Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen-français, manuscrit ancien, rondeau, malheur, malchance, chance. Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «Eur et meseur, a tout considerer» Ouvrage : Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, T IV, Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous retrouvons Eustache Deschamps, le temps d’un rondeau. Cette courte pièce fera écho à quelques autres ballades déjà croisées chez ce poète et officier de cour du Moyen Âge tardif, sur le thème de la fortune : « eur », « heur » (la chance, le sort, la bonne fortune) et son opposé « meseur » (le malheur, le mauvais sort, la malchance).
Roue de fortune et fatalisme
Comment échapper à la roue de fortune ? Dans les mentalités médiévales, elle tourne inexorablement entrainant, sans distinction, les plus puissants comme tous les autres dans la chute au moment où ils s’en croyaient prémunis, ou faisant, au contraire, monter au pinacle (mais pour combien de temps ?) ceux qui se pensaient condamnés à rester indéfiniment déshérités et malchanceux.
Dans le rondeau du jour, on retrouvera notre poète du XIVe siècle résigné et fataliste. L’homme aura beau y faire si fortune ne l’accompagne pas et que le malheur suit ses pas, quoi qu’il entreprenne, il ne fera que se trouver encore plus accablé. A l’inverse, si le sort lui sourit, il aura gagné, quoiqu’il fasse, une sorte d’immunité contre l’adversité. Le propos semble générique mais ne laisse guère de doute sur l’humeur de celui qui tient la plume. Il peut même personnellement témoigner que chacun peut nuire à celui pour lequel le vent de la chance a tourné.
Aux sources manuscrites de ce rondeau
Aux sources de cette poésie, nous revenons, une fois encore, au Français 840 de la BnF (consultable sur le site Gallica.fr). Ce manuscrit, daté du début du XVe siècle, est tout entier consacré à Eustache Deschamps. Sans grandes fioritures, il étale sur près de 1200 feuillets, l’œuvre extrêmement prolifique de l’auteur du Moyen Âge tardif.
Pour la transcription moderne de ce rondeau, nous nous dirigeons, à l’habitude, sur le large travail de compilation effectué entre la deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe par le Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Paris. Vous pourrez donc retrouver cette pièce au Tome IV des Œuvres complètes d’Eustache Deschamps établies par le bon soin de ces deux auteurs.
La mise en scène de soi dans la poésie d’Eustache
Comme les goliards ou un Rutebeuf l’avaient fait avant lui et comme un François Villon ou un Meschinot y souscriront un peu plus tard, dans son œuvre, Eustache Deschamps ne s’est pas privé de mettre en scène ses propres déboires et les revers de sa destinée.
Dans cette posture du poète qui cible un auditoire, en général, plutôt aristocratique (princes, courtisans, gens de cour, etc…), afin de le prendre à témoin de ses malheurs personnels, on est bien enclin d’imaginer que l’auteur force quelquefois le trait pour s’attirer quelques faveurs. A défaut d’en appeler à des jauges psychologiques mal calibrées, il faut au moins faire le constat qu’Eustache Deschamps s’inscrit ici dans une tradition littéraire qu’il prolonge et étoffe à la lumière de son propre chemin de vie (1).
Dans d’autres textes, la mise en scène de ces traits ira même chez lui jusqu’à l’exagération comique et l’auto-dérision. L’humour prendra alors, des tours physiques et burlesques quand il se couronnera, lui-même, « roi des laids ». Ce n’est pas le cas dans le rondeau du jour dont le ton assez fataliste et impersonnel laisse deviner un Eustache plutôt désabusé face à son propre sort.
Eur et meseur, a tout considerer dans le Moyen Français d’Eustache
Au monde n’a au jour d’hui que ces deux Eur et meseur, a tout considerer, Dont l’un fait bien et l’autre desperer: Aler partout peu cil qui est eureux On ne lui peut ne nuire ne grever ; Au monde n’a au jour d’hui que ces deux Eur et meseur, a tout considerer. Maiz bien se gard toudiz le maleureux Car il ne peut fors meschance trouver : Chascuns li nuit si puis dire et prouver ; Au monde n’a au jour d’uy que ces deux Eur et meseur, a tout considerer, Dont l’un fait bien et l’autre desperer:
Traduction en Français actuel
A notre époque, tout bien considéré, seul importe la chance ou le mauvais sort l’un fait le bien, l’autre le désespoir. Celui qui est chanceux peut aller en tout lieu Nul ne pourra lui nuire ni lui faire du tort ; De nos jours, tout bien considéré, Seuls comptent la chance ou le mauvais sort.
