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« Je suis de paupere regno », une ballade médiévale d’Eustache Deschamps sur sa pauvreté

poesie_ballade_morale_moralite_medievale_Eustache_deschamps_moyen-age_avidite_gloutonnerieSujet : poésie médiévale, littérature médiévale,  auteur médiéval, ballade médiévale, poésie morale, poésie réaliste, ballade, moyen-français, humour.
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :  « Je suis de Paupere Regno»
Ouvrage :   Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome V. Marquis de Queux Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous proposons un retour au moyen-âge tardif, avec une ballade d’Eustache Deschamps. Cette poésie est titré « Ballade sur sa pauvreté » dans les  Œuvres complètes d’Eustache Deschamps du Marquis de Queux-Saint-Hilaire. Elle est intéressante parce que l’auteur médiéval se place, ici au centre du texte pour conter ses propres déboires ou misères. Elle viendra, ainsi, alimenter un certain nombre de réflexions déjà conduites, sur la mise en scène du « Je » dans les poésies réalistes ou satiriques du moyen-âge, comme on en trouve, par exemple, chez Rutebeuf, Villon, Meschinot, Michault Taillevent, et quelques autres.

On a souvent cherché à déterminer quel était le premier poète ou s’il existait même un pionnier médiéval de ce « courant » qui a consisté, pour  un auteur à replacer sa propre subjectivité et ses propres misères au cœur du texte. S’il semble indéniable que Rutebeuf en soit un digne représentant, et sauf à questionner les dosages faits du procédé par un certain nombre d’auteurs au sein de leurs œuvres, il faut sans doute plus parler d’une « émergence progressive » et peut-être même, plus encore, d’une « tradition » d’une innovation attribuable à un auteur en particulier.

Quoiqu’il en soit, Eustache Deschamps a laissé un grand nombre de ballade de ce type ; on peut citer, entre autres exemples de thèmes abordés : son apparence, ses misères physiques, sa vieillesse, mais encore le peu de reconnaissance dont il souffre pécuniairement et /ou « socialement » contre tous les services rendus aux diverses têtes couronnées, etc…

Pauvreté et misères « de classe »
dans la poésie médiévale

« Diex m’a fet compaignon à Job,
Qu’il m’a tolu à un seul cop »
Rutebeuf – La complainte de l’oeil

Du point de vue du thème, c’est un constat et une « complainte » sur sa propre pauvreté que l’auteur médiéval nous distille ici. Concernant la réalité qu’elle recouvre, même s’il est a supposer que cette ballade fut écrite à la faveur d’une mauvaise conjoncture, il faut sans doute en relativiser le propos ou, au moins, remettre sociologiquement en perspective cette « pauvreté » à laquelle elle fait référence, en se souvenant que la poésie médiévale est, dans sa grande majorité, longtemps demeurée l’apanage de la noblesse au sens large, fut-elle aussi petite ou modeste, que grande, puissante et fortunée.

Eustache_Deschamps_poesie_realiste_ballade_medievale_pauvrete_moyen-ageAussi, sans nier la nature « douloureuse » des misères ou des difficultés d’un Rutebeuf ou d’un Eustache Deschamps (qui sont sûrement, par ailleurs, déjà différentes entre elles, du point de vue du statut, des causes et des degrés), ces déconvenues ou ces déboires ne sont pas non plus, tout à fait, les mêmes que ceux que connaissent alors les classes très pauvres ou très miséreuses du moyen-âge. Pour n’en donner que quelques arguments et sans expédier trop hâtivement le bien-fondé ou les apparences (en suivant les conseils de notre ballade du jour), on sait tout de même, à travers la lecture de leurs autres poésies, et pour ne parler que de ces deux poètes, qu’ils ont, par ailleurs, possédé des maisons, des valets ou même des servantes, des chevaux, etc… Des soldes régulières ? On sait qu’Eustache en perçut, à quelques rares périodes près. Pour Rutebeuf, il est difficile de l’affirmer puisqu’on ne sait pratiquement rien de ses autres occupations, ni si l’en avait (à le lire, il semble que non).

Bien sûr, un certain statut social entraînent les frais et les conditions qui leur sont afférents et il demeure toujours possible de se trouver en situation délicate même en étant socialement privilégié, autant que d’en ressentir une détresse véritable, mais, pour en avoir une vision claire, on comprend bien que la notion de « pauvreté » doive tout de même être, ici, un peu bordée. Cette nuance apportée, on notera, au passage, que cette dernière (la véritable pauvreté de classe au sens social véritable) est un spectre qu’agite, à d’autres reprises et dans d’autres ballades, Eustache Deschamps; il montre même, à ces occasions, une conscience particulièrement aiguë de sa terrible réalité.

