?1110)
Ouvrages : Dialogus contra Judeos, Disciplina Clericalis, Prologus in tabulas astronomicas, …

Bonjour à tous,

n suivant nos pérégrinations autour de l’Europe médiévale, notre aventure du jour nous entraîne à la découverte d’un auteur des débuts du Moyen Âge central, contemporain des XIe et XIIe siècles. On le connait sous divers noms suivant les sources ou encore la langue dans laquelle on s’y intéresse : Pierre Alphonse en français, Petrus Alfonsi, Petrus Alphonsi ou Petrus Alfonsus en latin, ou encore Pedro Alfonso (de Huesca), si c’est en espagnol. Pour corser le tout, avant qu’il ne décide de se convertir et d’être baptisé par l’Eglise catholique, on le connaissait aussi sous le nom de Moïse Sephardi et on le retrouve même chez certains auteurs sous le titre : Rabbi Moïse Sephardi.

D’origine juive espagnole, l’influence intellectuelle de cet auteur médiéval s’exerça bien au delà de la péninsule ibérique et de son temps, notamment par la rédaction d’un ouvrage de contes en latin, inspiré des traditions écrites et orales orientales. Mais avant de revenir à cette étrange circulation des objets culturels, qui a pu partiellement passer, au Moyen Âge, par certains individus ciblés, eux-mêmes au carrefour de plusieurs cultures, disons un mot de la vie de Moïse Sephardi, notable et savant homme de la région de Saragosse, au nord de l’Espagne, devenu, à un âge plutôt tardif, Pierre Alphonse ou Petrus Alfonsi.

Qui était Pierre Alphonse ?

Comme pour de nombreux autres personnages du Moyen Âge central, les documents historiques officiels sont assez rares pour éclairer la biographie de Pierre Alphonse. Cela n’a pas empêché qu’il demeure assez célèbre, jusqu’à aujourd’hui, auprès des médiévistes et spécialistes de littérature médiévale. Sur le web en langue française, on trouve assez peu de choses le concernant. Quelques articles ou wiki reprennent (souvent sans beaucoup de rigueur) des informations péchées à la ronde, ou même encore des assertions qui n’ont pas grand chose d’historique mais qui sont répétées depuis si longtemps qu’on a fini par les admettre et qu’on continue de les répandre.

De notre côté, pour partir à la chasse aux informations, nous avons préféré nous diriger, entre autres sources, du côté des universitaires et médiévistes européens, et notamment français et espagnols ou même encore du côté des érudits outre-Atlantique. Pour ce qui est des sources principales, nous suivrons notamment, ici, les pas de María Jesús Lacarra Ducay. On doit à cette imminente professeure de l’Université de Saragosse, spécialiste de littérature médiévale espagnole, de nombreux ouvrages et parutions sur les contes orientaux de cette période mais aussi sur Pedro Alfonso. En plus d’éléments de biographie, elle aborde également le rôle de notre auteur médiéval dans la propagation d’un nouveau genre de conte dans le Moyen Âge chrétien et latin du XIe siècle (1).

Saragosse du temps de Pierre Alphonse

Mention de Petrus Alfonsus et portrait dans le Libre Chronicarum, incunable du XVe siècle
Petrus Alfonsus dans le Liber Chronicarum du XVe siècle (2)

Avant d’entrer dans le détail de la vie de Pierre Alphonse, et puisque celui-ci y est installé, il peut être utile de resituer, en quelques mots, le contexte de la région aragonaise, dans l’Espagne médiévale de la fin du XIe siècle. Occupée par les musulmans depuis le début du VIIIe siècle, Saragosse fait un peu l’effet d’une deuxième capitale au nord du royaume d’Al Andalous. Au début du XIe siècle, l’ambition de  Al-Mansur (ou Almanzor, 937-1002) et sa brutalité envers ses opposants ont exilé loin de Cordoue un certain nombre d’intellectuels fuyant ses persécutions. Certains ont fui en direction de Malaga, d’autres ont opté pour le nord du califat musulman d’Espagne et la cité de Saragosse.

A la faveur de cette nouvelle tranquillité, ces intellectuels juifs ou espagnols se sont alors penchés sur la littérature Arabe pour l’adapter dans leur propre langue. On a là, sans doute, quelques premières clefs pour mieux comprendre dans quel bain culturel va naître l’œuvre de Pierre Alphonse. Même si rien ne permet d’affirmer qu’il fut issu d’une famille de juifs exilée de Cordoue, il dit lui-même avoir été élevé dans une double culture juive et arabe, et il baigne assurément dans cette mouvance intellectuelle aragonaise qui se nourrit des différentes cultures qui l’entourent. Il n’est pas le seul. Autour de cette même époque, à Saragosse, on peut lui trouver des homologues comme le philosophe juif Avicebron (Salomon ben Gabirol 1045-1070) qui, lui aussi, aime jongler avec les différents apports culturels qu’il côtoie pour en enrichir son œuvre. Dans ce berceau culturel fertile de l’Europe et de l’Espagne médiévale, un nouvel art du conte est, en tout cas, en gestation qui n’hésitera pas à puiser dans la culture orientale pour former l’éducation de ses contemporains.

De Moïse Sephardi à Petrus Alfonsi :
une conversion tardive

Enluminure et portrait de Pierre Alphonse dans le manuscrit KBR 11043-44 de la Librairie des ducs de Bourgogne

Pour reprendre le fil de la vie de Moïse Sephardi. Nous voici rendu au début du XIIe siècle, plus précisément le 29 juin 1106, à Huesca, à quelques encablures au nord de Saragosse. Moïse a déjà 44 ans. Pourtant, il est sur le point d’entrer de plein pied dans l’Histoire et de commencer une nouvelle vie. Qui est-il ? Versé dans les sciences arabes et juives, c’est un érudit au carrefour des trois cultures et des trois monothéismes. Il parle hébreux et arabe et possède sans doute de bonnes notions de latin. Savant, on le sait qualifié en Astronomie, en mathématique, ainsi qu’en médecine, mais il brille aussi en théologie et en philosophie. On le suppose bien implanté dans la communauté locale et la noblesse aragonaise et il y est, sans doute, reconnu pour ses compétences et son érudition. C’est vrai aussi de sa réputation auprès de la communauté juive d’Huesca puisqu’on a même souvent supposé (sans pourvoir l’établir de manière certaine) qu’il avait pu enseigner et prêcher comme rabbin.

Statue du roi Alphonse 1er d'Aragon le batailleur à Saragosse
Statue d’Alphonse 1er d’Aragon à Saragosse

Ce jour-là pourtant, Moïse va franchir un pas qui infléchira son destin comme son œuvre future. Cette démarche le séparera même, en grande partie, des siens puisque ce 29 juin de l’an 1106, il décide, en effet, de se convertir officiellement en recevant le baptême chrétien et sous quel parrainage ! Les choses ne sont pas faites à moitié.