Mais qu’il se défie bien de tout, le malheureux, Car, quoiqu’il fasse, il ne pourra trouver que malchance. Chacun lui nuira, ainsi puis-je l’affirmer et le prouver ; En notre temps, tout bien considéré, Il n’y a que la chance ou le mauvais sort qui comptent l’un fait le bien, l’autre le désespoir.
En vous souhaitant une belle journée Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
(1) Voir l’article François Villon au miroir d’Eustache Deschamps Florence Bouchet Université Toulouse – Jean Jaurès PLH : Patrimoine, Littérature, Histoire, dans Villon à la lettre, articles réunis par Nathalie Koble, Amandine Mussou, Anne Paupert et Michelle Szkilnik,
NB : l’enluminure de l’illustration (roue de fortune) provient du Manuscrit 0264 de la Bibliothèque de l’Institut de Paris. Daté du XIVe siècle, cet ouvrage contient la Consolation de Philosophie texte demeuré anonyme, ainsi que le testament de Jean de Meun et divers autres textes liturgiques. Vous pouvez consulter quelques-unes de ses enluminures sur le site de la bibliothèque.
Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen-français, manuscrit ancien, poésie, poésie morale, chanson royale, vie rurale, vie curiale, pastourelle. Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «En retournant d’une court souveraine» Ouvrage : Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, T III, Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)
Bonjour à tous,
n ce mois de rentrée, il n’est plus temps pour nombre d’entre nous de batifoler dans la campagne, ou de se couler gentiment sur le bord d’un ruisseau chantant ou à l’ombre d’un grand arbre. Alors, contre la grisaille de cette reprise et pour retarder un peu l’arrivée de l’automne, quoi de mieux qu’une poésie pastorale ? Ce sera l’occasion de reprendre un bol d’air, au moins en esprit, pour se préparer à l’arrivée d’octobre.
Eustache face à Robin et Marion
La pièce médiévale du jour prendra la forme d’une chanson royale. Sous la plume du très prolifique Eustache Deschamps (poète des XIVe/XVe siècle), elle nous invite à une escapade champêtre plutôt légère.
« En revenant d’une cour souveraine« , dès le premier vers, l’auteur plante rapidement le décor de sa poésie. Dans sa célébration de la vie rurale contre la vie curiale et les curiaux, il croisera en chemin Robin et Marion. Au Moyen Âge, on retrouve les deux jeunes amoureux favoris des pièces champêtres médiévales des jeux du trouvère Adam de la Halle mais aussi de bien d’autres pastourelles.
Pourtant, pour trancher avec de nombreuses pièces du genre, point de chevalier entreprenant, ici, pour venir bouleverser l’équilibre du tableau, en pensant abuser de la jeune bergère ou à la tenter avec de fausses promesses. Loin des jeux d’influences et de pouvoir de certaines pastourelles, Eustache Deschamps se pose en témoin distant et respectueux, se laissant même séduire par la scène vie champêtre qui se déroule sous ses yeux.
On notera, au passage, qu’on est également à bonne distance de certaines des farces d’un Clément Marot. Au XVIe siècle, le poète de Cahors n’hésitera pas en effet à faire de Marion et Robin un sujet de grivoiseries, dans une tradition humoristique renouant peut-être avec le peu de finesse, voire la lourdeur rétrospective, de certaines pastourelles.
Vie rurale contre vie curiale
Sur le fond, Eustache n’en est pas à sa première dénonciation des artifices de la vie de cour. Il leur a même consacré plusieurs ballades assez salées (Voir ces deux ballades par exemple ). Toutefois ici, il se situe plus dans l’esprit d’un Philippe de Vitry et son dit de Franc-Gontier (XIVe siècle). S’il s’agit de pointer clairement les affres de la vie curiale, le sujet est bien également l’élévation de la vie rurale et de ses qualités. Robin est un être libre : «J’ay franc vouloir, le seigneur de ce monde». Les gens de cours sont des serfs. Eustache s’unit à un certain mouvement de pensée des XIVe/XVe siècles dans lequel on retrouvera cette dénonciation de la vie curiale mis en opposition avec un ailleurs champêtre comme horizon et comme symbole d’un retour à une vie plus libre et authentique.