Ou lieu trop bas qui est assis en plaine
Ne se doit nulz tenir pour mendier.
Car povreté est reprouche certaine.
Et si n’est homs qui vueille au povre aidier;
(Voir  Benoist de Dieu est qui tient le moien).

ou encore

Car a suir la guerre aux champs
Ont touz maulx, toutes povretez,
Faim, froit, soif, chault, logis meschans,
Et s’en sont pluseurs endebtez
Et mainte foiz déshéritez,
Mors, occis, en destruction
Ou hais, pour la fraction
Que pluseurs font qui se desrivent
En pillant par extorcion :
Je ne sçay comment telz gens vivent.

Pour être clair encore sur les intentions derrière cette mise en scène littéraire « du je et de ses déboires », et sur leur contexte, il faut aussi ajouter que ce type de récits ou narrations prend bien souvent, chez nombre de ces auteurs médiévaux qui fréquentent les cours ou leur entourage, la forme d’appels du pied en direction de leur protecteur ou de la plus haute noblesse, pour en obtenir quelque « chevance » ou Eustache_Deschamps_poesie_complainte_realiste_ballade_medievale_pauvrete_moyen-agequelques honneurs ou grâces. Les deux derniers vers de cette ballade d’Eustache Deschamps semblent bien devoir l’inscrire, sans équivoque, dans cette tendance :

« Pensez y bien, grant et meneur :
Je suis de paupere regno ».

Pour le reste, cette poésie lui fournit l’occasion d’expliquer qu’au delà des apparences, il ne possède, en réalité, pas grand chose. On notera d’ailleurs ici que le ton change, en comparaison de quelques autres de ses textes dans lesquels il rendra responsable de ses misères et de sa condition, les jeux de cour, ou même encore, au moins entre les lignes, une certaine ingratitude des puissants. Ici, il privilégie un autre angle et se donne plutôt le beau rôle, en nous expliquant que c’est parce qu’il sert, qu’il est foncièrement charitable et qu’il dépense sans compter, dans ce sens, pour femme et jeunes enfants,  qu’il est le « roi des pauvres ». La noblesse du chevalier et ses valeurs ne sont donc pas très loin.

« J’ay servi, dont je suis meschans,
Sanz cueillir ne feuille, ne fleur,
Vielle femme et jeunes enfans

« Je suis de paupere regno »

Quant au refrain, mâtiné de latin, de cette ballade « Je suis de paupere regno », l’usage qu’en fait Eustache Deschamps, soulève un certain nombre de questions. On peut le traduire par « je suis du royaume des pauvres » ou même plutôt « je suis de pauvre royaume », et même encore « Je suis le roi des pauvres » (cette dernière traduction étant empruntée à  l’ouvrage  Les « Dictez vertueulx » d’Eustache Deschamps, Forme poétique et discours engagé à la fin du Moyen Âge, Miren Lacassagne et Thierry Lassabatère, Sorbonne 2005)  

Est-ce une simple forme d’élégance stylistique ? Une référence faite au poète Stace, qui, au premier siècle de notre ère, écrivait, en parlant de Thèbes : « Bellum es de paupere regno » ?  Est-ce encore une façon, pour l’auteur, de renvoyer à la nature académique de son éducation en l’opposant, ici, à sa pauvre condition ? (ie bien qu’éduqué et connaissant mon latin, je suis pourtant le premier des pauvres). Sans aller jusqu’à l’humour désopilant, est-ce enfin, une note légère en relation avec cette référence classique,  un espace de respiration permettant d’atermoyer un peu la nature du propos et d’y introduire un soupçon de distance (que le ton général de la ballade ne ménage pas) ou, au contraire, une manière de lui donner, une note sentencieuse et une profondeur classique ? Nous ne nous aventurerons pas à trancher mais quelques grandes pistes sont, en tout cas, posées.

Je suis de paupere regno
« Ballade sur sa pauvreté »

Chascuns me dit que je suis grans
Et que je fais bien le seigneur
Et que j’ay grant nombre de frans;
Helas ! dont me vient ceste honneur ?
Pour ce qu’om me voit en tristeur
Et que je suis comme nemo,
L’en se moque de ma doleur :
Je suis de paupere regno.