Le baptême à lieu en l’Eglise de Huesca, à l’occasion de la fête des apôtres Pierre et Paul. La cérémonie est conduite par l’évêque de la ville et le parrain de notre érudit n’est rien moins que le souverain Alphonse 1er d’Aragon lui-même. C’est même de ce puissant parrainage que Moïse tirera son nouveau patronyme. Quant à son prénom, il nous expliquera qu’il le choisit en signe pour l’affection qu’il porte à l’apôtre Pierre. Il s’appellera donc désormais Petrus Alfonsi ou Pedro Alfonso en Espagnol. Comme le note María Jesús Lacarra Ducay, il a fallu que notre homme soit déjà entouré d’un certain prestige en Aragon pour voir sa conversion saluée par un tel patronage et de telles personnalités.


Huesca à l’heure de la Reconquista

Pour alimenter les réflexions sur le contexte historique, la cité de Huesca a été reconquise en 1096. Ce fut alors l’effervescence en Aragon. Pour fixer un peu les mentalités, on a même vu se former des légendes ou des récits contant l’apparition de Saints, au moment du siège de la cité.

Dans la foulée de cette prise, l’on s’est empressé de remettre en place les symboles forts du christianisme dans la ville. Tout est allé très vite. En moins de deux ans, on a restauré l’évêché et le latin. Les mosquées sont aussi redevenues rapidement des églises ou des monastères. On a même rebaptisé la ville Osca, contre le Waspa musulman. La sachant libérée de nombreux chrétiens sont aussi venus des campagnes environnantes pour la réinvestir, en s’ajoutant aux populations chrétiennes mozarabes qui s’y trouvaient déjà.

Sur le site officiel de la ville de Huesca, l’historien Carlos Garcés Manau mentionne également, entre 1096 et 1097, l’exode de nombreux musulmans vers des terres plus propices à accueillir leur foi et il fait encore état d’une obligation faite alors aux juifs et musulmans désireux de demeurer sur place, de se tenir hors les murs de la cité. Son article mériterait sans doute d’être étayé par quelques références bibliographiques plus précises, mais il donne une idée du climat de cette Huesca reconquise (3). Il est important de comprendre que, durant des siècles, la cité s’était convertie en fleuron d’Al Andalous. Pour la Reconquista en Aragon, c’est donc tout sauf une prise anodine.

En 1106, au moment du baptême de Pierre Alphonse, 10 ans à peine se sont écoulés depuis cette re-christianisation « éclair ». Dans un tel contexte, il est permis de se demander à quel point cette conversion d’un notable juif savant, reconnu localement, exerçant peut être la profession de médecin et officiant comme rabbin, a pu avoir valeur d’enjeu politique dans cette partie de l’Aragon fraîchement christianisée. C’est une question que je n’ai pas vu aborder chez ses biographes mais qu’on peut se poser d’autant qu’à ce moment là de l’Histoire, Saragosse est encore dans l’escarcelle d’Al Andalous. Il faudra, en effet, attendre plus de 10 ans et l’année 1118 pour la voir retomber aux mains chrétiennes des souverains d’Aragon.


Remous dans la communauté & « dialogus »

Illustration du dialogue médiéval de Pierre Alphonse le converti contre Moïse, son moi passé : liber adversus Judeos (Ms. Grootseminarie 026/091).

La cérémonie baptismale consommée, on parle de remous dans la communauté juive locale, à la découverte de sa conversion. Qu’on s’en soit ému n’a rien d’étonnant, d’autant plus si l’on suppose que notre Moïse, nouvellement devenu Pierre, avait peut-être occupé d’importantes charges religieuses à Huesca. Dès lors, le sentiment d’avoir été floué ou trahi n’a dû en être que plus grand du côté de ceux qui avaient été longtemps ses paires.

Comme souvent alors, on a, entre autres raisons, chercher à condamner cette conversion par des arguments religieux (mépris ou incompréhension de la loi divine, etc…) mais aussi en pointant du doigt la nature intéressée de notre homme : il aurait visé quelques avantages économiques ou politiques, un regain de notoriété locale, voire de nouvelles entrées auprès des cours occidentales chrétiennes ? On pourrait y opposer qu’à 44 ans, Moïse n’avait plus grand chose à prouver et que son niveau de reconnaissance semblait déjà important. En tout état de cause, ce ne sont là que des spéculations. On sait seulement qu’au Moyen Âge (comme certainement de tout temps d’ailleurs), la situation d’un nouveau converti reste toujours délicate (quelles que soient les nouvelles croyances qu’il embrasse) ; elle demeure aussi, bien souvent, un véritable acte de déchirement pour soi, comme au regard des siens (4).

Quoiqu’il en soit, trois ans plus tard, en 1109, pour répondre à ses détracteurs, l’auteur médiéval écrira, en latin, un « Dialogue » connu sous divers noms : Liber adversus Judeos, Dialogus contra iudaeos ou encore Dialogus Petri et Moyzi judei, … En français, on le retrouve souvent sous le nom de Dialogue contre les juifs. L’écrivain y opposera Pierre (le nouvellement baptisé) à Moïse (l’homme qu’il avait été) dans un dialogue cherchant à établir les motifs de sa conversion au christianisme, d’un point de vue plus scientifique et rationnel, que purement mystique ou théologique. Pierre Alphonse y déroulera des arguments expliquant son renoncement à la religion juive, son hésitation à se convertir à la religion musulmane, et finalement son choix d’opter pour la religion chrétienne.

L’ouvrage est rédigé par et du point de vue d’un érudit de la religion juive. C’est assez nouveau et cette connaissance de l’intérieur lui donnera même, semble-t-il, de nombreux arguments futurs aux opposants du judaïsme (voir notes (4) et (5). La critique qui est adressée au Talmud est, elle aussi, assez inédite. Dans le monde médiéval chrétien d’alors, ce dernier texte reste assez méconnu. La connaissance qu’a Pierre Alphonse de l’Islam comme du Christianisme sera une autre nouveauté de ce dialogue qui adresse les trois monothéisme à la fois. D’ailleurs, l’ouvrage rencontrera un franc succès et sera d’une grande influence auprès des chrétiens d’alors (6). Du point de vue de sa propagation seule et sur le terrain de la codicologie, on en dénombre un peu moins de 80 manuscrits ayant traversé le temps. Pour un écrit du XIIe siècle, c’est un chiffre considérable, sachant en plus qu’on le retrouve dans les bibliothèques des plus grandes abbayes d’Europe, lieux culturels et religieux alors à fort rayonnement. Les éléments et arguments de l’ouvrage seront même repris dans les sermons et les prêches de certains ordres mendiants ou même encore dans des joutes publiques et les disputatio opposant chrétiens et juifs sur le terrain théologique.

