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Princes Déchus & Siècle Perdu dans la Bible de Guiot de Provins

Sujet : poésie médiévale, poésie satirique,  trouvère, bible, moine, moyen-âge chrétien, poésie politique, nostalgie médiévale, langue d’Oïl
Période : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur : Guiot de Provins (Provens) (1150 – 12..)
Manuscrit ancien : MS français 25405 BnF
Ouvrage : La Bible, les Oeuvres de Guiot de Provins, poète lyrique et satirique, John Orr (1915)

Bonjour à tous

ous vous proposons, aujourd’hui, d’avancer sur la poésie satirique médiévale à travers un nouvel extrait de la Bible du trouvère Guiot de Provins. Dans le courant des XIIe et XIIIe siècles, cet ouvrage sans concession ouvre sur un siècle (autrement dit des temps) décrit, par son auteur, comme « puant et horrible ».

D’après ses propres écrits, Guiot a beaucoup voyagé de cour en cour en tant que trouvère dans la France médiévale et au delà même, jusqu’aux croisades. Dans cette première partie de sa vie, il aurait côtoyé de nombreux seigneurs avant de se faire moine. Les conditions et le faste des cours avaient alors changé, peut-être d’ailleurs, sous la pression des croisades successives et de leur impact sur la noblesse. Quoi qu’il en soit, dans sa bible satirique, au long de quelques 2700 vers, Guiot de Provins n’épargna guère ses contemporains, religieux ou civils. Dans les extraits du jour, nous nous intéressons notamment à sa critique des princes et des puissants.

Extrait de la bible de Guiot de Provins sur les Princes avec enluminure tirée de la Chanson de Roland (Manuscrit de Saint Gall, Staatsbibliothek XIIIe siècle)

Princes tyrans et puissants dévoyés
dans la poésie satirique médiévale

Le Moyen Âge a beaucoup chanté ses princes et ses rois. Dans les cours, on les loue et on les flatte. On leur rédige même quelquefois des chroniques historiques sur mesure. Sur le plan politique, on écrit aussi à leur intention des guides de bonne conduite et des « Miroirs des princes ». On trouvera de tels ouvrages au Moyen-Orient chez des auteurs comme Saadi (voir le Gulistan ou le Boustan) mais ils se répandent aussi en Occident et deviennent très appréciés comme le Livre des Secrets du Pseudo Aristote.

Pendant de cette tendance, les mauvais princes reçoivent aussi leur lot de critiques et la poésie satirique médiévale n’hésitera pas à les égratigner. On pense au Prince de Châtelain, à certaines ballades d’Eustache Deschamps ou encore à des diatribes de Jean Meschinot, entre ses ballades contre Louis IX et ses lunettes des Princes. On pourrait encore ajouter à cette liste, le tyran et sa misérable vie de Pierre d’Ailly et un nombre incomptable d’écrits d’autres auteurs médiévaux.

Dans la veine de ses satires et précédant même certaines d’entre elles, la Bible de Guiot de Provins contient de nombreux vers à l’adresse des mauvais princes. Nous en avions déjà cité quelques-uns dans un article précédent sur sa bible. En voici quelques autres :

Que sont les princes devenus ?
extraits de la bible de Guiot de Provins

NB : la langue d’oïl de Guiot de Provins n’est pas toujours simple à déchiffrer. A l’habitude, nous vous fournissons des clefs de vocabulaire pour mieux la transposer en français actuel.


(V 156) Trop est nostre loz au desoz (Trop est notre gloire abaissée):
Qui bien nos vorroit jugier toz,
Si con
(comme) je sais et con je croi,
Ja
(jamais) n’en eschapperoient troi
Que ne fussent dampnei
(damner)sens fin,
Ou sont li saige, ou sont li prou
(les preux) ?
S’ils estoient tuit
(tous) en un fou (feu),
Ja des princes, si con je cuit
(cuidier : croire, penser);
Mais se li fellon i estoient,
Sil qui Dieu voirement ne croient
(ceux qui ne croient vraiment en Dieu),
Et li villain et li eschars
(les avares),
molt i aroit des princes ars
(de ardoir : brulés);
Onques si loaus fous ne fui
Qu’il valdroient muez
(mieux) cuit que crui (cru de croire, jeu de mot « cru »).

