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LES GRANDES DAMES DE LA GUERRE DE CENT ANS (5) : Colette de Corbie, une grande mystique au service de la cause française

Enluminure de Sainte Colette de Corbie

Sujet : guerre de cent ans, destin, femmes, monde médiéval, saga historique, roman, Jeanne d’Arc, Marguerite de Bavière, sainte chrétienne.
Période : XVe siècle, Moyen Âge tardif
Portrait : Colette de Corbie (1381-1447)
Auteur : Xavier Leloup
Ouvrages : Les Trois pouvoirs, Editions La Ravinière (2019-2021)


Au cœur de la guerre de Cent Ans et du Moyen Âge tardif, le destin de grandes dames a croisé et marqué, à jamais, celui de la France. Dans ce cycle sur ses dames de cent ans, signé de la plume de l’auteur et éditeur Xavier Leloup, nous vous proposons de découvrir les plus marquantes d’entre elles. Aujourd’hui, nous poursuivons avec l’Abbesse et Sainte Colette de Corbie.


énitente, thaumaturge, mystique, réformatrice, Colette de Corbie constitue sous bien des aspects un modèle de sainteté. Mais ce que l’on sait peut-être moins de cette grande Sainte du Moyen Âge, c’est l’influence spirituelle qu’elle aura exercée sur les grands seigneurs de son époque. Au point d’avoir contribué, aux côtés de Jeanne d’Arc, au relèvement de la France.

Une pénitente …

Aucune possession. Aucune distraction. Aucune parole non plus, à l’intérieur du cloître. A certaines périodes de l’année seulement, le parloir, à condition que la mère abbesse en ait autorisé l’accès. Jamais de viande, même à Noël. Et bien sûr, le voile, qui doit couvrir une bonne partie du visage afin d’empêcher celui-ci d’être jamais vu entièrement.

Telles sont quelques-unes des règles instituées par Saint Colette de Corbie dans sa réforme de l’ordre des Clarisses. Des règles ascétiques, implacables, mais des règles de foi. Et que la religieuse picarde ne couchera sur le parchemin qu’après les avoir personnellement éprouvées elle qui, été comme hiver, n’aura jamais arpenté les routes que pieds nus, établissant partout des maisons de prières et de pénitence. Mais avant les œuvres, il y avait eu l’isolement. À 21 ans, la jeune Colette Boëllet prend l’habit du Tiers-Ordre franciscain et entre en « reclusage ». Quatre années d’une vie sobre et âpre passées dans une logette adossée à l’église Saint-Etienne de Corbie pour s’adonner entièrement à la prière, et dont on ne communique avec l’extérieur qu’au travers d’un guichet. C’est par cette ouverture qu’elle apportera conseil aux malheureux, recevra de quoi vivre et surtout, recevra la Sainte Eucharistie.

Une grande mystique…

Vitrail médiéval de Sainte Colette de Corbie
Sainte Colette de Corbie
Notre Dame du Rosaire, Saint-Ouen

Mais Saint Colette de Corbie n’est pas qu’une pénitente. C’est aussi une grande mystique, un être d’exception témoin de visions surnaturelles. Dès ses neuf ans, elle reçoit révélation de la nécessité de réformer l’ordre de Saint François. Adolescente, elle obtient la grâce de pouvoir abandonner la petite taille qui désespérait son père pour atteindre en quelques mois 1 mètre 79. Et quand elle prend conscience de sa grande beauté, elle obtient du Très-Haut que les merveilleuses couleurs de son visage s’effacent au profit d’une pâleur qui la mettra à l’abris des séductions du monde. Dès lors, toute sa vie sera marquée par le sceau du miracle, tels la résurrection d’une sœur morte en état de péché pour lui épargner la damnation éternelle, la guérison de malades ou encore la découverte miraculeuse d’une source pour alimenter en eau claire le nouveau monastère de Poligny.

Au crépuscule de sa vie, le 6 mars 1447, la religieuse picarde aura fondé 18 couvents et donné par toute l’Europe une impulsion nouvelle à la dévotion féminine. Mais elle aura aussi œuvré à la renaissance de tout l’ordre de Saint-François, dont plusieurs couvents masculins adoptèrent la règle. Saint Colette de Corbie figure parmi ces grandes réformatrices qui, par la vertu de l’exemple et de la dévotion, aura réussi à rallumer la foi de ses contemporains ; au point que son œuvre survit encore de nos jours dans le monde entier.

doublée d’une politique

Pour autant, Colette de Corbie ne demeura pas totalement à l’écart des affaires temporelles. Au vu des tribulations de l’époque, il aurait été d’ailleurs difficile pour elle de s’en désintéresser. En plus de la guerre entre les royaumes de France et d’Angleterre, des ravages commis par les routiers, du retour épisodique de la peste, de la misère, l’Eglise elle-même se divise entre plusieurs papes : l’un siégeant à Rome, l’autre en Avignon et jusqu’à troisième dans la ville de Pise. Mais il en faudrait davantage pour arrêter l’apostolat de notre grande mystique. Une fois libérée de ses vœux de réclusion, Colette n’aura de cesse de voyager entre royaume de France et duché de Bourgogne pour obtenir des Puissants de tous bords la permission d’établir des couvents. Selon toute vraisemblance, Sainte Colette de Corbie aurait même croisé la route de Jehanne d’Arc.

Un rôle de médiatrice entre les maisons de Bourgogne et de France

Statut de Colette de Corbie

En ce début de XVe siècle, le royaume de France n’est pas seulement en guerre contre le royaume d’Angleterre, il est aussi en guerre contre lui-même : les clans des Armagnacs et des Bourguignons profitent de la « folie » du roi Charles VI pour se disputer le pouvoir, ajoutant les troubles de la guerre civile aux affres de la guerre contre l’Anglais. Des années durant, Paris arborera ainsi le violet, couleur des Armagnacs, ou le blanc, couleur des Bourguignons, selon qu’un camp aura momentanément triomphé de l’autre. Or dans ce conflit, Saint Colette de Corbie réalisera la prouesse de se ménager des alliés parmi les deux camps.

La franciscaine va d’abord se faire l’intime de Marguerite de Bavière. Il s’agit là de la duchesse de Bourgogne, l’épouse du terrible Jean Sans Peur. Ce fameux duc de Bourgogne qui avait fait assassiner son cousin Louis d’Orléans, tenté de s’emparer de la personne du roi, et utilisé la corporation des bouchers parisiens pour mettre Paris à feu et à sang. Des crimes qui mortifient son épouse, retirée dans son château de Rouvre près de Dijon. Colette de Corbie deviendra sa mère spirituelle. À plusieurs reprises, elle lui enjoint de visiter ses religieuses et lui envoie des lettres de consolation. Conséquence de cette sollicitude, quatre couvents franciscains seront établis au sein du duché de Bourgogne, deux pour les filles réformées de Saint Claire, et deux pour les Frères Mineurs.