Le départ d’Espagne de Pierre Alphonse

Le dialogue contre les juifs de Pierre Alphonse dans le Ms. Grootseminarie 026/091, manuscrit médiéval du XIIIe siècle.

Pour replonger dans les éléments biographiques qui nous sont parvenus au sujet de Pierre Alphonse, si les événements de sa vie avant sa conversion restent entourés d’une aura de mystère, il en va de même pour le reste de son parcours. Quelque temps après la date charnière de son baptême, les tensions rencontrées auprès de sa propre communauté ont, peut-être, pu expliquer son départ pour l’Angleterre. C’est en tout cas l’avis de l’historienne María Jesús Lacarra Ducay :

« A titre d’hypothèse, il est possible de relater son éloignement de la Péninsule espagnole, par un exil volontaire supposé dans le but de faire taire les réactions provoquées par sa conversion, dans la communauté juive. »

El Cuento Oriental, María Jesús Lacarra Ducay (opus cité).

Dans le même temps, notre auteur médiéval semble aussi animé d’une vraie volonté de transmettre les avancées des sciences arabes à ses contemporains. On retrouvera cette idée dans certains de ses ouvrages d’astronomie où il déplore que les découvertes d’Al Andalous ne soient pas suffisamment répandues. Cela a-t-il pu également le pousser de l’avant ? Difficile de l’affirmer mais on trouvera dans d’autres de ses ouvrages, dont notamment la « Disciplina clericalis » une volonté réelle de transmettre des savoirs à ses contemporains.

Maître d’astronomie en Angleterre

Par la suite, Pierre Alphonse s’est donc rendu en Angleterre. On peut même lire communément qu’il y est devenu médecin d’Henri 1er d’Angleterre (7). Contre de nombreux médiévistes ou articles web à la ronde, c’est une affirmation que María Jesús Lacarra Ducay juge possible mais non certaine. Dans son article du Dictionnaire biographique de la Real Académie d’Histoire espagnole, elle constate la présence d’un seul manuscrit de la Disciplina Clericalis conservé à Cambridge et qui désigne son auteur comme : « Pierre Alphonse, médecin d’Henri 1er, roi des anglais. » mais elle juge insuffisante cette seule mention pour l’établir avec certitude.

Il est beaucoup plus certain, en revanche que, durant son périple, il fut donné à Pierre Alphonse d’enseigner les sciences et notamment l’astronomie d’une manière novatrice, grâce à la connaissance qu’il possédait des sciences arables. Il faut se souvenir que ces dernières étaient alors bien plus avancées sur ces terrains que la science occidentale. A ce titre, on reprendra, avec notre universitaire espagnole, le témoignage d’un moine, prieur du monastère de Great Malvern dans le Worcestershire. L’homme s’est vu, en effet, enseigner par Pierre Alphonse comment mesurer une éclipse et ne tarit pas d’éloge à ce propos.

Un passage dans l’hexagone ?

Après ce périple, on suppose également un passage de notre savant par la France. Il laisse, en effet, un écrit « à l’attention de ses étudiants qui résident en france » dans un de ses ouvrages d’astronomie. Pour finir, on trouve ensuite la trace de quelques documents mentionnant un Pedro Alfonso de retour en Espagne (1121 Saragosse, 1142 Tudèle,….) mais il peut s’agir d’un homonyme. Là encore, l’historiographie nous montre des auteurs partagés sur cette question dont le médiéviste suisse André de Mandach. Ce dernier est même plutôt affirmatif sur ces questions et envisage assez bien que l’auteur médiéval ait pu décéder à Tudèle « à l’âge de 87 ans » (opus cité (7)).

L'enluminure de Pierre Alphonse dans un Disciplina clericalis du XVe siècle - manuscrit KBR 11043-44 de la Bibliothèque royale de Belgique.
Enluminure de Pierre Alphonse dans une Disciplina clericalis datée du XVe s

Quant au fait qu’on trouve encore souvent mentionne que Pierre Alphonse ait pu également exercer ses talents de physicien et de médecin auprès d’Alphonse 1er d’Aragon, là encore la biographe espagnole avance que la mention n’apparaît qu’au XVe siècle, soit bien trop longtemps après la disparition de Pierre Alphonse pour qu’on puisse s’y fier totalement. C’est l’avis de María Jesús Lacarra Ducay et John V. Tolan, autre historien et biographe de renom de Pierre Alphonse, la suit sur ses mêmes réserves (8).

Dans le même temps, sans nier le rôle culturel et scientifique de Pierre Alphonse, la médiéviste espagnole ne prête pas non plus à notre juif andalous converti une maîtrise particulièrement exceptionnelle des sciences arabes médiévales, en matière d’astronomie et d’arithmétique. En comparaison des connaissances alors atteintes à Al Andalous, elle l’estime notre écrivain du Moyen Âge central d’un niveau scientifique acceptable plus que brillant, même si elle admet que ce niveau fut tout de même suffisant pour avoir permis à Pierre Alphonse de jouer un rôle dans la propagation des savoirs d’Al Andalous vers le monde chrétien médiéval :

« Sans être, peut-être, un scientifique de haute stature, ses séjours en Angleterre et en France auront permis de divulguer les doctrines des arabes dans des matières comme les mathématiques, l’Astronomie et la médecine. »

María Jesús Lacarra Ducay, Diccionario Biográfico electrónico (opus cité).

L’œuvre de Pierre Alphonse et son influence

En prologue de cette partie, il nous suffit d’ouvrir sur la première phrase du portrait de Pierre Alphonse, rédigé par John Tolan dans le Dictionary of Literary Biography pour prendre la mesure de l’influence de l’auteur médiéval sur son siècle et les suivants :

« Petrus Alfonsi est un des acteurs clef de la transmission et de l’assimilation par l’Europe latine des textes et idées scientifiques, littéraires et religieux du monde arabe, dans les débuts du XIIe siècle . Son impact est attesté par la survivance d’approximativement 160 manuscrits de ses travaux, par l’usage fréquent qu’en ont fait des auteurs clefs du XIIe au XVIe siècle, et par leur large diffusion à travers les premières éditions imprimées. »

Petrus Alfonsi, Dictionary of Literary Biography, John Tolan, (op cité (9))

Pour rentrer un peu plus dans le détail de cette œuvre, nous avons déjà mentionné abondamment le Dialogus de Pierre Alphonse. Inutile donc d’y revenir ici. L’ouvrage est entré dans la postérité dans un Moyen Âge occidental chrétien friand d’arguments à opposer aux autres monothéismes. Pourtant, il est un deuxième ouvrage de notre auteur espagnol qui nous intéresse d’autant plus qu’il touche à une forme originale et populaire de la littérature médiévale : le genre du conte.