S’en deviens pensis et pesans,
Car ceuls qui bien gardent le leur
Ont prez, terres, vignes et champs
Et se vivent de leur labour,
Et je me voy au lit de plour
Par trop despendre et gaingner po.
Mais j’ay mis le plus beau defueur* (dehors):
Je suis de paupere regno.

J’ay servi, dont je suis meschans* (malheureux),
Sanz cueillir ne feuille, ne fleur,
Vielle femme et jeunes enfans
Qui m’ont faicte mainte langour
Sanz remerir* (récompenser), de quoy je plour,
Quant je n’ay ne recept ne tro* (cachette);
Pensez y bien, grant et meneur :
Je suis de paupere regno.

En vous souhaitant une excellente journée !

Fred
Pour moyenagepassion.com
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La Ballade des contre-vérités de Villon, une pièce satirique en réponse aux aphorismes d’Alain Chartier

Francois_villon_poesie_litterature_medievale_ballade_menu_propos_analyseSujet : poésie médiévale, ballade,  auteur médiéval, poète, moyen-français, poésie satirique, satire, analyse sociale, littéraire.
Auteurs : François Villon (1431-?1463)
Alain Chartier  (1385-1430)
Titre : « La ballade des contre-vérités »
Période : moyen-âge tardif, XVe siècle.
Ouvrages : oeuvres diverses de Villon,

Bonjour à tous

C_lettrine_moyen_age_passionomme il répondra au Franc-Gontier de Philippe de Vitry en opposant à une sagesse (supposée) et un minimalisme (revendiqué) de la vie campagnarde, un contredit  urbain, jouisseur et jaloux de son propre confort et de ses fastes, Villon écrira aussi sa ballade des contre-vérités que nous présentons aujourd’hui, en référence à un autre auteur médiéval. Cette fois, il s’agit du célèbre Alain Chartier  (1385-1430) et d’une réponse à une poésie de ce dernier faisant l’éloge des valeurs nobles et bourgeoises de son temps ; valeurs convenues et, il faut bien le dire, même presque plates (au sens de platitudes), surtout après que Villon soit passé par là, pour les prendre à rebrousse-poil.

Cette ballade de Villon est une poésie que l’on place plutôt dans la jeunesse de l’auteur et autour de 1456. Il a alors 25 ans. Voici donc, pour bien commencer, le texte original lui ayant inspiré cette Ballade des contre-vérités :

La ballade d’Alain Chartier

Il n’est danger que de vilain,
N’orgueil que de povre enrichy,
Ne si seur chemin que le plain,
Ne secours que de vray amy,
Ne desespoir que jalousie,
N’angoisse que cueur convoiteux,
Ne puissance où il n’ait envie,
Ne chère que d’homme joyeulx ;

Ne servir qu’au roy souverain,
Ne lait nom que d’homme ahonty,
Ne manger fors quant on a faim,
N’emprise que d’homme hardy,
Ne povreté que maladie,
Ne hanter que les bons et preux,
Ne maison que la bien garnie,
Ne chère que d’homme joyeulx ;

Ne richesse que d’estre sain,
N’en amours tel bien que mercy,
Ne de la mort rien plus certain,
Ne meilleur chastoy que de luy ;
Ne tel tresor que preudhommye,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ne paistre qu’en grant seigneurie,
Ne chère que d’homme joyeulx ;

Au passage, et c’est d’ailleurs amusant de le noter, les ressemblances de style sont si grandes entre les deux poésies, que, dans le courant du XIXe siècle, la pièce originale de Chartier fut même ré-attribuée à François Villon par certains auteurs et dans certaines éditions (P Jannet, 1867, P Lacroix 1877). Après quelques révisions utiles, sa paternité revint finalement à son véritable auteur et l’on établit qu’elle ne fit qu’inspirer à Villon ses impertinents contre-pieds.

francois_villon_ballade_contre-verites_poesie_medievale_moyen-age_tardif_XVe

Exercice de style, poésie satirique ou « poétique de la criminalité »

Avec sa virtuosité coutumière, Villon jouera, ici, du procédé de la contradiction et des oxymorons qui lui sont chers, pour faire la nique aux aphorismes et aux axiomes de Chartier et qu’on peut supposer assez largement partagés et approuvés par les hautes classes sociales et bourgeoises de son temps.

Dilution du satirique dans le stylistique ?