A grant tort les appelle on princes :
Des estapes
(pièges) et des crevices (écrevisse)
Font mais empereors et rois.
Les Alemans et les Inglois
Voi bien des princes esgareiz
(égarés),
Si voi je les autres aisseiz :
Tuit sont esbahi per lou mont
(le monceau, la quantité)
Des mavais princes qui il ont.

Et chevalier sont esperdu
(éperdus, déconcertés) :
Sil ont auques
(quelque peu) lor tens perdu ;
A
(r)belestrier, et meneour (mineurs)
Et perrier
(artilleurs de perrières), et engeneor
Seront de or avant plus chier
(plus estimés, plus précieux).
Encuseor
(délateurs) et losangier (beaux parleurs, faux),
Sil ont passei
(survécu). Et que feront
Sil qui lou siecle vëu ont
Si vallant con il a estei ?
(1)
Deus ! con estoient honorei
Li saige, li boin vavassour !
(les bons vassaux)
Sil furent li consoilloour
Qui savoient qu’estoit raison ;
Sil consilloient les barons,
Sil faisoient les dons doneir
Et les riches cors assembler.


(…) Que sont li prince devenu ?
Deus ! Que vi je et que voi gié !
(Qu’ai-je vu et que vois-je (à présent))
Mout mallament
(lamentablement) some changié :
Li siecles fu ja
(jadis) biaus et grans
Or est de garçons et d’enfans.
Li siècles, sachiez voirement
(vraiment),
Fadrait per amenuisement ;
Per amenuisement faudra
Et tant per apeticera
(rapetisser, diminuer),
Qu’uit
(huit) homes batront en un for (four)
A flaels lou bleif toute jor,
(2)
Et dui home, voire bien quatre,
Se poront en un pout
(pot) combatre.
Iteils li siecles devenra
(tels les temps deviendront),
Sachier de voir ceu avenra :
As princes le poez veoir,
Et k’on ne doit prisier avoir
Don l’on ne fait honor ne bien.

Tout est mais perdeu, ne vaut rien :
Trop est li sicles vis et oirs
(trop sont les temps vils et ignobles).
Certes, je voldroie estre mors
Quant me membre
(me souviens) des boins barons,
Et de lors fais et de lor nons,
Et des haus princes honoreiz
Qui tuit sont mort. Or esgardez
Quels eschainges nos en avons
(ce qui nous avons en retour),
Que argens est devenus plons !
Trop belle oevre fait on d’argent ;
Aï ! Bieu sire Deus, coment
Seme prodon
(homme honorable honnête) mavais grainne ? –
Molt est l’aventure vilainne
(triste, affligeante).

(1) Et que feront Sil qui lou siecle vëu ont Si vallant con il a estei : et qu »adviendra-t-il de ceux qui ont été témoin des temps de grande valeur du passé.
(2) Qu’uit homes batront en un for a flaels lou bleif toute jor : qu’il faudra à huit hommes en un four toute une journée pour battre le blé au fléau.


Aux Sources manuscrites de la Bible de Guiot de Provins

On peut trouver la bible de Guiot de Provins dans un certain nombre de manuscrit médiévaux dont le MS Français 25405 de la BnF (voir sur Gallica). Ce manuscrit, daté du XIIIe siècle, contient le texte satirique du trouvère dans son entier. De nombreux autres manuscrits du Moyen Âge n’en propose qu’un partie. C’est notamment le cas du manuscrit médiéval enluminé Ms-5201 de la bibliothèque de l’Arsenal (image ci-dessous).