Des auteurs contre la vie de cours et ses poisons
Dans la veine d’Eustache, d’autres auteurs comme Alain Chartier mettront, eux-aussi, en avant les vices et le poison des couloirs de la cour contre les avantages de la vie hors du sérail et sa belle innocence (Le Curial, 1427). Lieu de mauvaise vie et de tous les excès, siège des jeux d’influence où tout les coups sont permis, repère des envieux, des flatteurs, des hypocrites et des sournois qui y usent leur santé comme leur moralité, la cour du Moyen Âge tardif n’est pas très reluisante sous la plume acerbe de certains auteurs d’alors. Les choses ont-elles vraiment changé dans les allées du pouvoir moderne ? Rien n’est moins sûr.
Tout cela étant dit, on pourra, certes, trouver l’envolée du poète du Moyen Âge tardif un peu candide, avec ces jeunes paysans dépeints comme inatteignables et qui n’auraient rien à craindre de la vie, ni vols, ni pillages, ni maladie. Un long fleuve tranquille en somme, mais il est bien question ici de valoriser l’authenticité de la vie rurale par contraste avec un séjour à la cour. Aussi, peut-on bien pardonner à Eustache ce portrait un peu idyllique qui a le mérite de donner un tour léger à sa poésie.
Il faut aussi se souvenir qu’à d’autres occasions, il a su témoigner sans concession des injustices et des ravages de la guerre de cent ans sur les petites gens et sur les campagnes.
Aux sources de cette chanson royale
Le chant royal d’Eustache dans le Manuscrit français 940 de la BnF
Pour les sources manuscrites et historiques de cette poésie, nous vous renvoyons au Français 840 de la BnF. Avec près de 1500 pièces pour 582 feuillets, ce manuscrit médiéval du XVe siècle est tout bonnement incontournable pour découvrir l’œuvre complète d’Eustache Deschamps. Quant à la transcription en graphie moderne, c’est du côté du travail du Marquis de Queux de Saint Hilaire que nous sommes allés chercher, au Tome III de son imposant travail de retranscription des Œuvrescomplètes d’Eustache Deschamps (opus cité).
En retournant d’une court souveraine chanson royale d’Eustache Deschamps
NB : le moyen-français d’Eustache ne pose pas particulièrement de problèmes aussi quelques clefs de vocabulaire devraient vous suffire pour l’approcher sereinement.
En retournant d’une court souveraine Ou j’avoie longuement sejourné, En un bosquet, dessus une fontaine, Trouvay Robin le franc, enchapelé, Chapeauls de flours avoit cilz afublé Dessus son chief, et Marion sa drue (son amie). Pain et civoz (oignon) l’un et l’autre mangue : A un gomer (vase de bois) puisent l’eaue parfonde. Et en buvant dist lors Robins qui sue : J’ay Franc vouloir, le seigneur de ce monde.
Hé ! Marion, que nostre vie est saine ! Et si sommes de tresbonne heure né : Nul mal n’avons qui le corps nous mehaigne. Dieux nous a bien en ce monde ordonné. Car l’air des champs nous est habandonné. A bois couper quant je vueil m’esvertue. De mes bras vif. je ne robe ne tue. Seurs chante. je m’esbas a ma fonde. Par moy a Dieu doit grace estre rendue : J’ai Franc Vouloir, le seigneur de ce monde.
Tu puez filer chascun jour lin ou laine, Et franchement vivre de ton filé, Ou en faire gros draps de tiretaine Pour nous vestir, se no draps sont usé. Nous ne sommes d’omme nul habusé, Car Envie sur nous ne mort ne rue. De noz avoirs n’est pas grant plait en rue, Ne pour larrons n’est droiz que me reponde (cache). Il me suffist de couchier en ma mue (cabane, retraite). J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde.
Juge ne craim qui me puist faire paine Selon raison : je n’ay rien offensé. Je t’aime fort, tu moy d’amour certaine. Pas ne doubte que soie empoisonné. Tirant ne craing : je ne sçay homme armé Qui me peust oster une laitue. Paour (peur) n’ay pas que mon estat se mue : Aussi frans vif comme fait une aronde (hirondelle). De vivre ainsi mon cuer ne se remue. J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde.
Dieux ! qu’a ces cours ont de dueil et de paine Ces curiaux (gens de cour) qui dedenz sont bouté ! Je l’apperceu trop bien l’autre sepmaine, C’un fais de bois avoie la porté. Ilz sont tous sers : ce n’ay je pas esté. Mangier leur vi pis que viande crue. Ilz mourront tost, et ma vie est creue, Car sanz excés est suffisant et ronde. Plus aise homme n’a dessoubz ciel et nue : J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde.