Sans lui enlever une certaine dose d’humour et/ou de provocation, comme on voudra, Villon se livre-t-il  seulement dans cette ballade des contre-vérités, à un exercice de style comme choisissent de l’avancer certains auteurs ? Autrement dit, pour suivre Paul Barrette, spécialiste américain de littérature française médiévale,  cette poésie n’est-elle qu’un « tour de force » dont le but « est moins de développer une idée que de ranger dans un moule des séries d’aphorismes »(Les ballades en jargon de François Villon ou la poétique de la criminalité, Paul Barrette, Romania 1977, sur persée)

C’est peut-être prêter à Villon, un peu moins d’intention qu’il n’en a. Sans vider à ce point cette ballade de sa moelle satirique, faut-il, à l’opposé, suivre le raisonnement d’un Gert Pinkernell, dans ses efforts assez systématiques pour rattacher concrètement les moindres écrits de Villon à des épisodes supposés de la vraie vie de ce dernier, dont ils ne seraient que l’expression retransposée ? ( voir notamment la Ballade des menus propos de maître François Villon et l’analyse littéraire de Gert Pinkernell).

Positionnement, signes d’appartenance
& apologie sociale de la marginalité ?

Au sujet de cette Ballade des contre-vérités, Gert Pinkernell ira même jusqu’à lui donner une dimension « sociale » et même plutôt « socialisante » au sens étroit ; autrement dit, au Villon plus tardif et repenti du testament, le romaniste interprétera cette ballade de jeunesse, comme la marque d’un homme qui « reflète sa forte conviction d’appartenir à un groupe et d’y être quelqu’un ». Comme dans le lais (et toujours d’après Gert Pinkernell), cette poésie aurait donc fourni l’occasion à l’auteur médiéval d’affirmer une marginalité assumée face à un véritable public (marginal et criminel) déjà constitué, et de fait, il aurait ainsi exprimer face à ce groupe social, un positionnement, voir même une forte marque d’appartenance.

« …Or cette verve et cette morgue de Villon émanent visiblement de sa certitude d’être au diapason de son public, public apparemment très bien connu de lui et dont il semble faire partie lui-même. Tant pis si c’est un public très spécifique, à savoir un groupe de jeunes marginaux cultivés et criminels à la fois »
Mourant de soif au bord de la fontaine : le pauvre Villon comme type de l’exclus, Gert Pinkernel, dans Figures de l’exclu: actes du colloque international de littérature comparée, Université de Saint-Etienne, 1997

De l’analyse littéraire à la projection sociale

Nous l’avions évoqué à l’occasion de notre article sur la ballade de bonne doctrine, pour certains de ses textes et notamment les plus humoristiques ou les plus grivois, on imagine, c’est vrai, assez bien Villon en train de fanfaronner et de les déclamer dans quelques tavernes ou lieux de perdition obscures, face à un public goguenard, déjà acquis à ses propos, La thèse de Pinkernell sur cette ballade participe donc un peu de cette idée, mais, même si l’on peut se plaire à l’imaginer, on passe, en l’affirmant et en le posant comme hypothèse de travail, de considérer cette ballade, d’une « simple » expression ontologique, littéraire et poétique à une forme « d’apologie » de la vie en marge auprès d’un groupe socialement circonscrit auquel l’auteur se serait livré. Sans être un saut quantique, ce n’est pas rien.

deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_siècleToute proportion gardée, cette ballade pourrait alors presque prendre des allures de manifeste, ou en tout cas, devenir, ou prétendre être, l’expression d’un ensemble de valeurs partagées par un groupe social marginal et criminel, dont Villon se ferait l’écho, voir le porte-parole. L’analyse passe donc du littéraire au social et même finalement du satirique à « l’identitaire ». Des contre-vérités comme « Il n’est soing que quant on a fain » (ie et à l’emporte-pièce : on réfléchit mieux le ventre vide) « Ne ris qu’après ung coup de poing », se présentent alors comme la traduction de ce système de valeurs appliquées par le groupe en question.

Le propos de Villon est-il vraiment si sérieux que cela sur le fond et son intentionnalité si claire ? Peut-être pas, sauf à penser que la moquerie fait aussi partie intégrante de l’ensemble des valeurs dont il se ferait ici le porte-parole, et que, en quelque sorte, quand l’auteur médiéval s’amuse et n’exprime rien de particulièrement factuel et fonctionnel sur ces dernières, l’humour en devient l’expression (‘Ne santé que d’homme bouffy« , « Orrible son que mélodie« , « Il n’est jouer qu’en maladie« ), sauf à penser encore que le public de Villon est effectivement circonscrit au moment où il écrit tout cela à un cercle de clercs ou d’étudiants avertis et cultivés, suffisamment en tout cas pour comprendre ses références littéraires en creux à Alain Chartier, qui semblent bien, tout de même, aussi, dans cette ballade, au coeur de son propos.