La Bible de Guiot de Provins enluminée dans le Manuscrit Français 5201 de la Bibliothèque de l'Arsenal

Nostalgie médiévale et héros du passé

Avec quelques réserves sur les définitions, une forme de nostalgie traverse la littérature médiévale, sous la plume de ses esprits les plus lettrés. Le Moyen Âge a bien eu ses héros antiques ou plus contemporains, mais à peine reconnus et salués, il semble à peu près tous lui avoir filé entre les doigts pour ne laisser place qu’à un grand vide : Alexandre le Grand, Charlemagne et Roland ou encore Arthur de Bretagne et, avec lui, les glorieuses heures de la chevalerie de Chrétien de Troyes font partie des figures souvent évoquées. Tous ces noms ont largement inspiré les plus grands auteurs et poètes des Moyen Âge central à tardif, mais souvent comme les spectres regrettés d’un temps à jamais enfui et dont on déplorait la perte.

Les célèbres Neiges d’Antan de Villon sont un autre signe de cette nostalgie, comme sa ballade un peu moins connue sur les seigneurs du temps jadis : « Mais où est le preux Charlemagne? ». Toutefois, François de Montcorbier est loin d’être le seul à avoir évoqué les illustres personnages du passé et cette idée d’une grandeur révolue. Les poésies lyriques et satiriques médiévales sont pétries de références de cette sorte.

Bien sûr, le Moyen Âge a su aussi rendre hommage et louer ses héros en leur temps, les Duguesclin, les Bayard ou les Jeanne d’Arc. Pourtant, cette nostalgie des grands disparus chantée par tant d’auteurs et, avec elle, le constat de valeurs en perdition, ne peut que frapper celui qui s’aventure dans les méandres de la littérature médiévale, et notamment celle des XIIIe au XVe siècles.

Idéal de perfection morale et valeurs en sursis

Pour être des siècles reconnus généralement comme ceux de l’épanouissement du Moyen Âge chrétien et du catholicisme, il demeure étonnant de voir combien l’actualisation des valeurs morales chrétiennes fait justement problème pour de nombreux auteurs moraux ou satiriques médiévaux. On pourrait d’ailleurs y ajouter les fabliaux et leur moquerie de la gente religieuse.

Dans ce constat d’un temps glorieux révolu, les petits hommes et leur mesquinerie ont supplanté les « preudons », même chez les puissants. Convoitise, avidité, soif de pouvoir et de possession ont gâté les valeurs d’antan et la morale chrétienne des origines. On invoque alors souvent la mémoire des grands du passé pour mieux souligner les bassesses des hommes du présent et leur peu de hauteur morale. Chez Guiot de Provins, les temps rapetissent et les hommes deviennent des enfants.

Nostalgie des valeurs en fuite, constat de princes qui n’en sont plus tout à fait et de valeurs chevaleresques à jamais enfuies. Tout se passe comme si un certain Moyen Âge n’aura cessé de courir après son ombre dans une quête nostalgique de perfection (chevaleresque, chrétienne et peut-être même christique) condamnée à n’être plus jamais atteinte. Bien sûr, c’est sûrement parce que ces valeurs là (et leur idéal) étaient si actuelles dans les mentalités médiévales qu’elles ont servi d’étalon pour juger d’un présent qui, sous la plume des auteurs satiriques ou les poètes, se montre assez rarement à la hauteur des exigences philosophiques et morales de la société d’alors. Mais le constat est là, le Moyen Âge porte déjà en lui et à travers ses auteurs, une forme de nostalgie de ses propres origines.

Pour conclure, précisons que dans le cas de Guiot de Provins, les références ne sont pas toujours si lointaines et abstraites. Le trouvère parle, en effet, de mémoire et sa bible étale aussi de longue litanie de nobles et princes médiévaux dont certains qu’il a pu côtoyer. Il est d’ailleurs d’autant déçu par ses contemporains qu’il dit avoir connu ou entendu parler de tels grands hommes :

Les rois et les empereors
Et ceaus dont j’ai oï parler
Ne vuel je pas tous ci nomer ;
Mais ces princes ai je vëus,
Por ceu sui je si esperdus
Et abahis, ce n’est pas gais.