La Disciplina Clericalis
ou le Castoiement d’un père à son fils

Comme le Dialogus contre Judeos, mais dans un tout autre style, ce deuxième ouvrage de Pierre Alphonse va connaître, lui aussi, un large succès dans le monde médiéval, et même bien au delà des frontières espagnoles et du temps. On le connait cet écrit sous le titre latin de Disciplina clericalis (l’enseignement des clercs ou des étudiants).

Contenu, sources et inspirations

La Castoiement d'un père à son fils, dans le  manuscrit médiéval MS français 12581 de la BnF
Le castoiement d’un père à son fils – ms Français 12581 de la BnF.

L’ouvrage se compose d’un peu moins d’une quarantaine de contes, qui montrent bien la volonté de l’auteur de transmettre ses leçons d’une manière accessible à ses lecteurs ou disciples. Concernant leurs sources d’inspiration, elle sont multiples, mais les contes orientaux et tradition arabe y occupent une place majeure.

Dans la forme, le Talmud et la tradition juive (conte du maître et du disciple contre la forme dialectique du conteur piégé des milles-et-une-nuits) ont sans doute influencé Pierre Alphonse. Fables, récits ou dictons philosophiques ont encore inspiré l’auteur et Pierre Alphonse annonce la couleur dès son introduction. On trouvera dans sa Disciplina Clericalis un « patchwork » de sagesse à portée de tous et au service de son propos :

« Mais s’il (l’humaine créature) vit en parfaicte congnoissance de saincte doctrine , adonc a-il accompli ce pour quoy il est fais . Après j’ay regardé que la fraile complexion de l’omme de pou vuelt estre instruite , affin que ennuy de moult de choses ne le destourbe. Et pour ce que la complexion de l’omme est rude et dure , elle doit estre adouchie et amoliée en aucune maniere , affin qu’elle retiengne plus legierement , et pour ce qu’elle est oublieuse ,elle a mestier de moult de choses qui le ramainent à memoire ce qu’elle a oublié. Pour toutes ces choses ay-je compilé ce livre en partie des proverbes de philosophie et de leurs chastoiemens,et des fables,et de vers, en partie de semblance de bestes et d’oyseaux ; mais j’ay regardé que se j’escrips plus que mestier ne soit,que ce ne soit plus grant grevance que solas à cellui qui le lira,ou à ceulx qui l’orront, et cause de desaprendre. Mais les sages se recorderont de ce qu’ilz ont oublié parce que yci est contenu. »

La discipline de Clergie Traduction de l’ouvrage de Pierre Alphonsi
(daté du Moyen Âge tardif) – Société des Bibliophiles Français (1824)

Sur les sources de certains de ces contes orientaux qui circulaient dans les ouvrages arabes ou dans le culture orale d’Al Andalous, on en reconnaîtra dont les racines remontent jusqu’aux Indes et même au bouddhisme des origines. Repris et adaptés par les arabes, ces histoires voyagèrent jusqu’à l’Andalousie du haut Moyen Âge et du Moyen Âge central pour tomber dans l’escarcelle de Pierre Alphonse qui eut la bonne idée de les compiler tout en y mettant sa plume.

Datation des deux versions de la Disciplina Clericalis

On ne parvient pas à dater précisément cet ouvrage. Il est probable qu’il ait été écrit d’abord en arabe par son auteur, puis qu’il l’ait traduit ultérieurement en latin, avec quelque assistance et peut-être après son baptême. En Français médiéval, l’ouvrage est connu sous plusieurs formes :

  • Les plus précoces sont des formes versifiées en vieux français. Elles sont adaptées librement de la prose latine de Pierre Alphonse. Les premiers manuscrits où on les trouve datent des débuts du XIIIe siècle. En réalité, on leur connaît diverses adaptations et au moins deux versions de mains différentes, qu’on a souvent réunies sous le titre du Castoiement d’un père à son fils ou Chastoiement d’un père à son fils. Précisons que dans les deux cas, « Castoiement » ou « Chastoiement » doit être compris comme enseignement, « leçons morales d’un père à son fils » et n’a rien à voir avec la notion de « châtier », « châtiment » qu’on pourrait être tenté d’y voir sous l’influence du français actuel.

    On connait deux grandes versions de cette première famille versifiée. Pour en donner la mesure, leurs différences sont si grandes qu’une équipe d’universitaires, philologues et médiévistes de l’Université de Genève attachée à l’étude de cet ouvrage de Pierre Alphonse, a décidé de désigner l’une d’entre elles sous l’appellation Les Fables de Pierre Aufons, tout en conservant à l’autre le titre habituel de Castoiement d’un père à son fils (10).
  • Une autre forme de la Disciplina Clericalis, apparaîtra un peu plus tardivement. En prose et en moyen français, elle est plus proche de la version originale de Pierre Alphonse que les précédentes. Elle émerge au Moyen Âge tardif (vraisemblablement vers là fin du XIVe siècle) et conserve le titre original de son auteur : Disciplina Clericalis, qu’on peut encore trouver franciser comme « La discipline de clergie« .

Succès de la Disciplina Clericalis de Pierre Alphonse

Enluminure et page du castoiement d'un père à son fils dans le manuscrit médiéval Ms 726 de la BnF
Enluminure de Pierre Alphonse dans Le castoiement d’un père…, ms 726, BnF.

Tant sur la forme que sur le fond, cet ouvrage de Pierre Alphonse connut un succès retentissant à partir de ses premières traductions et dans les siècles suivants. 76 manuscrits présents dans toute l’Europe sont encore là pour en témoigner. Sa popularité déborde les frontières françaises et on le retrouvera traduits également en castillan, en anglais, en italien, en hébreu sous des formes diversement adaptées. Dans la courant du XIIIe siècle, les orientaux connurent eux-aussi plusieurs versions de cet ouvrage de Pierre Alphonse. Il semble donc avoir connu un succès de ce côté aussi.

Ces « exempla » rédigés en latin et qui viennent illustrer de petites leçons de sagesse ou de conduite morale vont même se trouver fort appréciés des prêcheurs catholiques qui peuvent les inclure dans leurs sermons. Du point de vue de l’influence littéraire de la Disciplina Clericalis, dans les siècles suivants, on retrouvera encore des résonnances de certains contes de la Disciplina Clericalis de Pierre Alphonse dans les « exemples » du Comte Lucanor de Don Juan Manuel, dans certains fabliaux du sol français, dans le Décaméron de Jean Boccage, chez Shakespeare, dans la littérature des Exemples mais encore, plus tardivement, dans le Don Quichotte de Cervantes ou même encore chez Molière.