L’amitié de Marguerite de Bavière est d’autant plus remarquable que, dans le même temps, Colette de Corbie entretient les liens les plus étroits avec la maison d’Orléans, ennemie jurée de la Bourgogne. Et il ne s’agit pas là seulement de simple mondanité. Sous l’instigation de Colette de Corbie, six princes de la famille des Bourbons Armagnacs décideront d’embrasser la vie religieuse franciscaine ou de s’engager dans sa puissante branche laïque, le Tiers-Ordre Franciscain. Un couvent sera également fondé à Castres, un autre restauré à Lézignan. Et c’est là que les choses deviennent vraiment intéressantes. Car ce fameux Tiers-Ordre franciscain va jouer un rôle clef dans la régénération spirituelle et patriotique qui marquera le règne de Charles VII. Au point, dit-on, d’avoir compté parmi ses membres une certaine… Jehanne d’Arc. Plusieurs éléments plaident en effet en faveur de cette thèse.

Une rencontre historique avec Jehanne d’Arc

D’abord l’apparence physique, à savoir les cheveux coupés en rond de la Pucelle, une pratique imposée par Saint François lui-même pour les postulantes reçues chez les Clarisses. Ensuite son costume de « gros gris » noir à l’allure masculine sur laquelle les juges de Rouen ont tant de fois insisté, mais qui correspond aux prescriptions vestimentaires faites aux membres du Tiers-Ordre. Et puis il y a la dévotion de Jehanne, son assiduité à la messe et à la confession, ses jeûnes, son aversion pour toutes formes de jurement qui caractérisent l’âme et les œuvres des tertiaires franciscaines. Mais surtout, il y a sa dévotion au nom de Jésus. Comme Sainte Colette, la libératrice d’Orléans avait pour habitude de faire apposer la mention JHESUS MARIA sur chacune de ses lettres. Une inscription qui se retrouvera d’ailleurs en bonne place sur son étendard, la fameuse bannière de couleur azur à laquelle Jehanne d’Arc attribuait ses victoires et que ses voix lui avaient enjoint de prendre « de par le Roy du Ciel ». « J’aime mieux voir quarante fois plus ma bannière que mon épée », déclarera-t-elle durant son procès.

Autre vitrail de Saint Colette, cathédrale médiévale
Jeanne d’Arc, la pucelle d’Orléans
Notre Dame du Rosaire, Saint-Ouen

Selon un récit ancien, Sainte Colette aurait même visité Jehanne d’Arc alors qu’elle se trouvait encore au berceau afin de lui faire don d’un anneau d’or marqué de trois croix et des noms de JHESUS MARIA, le fameux anneau qu’elle porta durant ses campagnes. Mais on frise ici la légende. Si Sainte Colette de Corbie a pu s’arrêter à Domrémy, rien ne prouve qu’elle ait adoubé la Pucelle. Ce que l’on peut toutefois affirmer, c’est que les routes de deux saintes se sont croisées.

Au début du mois de novembre 1429, Colette se trouve à Moulins, à prier au milieu de ses filles. Jehanne d’Arc, elle, y prépare la campagne qui la mènera à Saint-Pierre-le-Moûtier et à la Charité-sur-Loire. « Est-il vraisemblable que Jehanne, alors surtout qu’elle était accompagnée par frère Richard [un moine franciscain] ait oublié de venir prier dans la chapelle des pauvres Clarisses, et solliciter une entrevue avec la célèbre réformatrice ? », se demande ainsi le l’historien Siméon Luce. Et le médiéviste du XIXe siècle d’affirmer : « Colette Boëllet et Jehanne d’Arc ont dû se rencontrer ». Colette aurait aussi envoyé un message à Saint-Pierre-le-Moûtier pour s’enquérir de l’armée de Jehanne. Une hypothèse d’autant plus vraisemblable que les deux femmes s’étaient trouvé une protectrice commune en la personne de Marie de Berry, la duchesse de Bourbon. Bref, tout concorde.

Le Tiers-Ordre franciscain dans le relèvement du royaume de France et la mission johannique

Mais l’essentiel n’est peut-être pas là. Car au-delà de la rencontre entre les deux saintes ou de la possible appartenance de Jehanne d’Arc au Tiers-Ordre Franciscain, c’est bien la question de l’influence de l’ordre de Saint François sur la nature de sa mission qu’il convient de se poser et partant, le rôle que cet ordre mendiant a joué dans la défense de la cause nationale.

Comme l’explique Siméon Luce, « à l’époque de Jehanne d’Arc, les Frères Mineurs, surtout les frères Mineurs de l’Observance, étaient les plus ardents défenseurs de l’indépendance française ; ils prêchaient et organisaient, de toute part, une vaste croisade contre les envahisseurs de notre pays» Ce furent d’ailleurs des Frères Mineurs qui allèrent recueillir en Lorraine des témoignages sur la mission et les mœurs de la Pucelle pour le compte du roi Charles VII, comme ce furent encore des Frères Mineurs qui, depuis son départ de Vaucouleurs jusqu’à sa mort, la conseillèrent, l’escortèrent ou la soutinrent, au grand dam des Dominicains qui organisèrent son procès. Ce furent enfin les Franciscains qui non seulement pesèrent de tout leur poids lors du procès de réhabilitation de Jehanne d’Arc, mais prirent en main sa cause 400 ans plus tard. Ainsi de Léon XIII qui pose la cause de sa béatification avant que Saint Pie X, un autre pape tertiaire, ne la mène à son terme.

Citons aussi le frère Richard, contemporain de Jehanne et célèbre prêcheur franciscain partisan des Armagnacs. Dans l’une de ses interminables prédications, il déclarera que la Pucelle avait pénétré les secrets de Dieu seulement connus des grands saints au paradis. Et le prêcheur d’affirmer encore, pour mieux persuader les habitants de Troyes d’ouvrir les portes de leur ville à l’armée royale s’en allant vers Reims que la guerrière était capable de s’élever dans les airs avec l’armée de Charles VII pour s’introduire chez eux par-dessus les remparts…

Ainsi donc, Colette de Corbie n’aura pas seulement réussi à réformer l’ordre de Saint-François. Elle aura aussi impulsé un grand mouvement de régénération spirituelle qui accompagna Jehanne d’Arc tout au long de sa mission.