(…) La mort nos coite et esperonne ;
Trop m’ait tolut de mes amis.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Des Colombes qui prirent un Rapace pour Roi, une fable de Marie de France

Sujet : fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, poésie politique, poésie satirique, langue d’oïl, tyrannie
Période : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre : De l’Ostor cui les Coulons eslirent…
Auteur : Marie de France (1160-1210)
Ouvrage : Poésies de Marie de France, Bonaventure de Roquefort (1820)

Bonjour à tous,

n ce mois de rentrée, nous vous invitons à repartir en direction du XIIe siècle pour y découvrir une nouvelle fable médiévale de Marie de France. Au Moyen Âge central, cette poétesse s’est fait connaître par son œuvre abondante et notamment ses lais et ses fables. C’est aussi une des toutes premières auteures en langue vernaculaire française, soit en langue d’oïl et plus exactement en anglo-normand.

Un roi cruel & félon contre d’innocents sujets

La fable du jour met en scène d’ingénues colombes ayant décidé de se choisir un rapace comme seigneur. En voulant du redoutable prédateur leur protecteur, leur résultat sera, comme on s’en doute, à des lieues de leurs attentes.

Les colombes et leur seigneur rapace, une fable Marie de France avec enluminure médiévale (Aberdeen University Library MS 24)

De l’Ostor cui les Coulons eslirent à Segnor
dans l’anglo-normand de Marie de France

Culuns demandèrent Seignur.
A Rei choisirent un Ostur,
pur ce ke meins mauz lor fesist
E vers autres les guarandist.
Mès, qant il ot la Sengnourie
E tuit furent en sa baillie
Ni ot un sul ki l’aproismast
K’il ne l’uccist é devourast.
Pur ce palla un des Colluns,
Si apela ses compeignuns :

« Grant folie, fet-il, féismes
Quant l’Ostoir a Roi choisisismes,
Qui nus ocist de jur en jur ;
Mix nus venist que sans Seingnur
Fuissiens tuz tant, qu’aveir cestui.
Ainz nus guardïiens nus de lui,
Ne dutïons riens fors sun agait ;
Puis ke nus l’awomes atrait,
A il tut fait apertement
Ce ke ainz fist céléement. »

Ceste essample dist a plusurs,
Que coisissent les maus Segnurs.
De grant folie s’entremetent,
Qui en subjectïun se met,
A crueus hume et à felun :
Kar jà n’en auront se mal nun
.

De l’autour que les colombes prirent pour Seigneur
adaptation en français actuel

Des colombes cherchant un seigneur
Choisirent un autour pour roi,
Pour qu’il leur cause moins de tracas
Tout en étant leur protecteur.
Mais, une fois en sa seigneurie
Et tous sous sa gouvernance
Il n’y eut sujet qui l’approcha
Qu’il ne tua et dévora.
Voyant cela, un des pigeons
Héla ainsi ses compagnons :

« C’est grande folie que nous fîmes
Quand cet autour pour roi nous primes
Qui nous décime d’heure en heure.
Nous étions bien mieux sans Seigneur
Que sous le joug de ce tueur.
Avant, nous nous méfions de lui,
Ne redoutant que ses embûches.
Mais comme nous l’avons attiré
Il fait ouvertement devant tous,
Ce qu’il faisait, alors, caché. »

Cette fable se destine à tous ceux
Qui choisissent de mauvais Seigneurs.
C’est grande folie qu’ils commettent.
Tous les sujets qui se soumettent
A un homme cruel et félon
N’en recueilleront que du malheur.


Aux Origines de cette fable de Marie de France

Enluminure médiévale original d'un pigeon et d'un faucon dans le Aberdeen Bestiary ms 24, Université d'Aberdeen, Royaume-Uni.
Pigeon et faucon dans le bestiaire d’Aberdeen

Cette courte fable de Marie de France sur le thème de la tyrannie et de la soumission à pour origine une fable antique de Phèdre. On peut retrouver cette dernière chez le fabuliste latin sous le titre Columbae et Miluus.

