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Les Grandes Dames de la Guerre de Cent ans (6): Isabelle de France, la Conquérante

Sujet : guerre de cent ans, monde médiéval, pouvoir féminin, nouveautés littéraires, portraits de femmes, chroniques.
Période : XVe siècle, Moyen Âge tardif
Portrait : Isabelle de France (1295-1358)
Auteur : Xavier Leloup
Ouvrage : Les Grandes Dames de la Guerre de Cent Ans, Editions la Ravinière (2022)


Préambule

Bonjour à tous,

n mars 2021, nous engagions avec Xavier Leloup, auteur de la saga historique Les trois pouvoirs, une série intitulée Les Grandes Dames de la Guerre de Cent ans. Dans le cours de cette même année, cette collaboration donna lieu à cinq chroniques sur le pouvoir médiéval au féminin ; leur succès fut alors immédiat auprès de nos lecteurs, mais aussi sur les réseaux sociaux sur lesquels elles furent partagées.

Depuis lors, moins de deux ans se sont écoulés et, pourtant, que de chemin parcouru ! D’auteur de romans historiques, Xavier Leloup est devenu éditeur. Fin 2021, il a ainsi créé La Ravinière, une maison spécialisée dans l’édition d’ouvrages et de fictions historiques avec le Moyen Âge comme période de prédilection. Nous l’avions d’ailleurs reçu en entretien pour qu’il nous parle de cette nouvelle aventure. Quelque temps plus tard, en juin 2022, il nous annonçait la sortie de deux nouveaux ouvrages : la réédition (qui serait bientôt saluée par la presse) d’une célèbre fiction médiévale : le Quentin Duward de Sir Walter Scott. Mais encore une nouveau livre signé de sa main et qui ne pouvait nous faire plus plaisir ; ce dernier ouvrage portait, en effet, le nom du cycle initié, ici-même, sur Les Grandes dames de la Guerre de Cent ans et se proposait d’en prolonger le thème.

Le livre Les grandes Dames de France de Xavier Leloup, 12 portraits de Femmes qui ont marqué l'histoire.

Sans surprise, à quelques mois de son lancement, ce livre sur les femmes de pouvoir qui ont marqué l’histoire du Moyen Âge tardif continue de faire la joie des libraires et des lecteurs de tous bords. Les chroniques dont nous avait originellement gratifié leur auteur, ont été largement remaniées pour faire la place à des portraits encore plus détaillés de nos héroïnes françaises ; sont venues également s’y ajouter de nombreuses autres histoires de femmes qui, chacune à leur manière, ont influencé l’histoire de France pendant ces siècles troublés.

Excellente nouvelle pour tous nos lecteurs. Aujourd’hui, pour renouer avec ce grand cycle et donner l’envie de se plonger dans cet ouvrage à tous ceux qui ne le connaitraient pas encore, nous vous proposons de découvrir le nouveau portrait d’une grande dame de la guerre de cent ans sous la plume de Xavier Leloup : celui d’Isabelle de France (1295-1358) et de son étonnant destin. Sans plus attendre, nous lui cédons donc le pas pour une nouvelle chronique tirée de son livre. Il s’agit même de celle qui ouvre le bal de l’ouvrage.

En vous souhaitant une belle lecture.
Frédéric Effe


Isabelle la Conquérante
une chronique de Xavier Leloup

Prenez une princesse fière et élégante, fille de l’un des plus grands rois capétiens. Puis mariez-la à un roi anglais des plus fantasques ayant un certain penchant pour les garçons. Vous aboutirez alors au fabuleux destin de la reine d’Angleterre Isabelle de France, la « louve », qui réussit à conquérir le royaume de son propre époux.

Enluminure médiévale : Isabelle de France, son armée, et l'exécution de Hugh Despenser
Isabelle de France & son armée avec en arrière plan le châtiment de Hugh Despenser –
Jean de Wavrin, Recueil des croniques d’Engleterre. British Library (Royal MS 15 E IV)

24 novembre 1326. Hereford, à l’ouest de l’Angleterre. Le sire Hugues Despenser, ancien favori du roi Edouard II, se voit lire la liste des griefs qui ont été retenus contre lui : crimes, attentat contre la reine, confiscation de ses biens, complots visant à la faire assassiner, mauvais traitements envers les veuves et les enfants des opposants à sa tyrannie.