Xavier Leloup, auteur de roman historique

Un article de Xavier Leloup. avocat, journaliste, auteur de la saga médiévale « Les Trois Pouvoirs » et créateur des Editions La Ravinière (2021)
Découvrir son dernier interview exclusif ici.

Découvrir les autres articles du cycle sur Les grandes dames de la guerre de cent ans : 


Bibliographie

H. de Barenton, Jeanne d’Arc Franciscaine. Paris « Action Franciscaine » 117, Brd. Raspail. Coubin Maison Saint Roch (Belgique). 1909.
Pascal-Raphaël Ambrogi, Dominique le Tourneau, Dictionnaire encyclopédique de Jeanne d’Arc. Editions Desclée de Brouwer, 10, rue Mercoeur, 75011 Paris. 2017
Jeanne d’Arc à Domremy : recherches critiques sur les origines de la mission de la Pucelle, accompagnées de pièces justificatives, Paris, Honoré Champion, 1886, CCCXIX-416 p., In-8

NB mpassion : sur limage d’en-tête, la statue au premier plan est tirée d’un retable de l’église Sainte-Colette à Gand. A l’arrière plan, on peut voir un détail d’enluminure représentant Colette de Corbie (Nicolette Boellet) rencontrant le pape. Cette illustration est tirée du manuscrit enluminé la Vie de Colette par Pierre de Vaux (ms8), également connu comme manuscrit de Gand.

Les grandes dames de la guerre de cent ans (4) : Les illusions perdues de Valentine Visconti, duchesse d’Orléans

Enluminure médiévale de Valentine Visconti

Sujet : guerre de cent ans, destin, femmes, monde médiéval, saga historique, roman, Louis d’Orleans, Charles VI. Valentine de Milan, histoire médiévale.
Période : XVe siècle, Moyen Âge tardif
Portrait : Valentine Visconti (1368-1408)
Auteur : Xavier Leloup
Ouvrage : Les Trois pouvoirs (2019-2021)


En plein Moyen Âge tardif et au cœur de la guerre de Cent Ans, le destin de grandes dames a marqué, à jamais, celui de la France. Dans ce cycle, nous vous présenterons les plus marquantes d’entre elles. Aujourd’hui, nous poursuivons avec la quatrième : la Princesse de Milan et duchesse d’Orléans, Valentine Visconti.


l n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne. La princesse Valentine Visconti en aura fait l’amère expérience, elle qui, à cause de sa trop grande proximité avec le roi Charles VI, dut précipitamment quitter Paris, victime d’accusations de sorcellerie. Quand elle y fera son retour 12 ans plus tard, ce sera comme veuve. Et pour réclamer Justice.

Comme un vent de renaissance

Statue de  Valentine Visconti
Statue de Valentine de Milan, Victor Huguenin (1846) Jardin du Luxembourg, Paris

Intelligente, belle, fortunée : à la fin du XIVe siècle, Valentine Visconti est un astre qui ne manque pas d’attraits. C’est une Italienne, une Visconti originaire du très riche duché de Milan. Mais c’est aussi une princesse française de par sa mère, Isabelle de Valois, fille du roi Jean II. Sur le marché matrimonial européen, la cousine du roi de France a donc de quoi susciter les appétits. Et ce d’autant plus que son futur époux y gagnera une dot de 450 000 florins ainsi que le comté d’Asti, auxquels vient s’ajouter un précieux droit d’héritage sur les terres milanaises de son père, Jean Galéas Visconti.

L’heureux élu n’est autre que le duc Louis d’Orléans, frère de Charles VI. Héritier putatif du royaume de France, ce prince fait figure de mari idéal aux yeux de l’ambitieux duc de Milan. Or sitôt arrivée en France, Valentine va se révéler exceptionnellement cultivée. Sous la houlette de sa grand-mère Blanche de Savoie, elle a reçu une éducation mêlant lecture, calcul, musique et poésie. Dans ce château de Pavie où elle a grandi, Valentine a été habituée à la lumière, aux vastes salles, aux grandes fenêtres, à la peinture, la mosaïque, aux poètes et aux artistes. Elle parle le français, l’allemand et l’italien. Autant dire que comme le souligne François-Marie Graves, c’est « un sentiment du beau bien supérieur à celui qui existait alors en France » qu’apporte avec elle la princesse italienne. Et ce raffinement ne tardera pas à déteindre sur son mari.

Mécénat et amour des lettres

Sous son influence, Louis d’Orléans fait bâtir une bibliothèque qui doit concurrencer celle du Louvre – ou plutôt comme on l’appelle à l’époque, une « librairie ». Le nouvel édifice va bientôt rassembler quelques 62 ouvrages parmi lesquels se trouvent La Cité de Dieu de Saint Augustin, la Politique d’Aristote ou encore La Divine Comédie d’un certain Dante dei Alighieri.

Enluminure médiévale de Louis d'Orléans et Christine de Pisan
Louis d’Orléans reçoit un livre des mains de Christine de Pisan. British Library, Harley MS 4431

Pour Gérard de Senneville, « le mariage de Louis d’Orléans et Valentine Visconti réunit deux personnalités éprises de livres, d’art et de poésie. Elles s’employèrent ensemble à encourager les gens de lettres et les artistes ». Le médiéviste belge Alain Marchandisse note d’ailleurs que Christine de Pizan n’a pas de mots assez flatteurs, tant dans la Cité des dames que dans le Livre des fais et bonnes meurs ou le Livre du corps de policie, pour unir, dans une même estime, Louis et Valentine, son épouse, « forte et constant en courage, de grand amour a son seigneur, de bonne doctrine a ses enfants, avisée en gouvernement, juste envers tous, de maintien sage et en toute choses très vertueuse, et c’est chose notoire ».

La belle et bête

Seulement voilà, Valentine commence à faire l’objet d’accusations. Que lui reproche-ton, exactement ? Sa proximité avec son beau-frère, le roi de France. Car Charles VI, qui souffre depuis des années d’une folie intermittente, ne peut plus se passer d’elle. Alors qu’il ne reconnait plus ni son épouse ni ses enfants et va jusqu’à oublier qui il est, Valentine lui demeure familière. Il l’appelle « sa sœur bien-aimée », se fait marquer de costumes à sa devise, et même au plus fort de ses crises, va lui rendre visite quotidiennement. À beaucoup cette prédilection parait troublante. Et ce, d’autant plus que la maladie du roi, que nul médecin n’a jamais réussi à guérir, ressemble sous bien des aspects à un envoûtement. À époque aussi superstitieuse, l’Italienne fait donc figure de coupable idéale. Les mauvaises langues ne vont pas tarder à raconter que si elle a le pouvoir d’apaiser son beau-frère, c’est parce qu’elle l’aurait elle-même empoisonné.