On note quelques menues différences entre les deux versions. Dans le récit de Marie de France, l’oiseau de proie est un autour. Ce proche cousin de l’épervier, chasseur redoutable de petites proies (notamment de pigeons et de palombes) était déjà connu de la fauconnerie médiévale (1). Dans la fable de Phèdre, le rapace est un milan mais cela ne change guère le fond de l’histoire.


Columbae et Miluus de Phèdre

« Qui se committit homini tutandum inprobo,
Auxilia dum requirit exitium invenit. »

Columbae saepe cum fugissent Miluum
Et celeritate pennae vitassent necem,
Consilium raptor vertit ad fallaciam,
Et genus inerme tali decepit dolo :
« Quare sollicitum potius aevum ducitis,
Quam regem me creatis juncto foedere,
Qua vos ab omni tutas praestem injuria ? »
Illae credentes tradunt sese miluo ;
Qui regnum adeptus coepit vesci singulis
Et exercere imperium saevis unguibus.
Tunc de reliquis una : « Merito plectimur. »

Le milan et les colombes

Qui prend refuge auprès d’un méchant pour y trouver secours, ne court qu’à une perte certaine.

Les colombes fuyaient le Milan, et bien souvent, par leur habilité, elles avaient évité la mort. Le rapace chercha alors quelque ruse et trompa ainsi les innocentes créatures : « Pourquoi, leur dit-il, vivre dans cette inquiétude permanente ? Faisons plutôt une alliance et nommez moi comme roi. Vous serez ainsi protégé de toutes les blessures possibles. »
Les colombes le crurent et en firent leur seigneur. Mais aussitôt qu’il devint leur maître, il exerça sur elle son règne cruel en les dévorant une à une. Un de celles qui restait dit alors : « Nous avons bien mérité notre sort ».

Columbae et Miluus – Fable XXXI – Livre 1
Fables de Phèdre, Ernest Panckoucke 1837, Paris


Tromperie du tyran ou servitude volontaire

Chez les deux auteurs, le propos reste politique et adresse la prédation, le pouvoir tyrannique et l’importance du sens critique dans l’assujetissement. Chez le fabuliste latin, le rapace est à l’origine de la ruse. Il se sert de la naïveté des pigeons pour se faire élire et tromper leur méfiance. Chez Marie de France, les palombes décident d’elles-mêmes de le prendre pour seigneur, croyant ainsi s’en affranchir.

Tromperie et ruse du tyran chez Phèdre contre Servitude volontaire des sujets chez Marie de France, dans les deux cas, les pauvres palombes, par leur soumission, serviront de festin au rapace. Malgré les siècles qui nous séparent de cette fable antique, puis médiévale, cela reste une belle leçon de méfiance politique à méditer. Vous jugerez ou non s’il elle est d’actualité.

Voir d’autres fables et poésies médiévales sur le thème de la tyrannie et de l’oppression :

En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


Notes

(1) Voir cet article du Musée d’Art et d’Histoire de Genève sur l’autour dans la fauconnerie médiévale.

Une poésie médiévale sur des puissants en perdition et leurs actes contre-nature

Sujet : poésie satirique, poète breton, ballade, satire, poésie politique, auteur médiéval, Bretagne médiévale, oïl, moyen français.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean Meschinot (1420 – 1491)
Titre : Pource que l’œuvre en est desnaturelle
Manuscrit médiéval : MS français 24314 BnF
Ouvrages :  poésies et œuvres de Jean MESCHINOT , édition 1493 et édition 1522.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons en direction de la Bretagne médiévale, non point celle du roman arthurien et de sa « matière de Bretaigne » mais celle, politique et satirique du poète et soldat Jehan Meschinot.