Pour conclure

Alors, une certaine virtuosité stylistique épuise-t-elle l’ambition sémantique de cette ballade, ou même la profondeur d’un certain positionnement satirique de fond ? Certainement pas, il est difficile d’assimiler Villon à certains rhétoriqueurs qui l’ont précédé dans le temps. Faut-il, pour autant, voir là, une sorte de manifeste social par lequel l’auteur aurait eu l’intention d’affirmer son appartenance et son positionnement auprès d’un auditorat marginal, complaisant ? C’est une possibilité mais un pas non négligeable reste tout de même à franchir pour l’affirmer.

Si cette ballade se situe, indéniablement, dans un contrepied des valeurs « bourgeoises », mais aussi plus largement « sociales » ambiantes et leur « renversement » symbolique (sur le ton de la deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_siècleprovocation et de l’impertinence), comme ces valeurs sont celles portées par ses « pairs » et presque contemporains en poésie (et pas les moindres, en la personne d’Alain Chartier), il est en revanche indéniable que Villon s’inscrit ici dans une ambition satirique qui se situe (d’abord?) sur le plan de la littérature qui les portent. Il se positionne donc vis à vis d’une certaine littérature, de cela nous sommes au moins sûrs.

Dans la veine des hypothèses émises par Pierre Champion dans François Villon, sa vie et son temps, Villon est-il encore, en train, de retraduire, ici et à sa manière, un certain contexte historique ? Ce siècle perdu et « bestourné » d’un Eustache Deschamps et d’autres moralistes qui fustigent l’argent, la convoitise et les abus de pouvoir pour avoir tout perverti ? Dans la lignée de ces auteurs, il serait alors plutôt en train d’adresser, à  travers cette ballade, une satire sociale au deuxième degré à ses valeurs en perdition. C’est encore une troisième piste.


« La ballade des contre-vérités »
de François Villon

Il n’est soing que quant on a fain,
Ne service que d’ennemy.
Ne maschier qu’ung botel de foing.
Ne fort guet que d’omme endormy.
Ne clémence que felonnie,
N’asseurence que de peureux.
Ne foy que d’omme qui regnie.
Ne bien conseillé qu’amoureux.

Il n’est engendrement qu’en baing,
Ne bon bruit que d’omme banny,
Ne ris qu’après ung coup de poing,
Ne los que debtes mettre en ny,
Ne vraye amour qu’en flaterie,
N’encontre que de maleureux,
Ne vray rapport que menterie.
Ne bien conseillé qu’amoureux.

Ne tel repos que vivre en soing,
N’onneur porter que dire : « Fi ! »,
Ne soy vanter que de faulx coing.
Ne santé que d’omme bouffy,
Ne hault vouloir que couardie,
Ne conseil que de furieux,
Ne doulceur qu’en femme estourdie,
Ne bien conseillé qu’amoureux.

Voulez vous que verté vous die ?
Il n’est jouer qu’en maladie,
Lettre vraye que tragédie,
Lasche homme que chevalereux,
Orrible son que mélodie,
Ne bien conseillé qu’amoureux.


Une  excellente journée à tous !

Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com
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« Dame, vostre doulz viaire », un virelai de Guillaume de Machaut, par l’Ensemble Gilles Binchois

Guillaume-de-Machaut_trouvere_poete_medieval_moyen-age_passionSujet : musique médiévale, chanson médiévale, chant polyphonique, maître de musique, chanson, amour courtois, virelai
Titre  : Dame, vostre doulz viaire
Auteur : Guillaume de Machaut (1300-1377)
Période  : XIVe siècle, Moyen Âge
Interprètes  :  Ensemble Gilles Binchois
Album  : Guillaume de Machaut,  le vray remède d’amour (1988)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle chanson médiévale de Guillaume de Machaut. C’est un virelai composé par le maître de musique pour sa dame et il s’inscrit dans la lyrique courtoise à laquelle ce dernier s’est beaucoup exercé.