L’envoy
Prince, quant j’eu franc Robin escouté, Advis me fut qu’il disoit verité : En moy jugié sa vie belle et monde, Veu tous les poins qu’il avoit recité. Saige est donc cilz gardans l’auctorité : J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : pour illustrer cet article, nous vous proposons en image d’en-tête, la page du ms Français 840 correspondant au chant du jour (à consulter sur Gallica). Elle est accompagnée d’un détail d’enluminure tiré du Livre d’Heures d’Etienne Chevalier, réalisé par Jean Fouquet. Daté de la deuxième moitié du XIVe siècle et contemporain d’Eustache. ce détail représente Sainte Marguerite filant la laine dans les prés, avec sa quenouille. Cette enluminure est actuellement conservée au Musée du Louvre. Avec le château en fond, nous restons dans notre thématique. Pour l’illustration du chant royal de l’autre illustration (image dans le corps du texte), l’extrait d’enluminure provient du Livre d’Heures des Rothschild (le Rothschild Prayer Book). Daté du XVI siècle, ce manuscrit richement illuminé est un peu plus tardif. L’enluminure représente des bergers festoyant à l’annonce de la nativité.
Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen-français, manuscrit ancien, poésie, ballade, finance, monnayeurs, banquiers, poésie morale, poésie politique, poésie satirique, satire, convoitise. Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «Nul n’a estat que sur fait de finance.» Ouvrage : Œuvres inédites d’Eustache Deschamps, T1 Prosper Tarbé (1849).
Bonjour à tous,
os aventures du jour nous entraînent à la découverte d’une nouvelle poésie satirique, signée de la plume d’Eustache Deschamps. Nous sommes donc au Moyen Âge tardif et au XIVe siècle et il y sera question de convoitise, d’appétit d’argent et d’invasion des financiers dans toutes les sphères du pouvoir et de la société.
Les financiers dans les rouages du pouvoir
En suivant le fil des ballades satiriques et politiques d’Eustache Deschamps, le poète médiéval revient, ici, sur le thème du pouvoir, de l’argent et de la convoitise. Il y fait le constat amer d’une certaine éducation et légitimité en recul, celle des clercs lettrés. Les voilà, en effet, rendus sans pouvoir et sans plus d’influence, au profit d’un art qu’il considère comme le « moindre de tous », mais aussi le moins vertueux et le moins sage : celui de la finance.
Nous ne sommes qu’au XIVe siècle et, pourtant, à l’entendre, toutes les portes s’ouvrent déjà devant ceux qui ont fait de la gestion de l’argent, leur profession. Si Eustache critique le pouvoir donné à ceux qui comptent, produisent et manient les écus, en dernier ressort, ce sont bien les princes qu’il vise, ici, car ce sont bien eux qui se prêtent au jeu de la convoitise et privilégient, non sans intérêt, cet entourage plutôt que celui de clercs plus instruits et lettrés.
L’obsession de la finance soulignée par Eustache
En bon moraliste chrétien, ce n’est pas la première fois qu’Eustache Deschamps pointera du doigt l’emprise de la finance et de la convoitise sur la société de son temps. Le thème reviendra, en effet, à plusieurs reprises dans son œuvre abondante. En voici un exemple assez proche de la ballade du jour :
Conseillez moi – De quoi ? – D’avoir chevance, Et des .VII. ars lequel puet plus valoir Pour le present, et tost avoir finance. Tresvoluntiers je te faiz assavoir Qu’Arismetique est de moult grant pouoir, Tous les .VII. ars en puissance surmonte Elle enrrichist, elle giette, elle compte, Finance fait venir de mainte gent; Nulz n’a estat se bien ne scet que monte Compter, getter et mannier.
Gramaire est rien; Logique ne s’avance; Rethorique ne puet richesce avoir Astronomi n’ont estat ne puissance; Geometrie se fait pou apparoir, Et Musique n’a au jour d’ui vray hoir. De ces .VI. ars aprandre a chascun honte; Mais qui assiet sur finance et remonte, Qui scet doubler et tierçoier souvent C’est le meilleur apran ton cuer et dompte Compter, getter et mannier argent.
Ballade CCC, Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, T2, Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1858)
On retrouvera, encore, chez l’auteur médiéval de nombreuses poésies dénonçant les effets directs de cette convoitise des princes et des puissants sur les misères du peuple. A ce sujet, on pourra se reporter, par exemple, à la ballade Nul ne tend qu’à remplir son sac ou encore à son chant royal Méfiez-vous des barbiers et sa critique acerbe des abus financiers de la couronne.