Nous sommes au cœur du XVe siècle, dans une France troublée, sous la main de Louis XI. Entre grogne du peuple et révolte des barons, un certain nombre d’auteurs et poètes d’alors gronde contre les abus de la couronne. Ce fut notamment le cas du chroniqueur flamand Georges Chastelain, officiant à la maison de Bourgogne. A la suite de ce dernier, Jehan Meschinot, lui-même au service des ducs de Bretagne, rédigea 25 ballades satiriques contre le pouvoir central français et son roi. Il se servit notamment du texte « Le Prince » de Georges Chastelain, pour lui emprunter les envois de ses poésies.

On peut retrouver ces 25 ballades médiévales sans concession de Meschinot à la fin de certaines éditions des Lunettes des Princes, ouvrage le plus célèbre de Meschinot, sur les bons usages du pouvoir politique et les exactions de ce dernier. De nature fortement critique, elles pointent donc du doigt les abus que faisait peser le règne de Louis XI sur le peuple d’alors, autant qu’elles entendent souligner la corruption et les vices du souverain. On y retrouve aussi clairement le mépris et la haine qu’inspire alors ce dernier au poète breton.

La ballade politique de Meschinot avec une enluminure du Ms français 24314 de la BnF
Une ballade de Meschinot contre une nouvelle classe de puissants bien peu vertueux

Pouvoir abusif & valeurs en chute libre

La ballade du jour apparaît comme la 22ème de la série. Cette fois, c’est la dimension contre-nature ou dénaturée du pouvoir que Meschinot met en exergue. En opposant l’héritage des bons et vertueux princes du passé, il dénonce une « valeur » des puissants et des gens de pouvoir en chute libre.

Menteurs, corrompus, convoiteux, à l’inverse de ceux qui les ont précédés, ces nouveaux seigneurs que voit œuvrer Meschinot lui apparaissent comme sans foi ni loi, ne pensant qu’à piller et guerroyer entre eux. Fats et imbus d’eux-mêmes, ils s’autoproclament « parfaits ». Pourtant pour l’auteur médiéval, le verdict est sans appel : ils ne sont même pas les ombres ou les reflets des pères de passé, mais bien plutôt des antithèses grossières et contrefaites.

Entre les lignes de cette ballade, on trouvera encore l’idée d’une classe de lourdauds, héritiers du pouvoir et qui ne recherchent que ses avantages. Pour le poète breton, cette classe s’oppose, là aussi, clairement aux vertueux anciens qui eurent à conquérir les honneurs par leurs actes et ne les possédaient pas à la naissance. Pour finir, le poète exhortera tout de même ces pâles copies de pouvoir, criblées de vices et qui n’ont de seigneurs que le nom, à se retourner en arrière, en formant l’espoir qu’ils y trouvent quelque inspiration auprès de l’exemplarité des grands du passé, Au passage, il pourra ainsi se consacrer à des choses plus agréables à écrire que ces diatribes que la médiocrité des gens de pouvoir le force à coucher sur papier.

Aux sources anciennes de cette poésie

La Ballade satirique de Meschinot 'Pource que l'oeuvre en est desnaturelle" dans le  Manuscrit médiéval MS Français 24314
La ballade satirique du jour dans le Manuscrit Français MS 24314, de la BnF

Vous pourrez retrouver cette ballade dans le manuscrit Français 24314 de la BnF. Cet ouvrage médiéval qui contient l’œuvre de Jean Meschinot est en libre consultation sur Gallica.fr. Nous concernant, pour la retranscription de la ballade du jour, nous nous sommes appuyés sur deux éditions différentes des Lunettes des princes : celle de 1522 de Nicole Vostre et une autre datée de 1493, imprimée à Nantes.

Si le sujet vous intéresse et en fouillant un peu, vous pourrez également débusquer un certain nombre d’éditions modernes contenant les Lunettes des Princes de Meschinot , suivies de ses 25 ballades contre Louis XI. Certains ouvrages ont été édités, ces dernières années, 0qui les proposent. Attention toutefois, toutes les éditions du marché ne les contiennent pas. Aussi, si vous décidez d’acquérir Les lunettes des princes assurez-vous que ces poésies de l’auteur breton s’y trouvent ; il serait dommage de passer à côté.