La chanson et sa partition
dans le MS français 1586 de la BnF

On trouve l’oeuvre de Guillaume de Machaut dans un grand nombre de manuscrits anciens, mais nous avons choisi ici de vous présenter le virelai du jour d’après le MS Français 1586 (1350-1355). D’après sa datation, ce manuscrit a été exécuté du vivant du compositeur et on pense que ce dernier a très certainement été impliqué dans sa réalisation. Très complet, cet ouvrage se trouve être également, à date, le manuscrit illustré le plus ancien de l’oeuvre de Machaut.

Pour revenir au contenu de cette chanson, son auteur y fait l’éloge de sa mie, de son doux visage mais aussi de son caractère et de ses belles manières, et c’est en fine amant « servant » et comblé qu’il se présente ici. Comme à l’habitude, en plus des paroles, nous vous proposons quelques clés de compréhension de cette chanson ; en l’occurrence, nous nous sommes même fendus de sa traduction, adaptation littérale en français moderne avec les réserves que suppose la « trahison » » inhérente à l’exercice et, étant entendu, que sept siècles nous séparent de ce virelai du XIVe siècle en moyen-français.

  Dame, vostre doulz viair, Guillaume de Machaut par Gilles Binchois

Guillaume de Machaut, Le Vray remède d’Amour, par l’Ensemble Gilles Binchois

En 1988, le très sérieux Ensemble Gilles Binchois (voir présentation de cette formation médiévale ici), sous la direction de Dominique Vellard, proposait une large sélection de chansons et de pièces tirées de l’oeuvre du compositeur médiéval, autour du sentiment amoureux, dans un album intitulé Guillaume de Machaut, le Vray remède d’Amour. On pouvait ainsi trouver 21 compositions prises dans les ballades, rondeaux, virelais et motets du maître de musique. La sélection fait toujours partie des programmes proposés par l’Ensemble sur son site web.

chanson_musique_medievale_chants_polyphoniques_ars_nova_guillaume_de_machaut_ensemble_gilles_binchois_album_moyen-age_tardif_XIVeL’album est toujours disponible chez Cantus Records au format CD ou MP3. En voici le lien: « Guillaume de Machaut: Le vray remède d’amour » par l’Ensemble Gilles Binchois

A noter que cette production n’est pas la seule que la formation médiévale ait consacrée à Machaut. Nous avions, en effet, déjà parlé ici de l’album Le jugement du roi de Navarre, paru au début des années 2000 et il faut encore lui ajouter la Messe de Notre Dame datée de 1999.

« Dame, vostre doulz viaire », dans le
moyen-français de Guillaume de Machaut

Dame, vostre dous viaire
Debonnaire
Et vo sage meinteing coy
Me font vo service faire,
Sans meffaire,
De fin cuer, en bonne foy.

Dame votre doux visage
aimable et plaisant
Et votre maintien sage et tranquille
Me tiennent à votre service
Sans faillir (Sans mal faire)
De fin coeur, en bonne foi.

Dame, et bien faire le doy;
Car anoy,
Griété, doleur ne contraire
Onques en vous servant n’oy,
Eins congnoy
Que riens ne m’i puet desplaire
Et qu’adès miex me doit plaire,
Sans retraire,
De tant com plus m’i employ,
Car tant estes debonnaire
Qu’exemplaire
De tous les biens en vous voy.
Dame, vostre dous viaire…

Madame, et je dois bien le faire;
Car ennui,
Peine, douleur ou contradiction
Jamais n’ai eu en vous servant.
Mais je sais plutôt
Que rien ne m’y peut déplaire.
Et que cela me plaira toujours
Sans réserve.
D’autant plus que je m’y engagerai (emploierai).
Car vous êtes aussi charmante
Qu’exemplaire
Et je vois en vous toutes les vertus.

Quant je remir vostre arroy
Sans desroy,
Où raisons maint et repaire,
Et vo regart sans effroy,
Si m’esjoy
Que tous li cuers m’en esclaire;
Car il le scet si attraire
Par son traire
Qu’en vous maint; et je l’ottroy.
Si ne vueilliés pas deffaire
Ceste paire,
Dame; humblement vous en proy.
Dame, vostre doous viaire…

Quand je contemple vos manières (maintien, mise)
Sans désordre,
Où la raison habite et vit
Et votre regard que rien ne trouble.
Oui, je me réjouis tant
Que mon cœur tout entier s’illumine
Car il sait (votre regard) si bien comment l’attirer (mon cœur) à lui
Par ses attraits (son attraction, ses façons)
Qu’en vous il demeure, et j’y consens (je l’accorde).
Aussi, n’essayez pas de séparer
Cette paire.
Dame, je vous en prie, humblement.