Enluminure médiévale de Charles VI en prière
Charles VI en prière, Traictés de Pierre Salemon a Charles VI Manuscrit médiéval Ms-fr-165, Bibliothèque de Genève

« C’est une étrangère », insiste-t-on. Une fille de Milan, cette cité italienne où les Visconti ne reculent devant rien pour éliminer leurs adverses et font commerce spéculatif de l’argent. Les femmes n’ont-elles pas pour habitude de recourir à la magie, aux maléfices, à l’ensorcellement ? Qu’on en juge seulement : grâce à son miroir magique, un petit miroir d’acier poli qui lui permet de voir moult merveilles et d’accomplir d’étranges choses, la duchesse avait prédit qu’à une demi-lieue de Paris, un petit enfant se noierait. Elle avait alors demandé qu’on aille le quérir aux écluses du moulin et de fait, on avait retrouvé son petit corps inerte à cet endroit précis. Voilà bien la preuve de ses pouvoirs maléfiques ! Certains prétendent même qu’avec une pomme empoisonnée destinée au dauphin, la duchesse d’Orléans avait envenimé par erreur son fils de quatre ans, qui en était subitement tombé mort…

Face à de telles rumeurs, face à une telle pression exercée par l’opinion publique, la position de Valentine devient vite intenable. Il n’est pas un seul de ses déplacements, pas une seule de ses apparitions à la cour que les Parisiens n’accompagnent des plus violentes harangues. Aussi son époux le duc d’Orléans n’a-t-il finalement d’autre choix que d’éloigner de Paris, l’exilant alternativement dans leurs châteaux d’Amboise ou de Blois.

Enluminure des Chroniques de Froissart, Valentine Visconti, exil de Paris (Moyen âge)
Valentine Visconti, exil de Paris, Chroniques de Froissart, Harley Froissart, Harley MS 4379, British Library

Une femme outragée

Mais si le duc d’Orléans sait protéger son épouse, cela ne l’empêchera pas de la tromper. Selon la légende, le frère du roi était à ce point amateur du beau sexe qu’il aurait fait accrocher les portraits de la centaine de dames dont il avait fait la conquête dans un couloir de son hôtel. Or parmi elles se trouve Isabelle de Bavière, la reine de France. Des années durant, ces deux-là convoleront au vu et au su de presque tout le royaume.

Une double trahison, en somme, pour le duc d’Orléans, qui trompera en même temps et son frère Charles VI et son épouse. Mais ce n’est pas tout. On compterait aussi parmi les maîtresses de Louis une certaine Mariette d’Enghien, qui n’aurait sans doute autant fait parler d’elle si elle ne lui avait donné un enfant. Le duc ne trouvera pas mieux que de confier ce bâtard aux bons soins de Valentine qui acceptera de l’élever à sa cour, aux côtés de ses enfants légitimes.

À Blois, la duchesse lui montre autant de sollicitude que s’il s’était agi de son propre fils. Pratique somme assez courante, pour l’époque. Sage décision aussi, aux regards de l’histoire, si l’on considère que petit « Jean » deviendra plus tard le « Beau Dunois », le fameux « bastard d’Orléans », célèbre compagnon d’armes de Jeanne d’Arc et véritable héros de la guerre de Cent Ans. Cette adoption n’en constitue pas moins une reconnaissance des innombrables turpitudes de son époux, qui en dit long sur l’aptitude de Valentine à l’aimer envers et contre tout.

La chef de clan

Eperdue d’amour pour son époux, Valentine Visconti aura donc tout accepté : les brimades, l’exil, l’humiliation d’être une femme trompée. Et quand Louis se fera sauvagement assassiner en plein Paris sous les ordres de son cousin de Bourgogne, l’Italienne n’hésitera pas davantage : en chef de clan, elle se rendra auprès du roi de France pour réclamer justice. Sans succès. Charles VI lui laissera, certes, la garde de ses enfants et une partie des domaines du défunt. Mais malgré son engagement solennel que « pour l’homicide et mort de son frère unique, il serait fait aussi tôt que possible bonne et brève justice », rien ne fut jamais entrepris. Le duc de Bourgogne ne fut ni arrêté, ni jugé, ni encore moins condamné. Pire encore, on le laissera justifier de son crime et le présenter comme un juste tyrannicide devant une cour de France littéralement médusée.

Peinture de Valentine Visconti
Valentine demande justice à Charles VI pour l’assassinat du Duc d’Orléans, A Colin ( 1836).

À ce moment-là, Valentine a donc presque tout perdu. Et la légende de lui prêter ces mots restés célèbres : « Rien ne m’est plus ! Plus ne m’est rien ! ». Il en faudrait cependant davantage pour l’abattre. La duchesse douairière s’en retourne à Blois où, comme l’explique Alain Marchandisse, « elle qui, jusqu’alors, était effacée, devient femme d’action et prend des mesures habituelles pour combattre ses ennemis par les armes, tout en faisant par ailleurs œuvre de gestionnaire terrienne et de femme d’Etat ». Elle ira même jusqu’à retourner à Paris entourée de ses enfants, pour plaider la cause de son mari et répondre point par point à la Justification du duc de Bourgogne. Mais à nouveau, sans résultat. Cette fois c’est le Dauphin, au nom du roi, qui se perd en promesses. La duchesse n’a alors d’autre alternative que de s’en retourner à Blois, pour cette fois ne plus jamais en sortir. Refusant toute visite, rongée par le chagrin et l’amertume, incapable de se nourrir, Valentine Visconti finit ainsi par suivre son mari dans la tombe, un an plus tard, en 1408, alors qu’elle n’avait pas encore 40 ans.

Sa tragique histoire ne pouvait toutefois s’arrêter là. D’abord parce que ce sont ses droits sur le Milanais que son petit-fils, le roi de France Louis XII, après Charles VIII, revendiquera pour mener ses guerres d’Italie. Ensuite parce que dès après sa mort, le flambeau de la lutte passera à son fils aîné, le jeune Charles d’Orléans. Presque malgré lui, le futur poète deviendra à 12 ans le chef d’une nouvelle ligue anti-bourguignonne qui prendra le nom d’ « Armagnacs ». Mais ceci est déjà une autre histoire. Une histoire qui commence avec le tome 2 des TROIS POUVOIRS.