Pour ceux que l’œuvre en est desnaturelle
Une ballade satirique de Meschinot

NB : bien qu’en apparence assez proche du français actuel, le moyen français de Meschinot peut réserver quelques difficultés. Nous vous fournissons donc quelques clefs de vocabulaire pour mieux le saisir.

Ou sont les bons qui aultrefois vesquirent
Et qui vertus en leur beaulx jours acquirent
O dieu, fay tant qu’aulcun d’iceulx ressourde
Pour voir comment les honneurs qu’ils conquirent,
Qu’eulx n’eurent pas, dès le jour que nasquirent,
Sont a présent venus en gent beslourde
(grossiers, lourdauds).
Bien leur seroit a porter pesant fais,
Quand ils verroient les deshonnestes fais
Commis par ceulx que seigneurs on appelle,
Qui ne tiennent vérité en langage
Ne fermeté en faict : c’est cas saulvage
Pour ce que l’œuvre en est desnaturelle
(dénaturée, contre-nature).

Les prudes
(probes, sages) gens en leur temps ne s’enquirent
Fors de bonté et sagesse qu’ils quirent
(quérir)
Dont les meschans d’aujourd’hui tiennent bourde
(considèrent sottise).
Eureusement en aise se cheviren
t (s’exécuter, s’en acquitter),
Et, a la fin, plains de grans ans se virent :
Qui ne l’entend, de simplesse
(simplicité), se hourde (se pare, se drappe)
Doncques prince qui vous nommez parfaicts
Et ne voulez ensemble vivre en paix
Par union et amour fraternelle
Mais l’autruy bien voulez et l’heritage
C’est tres grant mal s’enrichir de pillage,
Pource que l’oeuvre en est desnaturelle.

A tous seigneurs je supply que se mirent
(mirer)
Aux vertueux qui, a bonté, se mirent
(mettre)
Et non a ceulx qui font la lime sourde
(ignorent sournoisement).
Leurs grans deffaulx et malice remirent
Et facent tant que plus contre eulx ne m’irent
(me mette en colère)
Dont il faille que de mon lit ne sourde
(ne me lève, sorte)
Pour escrire de leurs vices jamais
Ce me seroit ung dolent entremais
(un divertissement douloureux).
Mieux me plairoit raconter chose belle
Que d’un seigneur ou homme de parage
(de noble naissance)
Qui n’a valeur emplus ou moins qu’ung page
Pource que l’oeuvre en est desnaturelle.

Prince qui porte et soustient les maulvais
Contre les bons, l’honneur de son palais
Et en perverse et honteuse querelle
Celui conduyt un criminel ouvrage
Qui amatist
(abattre, flétrir) main noble et hault courage
Pource que l’oeuvre en est desnaturelle.


Pardon encore de ce rapprochement mais, en la relisant dans le contexte social et politique actuel troublé, cette ballade ne nous semble guère avoir vieilli. Par delà son contexte historique et comme toute bonne poésie morale, elle résonne de la trahison des puissants sur leur peuple et des exactions politiques qui, des temps les plus reculés jusqu’aux plus récents, ont porté le visage de la tyrannie, de la corruption et de l’oppression.

En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : en tête d’article, vous trouverez les pages du manuscrit médiéval Ms Français 24314 de la BnF, correspondant à la ballade du jour, ainsi que la belle enluminure de l’auteur qui trône au début de cet ouvrage du XVe siècle.

La sagesse d’un derviche contre les méchancetés d’un tyran

Sujet   : sagesse persane,  conte moral, méchanceté, injustice, abus de pouvoir, tyrannie, cruauté, citations médiévales, poésie politique, poésie morale.
Période  : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur :  Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291)
Ouvrage  :  Gulistan, le jardin des roses  (Golestân) par Charles Defrémery (1838)

Bonjour à tous,

ous poursuivons, aujourd’hui, notre exploration de la poésie morale et politique du Moyen Âge. Cette fois-ci, notre voyage nous entraîne du côté du Proche-Orient et de la Perse du XIIIe siècle. Le poète Mocharrafoddin Saadi distillait alors, alentour, ses petits contes moraux. Il nous a laissé une œuvre abondante qui comprend, notamment, deux ouvrages : Le Gulistan ou le jardin de roses et le Boustan (ou le verger) qui ont traversé les siècles et sont encore populaires, de nos jours, au delà du monde perse et arabe.