Enluminure médiévale : l'exécution publique de Hugh Despenser, amant du roi Edouard II d'Angleterre
Exécution de Hugh Despenser, Ms Français 2643, BnF, Chroniques de Froissart (XVe s)

Les grands barons qui composent ce tribunal d’exception ne tardent pas à rendre leur jugement : c’est la peine de mort. Despenser sera pendu comme un voleur, écartelé comme un traître, décapité comme un rebelle, ses entrailles seront arrachées et brûlées. Mais le condamné devra d’abord parcourir les rues de la ville, nu et couronné d’orties, sous les huées. Puis on l’attache à une claie tirée par des chevaux qui vont le conduire à la place du marché. Là, il est pendu à une grande échelle par un nœud coulant passé autour de son cou. « Et quand il fut ainsi lié », décrit Jean Froissard dans ses Chroniques, « on lui coupa en premier le vit [le pénis] et les couilles comme hérétique et sodomite, ainsi que l’on disait aussi du roi. Et pour avoir fait se quereller le roi et la reine et l’avoir faite chasser. » La tête de Despenser finira clouée sur la tour-porte du pont de Londres. Quant à son corps, il est découpé en quatre quartiers expédiés aux grandes villes.

Un roi sous emprise

La reine d’Angleterre, Isabelle de France, tient sa revanche. Des années qu’elle courbe le dos face aux humiliations, aux avanies, aux exactions du favori de son époux. Aux côtés de son père Despenser l’Aîné, le jeune Hugues a longtemps fait régner la terreur au royaume d’Angleterre. Il était « l’œil droit » d’Edouard II selon l’auteur de La Chronique de Lanercost, ou encore celui qui tournait autour du roi comme le chat autour de sa proie, selon les termes des Flores Historiarum¸ une autre chronique de l’époque. Surtout, le favori n’a jamais entendu partager le roi avec quiconque, pas même avec la reine. Et ce n’est pas le premier. Avant lui, il y eut un certain Pierre Gaveston, jeune Gascon lui aussi « bien-aimé du roi ». Dès avant son mariage avec son épouse française, Edouard II éprouvait pour ce jeune homme une passion exclusive, dévorante, qui l’avait conduit à le faire comte de Cornouailles et lui allouer une rente de 4 000 livres par an. « Nous étions trois dans ce mariage », écrira plus tard Isabelle. Et ce, au plus grand dam de la noblesse d’Angleterre. Gaveston, un homme puissant mais détesté, et à la langue bien pendue, qui par trois fois dut fuir le royaume d’Angleterre avant de finir décapité.

Enluminure médiévale : le roi Edouard II d'Angleterre dans un manuscrit de la Bibliothèque Bodléienne d'Oxford
Edouard II d’Angleterre, MS. Rawl. C. 292, Bodleian Library (XIVe s)

Mais Edouard II est incorrigible. Seulement cinq années s’écoulent, le voilà qui s’entiche d’un nouveau favori. Sauf qu’avec ce Despenser, un nouveau cap est franchi. Non content d’avoir acquis de nombreuses seigneuries, il va se faire une spécialité de l’extorsion de richesses. Impitoyable, il n’hésite pas à utiliser la force pour soutirer de l’argent à de riches héritières ou aux veuves des hommes qu’il a fait exécuter. Tel est le cas d’une certaine Alice de Lacy, menacée d’être brûlée vive si elle ne lui paie pas une amende de 20 000 livres. Or sur tout cela, le roi d’Angleterre ferme les yeux. Pire, Edouard couvre de faveurs aussi bien son favori que son épouse Eléonore, sa propre nièce, sans qu’on puisse déterminer avec certitude s’il entretient des rapports amoureux avec l’un, avec l’autre, ou bien les deux. Mais pour Isabelle, la situation ne fait guère de doute. C’est bien avec Hugues que son époux la trompe.