Un article de Xavier Leloup. avocat, journaliste, auteur.
Auteur de la saga médiévale « Les Trois Pouvoirs »
Editions Librinova (2020-2021).
Découvrir son interview exclusif ici.

Voir également les autres articles du cycle sur Les grandes dames de la guerre de cent ansYolande d’Aragon, la reine de fer. – Isabelle de Bavière, une reine dans la tourmenteChristine de Pizan, championne des dames


Bibliographie & Références

F-M Graves, Quelques pièces relatives à la vie de Louis Ier, duc d’Orléans, et de Valentine Visconti, sa femme, p. V, Bibliothèque de XVe siècle, Honoré Champion, Paris
Gérard de Senneville, Les quatre frères d’Orléans, Editions de Fallois
Françoise Autrand, Charles VI, Fayard
Alain Marchandisse, Milan, les Visconti, l’union de Valentine et de Louis d’Orléans, vus par Froissart et par les auteurs contemporains, Presses universitaires de Liège

NB ; sur l’image d’en-tête, on peut voir un extrait d’une toile du peintre François Fleury-Richard (1777-1852). Elle représente la duchesse d’Orléans pleurant le décès de Louis d’Orléans. Daté de 1802, elle aida notablement à la renommée de l’artiste. Elle est, aujourd’hui, conservé au musée de l’Ermitage de, Saint-Pétersbourg.

Les Grandes dames de la guerre de Cent Ans (3) : Christine de Pizan, la championne des dames

Sujet : guerre de cent ans, destin, femmes, monde médiéval, saga historique, roman, jeanne d’Arc, Charles VII. auteur médiéval
Période : XVe siècle, Moyen Âge tardif
Portrait : Christine de Pizan (1364-1430)
Auteur : Xavier Leloup
Ouvrage : Les Trois pouvoirs (2019-2021)


En plein Moyen Âge tardif et au cœur de la guerre de Cent Ans, le destin de grandes femmes a marqué, à jamais, celui de la France. Dans ce cycle, nous vous présenterons quatre d’entre elles. Nous poursuivons, aujourd’hui, avec la troisième : Christine de Pizan.


a guerre de Cent Ans ne fut pas qu’une période sombre. Le XVe siècle voyait aussi l’émergence de la première femme de lettres française : Christine de Pizan. Grâce au soutien des plus hauts personnages du royaume, à commencer par la reine Isabelle de Bavière, cette femme engagée a pu produire une œuvre extraordinairement éclectique ; et qui nous surprend encore par sa modernité.

Une chef de famille

Fille d’un médecin italien appelé auprès de Charles V, Christine de Pizan est une française d’adoption. Mais qui deviendra rapidement très parisienne. Bénéficiant de l’enseignement de son père et de la fréquentation du milieu de la chancellerie royale, elle baigne d’emblée dans un milieu intellectuel très actif et ne quittera quasiment jamais la capitale.

Christine de Pizan, Cent balades et œuvres diverses, miniature du MS Français 835, BnF (début XVe s)

A 23 ans, la mort prématurée de son mari la plonge dans la tourmente : elle doit faire face à de lourdes dettes alors que ses trois filles, une nièce et sa mère dépendent entièrement d’elle. Christine entreprend alors de faire valoir ses droits par la voie judiciaire. Un combat de plusieurs années qui lui vaudra quelques victoires, mais ne réglera pas pour autant tous ses problèmes d’argent. Si bien qu’après les procès, Christine de Pizan prend une nouvelle décision courageuse : celle de gagner sa vie à la pointe de sa plume.

Il s’agira d’abord de poèmes amoureux et de compositions religieuses, puis d’œuvres morales, enfin de traités historiques et politiques. Ainsi se fera-t-elle repérer par le duc de Bourgogne Philippe le Hardi, oncle de Charles VI, qui lui demandera de rédiger une vie de son frère Charles V. Avant que le frère du roi et régent du royaume, Louis d’Orléans, ne la présente à la reine Isabelle de Bavière. Christine de Pizan lui dédiera bientôt une Epître, ce qui lui vaudra de devenir l’une de ses dames de compagnie et de recevoir une pension de « chambrière ».

Dès lors, sa carrière est lancée. Christine de Pizan enchaîne les œuvres pour le compte des Puissants, qui en retour la gratifieront de sommes d’argent, d’objets précieux, d’immeubles, de pensions ou d’offices. Les droits d’auteur n’existant pas encore, ce système de mécénat se révélera essentiel au soutien de sa famille.

Christine de Pizan cité des dames, miniature médiévale
Ms Français 1178, BnF, département des manuscrits. Prudence, Justice et Rectitude apparaissent à Christine de Pizan et lui suggèrent l’écriture de sa “Cité des Dames” qu’elle entreprend d’édifier.

Dès lors, que peut-on retenir de son œuvre ?

D’abord, son éclectisme. Ce qui frappe chez Christine de Pizan, c’est sa curiosité d’esprit. Du règne de Charles V au panégyrique de Jeanne d’Arc à l’art de chevalerie ou encore au récit de sa propre vie, elle semble vouloir s’exprimer sur tous les sujets. Et à chaque fois, avec talent. À tel point que c’est son Livre des faits d’armes et de chevalerie qui servira de modèle à la réorganisation de l’armée de Charles VII. On en retrouvera même un exemplaire, quelques 400 ans plus tard, dans la bibliothèque de l’aide-de-camp de l’empereur Napoléon Ier. Mais ce qui marquera surtout l’histoire, c’est La Cité des Dames. Dans ce qui est devenu un grand classique de la littérature féminine, Christine de Pizan s’engage dans la « querelle des femmes » qui bat alors son plein pour affirmer leur rôle dans la société et critiquer la misogynie. Or, il est frappant de constater à quel point certains passages de cette œuvre n’ont pas pris une ride.

Au nom des femmes

C de Pizan présentant un ouvrage à Isabelle de Bavière, Harley MS 4431, British Library.

Pour Christine, les femmes ne sont pas ces êtres dangereux dont les hommes doivent se méfier. Ce sont au contraire des créatures pleines de vertus inspirées par la Raison, la Droiture et la Justice. Et l’écrivain d’insister sur le rôle moteur que doit jouer pour elles l’éducation. « Si c’était la coutume d’envoyer les petites filles à l’école et de leur enseigner méthodiquement les sciences, comme on le fait pour les garçons, elles apprendraient et comprendraient les difficultés de tous les arts et toutes les sciences tout aussi bien qu’eux », soutient-elle. L’auteur encourage ses semblables à toujours apprendre pour, comme elle l’a fait elle-même, s’élever dans la hiérarchie sociale et devenir l’égale des hommes. Elle insiste également pour que les femmes soient très tôt associées aux affaires de leurs maris sous peine, comme elle a pu en faire elle-même la douloureuse expérience, de se retrouver le moment venu fort démunies.