Au XVe siècle, quelque temps après Eustache, on pourra retrouver un peu de l’esprit de sa ballade du jour dans le dit des pourquoi d’Henri Baude. Ce dernier y opposera, en effet, à son tour, les sages lettrés aux compteurs d’écus, en dénonçant l’ascendant de ces derniers sur la société et sur le pouvoir.
Aux sources manuscrites de cette ballade
La ballade d’Eustache dans le MS Français 840 de la BnF
Une nouvelle fois, c’est dans le manuscrit médiéval Français 840 que vous pourrez retrouver cette poésie d’Eustache Deschamps. Cet ouvrage, daté du XVe siècle, est tout entier dédié à son œuvre très fournie. Conservé au département des manuscrits de la BnF, il est disponible à la libre consultation sur le site Gallica.fr.
Pour la transcription en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur le Tome 1 des Œuvres inédites d’Eustache Deschamps, par Prosper Tarbé (1849), mais vous pourrez également retrouver cette Ballade dans les œuvres complètes d’Eustache par le marquis de Queux de Saint-Hilaire.
Ballade sur les financiers dans le moyen français d’Eustache Deschamps
Le moyen français d’Eustache Deschamps n’est pas toujours très simple à saisir. Aussi, pour vous y aider, nous vous fournissons, à l’habitude, quelques clés de vocabulaire.
De tous les VII ars qui sont libéraulx Lequel est plus aujourd’ui en usaige ? Cellui de tout qui mendres (le moindre) est entre aulx (eux), Et qui moins tient de vertu et de saige (sage): C’est de compter et détenir or en caige, De convoitier, et de faire démonstrance D’argent trouver. Est ce beau vassellaige (prouesse)? Nulz n’a estat (condition, stature) que seur fait (activité, action) de finance.
Un receveur, un changeur, s’il est caux (rusé), Un monnoier, ceulz sont en haulte caige (demeure) : Et les claime on seigneurs et généraulx (des finances). Et c’est bien drois (juste) ; grans est leur héritaige. L’or et l’argent passent par leur passaige : Villes, chateaulx ferment (assujettir) par leur puissance. Aux clercs lettrez, vault petit leur langaige; Nul n’a estat que sur fait de finance.
Petit puelentaux autres (ils peuvent peu comparés aux autres): c’est deffaulx D’entendement, de congnoissance, n’age Qui ne congnoist des vaillans (des braves, des valeureux) les travaulx Ni des expers le sens et le couraige. Convoitise gouverne, qui enraige D’argent tirer, qui les bons desavance (repousse, font reculer), Et fait à tous sçavoir par son messaige : Nulz n’a estat que sur fait de finance.
L’Envoy.
Prince, pou (peu) vault estre homme de parage (noble, bien né), Saiges, prodoms, n’avoir grant diligence : Pour le jour d’ui vault trop pou vaisselaige (fait d’armes, bravoure) : Nulz n’a estat que sur fait de finance.
Si le Moyen Âge d’Eustache Deschamps est sans commune mesure avec la financiarisation du monde actuelle, à la lecture de cette ballade, il est tout de même intéressant de noter que le problème d’une société qui valorise, à tout crin, la convoitise, la spéculation et les activités financières est moins récent qu’il n’y paraît.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : concernant les illustrations de cet article, elles sont tirées d’une fresque murale du Moyen Âge tardif. Elle est l’œuvre du peintre toscan Niccolo di Pietro Gerini (1368-1415) et on peut la trouver en la chapelle Migliorati de l’église San Francesco de Prato, en Italie.
Sujet : poésie médiévale, auteur médiéval, moyen-français, manuscrit ancien, poésie, chant royal, impôts, taxation, poésie morale, poésie politique, satire. Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «Pour ce vous pri, gardez-vous des barbiers !» Ouvrage : Œuvres inédites d’Eustache Deschamps, T I Prosper Tarbé (1849)
Bonjour à tous,
otre périple, d’aujourd’hui, nous entraîne vers la fin du XIVe siècle pour y retrouver une nouvelle poésie politique et satirique d’Eustache Deschamps. Comme on le verra, elle prendra la forme d’une fable singulière dans laquelle le poète médiéval montera à nouveau à l’assaut du pouvoir et de la cour pour mettre en garde la couronne contre les trop lourds charges et impôts qu’on fait alors peser sur les populations.
Les peuples tondus par leurs Etats
A chaque reprise des hostilités, la guerre de cent ans coûte cher et les princes de part et d’autre, en font, inévitablement, supporter le poids à leur peuple. Il en va toujours ainsi, avec ou sans argent magique sorti d’une planche à billet aux rotatives bien huilées, c’est toujours lui qui finit par payer le plus cher les prix des conflits entre nations.