« Je crois que le mariage est une union entre un homme et une femme, basé par-dessus tout sur une vie commune, mais quelqu’un s’est introduit entre mon mari et moi qui est en train d’essayer de rompre ce lien », déclarera-t-elle de manière solennelle devant son frère, le roi de France Charles IV, une fois réfugiée à Paris. Et la reine d’ajouter, tout entière vêtue de noir et coiffée d’une guimpe de veuve : « Je déclare que je ne reviendrai pas tant que cet intrus ne sera pas chassé, mais, oubliant ma robe de mariée, je ne me vêtirai plus que des robes de veuve et porterai le deuil jusqu’à je sois vengée de ce pharisien ».

Rebelle à son mari, rebelle à son roi

Enluminure médiévale : Isabelle de France rend visite au roi Charles IV à Paris (vers 1325)
Isabelle de France rend visite à son frère Charles IV à Paris (vers 1325) – Chroniques de Sire Jehan Froissart – Ms Français 2643 (XVe s)- BnF dépt des manuscrits

Ces affirmations ont beau être justifiées, elles n’en sont pas moins d’une incroyable audace. Non seulement la reine Isabelle refuse de rejoindre son époux en Angleterre mais qui plus est, elle sous-entend publiquement qu’il la trompe avec une personne de son sexe. C’est là rompre avec toutes les conventions de l’époque et pour ainsi dire, lui déclarer la guerre. Mais on reconnaît bien là la fille de Philippe le Bel, le puissant roi capétien surnommé « le roi de fer ». Des cheveux d’or, grande et bien formée, elle n’a pas seulement hérité sa beauté. Elle a aussi son intelligence, sa détermination, la haute idée de sa propre dignité ; son goût pour la chasse aussi.

Enluminure : Charles IV accueille sa sœur Isabelle de France accompagné de son fils Edouard (1325)
Isabelle & son fils à la cour de Charles IV Chroniques de Froissart, MS Français 2663 – BnF dept des Manuscrits

Si elle a longtemps fait passer en premier ses devoirs de reine, Isabelle de France déclare qu’à compter de ce jour, elle ne comptait plus se soumettre. De batailles perdues contre les Ecossais, en conflits avec les barons, en fuites à travers le pays, le roi d’Angleterre l’a plusieurs fois mise en péril de mort. Un exemple de ce qu’elle a dû subir : alors que les grands du royaume assiégeaient la capitale, Isabelle en fut réduite à accoucher de sa deuxième fille dans une Tour de Londres si délabrée qu’au moment de la délivrance, elle se trouva éclaboussée par la pluie traversant le plafond !

La reine d’Angleterre n’aurait toutefois osé prendre la tête de la rébellion contre son époux si elle n’avait possédé dans son jeu une carte maîtresse. Cette carte maîtresse, c’est le sire Roger Mortimer de Wigmore. Ancien lieutenant du roi en Irlande et l’un de ses plus fidèles barons, la tyrannie des Despenser l’a conduit à devenir à son tour l’un de ses plus farouches opposants. C’est un homme intrépide, épris de fastes et jaloux de son rang. Il est venu se réfugier en France après sa spectaculaire évasion de la Tour de Londres. Isabelle et Roger ont également en commun le goût des récits de chevalerie et des romans arthuriens, si bien qu’à l’image de Lancelot et Guenièvre, ils ne vont pas tarder à devenir amants. « En vérité, très cher frère, il est apparent à nous et à tous qu’elle ne nous aime pas comme elle le devrait envers son seigneur, et la cause qui l’a poussée à dire des mensonges sur notre neveu et à s’éloigner de nous est due, selon mes pensées, à une volonté désordonnée depuis qu’elle garde en sa compagnie ouvertement et notoirement Mortimer, à l’encontre de tous ses devoirs », écrira Edouard II à son cousin de France dans une énième tentative de faire revenir son épouse auprès de lui.