Car mis l’avés en tel ploy
Qu’il en soy
N’a riens n’ailleurs ne repaire
Fors en vous, et sans anoy;
N’il ottroy
Ne quiert merci ne salaire
Fors que l’amour qui le maire
Vous appaire
Et que tant sachiez de soy
Qu’il ne saroit contrefaire
Son affaire.
C’est tout. Mon chant vous envoy.

Car vous l’avez mis (mon cœur) en tel état
Qu’il n‘a rien ailleurs,
Ni place, ni demeure
Qu’en vous et sans peine (sans que cela lui cause de);
Pour autant, il ne s’octroie,
Ni ne demande merci, ni récompense
Excepté que l’amour qui le gouverne (le conduit)
Vous apparaisse
Et que vous sachiez si bien de cela
Que rien ne saurait contrefaire (à vos yeux)
Ses dispositions 
C’est tout. Je vous envoie ma chanson.

Dame, vostre dous viaire
Debonnaire
Et vo sage meinteing coy
Me font vo service faire,
Sans meffaire,
De fin cuer, en bonne foy.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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« Pauvreté est pire que mort. », Michault Caron Taillevent, le passe-temps, fragments (3)

poesie_medievale_michault_le_caron_taillevent_la_destrousse_XVe_siecleSujet : poésie, littérature médiévale, poète médiéval,  poète bourguignon, bourgogne médiévale, poésie réaliste, temps, vieillesse, pauvreté
Période :  moyen-âge tardif, XVe siècle
Auteur  :  Michault (ou Michaut) Le Caron, dit Taillevent  (1390/1395 – 1448/1458)
Titre  :  Le passe-temps

Bonjour à tous,

E_lettrine_moyen_age_passionxtraits après extraits, fragments après fragments, nous suivons, pas à pas, le touchant Passe-temps de Michault Taillevent. Celui qui fut, durant la plus grande partie de sa vie, joueur de farces et organisateur de spectacles à la cour de Philippe III de Bourgogne a vieilli; il n’est vraisemblablement plus en activité. Seul et laissé sans rente, il nous livre ici ses réflexions sur l’hiver qui est déjà là et sur le temps qui passe; jeunesse et insouciance contre vieillesse et pauvreté, il nous conte ses angoisses avec une maîtrise et un style qui font sans doute de cette poésie, une des plus brillante du milieu de XVe siècle.

Le « je » au cœur du passe-temps

michault_caron_taillevent_extraits_litterature_poesie_medievale_passe_tempsDans ces élans qui mettent l’auteur, son expérience subjective  et ses déboires au cœur de son propre texte, on ne peut s’empêcher de voir préfigurer quelques traits de la poésie de Villon et, de l’autre côté de la ligne temporelle et vers le passé, d’y voir encore une filiation lointaine avec   Rutebeuf.

Pour autant, entre Michault Taillevent et ce dernier auteur qui le précède de deux siècles, une des différences  parmi d’autres à relever, réside sans doute dans l’intentionnalité ou la destination du texte. Quand Rutebeuf écrit ses complaintes, il est, en effet, encore en activité. Il met donc en scène ses misères pour et face à un public et en vue d’en obtenir quelques retours sonnants et trébuchants, De son côté, le Michault du Passe-temps n’est déjà plus celui de la détrousse (voir article) et il semble se tenir, seul, face à son propre miroir et dans un espace de non représentation. litterature_poesie_medievale_michault_taillevent_passe-temps_moyen-ageBien sûr, il écrit sans doute sa poésie pour qu’elle soit lue mais à quelques distances de Rutebeuf, qui exhibe ses malheurs, en force les traits, s’en rie même parfois entre les lignes et en joue, l’auteur du moyen-âge tardif et du XVe siècle ne cherche pas tellement ici à les mettre en scène, ni à s’en faire plaindre pour en tirer quelques  bénéfices immédiats ; il sait, il nous le dit, ne devoir s’en prendre qu’à lui-même pour n’avoir pas thésauriser ou anticiper. Il accepte même, de manière prosaïque, l’entrée dans l’âge de vieillesse. Ce qui le rend, par dessus tout, soucieux, ce sont les conditions économiques dans lesquelles il est rendu : misère et grand âge ne font pas bon ménage, aujourd’hui, comme au moyen-âge.