Le reste de son œuvre

En dehors de cet ouvrage majeur, on doit encore à Pierre Alphonse quelques écrits de moindre importance et qui, en tout cas n’ont pas connu le même retentissement, ni la même postérité que le précédent : un porte sur les tables astronomiques (Prologus in tabulas astronomicas). Il y a aussi cette lettre d’étude sur l’astronomie à destination des étudiants vivants en France (Epistula de studio artium liberalium praecipue astronomiae ad peripateticos aliosque philosophicos ubique per Franciam ). Enfin, on peu citer un autre traité d’astronomie titré De Dracone.

Voilà pour cette biographie et ce portrait de Pierre Alphonse qui nous a demandé de longues recherches, en plusieurs langues, auprès de médiévistes et spécialistes en littérature médiévale d’Europe mais aussi du continent américain. Nous espérons que vous aurez apprécié cet article. Si vous êtes arrivé au bout, vous mesurez sans doute un peu mieux l’importance de cet auteur et la place que nous nous devions de lui faire sur notre petite encyclopédie médiévale en ligne. Sa connaissance des trois cultures monothéistes, mais aussi sa maîtrise des langues et son niveau d’instruction ont fait de ce personnage médiéval à l’itinéraire peu commun, un véritable trait d’union entre le monde littéraire et scientifique oriental d’Al Andalous et le monde chrétien occidental des débuts du Moyen Âge central.

En ce qui nous concerne, et pour nous fixer quelques priorités, nous devons confesser que la Disciplina Clericalis de Petrus Alfonsi motive un peu plus notre intérêt, pour l’instant, que son Dialogus. Aussi, soyez sûr que nous ne manquerons pas de partager bientôt, ici, certains de ces contes à succès qui ont contribué à l’introduction de récits fictionnels et moraux orientaux dans la littérature occidentale du Moyen Âge.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


Notes

(1) En ce qui concerne les contributions de María Jesús Lacarra Ducay sur l’oeuvre et le biographie de Pierre Alphonse, nous nous sommes particulièrement penché sur son petit ouvrage « El Cuento Oriental en Aragón » paru aux éditions CAI en 2000, ainsi que un de ses articles encyclopédiques dans le très solide Dictionnaire Biographique Electronique de l’Académie Royale d’Histoire Espagnole (ie : El Diccionario Biográfico electrónico de la Real Academia de la Historia).

(2) A propos du « portrait » légendé Petrus Alfonsus sur cette page du Liber Chronicarum et que l’on retrouve, d’ailleurs un peu partout sur le web : datant du XVe siècle, il est bien évidemment éloigné de la réalité et ne correspond pas à grand chose (on s’en doutait). En revanche, chose plus cocasse pour qui s’est penché de près sur cette volumineuse chronique imprimée du Moyen Âge tardif, cette image est d’autant plus éloignée de Pierre Alphonse qu’il s’agit d’une illustration qu’on retrouve à de nombreuses reprises dans cet incunable du Moyen Âge tardif. Elle a même, semble-t-il, permis de boucher quelques trous et on lui a fait jouer plusieurs rôles. Dans les premières pages de cette chronique on la trouve ainsi à l’identique libellée « Jupiter » mais nous l’avons croisée encore à d’autres reprises, affublée de légendes variées, en feuilletant l’ouvrage.

(3) Nous ne faisons que soulever la question mais comme point de départ, voir l’article de Carlos Garcés Manau sur le site officiel de Huesca.

(4) Voir Hommes de passage. L’élément juif dans les textes polémiques et les constructions identitaires hispaniques (XIIe-XIVe Siècles), Matthias Tischler Passages, Actes du colloque de Bordeaux, Presses universitaires du Midi (2013).

(5). les plus anglophones d’entre vous pourront se reporter au podcast suivant pour trouver quelques pistes intéressantes au sujet de ces « disputacio » initiées par Pierre Alphonse et quelques autres. On y trouve notamment des hypothèses formulées par le jeune historien canadien Dan Attrell sur la façon dont elles ont pu alimenter des antagonismes d’un nouveau genre : Uncovering the Latin Polemical Tradition & Petrus Alphonsi with Dan Attrell. On retrouvera ce constat de l’influence du Dialogue de Pierre Alphonse sur un nouvel antijudaïsme (entretenu par la suite par d’autres auteurs médiévaux) chez d’autres médiévistes ou spécialistes de littérature médiévale.

(6) Pour l’historien et médiéviste franco-Américain John Victor Tolan notamment, les attaques adressées par Pierre Alphonse au Talmud comme au Coran, sur le terrain doctrinal, et son insistance sur la nature irrationnelle de ces deux fois rivales représenteront même « un tournant dans la vision chrétienne de l’Islam et du Judaïsme dans l’Europe médiévale« . Le zèle de Pierre Alphonse après sa conversion a donc changé la face du débat entre les 3 monothéismes, en l’alimentant d’un point de vue différent, mais le terrain était particulièrement sensible au Moyen Âge . Si ces aspects vous intéressent nous vous recommandons également la lecture suivant de J V Tolan . Ils y sont particulièrement développés : Petrus Alfonsi, John Tolan, Dictionary of Literary Biography, vol. 337 (2008),

(7) Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, Volume 6, André de Mandach, Publications Romanes et Françaises, 1993. Ce dernier date même l’arrivée de Pierre Alphonse en Angleterre autour de 1110.

(8) Petrus Alfonsi, John Tolan, Dictionary of Literary Biography, vol. 337 (2008),

(9) « Petrus Alfonsi is one of the key actors in the transmission and assimilation of Arabic scientifi, literary and religious texts and ideas to Latin Europe in the early twelfth century. His impact is attested in the survival of roughly 160 manuscripts of his works, in the frequent use made of them by key authors from the twelfth century to the sixteenth, and in their wide diffusion through early printed editions. ». Petrus Alfonsi, John Tolan, Dictionary of Literary Biography (op cité)

(10) Voir Les traductions françaises en vers de la disciplina clericalis sur le site du département des langues françaises et latines du Moyen Âge de l’université de Genève

Le comte Lucanor de Don Juan Manuel : contenu, détail, sources et une lecture audio

armoirie_castille_europe_medievale_espagne_moyen-ageSujet  : auteur médiéval, conte moral, morale politique,  Espagne Médiévale, fable médiévale, littérature médiévale, lecture audio,
Période  : Moyen-âge central ( XIVe siècle)
Auteur  :  Don Juan Manuel (1282-1348)
Ouvrage  :  Le comte  Lucanor, traduit par  Adolphe-Louis de Puibusque (1854)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous avons le plaisir de revenir, aujourd’hui, sur  Don Juan Manuel de Castille et de León, prince de Villena, duc de Peñafiel et d’Escalona, grand chevalier et seigneur de l’Espagne médiévale des XIIIe et XIVe siècles.