Isabelle chef de guerre

C’est donc aux côtés de ce grand soldat que la reine va entreprendre ce que nul n’avait tenté depuis Guillaume le Conquérant : envahir le royaume d’Angleterre. Or malgré une force militaire composée de seulement 1 500 hommes, elle va réussir. Au fur et à mesure de son avancée en terre anglaise, les ralliements à sa cause se multiplient. Et il ne s’agit pas seulement de ces barons, de ces évêques qui ont en commun la haine des Despenser. C’est en vérité tout le peuple anglais qui se lève pour rallier sa cause. Cambridge, Oxford, Gloucester, Bristol puis enfin Londres, en quelques mois seulement, Isabelle de France se rend maîtresse de toute l’Angleterre.

Enluminure manuscrit : de retour en Angleterre, Isabelle de France et son fils sont attendus par l'armée.
Isabelle & Edouard accoste en Angleterre, Chroniques de Saint-Denis. Français 6465, BnF XVe s.

Le règne d’Edouard II n’y résistera pas. On finira par le retrouver en compagnie de son cher Despenser, errant dans la lande sous une pluie battante, après avoir vainement tenté de s’échapper par la mer. Conservé deux ans en captivité, le roi trouvera la mort au château de Berkeley, dans la nuit du 20 au 21 septembre 1327.

Faut-il pour autant considérer, à l’image du poète Thomas Gray, qu’Isabelle était cette « Louve de France, dont les crocs acharnés déchirent les entrailles de son époux mutilé » ? Ce serait là lui faire injustice. D’abord parce que l’assassinat du roi a sans doute été ordonné par Roger Mortimer sans même qu’elle n’en ait été avertie. Convaincu de ce qu’Edouard constituerait une menace tant qu’il demeurerait en vie et craignant son évasion, son amant a préféré le faire tuer. Ensuite parce qu’en dépit de la triste fin de Despenser, la reine saura fait preuve d’une relative clémence à l’encontre de ses anciens alliés. Comme le souligne l’historienne Sophie Brouquet dans sa biographie d’Isabelle de France (1) : « au total, la répression se borne à six exécutions. Isabelle de France n’a pas fait couler de bain de sang et se montre davantage prête à pardonner que les Despenser … En réalité, très vite, le gouvernement de la reine a offert un grand nombre de pardons. Il y a eu peu d’enfermements et de confiscations, et les biens sont souvent rendus à leurs propriétaires. »

Julie Gayet en Isabelle de France dans la mini-série télévisée Les rois Maudits de 2005 (France 2)

D’une tyrannie à l’autre

Par la suite, Isabelle commettra toutefois plusieurs erreurs politiques.

Enluminure d'Isabelle de France en train d'accoster avec sa nef sur la rive de la rivière Orwell
Chroniques de Froissart MS 2663 (vers 1420), BnF dept des Manuscrits

Elle est si prompte à recouvrer ses biens que son revenu annuel s’élève bientôt à 40 000 livres, soit un tiers des revenus du royaume. De quoi faire des jaloux. Sa politique pacificatrice envers les Ecossais, de même que ses volontés d’accommodements avec la France, vont aussi déplaire aux Grands. Mais surtout, il y a son idylle avec Mortimer. Moins celle-ci est dissimulée, et plus elle fait scandale. Au faîte de leur puissance, les deux amants iront même jusqu’à organiser de grandes festivités autour de la légende arthurienne durant lesquelles Mortimer, costumé en roi Arthur, trônera à la place d’honneur en compagnie d’une Guenièvre qui n’est autre que la reine elle-même.

Mortimer est alors devenu comte de la Marche – titre inédit créé spécialement en son honneur – et un pair du royaume bénéficiant de 8000 livres de rente. A chacun de ses déplacements, une garde armée l’accompagne. « Roi fou » l’appelle son propre fils, « homme gonflé d’orgueil », écrit de son côté l’auteur du Brut, célèbre chronique anglo-normande. Autant dire que pour beaucoup, la tyrannie de Mortimer ne vaut guère mieux que celle des Despenser.

L’ambitieux roi Edouard III n’aura donc guère de mal à trouver des complices pour faire capturer l’impudent. « Beau fils, ayez pitié du gentil Mortimer. Ne le blessez pas ; c’est un preux chevalier. Notre bien-aimé ami, notre cher cousin », l’aurait imploré Isabelle alors que ses partisans s’apprêtaient à mettre la main sur son amant dans un château de Nottingham endormi. Mais la roue de la Fortune avait déjà tourné. Accusé à son tour de haute trahison, Mortimer trouvera la mort sur le gibet.