Exercice du pouvoir, religion, éducation, sagesse, âges de la vie, valeurs humaines, … le conteur persan y aborde tous les sujets, au moyen d’historiettes courtes et accessibles. Sur leurs rives plus politiques, ces deux ouvrages ne sont pas sans évoquer les « Miroirs des Princes » : ces guides, très populaires dans l’Europe de la même époque, qui prennent la forme de précis de bon gouvernement et se destinent à l’éducation des puissants.

Une citation illustrée du conteur Saadi sur le tyran

La voie de la sagesse face aux exactions
et à l’arrogance d’un roi injuste

Aujourd’hui, nous retrouvons donc l’auteur persan le temps de deux histoires courtes tirées du Gulistan et, justement, du chapitre premier de cet ouvrage qui porte sur la Conduite des Rois. Très similaires dans leur forme comme leur fond, ces deux mini-contes verront deux tyrans s’opposer à la sagesse d’un derviche ou d’un homme de foi.

Dans ses écrits, Saadi n’hésite jamais à rappeler aux princes et gouvernants leur condition de simples mortels comme leur statut premier de serviteurs du peuple. S’il invoque souvent la nécessaire charité, la miséricorde ou encore la mansuétude dans l’exercice du pouvoir, il tient aussi en horreur les injustices des plus abusifs ou leurs maltraitances envers le peuple et les petites gens. Les deux historiettes du jour portent précisément sur ce même thème et s’adressent directement au roi cruel, tyrannique et de mauvaise nature.

Sur le tyran qui tourmentes les hommes; extrait du Gulistan de Saadi

Un derviche dont les prières étaient exaucées de la divinité parut dans Bagdad. On en informa Heddjadj , fils de Yoûçof (1), qui le fit mander et lui dit :  » Fais une prière en ma faveur. » Le derviche éleva la main et dit : « Ô mon Dieu ! Prends sa vie ». Heddjadj demanda :  » Par Dieu, quelle est donc cette prière ?  » Le religieux répondit : « C’est un vœu salutaire pour toi et pour tous les musulmans. »

Distique : « Ô homme puissant qui tourmentes tes inférieurs, jusqu’à quand ce marché restera-t-il achalandé ? A quoi te sert l’empire de l’univers ? Il vaut mieux pour toi mourir que de tourmenter les hommes. »

(1) Al-Hajjaj ben Yusef fut gouverneur de l’Irak durant le califat omeyyade de Damas. Son épée fut rendue célèbre par le nombre de têtes qu’elle fit tomber.

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Un roi injuste demanda à un religieux : « Parmi les actes de dévotion, lequel est le meilleur ? » Il répondit :  » Pour toi, c’est le sommeil de midi, parce que, dans ce moment-là, tu ne fais de tort à personne.« 

Distique. : J’ai vu un homme injuste, endormi au milieu du jour, et j’ai dit : « Cet homme est une calamité. Il vaut donc mieux que le sommeil se soit emparé de lui. L’homme dont le sommeil vaut mieux que la veille, il est préférable qu’un pareil méchant meure. »

Chapitre 1er, touchant la Conduite des Rois, Le Gulistan,
Mocharrafoddin Saadi


On pourra se reporter à cet autre conte de Saadi sur le thème du tyran. Pour des références prises dans les miroirs des princes d’origine occidentale, on pourra se rapporter au Prince de Georges Châstellain ou aux Lunettes des Princes de Jehan Meschinot.

Une belle journée à tous.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : sur l’image d’en-tête, il s’agit d’une copie ancienne du Gulistan. Superbement ornée et enluminé cet ouvrage ancien date de 1800. Originaire d’Inde, il appartient actuellement à une collection privée.