Cette fois-ci, c’est à travers l’étude concrète d’un des plus célèbres de ses écrits  que nous approcherons cette noble figure du moyen-âge européen. En plus de son épopée digne de plus belles fictions, contre le souverain  Alphonse XI,  qui se conclut, longtemps après, par leur alliance, contre l’envahisseur sarrasin, Don Juan Manuel a laissé à la postérité un ouvrage qui compte pour beaucoup dans la littérature médiévale espagnole  :   Le Comte Lucanor.

Le comte Lucanor :
contenu, sources et inspirations

D’un style épuré et très accessible, l’ouvrage présente une cinquantaine de  « ejemplos » (exemples) qui sont, en fait, des contes assez courts, tous construits sur le même modèle : pris de doutes, le comte Lucanor (personnage fictionnel) interroge son conseiller du nom de Patronio sur un point  particulier : stratégie militaire, politique, économique ou simplement code de morale et de conduite. L’homme lui répond de manière avisée et son intervention donne lieu à l’approbation du noble qui, à son tour, fait quelques vers pour résumer l’enseignement et en tirer une morale.

Manuscrits anciens

comte-lucanor_manuscrit-ancien_don-juan-manuel_litterature_Espagne-medievale_moyen-age_sLe premier manuscrit du Comte Lucanor fut redécouvert à la fin du XVIe siècle, au couvent des frères prêcheurs de Saint-Paul de  Pañafiel, par l’écrivain et historien Gonzalo Argote de Molina  qui le fit imprimer et redécouvrir aux lecteurs espagnols d’alors. Dans le courant du XIVe, le manuscrit original avait été légué aux dominicains du monastère de l’endroit (détruit depuis) que Don Juan Manuel avait lui-même fondé.

Du point de vue des sources, il ne demeure que trois copies du Comte Lucanor, toutes partielles, conservées à Madrid. Par la grâce des nouvelles technologies et le travail de la Bibliothèque Nationale d’Espagne, on peut, de nos jours, consulter deux de ces manuscrits anciens en ligne :  le MSS 6376 daté des XIVe, XVIe siècles (photo ci-dessus) et le MSS 18415 daté du XVIe (photo plus bas dans l’article)

Aux origines du Comte Lucanor

Concernant les sources d’inspiration de l’ouvrage, elles sont d’origines assez diverses même si on lui reconnaît, en général, certaines influences orientales ou indiennes. Certains de ces contes puisent également dans des anecdotes inspirées directement de l’Histoire médiévale pré-contemporaine de l’auteur et notamment de l’Estoria de España, engagée sous le règne d’Alphonse X et à son initiative.

Les métaphores employées dans ces « exemples » peuvent être occasionnellement animalières et versées du côté de la fable.  L’inspiration vient alors d’Esope ou de Phèdre, mais elle ne se conforme pas toujours à la narration ou aux morales des auteurs originels. C’est d’ailleurs le cas du conte du jour ; comme dans une fable d’Esope (reprise également par La Fontaine), il met en scène un Coq perché sur un arbre et un renard désireux de lui régler son compte,  mais lors que le coq du fabuliste grec s’en tirait par une ruse, en invoquant la venue de chiens imaginaires à son secours, le volatile de basse-cour connaîtra un sort moins enviable, sous la plume du noble espagnol.

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Enfin, toujours au titre des inspirations ayant présidé à la rédaction du Comte Lucanor, pour qui s’est un peu penché sur la vie mouvementée de Don Juan Manuel, on ne peut évidemment s’empêcher de faire des ponts entre les préoccupations réelles de gouvernance de ce dernier ou encore la convoitise ou les menaces réelles représentées par ses voisins, et celles qui sont exprimées dans ce livre. A ce sujet et pour en posséder quelques clés, nous vous invitons à redécouvrir l’article biographique que nous avions fait sur l’auteur  :  Don Juan Manuel, portrait d’un noble seigneur dans l’Espagne déchirée du XIVe siècle .

Lecture audio & retranscription de l’exemple XII

Pour avancer plus concrètement dans la découverte de cet ouvrage médiéval, nous vous proposons de découvrir de deux façons et à votre préférence,  l’exemple XII, De ce qui advint à un renard avec un coq  : la première est une lecture audio réalisée par nos soins, la seconde  est une recopie littérale de la version traduite du Comte Lucanor par Aldophe-Louis Puibusque (1801-1863) en 1854.

Lecture audio : le comte Lucanor, exemple XII. du coq et du renard

Exemple XII
De ce qui advint à un renard avec un coq

L_lettrine_moyen_age_passion_citatione comte Lucanor s’entretenait un jour avec son conseiller : « Patronio, lui dit-il, vous connaissez l’Etat que j’ai reçu du Ciel ; quoique vaste, il n’est pas d’un seul tenant ; j’ai des villes très-fortes, d’autres qui le sont moins, et il en est plusieurs où je croirais n’avoir rien à redouter de personne si elles n’étaient pas trop éloignées les unes des autres ; or, quand j’ai maille à partir avec les seigneurs mes vassaux ou avec mes voisins, ceux qui se disent mes amis ou qui veulent passer pour mes conseillers me font grand peur de cet isolement. A leur avis, je ne dois ni m’écarter du centre de mon domaine, ni sortir des meilleures forteresses ; comme votre loyauté ne m’est pas moins connue que votre expérience en pareille matière, veuillez m’indiquer, je vous prie, la conduite que je dois tenir le cas échéant.

– Seigneur comte, répondit Patronio, on l’a souvent dit, et je le répète aujourd’hui avec une conviction profonde, rien n’est plus dangereux que de donner des conseils dans les affaires graves et douteuses. Pour bien conseiller, il faudrait être certain du résultat ; et que de fois l’événement ne trompe-t-il pas notre calcul ! Ce qu’on avait jugé mauvais produit du bien, ce que l’on croyait bon produit du mal ; en outre, l’homme loyal et sincère a plus à perdre qu’à gagner en conseillant de son mieux : si, en effet, le conseil qu’il donne à d’heureuses suites, son unique récompense est d’avoir fait son devoir ; tandis que si la chance vient à tourner, on fait retomber sur lui tout le tort de la déconvenue : croyez donc que je m’abstiendrais volontiers en cette circonstance, car j’entrevois plus d’un doute et d’un danger ; mais votre prière est un ordre pour moi, et il ne me reste qu’à vous demander la permission de vous conter, avant tout, ce qui advint au coq avec le renard.