Enluminure médiévale du siège de Bristol par Isabelle de France et son armée.
Siège de Bristol, Chroniques de Froissart MS 2663 (vers 1420)- BnF dept des Manuscrits

C’est beaucoup de morts, décidément, qui auront jalonné l’existence de cette fille de France. Mais on ne choisit pas son destin, ni encore moins son époque. Mariée à 12 ans à un roi excentrique, Isabelle aura toutefois su traverser les tempêtes avec courage et une rare intelligence politique. Cette femme distinguée avait aussi réussi à faire vivre autour d’elle une cour brillante où le raffinement des parures n’avait d’égal que la parfaite entente entre des sujets séparés par la langue. Comme l’écrit encore Sophie Brouquet, la reine avait « su nouer des liens étroits avec des nobles anglais, tout en conservant auprès d’elle des hommes et des femmes venus de France… Sa cour est à l’image de cette jeune reine fière, intelligente, avide de richesses, aristocratique, pacifique et multiculturelle. »

Ironie du sort, c’est son sens de l’honneur familial qui signera la perte des siens. En 1314, elle dénonce à son père l’adultère de ses belles-sœurs françaises, ce qui aboutira à une crise de régime et l’extinction de la dynastie des Capétiens directs au profit de leurs cousins Valois. Pour qui voudrait en savoir davantage, il se suffit de se replonger dans la saga des Rois Maudits. Puis en 1328, quand les ambassadeurs du roi de France Philippe VI viennent réclamer l’hommage d’Edouard III pour la Gascogne, c’est Isabelle qui refuse et leur jettera avec hauteur : « Mon fils, qui est le fils d’un roi, ne prêtera jamais l’hommage à un fils de comte ». La rupture avec la France est dès lors définitive et Philippe VI confisque la Gascogne. C’est alors une autre histoire qui commence, celle d’un terrible conflit entre France et Angleterre qui durera plus de cent années.


Une chronique de Xavier Leloup. éditeur & auteur de romans historiques dont la trilogie Les Trois pouvoirs.
Découvrir le livre Les Grandes Dames de la Guerre de Cent Ans aux Editions la Ravinière (2022)


Pour découvrir ses autres chroniques du cycle des grandes dames de la Guerre de Cent ans sur moyenagepassion.com :

  1. Yolande d’Aragon, la reine de fer.
  2. Isabelle de Bavière, une reine dans la tourmente
  3. Christine de Pizan, championne des dames
  4. Les illusions perdues de Valentine Visconti, duchesse d’Orléans.
  5. Colette de Corbie, une grande mystique au service de la cause française

Retrouvez également nos entretiens exclusifs avec Xavier Leloup ici :
La Saga médiévale des Trois pouvoirsLa grande aventure de l’éditionLes nouveautés des Editions de la Ravinière


Notes

(1) Sophie Cassagnes-Brouquet Isabelle de France, reine d’Angleterre, éditions Perrin 2020)

NB : sur l’image d’en-tête vous pouvez découvrir, en premier plan, une photo de l’actrice Sophie Marceau qui incarnait Isabelle de France dans le film mythique Braveheart de Mel Gibson (1995). En arrière plan, l’enluminure représente le mariage d’Isabelle de France et Edouard II d’Angleterre telle qu’on peut le découvrir dans les « Anciennes et nouvelles chroniques d’Angleterre » (Old and New Chronicles of England) de Jean de Wavrin. Ce manuscrit médiéval du XVe siècle est actuellement conservé à la British Library sous la référence Royal MS 15 E IV.