Dans le chant royal du jour, Eustache Deschamps se servira d’animaux familiers de nos campagnes pour faire toucher du doigt les lourdes charges que la couronne fait peser sur les petites gens à la fin du XIVe siècle. L’auteur du Moyen Âge tardif n’a jamais hésité à user de sa poésie comme d’une arme pour tenter de raisonner les puissants et, une fois de plus, il ne mâchera pas ses mots. « Pour ce vous prie, gardez vous des barbiers » scandera-t-il dans le refrain de ce chant royal. Autrement dit, méfiez-vous ou prenez-garde de ceux qui ne pensent qu’à vous tondre et vous prendre vos deniers.
Aux sources historiques de cette ballade
D’un point de vue historique, et sous des airs qui pourraient vous paraître déjà-vus, ce chant royal était, plus particulièrement, destiné au roi Charles VI. Depuis 1384, ce dernier a, en effet, mis en place une nouvelle taxe : « la taille ». Au départ, cet impôt direct avait pour vocation le financement d’une opération militaire particulière contre l’anglais mais comme la règle le veut presque toujours en matière fiscale, la mesure se verra répétée. Ainsi, dans les années suivantes, à chaque nouvel effort de guerre, le souverain français se tournera vers le peuple pour le ponctionner lourdement (voir notamment Les finances royales sous Charles VI (1388-1413), Perrin Charles-Edmond, Journal des savants, 1967).
En ce qui concerne les sources, vous pourrez retrouver ce chant royal dans le manuscrit médiéval référencé MS français 840. Cet ouvrage que nous avons déjà abondamment cité, qui contient les œuvres complètes d’Eustache Deschamps. La poésie du jour se trouve au feuillet 103v et 104r, et à nouveau, un peu plus loin dans le manuscrit au feuillet 135v et suivant. Pour sa graphie en français moderne, nous nous sommes appuyés sur le Tome 1 des Œuvres inédites de Eustache Deschamps par Prosper Tarbé (1849). Pour ne citer que cette autre source du XIXe, notez que cette poésie politique est aussi présente dans les Œuvres complètes d’Eustache Deschamps par le marquis de Queux de Saint Hilaire et Gaston Raynaud.
Le chant royal d’Eustache « sur les impôts excessifs mis sur la nation »
NB : le titre « sur les impôts excessifs… » vient de Prosper Barbé, le manuscrit 840 n’en mentionne pas.
Une brebis, une chièvre, un cheval, Qui charruioient (labourer) en une grant arée (terre de labour), Et deux grans buefs qui tirent en un val Pierre qu’on ot d’un hault mont descavée (extraite), Une vache sans let, moult décharnée, Un povre asne qui ses crochès portoit S’encontrèrent là et aux besles disoit : Je vien de court. Mais là est uns mestiers Qui tond et rest (rase) les bestes trop estroit (fig : court): Pour ce vous pri, gardez-vous des barbiers !
Lors li chevaulx dist : trop m’ont fait de mal, Jusques aux os m’ont la char entamée : Soufrir (supporter) ne puis cuillier (collier, harnais), ne poitral. Les buefs dient : nostre pel est pelée. La chièvre dit : je suis toute affolée. Et la vache de son véel (veau) se plaingnoit, Que mangié ont. — Et la brebis disoit : Pandus soit-il qui fist forcés premiers (1) ; Car trois fois l’an n’est pas de tondre droit (droit : justement). Pour ce vous pri, gardez-vous des barbiers!
Ou temps passé tuit li occidental Orent long poil et grant barbe mellée. Une fois l’an tondirent leur bestal, Et conquistrent mainte terre à l’espée. Une fois l’an firent fauchier la prée : Eulz, le bestail, la terre grasse estoit En cet estat : et chascuns labouroit. Aise furent lors nos pères premiers. Autrement va chascuns tout ce qu’il voit (2): Pour ce vous pri, gardez-vous des barbiers.
Et l’asne dit: qui pert le principal Et c’est le cuir, sa rente est mal fondée : La besle meurt ; riens ne demeure ou pal Dont la terre puist lors estre admandée. Le labour fault (fait defaut, manque) : plus ne convient qu’om rée (tarde). Et si faut-il labourer qui que soit ; Ou les barbiers de famine mourroit. Mais joie font des peaulx les peletiers ; Deuil feroient, qui les écorcheroit (3): Pour ce vous pri, gardez-vous des barbiers.