– Volontiers, dit le comte Lucanor; et Patronio poursuivit ainsi :

– Seigneur comte, un laboureur qui habitait une montagne élevait des poules et des coqs ; un jour il arriva qu’un de ces coqs s’éloigna du logis et se mit à trotter vers la plaine. Un renard l’ayant aperçu, se glissa en tapinois pour le saisir : le coq n’eut que le temps de sauter sur un arbre isolé ; le renard, d’abord confus d’avoir manqué son coup, réfléchit au moyen qu’il pourrait employer pour déloger le coq de son refuge et en faire sa proie. Il commença par le saluer amicalement, lui adressa de douces paroles, et le pria avec insistance de continuer sa promenade, lui jurant qu’il n’avait rien à craindre. Le coq refusa net ; alors le renard, changeant de ton, passa de la flatterie à la menace : « puisque tu te méfies de moi, s’écria-t-il, je saurai bien t’approcher de gré ou de force. » Le coq, qui se sentait en sûreté, se moqua de sa colère ; le renard, après avoir tenté de l’intimider par ses discours, se mit à ronger l’arbre avec ses dents et à le frapper avec sa queue ; le coq aurait dû en rire, il s’effraya, prit son vol, et alla, non sans peine, se percher sur un autre arbre. Le renard voyant son trouble ne lui laissa pas le temps de se remettre, il le poursuivit à outrance, et l’ayant ainsi débusqué d’arbre en arbre, il parvint à l’éloigner de la montagne, l’attrapa et le mangea.

Et vous, Seigneur comte Lucanor, dont la condition est de subir tant d’épreuves, évitez avec un égal soin de prendre l’alarme au premier signal d’un danger imaginaire, et de ne pas tenir assez de compte d’un danger réel. Quoiqu’il arrive, n’abandonnez pas plus la défense de vos petites villes que celle de vos grandes ; il serait insensé d’admettre qu’un homme tel que vous, avec des troupes et des vivres, ne peut tenir que derrière les murailles les plus épaisses. Si jamais, entraîné par de fausse alarmes, vous désertiez une de vos places, soyez certain qu’on vous chasserait ainsi de ville en ville, et qu’il n’y aurait plus aucun rempart asse solide pour vous, car plus vos gens se décourageraient à votre exemple, plus vos ennemis deviendraient audacieux, ils ne poseraient les armes qu’après vous avoir tout enlevé ; si, au contraire, inébranlable dès le commencement, vous tenez ferme partout, comme le coq sur le premier arbre, ou plutôt comme l’assiégé qu’on cherche à épouvanter, soit par des tranchées, soit par des échelles ou tout autre machine, vous ne courrez aucun péril sérieux. Après tout, il n’y a que deux manières de prendre les places, en escaladant les remparts ou en les renversant. Dans le premier cas, les échelles n’atteignant pas les glacis, il est clair qu’on peut les repousser si on le veut bien ; dans le second cas, il faut beaucoup de temps pour faire brèche, et la résistance est plus facile que l’attaque ; donc, quand des villes tombent au pouvoir de l’ennemi, c’est toujours parce que les assiégés ont été vaincus par quelque besoin, ou parce qu’ils se sont manqué à eux-mêmes en s’effrayant sans motif. Petit ou grand, puissant ou faible, on doit ne rien entreprendre qu’après mûre réflexion, mais ne pas reculer d’un seul pas quand on s’est porté en avant ; il est moins périlleux de regarder le danger en face que de lui tourner le dos, et la preuve, c’est que dans une déroute, il meurt plus de fuyards que de combattants : voyez ce qui se passe entre un petit chien et un gros ; si le petit ne bouge pas et montre les dents, il parvient souvent à contenir son adversaire, mais s’il fuit, c’en est fait de lui, il est étranglé, et il n’échapperait point lors même qu’il serait plus grand et plus fort. « 

Le comte Lucanor goûta beaucoup ce conseil, il le suivit et s’en trouva bien. Don Juan estimant aussi que la leçon était bonne à retenir, la fit écrire dans ce livre, et composa deux vers qui disent ceci :

« TIENS FERME  ET    DEFENDS-TOI COMME UN HOMME DE COEUR,
LE DANGER LE PLUS GRAND EST CELUI DE LA PEUR. »

Tiré de  Le comte  Lucanor, traduit de l’Espagnol ancien
par  Adolphe-Louis de Puibusque (1854)


NB : je fais ici un petit erratum par rapport à la lecture audio. En plus de la version originale de A. Puibusque réédité chez Forgotten Books, il existe  une autre traduction française de cet ouvrage sortie chez Aubier Domaine Hispanique en 1998 et rééditée en 2014:  Le livre du comte Lucanor / Don Juan Manuel ; présenté et traduit du castillan médiéval par Michel Garcia.

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
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Une armée de sujets pour le monarque juste : sagesse persane et morale politique chez Saadi

saadi_mocharrafoddin_sagesse_persane_moyen-age_XIIIe_siecleSujet  : citations médiévales, sagesse persane, poésie morale, conte moral, miséricorde, justice, devoir politique
Période  : moyen-âge central, XIIIe siècle
Auteur :   Mocharrafoddin Saadi (1210-1291)
Ouvrage  : Gulistan, le jardin des roses,  traduit par Charles Defrémery (1838)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle incursion dans la Perse du XIIIe siècle avec une leçon de morale politique du poète Saadi. Une fois encore, il y est question de tenue dans l’exercice du pouvoir. Comme dans un nombre important de ses contes, l’auteur médiéval insiste encore ici sur le fait que la sagesse et le discernement doivent primer chez l’homme d’Etat sur tout autre diktat, un peu comme si la loi religieuse demeurait sans fond si elle ne reposait d’abord sur des qualités humaines et de bon sens « intrinsèques », En d’autres termes, pour faire un bon roi, il faut d’abord un homme bon, juste et censé. Il faut aussi qu’il soit entouré de  conseillés courageux et droits, prêts au besoin à essuyer les foudres du souverain pour s’acquitter du prix de la vérité.

Si la philosophie qui sous-tend les petits contes du voyageur, homme politique, diplomate et conteur du moyen-âge n’est pas la même que la morale chrétienne qui est alors à l’oeuvre dans l’Occident médiéval, son Jardin des Roses ne cesse pourtant d’évoquer, par certains aspects, ces Miroirs des princes que l’on retrouvait à la même époque en Europe. Ici comme ailleurs et par delà le temps, dans l’ombre du pouvoir, l’abus n’est jamais loin et il s’en faut toujours de peu que le détenteur du destin des hommes ne soit tenté de se changer en le pire des prédateurs. Qui pense-t-il servir vraiment ? La question de fond finit toujours par être posée en ces termes et sur ce point, de l’Iran médiéval aux terres occidentales, nombre d’auteurs s’accorde pour le lui rappeler : aucun souverain ne peut gouverner indéfiniment et impunément sans son peuple et encore moins contre.

Miséricorde dans l’exercice du pouvoir

Le roi demanda: « Quel est le moyen de rassembler l’armée et les sujets? »  Le vizir répondit : « il faut au roi de la justice afin qu’on se rallie autour de lui, et de la miséricorde afin qu’on s’assoie tranquille à l’ombre de sa puissance. Or, tu n’as ni l’une ni l’autre de ces deux qualités. »

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Distique :  Celui qui a pour habitude la violence n’exerce pas la souveraineté; car les fonctions de berger ne seront pas remplies par le loup. Un souverain qui jette les fondements de l’oppression, arrache la base du mur de sa puissance. 