Les Grandes dames de la guerre de Cent Ans (2) : Isabelle de Bavière, une reine dans la tourmente

Sujet : guerre de cent ans, destin, femmes, monde médiéval, saga historique, roman, jeanne d’Arc, Charles VII.
Période : XVe siècle, Moyen Âge tardif
Portrait : Isabelle de Bavière (1370-1435)
Auteur : Xavier Leloup
Ouvrage : Les Trois pouvoirs (2019-2020)


En plein Moyen Âge tardif et au cœur de la guerre de Cent Ans, le destin de grandes femmes a marqué, à jamais, celui de la France. Dans ce cycle, nous vous présenterons quatre d’entre elles. Nous poursuivons, aujourd’hui, avec la seconde : Isabelle de Bavière.


u tribunal de l’histoire, la reine de France Isabelle de Bavière apparaît coupable d’une double trahison : trahison à son époux Charles VI, qu’elle aurait allègrement trompé, mais aussi trahison à son royaume, de par la signature du « honteux » traité de Troyes livrant la France aux Anglais. Pour autant, cette reine allemande mérite-t-elle vraiment sa légende noire ?

L’entrée de la reine Isabelle de Bavière à Paris, en 1389, entourée des princes du sang, Miniature du MS Harley 4379, British Library (Chroniques de Froissart, Bruges, vers 1470)

Une reine cupide et adultère ?

Isabelle de Bavière n’aurait sûrement jamais atteint une telle renommée si Charles VI n’était tombé fou. Car lorsqu’il devient clair à tous que le roi de France, qui s’enfonce chaque jour un peu plus dans la démence, ne reviendra jamais à son état normal, Isabelle de Bavière se voit attribuer la régence du royaume. Seulement voilà, cette souveraine se désintéresse de la politique. Raison pour laquelle elle s’empresse de confier à son beau-frère, le beau et séduisant Louis d’Orléans, les rênes du gouvernement. Dès lors, ces deux-là ne se quitteront plus. Selon toute vraisemblance, ils deviendront même amants. C’est en tout cas ce qu’en pensaient leurs contemporains, qui s’étonnaient de les voir longuement deviser ensemble au château de Saint-Germain-en-Laye, dans le logis royal, ou au couvent des Célestins. Mais ce n’est pas là le seul reproche fait à la reine.

Son infidélité au roi se doublerait d’un goût du luxe et de l’argent. Au point qu’on écrira sur elle dans Le Songe véritable, pamphlet politique de l’époque, que « tout ce qu’elle veut est d’en prendre tant qu’elle peut mais non pas tant comme elle veut ». Au point qu’à compter de cette époque, ses détracteurs ne la désigneront plus que sous le sobriquet d’« Isabeau ». Le cas de la reine s’aggrave encore lorsqu’elle consent à ce qu’une jeune concubine soit donnée au roi pour combler son absence dans le lit conjugal. Odette de Champdivers, cette maîtresse officielle dénommée la « petite reine », donnera même un enfant au roi. Et un moine augustin invité à prêcher à l’occasion des fêtes de la Pentecôte d’oser lancer à Charles VI que « la déesse Venus règne toute seule à votre cour… ».

Mais très vite, les choses vont se gâter. C’est d’abord le duc d’Orléans qui se fait assassiner en plein Paris sous les ordres de son cousin Jean Sans Peur, le duc de Bourgogne. C’est ensuite un royaume divisé entre Armagnacs et Bourguignons qui plonge dans la guerre civile, puis les chevaliers français qui se feront exterminés à la bataille d’Azincourt. C’est enfin Jean Sans Peur qui se fera tuer à son tour sur le pont de Montereau, privant ainsi la France du seul prince capable de s’opposer à l’appétit de conquête d’Henri V, le roi d’Angleterre.

Après la disparition de Louis d’Orléans

La reine se consolera de la disparition de Louis d’Orléans dans les bras d’autres amants, parmi lesquels un certain chevalier de Boisrédon. S’inspirant probablement des écrits du marquis de Sade, l’historien Philippe Erlanger dépeindra lsabelle de Bavière, à l’automne de sa vie, envahie de graisse, submergée, déformée au point que ne pouvant marcher, elle se faisait traîner dans une chaise roulante. « Jamais cependant, écrit-il encore, la colossale matrone, soufflante et gouteuse, n’avait tant aimé le faste et les plaisirs. Elle se soignait en absorbant de l’or potable… Immobile dans sa cathèdre, le chef écrasé sous le poids du hennin, le corps surchargé d’étoffes orfévrées, l’étrange dame présidait inlassablement aux ébats de la cour ».