Mais son plaidoyer ne se limite pas à ces questions. Christine de Pizan revendique également le droit des femmes à gouverner et n’hésite pas à aborder la question du viol, et donc de la sexualité. Elle se déclare « navrée et outrée d’entendre que les femmes veulent être violées et qui ne leur déplait point d’être forcées, même si elles s’en défendent tout haut. » Christine prend au contraire l’exemple d’Hippo, une femme grecque faite prisonnière par des pirates, qui, « ne pouvant se soustraire au viol, préféra mourir que de subir un outrage si ignominieux », ou encore de, Polyxène, la fille cadette du roi Priam, qui choisit la mort plutôt que d’être réduite à l’esclavage.

Ms Français nouv Acq 25636 Le Livre des III Vertus à l’enseignement des dames – Miniature des 3 vertus apparaissant à l’auteure pour lui suggérer la rédaction de cet ouvrage à l’attention des dames.

Gardons-nous toutefois de tout anachronisme. Christine de Pizan n’est pas une féministe au sens moderne du terme, c’est-à-dire considérant que c’est la liberté sexuelle qui conduira les femmes à l’émancipation. Au contraire, explique l’auteur du Livre des Trois Vertus, « il n’est rien en ce bas monde qu’il faut fuir davantage, pour dire la stricte vérité, que la femme de mauvaise vie, dissolue et perverse. C’est une chose monstrueuse, une contrefaçon, car la nature même de la femme la porte à être simple, sage et honnête. » Le mode de vie que recommande Christine aux châtelaines, qui impose de veiller au ravitaillement du château tout en se rendant sur le terrain pour choisir ses fermiers ou superviser la tonte des brebis, est d’ailleurs extrêmement exigeant. Il nécessite de solides qualités d’organisatrice et un travail de tous les instants. Une fois l’avenir de ses filles assurée, notre pamphlétaire s’empressera d’ailleurs de se retirer au monastère de Poissy. Bref, pour les autres comme pour elle-même, Christine de Pizan prône travail et vertu. Une émancipation féminine, donc, mais empreinte de l’idéal chrétien.

À l’ombre des Puissants

Christine de Pizan n’aurait toutefois pu mener une telle carrière sans un sens aigu de la vie de cour. Car si notre « championne des dames » a réussi à vivre de sa plume, c’est aussi en s’efforçant sans cesse d’attirer l’attention des Puissants ; quitte, pour ce faire, à jouer habilement du contenu de ses compositions. Il lui suffisait pour cela d’en adapter le prologue ou d’en modifier quelques passages afin de pouvoir dédicacer une même œuvre à plusieurs personnages. Mais de l’habilité à la versatilité il n’y a qu’un pas que Christine de Pizan a pu parfois franchir.

Christine de Pizan présentant son Livre des III vertus à Marguerite de Bourgogne, duchesse de Guienne, Français 1177, BnF (XVe)

Qu’on en juge plutôt. Durant de longues années, la « demoiselle » se met au service de la Maison de Bourgogne : le duc Philippe Hardi, et après lui son fils Jean Sans Peur, figureront parmi ses plus généreux mécènes. 20 écus en 1403, 100 francs en juin 1408, 50 francs en décembre 1412… la comptabilité du duc de Bourgogne prouve d’ailleurs que non seulement il appréciait ses écrits, mais qu’il n’était pas insensible à la fragilité de sa situation. Pour preuve, son receveur général de finances qui enregistre un paiement fait « à demoiselle Christine de Pizan, veuve de maître Etienne de Castel, pour et en récompense de deux livres qu’elles a présentés… et aussi par compassion et en aumône pour employer au mariage d’une sienne pauvre nièce qu’elle a mariée ». Reste que le moment venu, Christine de Pizan n’hésitera pas à tourner le dos au duc de Bourgogne. Dès lors que Jean Sans Peur perd le pouvoir à Paris, elle passe du côté des Armagnacs, ses ennemis intimes. Ce qui la conduira ainsi à critiquer celui qui aura pourtant été l’un de ses plus généreux mécènes.

Mais sans doute était-ce là le prix à payer pour survivre à une période si agitée. Sa vie durant, guerres, massacres et meurtres politiques se seront succédé… jusqu’à ce que Jeanne d’Arc sonne le début de la reconquête, ce que Christine de Pizan, au travers de son Ditié de Jehanne d’Arc, sa dernière composition, sera l’une des premières à reconnaître. Et puis, ne faisons pas les difficiles. Son formidable instinct de survie nous vaut de pouvoir profiter d’une œuvre abondante, dont plus de 160 manuscrits ont subsisté. Grâce à eux, grâce à elle, nous savons au moins deux choses : que les femmes n’ont pas attendu l’ère moderne pour s’exprimer dans la sphère publique et que les débats relatifs à leur condition n’étaient pas moins virulents à la fin du Moyen Âge qu’ils ne le sont aujourd’hui.

Un article de Xavier Leloup. avocat, journaliste, auteur.
Auteur de la saga médiévale « Les Trois Pouvoirs »
Editions Librinova (2020-2021).
Découvrir son interview exclusif ici.

Voir également les autres articles du cycle sur Les grandes dames de la guerre de cent ans signé de cet auteur : Yolande d’Aragon, la reine de fer. –  Isabelle de Bavière, une reine dans la tourmente – Les illusions perdues de Valentine Visconti, duchesse d’Orléans.


Bibliographie & Références

Charles VI, Françoise Autrand, Fayard.
Jean Sans Peur, Le prince meurtrier, Bertrand Schnerb, Payot.
Le livre des faits d’armes et de chevalerie de Christine de Pizan et ses adaptations anglaise et haut-alémanique, Compte rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, année 2011
La vie des femmes au Moyen Âge, Sophie Cassagnes-Brouquet, Editions Ouest-France
Le Paris du Moyen Âge, sous la direction de Boris Bove et Claude Gauvard, Belin.
1328-1453 Le temps de la guerre de Cent Ans, Boris Bove, Belin

NB ; sur l’image d’en-tête, en premier plan, la photo est tirée du film « Christine, Cristina« , réalisé par Stefania Sandrelli et co-produit par la Rai Cinema, Cinemaundici et Diva. Dans ce biopic italien de 2009, c’est la très belle Amanda Sandrelli (en photo ici) qui incarnait le rôle de la poétesse médiévale. En arrière plan, la miniature est tirée du manuscrit médiéval Français 1177 conservé à la BnF. Elle représente Raison, Droiture et Justice apparaissant à l’auteur(e) médiévale alors qu’elle est assoupie à son pupitre. Cet ouvrage daté du XVe siècle contient Le Livre de la cité des dames de Christine de Pizan, ainsi que son Livre des trois vertus à l’enseignement des dames. Vous pouvez le consulter en ligne ici.