La chièvre adonc respondit : à estal (étable) Singes et loups ont ceste loy trouvée, Et ces gros ours du lion curial Que de no poil ont la gueule estoupée (bouchée, pleine). Trop souvent est nostre barbe couppée Et nostre poil, dont nous avons plus froit. Rère (raser, tondre) trop près fait le cuir estre roit (dur) : Ainsi vivons envix ou voulentiers. Vive qui puet : trop sommes à destroit (détresse, difficulté) : Pour ce vous pri, gardez-vous des barbiers.
L’envoy.
Noble lion, qui bien s’adviseroit, Que par raison son bestail ne tondroit, Quant il seroit lieux et temps et mestiers. Qui trop le tond, il se gaste et déçoit, Et au besoing nulle rien ne reçoit : Pour ce vous pri, gardez-vous des barbiers !
Notes (1)Pandus soit-il qui fist forcés premiers : pendu soit celui qui, le premier, se procura les ciseaux. (2)Autrement va chascuns tout ce qu’il voit : les choses en vont bien autrement désormais (3)Deuil feroient, qui les écorcheroit : ils (les pelletiers) seraient en liesse si on les écorchait
La défiance d’Eustache Deschamps envers les abus financiers des princes
Ce chant royal ne sera pas l’unique occasion donnée à Eustache Deschamps de mettre en garde les princes contre leurs abus financiers à l’égard des petites gens. Il a adressé dans plus d’une poésie, le sujet des dépenses des puissants comme il a souvent montré du doigt leur rapacité ou leur trop grande convoitise.
Comme toujours, quand il le fait, il se place en conseiller moral et, s’il se tourne vers le pouvoir, c’est d’abord dans le souci de lui faire entendre raison. N’oublions pas qu’il sert ces mêmes princes. Son intention est donc d’appeler à plus de justice sociale pour les gens du peuple, mais aussi de permettre de maintenir la système monarchique en place et sa stabilité. Pour qu’on le situe bien, il n’est pas question pour lui d’allumer les feux de la révolte même si cela n’enlève rien à son engagement, ni à son courage.
Une opposition de fond
« La nécessité d’une utilisation plus modérée des ressources du royaume pour assurer sa pérennité est un thème majeur de la poésie de Deschamps. «
En suivant les pas de l’historienne : sur la question de la taxation, Eustache se situe en droite ligne d’une Ecole de pensée qui se défie de l’usage outrancier de l’impôt comme moyen de pourvoir aux besoins de la couronne et de l’administration du royaume. D’entre tous les savants apparentés à ces idées, on retiendra des noms comme Nicolas Oresme, Philippe de Mézières, ou encore Évrard de Trémaugon.
Dans cette continuité et pour notre poète, la condition d’un royaume stable et florissant demeure, en premier lieu, un « peuple productif et prospère » et non un roi replet entouré d’une administration roulant sur l’or, au détriment du bien commun. Au delà du fond philosophique et pour faire une parenthèse, ajoutons que la longue carrière d’Eustache près de la cour n’a, sans doute, rien fait pour changer ses vues sur ces questions. Bien loin de toute frugalité, il y fut, en effet, témoin de fastes, d’excès et de travers sur lesquels il s’est largement épanché (voir, par exemple, une ballade acerbe sur les jeux de cour) .
Les financiers contre les sachants
Corollaire de cet abus de taxation et d’une gestion dispendieuse, Eustache se défie également d’une nouvelle classe de financiers qui émergent et qui prend de plus en plus d’importance dans l’administration du royaume et les décisions prises. Comme Laura Kendrick le souligne encore :
« (…) Mais il y a aussi un côté auto-défensif et partisan dans la véritable guerre verbale que Deschamps a menée, à travers ses ballades et chansons royales, non seulement contre cette taxation injuste et gaspilleuse des ressources du royaume, mais aussi contre la montée en puissance des officiers et personnels chargés des finances du royaume. Les deux maux vont de pair. Deschamps s’en prend surtout aux hommes nouveaux sachant peu sauf « compter, getter et mannier argent » ; grâce à cette compétence limitée, ils deviennent plus importants et plus respectés que les « sages preudommes » ayant fait de longues études de textes d’autorité. Il critique le prince qui élève ces « nonsaichants » et appelle à la diminution de leur nombre. »
Laura Kendrick (op cité).