Détail Français 2646, Chroniques Froissart, BnF, Arrivée et bon accueil de la Royne dans Paris (Bourgogne, vers 1475)

Mais il ne s’agit pas seulement de sa vie personnelle. Pour les historiens, Isabelle de Bavière est surtout coupable d’avoir négocié le traité de Troyes. L’accord qui livre le royaume aux Anglais, celui par lequel Charles VI déshérite le Dauphin, son fils unique, et donne sa fille en mariage au roi d’Angleterre Henri V, faisant de celui-ci l’héritier de la couronne et le régent du royaume. Animée, selon l’histoire Edouard Perroy, d’une « haine atroce » envers le futur Charles VII, Isabelle de Bavière se serait laissée acheter par l’Anglais pour renier son fils et lui livrer sa fille. De tous les désastres connus par la France au cours de son histoire, celui-là est sans doute l’un des plus graves : l’instauration d’une double monarchie sous égide anglaise, une capitulation en bonne et due forme. Or rien n’aurait pu se faire sans qu’Isabelle de Bavière l’étrangère, Isabelle l’allemande, ne renie préalablement son fils et avoue par là-même qu’il n’était qu’un bâtard.

Nous avons donc là le portrait d’une femme infidèle et cupide, voire débauchée, mauvaise mère, traître à son pays. Avouez qu’à ce prix-là, Isabelle de Bavière aurait plus encore que Marie-Antoinette mérité de voir sa tête rouler sur le billot. Seulement voilà, il s’agit là d’un portrait au vitriol. Car à y regarder de plus près, la reine de France bénéficie de circonstances atténuantes.

Une vie d’épreuves

Détail Harley 4380, Chroniques Froissart, BnF, Signature du traité de Troyes avec Charles VI ( (Bruges – vers 1475)

On ne saurait comprendre la conduite d’Isabelle de Bavière sans rendre compte de ce que son mari, à son corps défendant, lui a fait subir. A compter de 1392 et de sa première crise dans la forêt du Mans, le roi de France est schizophrène. Il s’agit donc d’une folie intermittente, qui le voit alterner les périodes de rémission avec les périodes de démence. Il devient alors incontrôlable, voire violent. Pris d’accès maniaques, il refuse de se laver, de se raser et se prend pour un chevalier vengeur, un certain « Georges ». Charles VI crie et hurle « comme s’il était piqué de mille pointes de fer ».

Le Religieux de Saint-Denis raconte ainsi que lorsque la reine Isabelle s’approchait de lui, «  le roi la repoussait en disant à ses gens : « Quelle est cette femme dont la vue m’obsède ? Sachez si elle a besoin de quelque chose et délivrez-moi comme vous pourrez de ses persécutions et des importunités afin qu’elle ne s’attache pas ainsi à mes pas. » Il prétendait n’être pas marié et n’avoir jamais eu d’enfants…  Lorsqu’il apercevait ses armes ou celles de la reine gravée sur sa vaisselle d’or ou ailleurs, il les effaçait avec fureur ». Parfois même, le roi de France menaçait de s’en prendre à son épouse. Ce qui ne pouvait qu’inquiéter, attendu que lors de sa première crise dans la forêt du Mans, Charles VI avait tué quatre de ses gardes coup sur coup… Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi Isabelle de Bavière aura décidé de quitter le logis royal pour emménager dans l’hôtel Barbette, emportant avec elle tous ses enfants. Ce qui n’empêchera pas le sort de s’acharner sur la reine de France, qui perdra successivement ses deux fils aînés, les Dauphins Louis et Jean, morts tous deux de maladie dans les dix-huit mois suivant le désastre d’Azincourt.