Le conseil de ce vizir sage et dévoué ne se trouva pas conforme au caractère du roi. il le fit charger de liens et l’envoya en prison. Il ne s’était pas écoulé beaucoup de temps, lorsque les cousins germains du sultan se levèrent contre lui, équipèrent une armée pour le combattre et réclamèrent le royaume de leur père. Les gens qui avaient été réduits aux dernières extrémités par la main de son oppression et s’étaient dispersés, se rallièrent auprès d’eux, et les fortifièrent, si bien que le royaume sortit de sa puissance, et fut affermi dans la leur.

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Distique  ; Un roi se permet-il l’injustice envers ses sujets, son ami même, au jour de la détresse, devient un ennemi pressant. Fais la paix avec tes sujets et  demeure sans aucune inquiétude d’avoir la guerre avec un ennemi; car les sujets sont une armée pour le monarque juste.

Une belle journée à tous.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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jeune impétueux, vieux sage, un conte de Saadi et quelques réflexions comparées sur la vieillesse dans la littérature médiévale

gullistan_sagesse_medievale_persane_saadi_jardin_rose_moyen-age_centralSujet : contes moraux, sagesse, poésie morale, poésie persane, citation médiévale. conte persan, patience. jeunesse,
Période : moyen-âge central à tardif.
Auteur : Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291),
Ouvrage : Gulistan, le jardin des roses.

Bonjour à tous,

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour aujourd’hui, voici un nouveau conte persan de Mocharrafoddin Saadi. Il est extrait d’un chapitre du Gulistan, qui touche aux choses de la jeunesse et de l’âge.

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Un jour, dans l’orgueil de la jeunesse, j’avais marché vite et la nuit venue, j’étais resté épuisé au pied d’un montagne. Un faible vieillard arriva à la suite de la caravane et me dit :

– Pourquoi dors-tu ? Lève-toi, ce n’est pas le lieu de sommeiller »

Je répondis :

– Comment marcherais-je puisque je n’en ai pas la force ? »


– N’as-tu pas appris, repartit-il, que l’on a dit :  » Marcher et s’asseoir valent mieux que courir et être rompu. »

Vers : O toi qui désire un gîte, ne te hâte pas, suis mon conseil et apprends la patience : le cheval arabe parcourt deux fois avec promptitude la longueur de la carrière, le chameau marche doucement nuit et jour. »

Mocharrafoddin Saadi (1210-1291), Gulistan, le jardin des roses.

Dans la littérature médiévale occidentale, la vieillesse a bien souvent deux visages. D’un côté, on retrouvera cette figure de l’ancien expérimenté, le sage, l’ermite, le conseiller, quelquefois encore, le vieux chevalier aguerri qui éduque le jeune. De l’autre, plus fréquent, on trouvera l’ancien fatigué que l’oisiveté autant que la faiblesse ou le manque de moyens peut même miner. Il déplorera alors sa jeunesse perdue, on l’a vu avec Michault Taillevent dans son passe-temps, mais on le retrouve aussi chez Eustache Deschamps et d’autres auteurs médiévaux. On pourra pour en citer un autre exemple se souvenir encore ici des regrets deco_medievale_enluminures_trouvere_de la belle heaulmière de François Villon.

Dans un autre registre, viennent s’ajouter encore des images plus moqueuses et plus satiriques. On trouvera ainsi le vieux pingre, ou encore le vieillard argenté et lubrique qui cherche à marier une jeune fille ou à s’en attirer les faveurs.

Dans une certaine mesure, ces deux visages-là seront présents dans les contes de Saadi sur la jeunesse et sur la vieillesse. L’âge n’y est pas toujours synonyme de sagesse et la figure de l’ancien oscille, chez lui aussi, entre les deux extrêmes, expérience et raison d’un côté et « travers » de l’autre : avarice, pingrerie, vantardise, lubricité, etc… Sur ce dernier aspect, le poète persan mettra même les vers suivants dans la bouche d’une jeune fille pressée par un prétendant bien plus âgé qu’elle : « Si une flèche se  fixe dans le côté d’une jeune fille, cela vaut mieux pour elle que la cohabitation d’un vieillard ». 

Dans une autre historiette, qui rejoindra la précédente sur le fond moral, on retrouvera, cette fois l’image d’un vieillard auquel on demandera pourquoi il ne prend pas de jeune épouse et qui s’en défendra justement : « Moi qui suis vieux je n’ai aucune inclination pour les vieilles femmes, comment donc la femme qui sera jeune pourra-t-elle éprouver de l’amitié pour moi qui suis vieux? ».  Comme celui du conte du jour, cet autre là portait en lui, à l’évidence, quelques graines de sagesse et parlait, à tous le moins d’expérience.

Pour le reste et encore une fois, pour Saadi comme pour les auteurs médiévaux de l’Europe chrétienne, la sagesse n’est pas une qualité intrinsèque et systématique provenant de l’âge. Pardonnez-moi, mais je n’y resiste pas, finalement, il semble bien que tous auraient pu chanter en choeur et d’égale manière avec Brassens que « le temps n’y fait rien à l’affaire« . 

deco_medievale_enluminures_trouvere_Pour en revenir au moyen-âge occidental, au positif ou au négatif, au masculin comme au féminin, la vieillesse n’est, en général, pas une figure centrale de la littérature médiévale et encore moins des romans chevaleresques. Ces derniers restent basés sur des valeurs mettant en scène plutôt la jeunesse, dans l’action, comme dans l’apprentissage ou l’initiation.

Le mythe moderne du héros en a-t-il hérité ? Sans doute dans de grandes proportions, même s’il est possible qu’avec les glissements de la pyramide des âges et l’allongement de la durée de vie, la fourchette d’âge qui le définit se soit tout de même un peu élargie. Jusqu’à récemment, le cinéma américain, pour ne parler que de lui, nous a d’ailleurs gratifié de quelques productions mettant en scène ses acteurs favoris devenus largement seniors (Sylvester Stallone, Morgan Freeman, Arnold Schwarzenegger, etc…), dans des rôles encore très orientés sur l’action.

En vous souhaitant une belle journée !

Fred
Pour moyenagepassion.com
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Sur ce sujet, on trouvera quelques compléments utiles dans les sources suivantes :

Sagesse ou folie ? Etre vieux dans la littérature médiévalepar Bernard Ribémont

Le crocus contre les EHPAD, ou comment être vieux au Moyen Âge, par Florian Besson

L’image de l’âge, traités et poèmes des Âges de l’homme, par Denis Hüe