Il est extrêmement intéressant de constater qu’avec la centralisation étatique de l’impôt nait, aussi, une caste financière qui prend, peu à peu, l’ascendant sur des vues plus profondes, voir plus philosophiques et morales, dans la conduite des affaires de l’Etat. Pour le reste, nous ne pouvons que vous inviter à consulter cet excellent article de Laura Kendrick sur l’engagement politique d’Eustache Deschamps sur toutes ces questions.
Pour élargir, rappelons que ce dernier a beaucoup écrit sur la thématique de l’obsession de l’avoir ou de l’argent contre un peu de mesure, des valeurs plus charitables et plus, généralement, un sens de la vie plus conforme aux valeurs chrétiennes médiévales. A ce sujet, on pourra se reporter, par exemple, aux ballades : « Car Nul ne pense qu’à remplir son sac« , « mieux vaut honneur que honteuse richesse » ou encore « ça de l’argent » (cette dernière mettant en scène, comme celle du jour, des animaux).
Derrière la biquette, collecte d’impôt – Français 9608 BnF – Mélanges théologiques (XVe s)
Révoltes fiscales et opacité des finances
Bien avant le mouvement des gilets jaunes dont l’augmentation d’une taxe et, finalement, d’un impôt indirect avait été le détonateur social, les abus fiscaux ont été la source de nombreuses contestations à travers l’histoire française. Selon les deux économistes et universitaires Jean-Édouard Colliard et Claire Montialoux, au delà du principe même de l’impôt et de ses augmentations intempestives, le manque de clarté sur la destination réelle des fonds resterait, à travers l’histoire depuis le XIIIe siècle, une des causes majeures de soulèvements sociaux ou de mécontentement.
« En dehors de ces circonstances exceptionnelles (victoire de Charles VII) où la survie de la communauté est en jeu, les prélèvements sont considérés comme abusifs. Les révoltes fiscales parsèment ainsi l’Histoire de France jusqu’au XVIIIe siècle. Quand le roi décide à la fin du XIIIe siècle d’imposer un impôt sur chaque marchandise vendue, le tollé est si grand que le monarque est contraint d’en revenir aux aides. (…) Plus que le principe même de la levée des impôts, c’est donc l’arbitraire et l’opacité des finances royales qui nuisent à leur légitimité. »
Une brève histoire de l’impôt , Regards croisés sur l’économie 2007/1. Jean-Édouard Colliard et Claire Montialoux
Résonnances actuelles
L’article des deux économistes montre également assez bien les changements des représentations sur l’impôt d’Etat au cours de son histoire : « l’impôt est un véritable palimpseste où s’écrivent les tensions et les accords d’une société avec le corps qui la représente et les voies de réforme sont complexes, par paliers, tant son histoire est foisonnante, et chargée de consensus passés.«
On y voit, notamment, que son principe est désormais bien accepté. Le peuple français a, de longtemps, admis l’idée d’un effort individuel en contrepartie d’avantages sociaux et collectifs. Cependant, sans prendre de raccourci, les réticences eu égard à son opacité ne semblent guère avoir changé sur le fond. Certes, on peut constater, avec les auteurs, que les finances sont désormais publiques et donc supposément moins opaques, mais il reste difficile de ne pas souligner que leur niveau de complexité et d’empilement bureaucratique les rendent tout aussi abscons et inaccessibles pour le citoyen.
Aujourd’hui comme hier, ce manque de clarté continue d’alimenter les contestations autant que les suspicions. Et la grogne semble même s’accentuer plus encore à l’heure où les services publics continuent d’être démantelés ou privatisés, face à des taux de prélèvement fiscaux qui restent, dans le même temps, record ; la France est, en effet, en tête de classement dans les premiers pays européens en terme de taux d’imposition. « Où va le pognon » ? La bonne vieille question populaire semble toujours un peu triviale mais elle a la vie dure. Quant à la réponse qu’on lui fait, elle tient souvent en quelques mots qui continuent d’alimenter les interrogations : « C’est compliqué ».
Face à tout cela, un peu plus de lisibilité, de pédagogie et peut-être aussi (soyons fous), de démocratie participative ne seraient pas malvenus, particulièrement dans le contexte d’une dette française qui a littéralement explosé au cours des dernières décennies et, plus encore, ces dernières années.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : concernant les enluminures de cet article, elles sont tirées de diverses sources. Le fond arboré provient du Livre de chasse de Gaston Phébus, de la BnF (Français 616 -XVe siècle). Concernant les animaux, ils proviennent tous du bestiaire du Royal MS 12 C XIX de la British Library (vers 1210), à l’exception de la chèvre extraite du manuscrit MS Bodley 764 de la Bodleian Library.