Une amoureuse des arts

Le-cheval-d-or-Altötting commandé par la reine Isabelle, grand chef d’œuvre de l’orfèvrerie médiévale

Il est toutefois remarquable qu’au milieu de ces désastres, la reine Isabelle de Bavière ait conservé un intérêt marqué pour les choses de l’esprit. Ainsi la voit-on mécène de l’écrivaine Christine de Pizan, première femme de lettres française, féministe avant l’heure, qui lui dédiera ses « Epîtres du Débat sur le Roman de la Rose » et composera même une « Epître à Isabelle de Bavière ».

Les comptes de la reine montrent d’ailleurs qu’elle faisait partie des plus importants mécènes de son temps et aimait beaucoup plus les livres que son royal époux. Ainsi la voit-on offrir à Charles VI « Le Petit Cheval d’or », sculpture en or émaillé et argent doré, ornée de saphirs, de rubis et de perles représentant la Vierge à l’enfant, véritable chef d’œuvre de l’orfèvrerie médiévale qui figure aujourd’hui parmi le trésor de la collégiale d’Altötting, en Bavière. Ainsi découvre-t-on une reine bien plus intelligente et cultivée que ne le laisserait suggérer sa légende noire. Si elle a beaucoup dépensé, c’est aussi en proportion de son amour du Beau.

Une reine objet de tous les désirs

Isabelle de Bavière aura été, sa vie durant, une reine sous influence. Qu’il s’agisse de son amant le duc Louis d’Orléans, de son « beau cousin » de Bourgogne, Jean Sans Peur, ou du roi d’Angleterre Henri V, chacun aura cherché à se servir de son statut de reine pour accéder au pouvoir. Aussi par comparaison avec la « reine de fer » Yolande d’Aragon et la sainte de Domrémy, la Bavaroise fait-elle pâle figure. Elle aura même contribué, par sa parfaite incarnation de la pécheresse, à faire de Jeanne d’Arc cette nouvelle Eve, cette Marie lavant le royaume de France de ses péchés sans nombre.

Mais il faut admettre que la vie n’aura pas épargné cette princesse arrivée en France à l’âge de 14 ans sans parler un mot de français. Et que le désespoir l’aura sans doute étreint plus d’une fois, comme en cette nuit du 23 novembre 1407 où Louis d’Orléans, son amant passionnément aimé, périra sous les coups de haches quelques minutes seulement après l’avoir quittée.

De par ses multiples fragilités, Isabelle de Bavière n’en est que plus humaine et je dirais même, plus touchante. C’est pourquoi si elle ne mérite pas les lauriers de la gloire, il serait sans doute injuste de la jeter au bûché de l’histoire.

Un article de Xavier Leloup. avocat, journaliste, auteur.
Auteur de la saga médiévale « Les Trois Pouvoirs »
Editions Librinova (2020-2021).
Découvrir son interview exclusif ici.


Voir également les autres articles du cycle sur Les grandes dames de la guerre de cent ans signé de cet auteur :Yolande d’Aragon, la reine de fer – Christine de Pizanchampionne des damesLes illusions perdues de Valentine Visconti, duchesse d’Orléans.


Bibliographie & Références

Atlas de Paris au Moyen Âge, Philippe Lorentz et Dany Sandron, Parigrame.
Charles VII et son mystère, Philippe Erlanger, Gallimard.
Charles VI, Françoise Autrand, Fayard.
Chronique du Religieux de Saint-Denys contenant le règne de Charles VI, de 1380 à 1422, publiée en latin et traduite par M.L Bellaguet, imprimerie de Crapelet.
1328-1453, Le temps de la guerre de Cent Ans, Boris Bove, Belin

Note Moyenagepassion : la miniature ayant servi de fond à l’image d’en-tête représente Christine de Pisan tendant un de ses ouvrages à la reine Isabelle de Bavière. Cette illustration est issue du manuscrit médiéval Harley ms 4431, intitulé The book of the Queen. Daté des débuts du XVe siècle, cet ouvrage est conservé à la British Library et consultable en ligne à l’adresse suivante. Au premier plan, le buste de la reine est, quant à lui, issu de la photo d’une œuvre de Guy de Dammartin (1365-1404). Cette sculpture est encore exposée au Palais de Justice de Poitiers. En 2001, elle a également servi à la couverture d’un ouvrage de Jean Verdon au sujet de Isabeau de Bavière.