Les Grandes dames de la guerre de Cent Ans (2) : Isabelle de Bavière, une reine dans la tourmente

Sujet : guerre de cent ans, destin, femmes, monde médiéval, saga historique, roman, jeanne d’Arc, Charles VII.
Période : XVe siècle, Moyen Âge tardif
Portrait : Isabelle de Bavière (1370-1435)
Auteur : Xavier Leloup
Ouvrage : Les Trois pouvoirs (2019-2020)


En plein Moyen Âge tardif et au cœur de la guerre de Cent Ans, le destin de grandes femmes a marqué, à jamais, celui de la France. Dans ce cycle, nous vous présenterons quatre d’entre elles. Nous poursuivons, aujourd’hui, avec la seconde : Isabelle de Bavière.


u tribunal de l’histoire, la reine de France Isabelle de Bavière apparaît coupable d’une double trahison : trahison à son époux Charles VI, qu’elle aurait allègrement trompé, mais aussi trahison à son royaume, de par la signature du « honteux » traité de Troyes livrant la France aux Anglais. Pour autant, cette reine allemande mérite-t-elle vraiment sa légende noire ?

L’entrée de la reine Isabelle de Bavière à Paris, en 1389, entourée des princes du sang, Miniature du MS Harley 4379, British Library (Chroniques de Froissart, Bruges, vers 1470)

Une reine cupide et adultère ?

Isabelle de Bavière n’aurait sûrement jamais atteint une telle renommée si Charles VI n’était tombé fou. Car lorsqu’il devient clair à tous que le roi de France, qui s’enfonce chaque jour un peu plus dans la démence, ne reviendra jamais à son état normal, Isabelle de Bavière se voit attribuer la régence du royaume. Seulement voilà, cette souveraine se désintéresse de la politique. Raison pour laquelle elle s’empresse de confier à son beau-frère, le beau et séduisant Louis d’Orléans, les rênes du gouvernement. Dès lors, ces deux-là ne se quitteront plus. Selon toute vraisemblance, ils deviendront même amants. C’est en tout cas ce qu’en pensaient leurs contemporains, qui s’étonnaient de les voir longuement deviser ensemble au château de Saint-Germain-en-Laye, dans le logis royal, ou au couvent des Célestins. Mais ce n’est pas là le seul reproche fait à la reine.

Son infidélité au roi se doublerait d’un goût du luxe et de l’argent. Au point qu’on écrira sur elle dans Le Songe véritable, pamphlet politique de l’époque, que « tout ce qu’elle veut est d’en prendre tant qu’elle peut mais non pas tant comme elle veut ». Au point qu’à compter de cette époque, ses détracteurs ne la désigneront plus que sous le sobriquet d’« Isabeau ». Le cas de la reine s’aggrave encore lorsqu’elle consent à ce qu’une jeune concubine soit donnée au roi pour combler son absence dans le lit conjugal. Odette de Champdivers, cette maîtresse officielle dénommée la « petite reine », donnera même un enfant au roi. Et un moine augustin invité à prêcher à l’occasion des fêtes de la Pentecôte d’oser lancer à Charles VI que « la déesse Venus règne toute seule à votre cour… ».

Mais très vite, les choses vont se gâter. C’est d’abord le duc d’Orléans qui se fait assassiner en plein Paris sous les ordres de son cousin Jean Sans Peur, le duc de Bourgogne. C’est ensuite un royaume divisé entre Armagnacs et Bourguignons qui plonge dans la guerre civile, puis les chevaliers français qui se feront exterminés à la bataille d’Azincourt. C’est enfin Jean Sans Peur qui se fera tuer à son tour sur le pont de Montereau, privant ainsi la France du seul prince capable de s’opposer à l’appétit de conquête d’Henri V, le roi d’Angleterre.

Après la disparition de Louis d’Orléans

La reine se consolera de la disparition de Louis d’Orléans dans les bras d’autres amants, parmi lesquels un certain chevalier de Boisrédon. S’inspirant probablement des écrits du marquis de Sade, l’historien Philippe Erlanger dépeindra lsabelle de Bavière, à l’automne de sa vie, envahie de graisse, submergée, déformée au point que ne pouvant marcher, elle se faisait traîner dans une chaise roulante. « Jamais cependant, écrit-il encore, la colossale matrone, soufflante et gouteuse, n’avait tant aimé le faste et les plaisirs. Elle se soignait en absorbant de l’or potable… Immobile dans sa cathèdre, le chef écrasé sous le poids du hennin, le corps surchargé d’étoffes orfévrées, l’étrange dame présidait inlassablement aux ébats de la cour ».

Détail Français 2646, Chroniques Froissart, BnF, Arrivée et bon accueil de la Royne dans Paris (Bourgogne, vers 1475)

Mais il ne s’agit pas seulement de sa vie personnelle. Pour les historiens, Isabelle de Bavière est surtout coupable d’avoir négocié le traité de Troyes. L’accord qui livre le royaume aux Anglais, celui par lequel Charles VI déshérite le Dauphin, son fils unique, et donne sa fille en mariage au roi d’Angleterre Henri V, faisant de celui-ci l’héritier de la couronne et le régent du royaume. Animée, selon l’histoire Edouard Perroy, d’une « haine atroce » envers le futur Charles VII, Isabelle de Bavière se serait laissée acheter par l’Anglais pour renier son fils et lui livrer sa fille. De tous les désastres connus par la France au cours de son histoire, celui-là est sans doute l’un des plus graves : l’instauration d’une double monarchie sous égide anglaise, une capitulation en bonne et due forme. Or rien n’aurait pu se faire sans qu’Isabelle de Bavière l’étrangère, Isabelle l’allemande, ne renie préalablement son fils et avoue par là-même qu’il n’était qu’un bâtard.

Nous avons donc là le portrait d’une femme infidèle et cupide, voire débauchée, mauvaise mère, traître à son pays. Avouez qu’à ce prix-là, Isabelle de Bavière aurait plus encore que Marie-Antoinette mérité de voir sa tête rouler sur le billot. Seulement voilà, il s’agit là d’un portrait au vitriol. Car à y regarder de plus près, la reine de France bénéficie de circonstances atténuantes.

Une vie d’épreuves

Détail Harley 4380, Chroniques Froissart, BnF, Signature du traité de Troyes avec Charles VI ( (Bruges – vers 1475)

On ne saurait comprendre la conduite d’Isabelle de Bavière sans rendre compte de ce que son mari, à son corps défendant, lui a fait subir. A compter de 1392 et de sa première crise dans la forêt du Mans, le roi de France est schizophrène. Il s’agit donc d’une folie intermittente, qui le voit alterner les périodes de rémission avec les périodes de démence. Il devient alors incontrôlable, voire violent. Pris d’accès maniaques, il refuse de se laver, de se raser et se prend pour un chevalier vengeur, un certain « Georges ». Charles VI crie et hurle « comme s’il était piqué de mille pointes de fer ».

Le Religieux de Saint-Denis raconte ainsi que lorsque la reine Isabelle s’approchait de lui, «  le roi la repoussait en disant à ses gens : « Quelle est cette femme dont la vue m’obsède ? Sachez si elle a besoin de quelque chose et délivrez-moi comme vous pourrez de ses persécutions et des importunités afin qu’elle ne s’attache pas ainsi à mes pas. » Il prétendait n’être pas marié et n’avoir jamais eu d’enfants…  Lorsqu’il apercevait ses armes ou celles de la reine gravée sur sa vaisselle d’or ou ailleurs, il les effaçait avec fureur ». Parfois même, le roi de France menaçait de s’en prendre à son épouse. Ce qui ne pouvait qu’inquiéter, attendu que lors de sa première crise dans la forêt du Mans, Charles VI avait tué quatre de ses gardes coup sur coup… Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi Isabelle de Bavière aura décidé de quitter le logis royal pour emménager dans l’hôtel Barbette, emportant avec elle tous ses enfants. Ce qui n’empêchera pas le sort de s’acharner sur la reine de France, qui perdra successivement ses deux fils aînés, les Dauphins Louis et Jean, morts tous deux de maladie dans les dix-huit mois suivant le désastre d’Azincourt.

Une amoureuse des arts

Le-cheval-d-or-Altötting commandé par la reine Isabelle, grand chef d’œuvre de l’orfèvrerie médiévale

Il est toutefois remarquable qu’au milieu de ces désastres, la reine Isabelle de Bavière ait conservé un intérêt marqué pour les choses de l’esprit. Ainsi la voit-on mécène de l’écrivaine Christine de Pizan, première femme de lettres française, féministe avant l’heure, qui lui dédiera ses « Epîtres du Débat sur le Roman de la Rose » et composera même une « Epître à Isabelle de Bavière ».

Les comptes de la reine montrent d’ailleurs qu’elle faisait partie des plus importants mécènes de son temps et aimait beaucoup plus les livres que son royal époux. Ainsi la voit-on offrir à Charles VI « Le Petit Cheval d’or », sculpture en or émaillé et argent doré, ornée de saphirs, de rubis et de perles représentant la Vierge à l’enfant, véritable chef d’œuvre de l’orfèvrerie médiévale qui figure aujourd’hui parmi le trésor de la collégiale d’Altötting, en Bavière. Ainsi découvre-t-on une reine bien plus intelligente et cultivée que ne le laisserait suggérer sa légende noire. Si elle a beaucoup dépensé, c’est aussi en proportion de son amour du Beau.

Une reine objet de tous les désirs

Isabelle de Bavière aura été, sa vie durant, une reine sous influence. Qu’il s’agisse de son amant le duc Louis d’Orléans, de son « beau cousin » de Bourgogne, Jean Sans Peur, ou du roi d’Angleterre Henri V, chacun aura cherché à se servir de son statut de reine pour accéder au pouvoir. Aussi par comparaison avec la « reine de fer » Yolande d’Aragon et la sainte de Domrémy, la Bavaroise fait-elle pâle figure. Elle aura même contribué, par sa parfaite incarnation de la pécheresse, à faire de Jeanne d’Arc cette nouvelle Eve, cette Marie lavant le royaume de France de ses péchés sans nombre.

Mais il faut admettre que la vie n’aura pas épargné cette princesse arrivée en France à l’âge de 14 ans sans parler un mot de français. Et que le désespoir l’aura sans doute étreint plus d’une fois, comme en cette nuit du 23 novembre 1407 où Louis d’Orléans, son amant passionnément aimé, périra sous les coups de haches quelques minutes seulement après l’avoir quittée.

De par ses multiples fragilités, Isabelle de Bavière n’en est que plus humaine et je dirais même, plus touchante. C’est pourquoi si elle ne mérite pas les lauriers de la gloire, il serait sans doute injuste de la jeter au bûché de l’histoire.

Un article de Xavier Leloup. avocat, journaliste, auteur.
Auteur de la saga médiévale « Les Trois Pouvoirs »
Editions Librinova (2020-2021).
Découvrir son interview exclusif ici.


Voir également les autres articles du cycle sur Les grandes dames de la guerre de cent ans signé de cet auteur :Yolande d’Aragon, la reine de fer – Christine de Pizanchampionne des damesLes illusions perdues de Valentine Visconti, duchesse d’Orléans.


Bibliographie & Références

Atlas de Paris au Moyen Âge, Philippe Lorentz et Dany Sandron, Parigrame.
Charles VII et son mystère, Philippe Erlanger, Gallimard.
Charles VI, Françoise Autrand, Fayard.
Chronique du Religieux de Saint-Denys contenant le règne de Charles VI, de 1380 à 1422, publiée en latin et traduite par M.L Bellaguet, imprimerie de Crapelet.
1328-1453, Le temps de la guerre de Cent Ans, Boris Bove, Belin

Note Moyenagepassion : la miniature ayant servi de fond à l’image d’en-tête représente Christine de Pisan tendant un de ses ouvrages à la reine Isabelle de Bavière. Cette illustration est issue du manuscrit médiéval Harley ms 4431, intitulé The book of the Queen. Daté des débuts du XVe siècle, cet ouvrage est conservé à la British Library et consultable en ligne à l’adresse suivante. Au premier plan, le buste de la reine est, quant à lui, issu de la photo d’une œuvre de Guy de Dammartin (1365-1404). Cette sculpture est encore exposée au Palais de Justice de Poitiers. En 2001, elle a également servi à la couverture d’un ouvrage de Jean Verdon au sujet de Isabeau de Bavière.