Tout cela crée une certaine distance de l’auteur à lui-même qui fait de cette poésie une pièce qui échappe à la complainte pour prendre plus  de hauteur et se situer nettement plus dans l’essai et la réflexion. Si le « Je » est bien au coeur du passe-temps, la filiation avec Rutebeuf reste lointaine, michault_caron_taillevent_litterature_poesie_medievale_moyen-age_XVe-siecleau moins de ce point de vue là.

Du côté de la langue, le verbe de Michault Taillevent est un moyen-français déjà proche du nôtre. Peut-être est-ce d’ailleurs cette proximité, ajoutée à la profondeur de son propos et à l’élégance rare de son style, qui nous rend cette poésie si familière.

Bien que cet auteur médiéval fut redécouvert et retranscrit tardivement, il demeure étonnant que ce texte n’ait pas fait encore l’objet de plus d’intérêt (éducatif, culturel, théâtral, etc…). En publier quelques extraits est une façon d’y remédier.

Le Passe-Temps de Michault Caron
(vers 148 à 217)

La dernière fois, nous en étions resté à la strophe suivante :

Jeunesse, ou peu de gouverne a,
Pour ce que de bon cuer l’amoye,
Mon fait et mon sens gouverna
Se fault y a, la coulpe est moye.
Chose n’y vault que je lermoye,
Et ne feisse riens qu’ouvrer
Temps perdu n’est a recouvrer.

Pour remonter le fil de cette poésie, voir les articles suivants :

Jeunesse m’a donc introduit,
Qui conseil & corps a legier* (agile),
A sa plaisance* (plaisir, agrément) et non trop duit* (de duire : instruire),
Pour moy de viellesse alegier* (soulager).
Mais a mon docteur aleguier
Aucune honte peusse auoir:
Trop cuidier* (croire) vient de peu savoir.

Jeunesse, au temps que je la vis,
A sa guise me gouvernoit.
Je n’avoie mie l’advis
Que finer* (finir, mourir) il me convenoit,
Et pareillement, qu’on venoit
A viellesse devant sa mort:
Jeune serf (cerf) paist ou il s’amort.

Je fuz en jeunesse repeu
D’espoir de tousjours vivre en joye,
Doubtant d’estre a l’arriere peu* (var manuscrit veu).
Mais avoir des biens grant mout joye,
Ce propos jamaiz ne changoye,
Banis* (var manuscrit bains) de joye, ains n’en vy si flos
Nouvelle Saint-Jehan, neufz cifflos.

Tout se change & prent nouveau terme.
Assez de son compte on rabat
D’an en an et de terme en terme.
Viellesse, qui es cuers s’embat* (s’insinuer, se fondre),
En l’omme toute joye abat
& change maniere et propos:
Changer ne vault pintes pour pos.(1)

D’esperance diversement,
Puis que de viellesse ay ung rain,
je suis changie diversement,
Lies au premier, triste au derrain* (dernier).
Se je fuz d’or, je suiz d’arain.
Onques ne passay pire pas:
Qui bien change n’empire pas.

Esperance qui doulz lait a
De mon jouvent a ces grans cours
Si me nourry et alaita
Encor aprez assez grans cours
Et me promist aucun secours,
La m’ahoquay*  (de ahochier, accrocher) a ung chardon:
A grant promesse eschars* (parcimonieux, chiche) don.

A court mes ans legier passay,
En mengant mainte souppe grasse.
A espargner riens ne penssay,
Ne me chaloit fors d’estre en grace.
Mais viellesse, qui tout desbrasse* (défaire),
M’a ores prins a pié levé:
A mangier fault qui a lavé.

Je voy bataille, se me semble,
Qui me fait ja le cuer faillir.
Viellesse et povreté ensemble
Me commencent a assaillir.
Je sauroie bien ou saillir,
Au fort se povreté ne fust:
Armé ne craint ne fer ne fust* (bois, bâton).

Se povreté, sans dire rente* (rens te)
Venoit pour moy la teste fendre,
Je n’ay pas ung denier de rente,
Pour moy encontre elle deffendre.
Si la me fault garder, deffendre
Qu’elle ne m’aguette au passage:
Celui qui ne craint n’est pas sage.

De viellesse suiz bien content.
Bien scay qu’il fault viel devenir,
Et aussi scay je bien qu’on tend
Tousjours a sa fin advenir.
Mais ou elle peut avenir.
& ou elle point picque & mort,
Povreté est pire que mort.

(1) Changer ne vault pintes pour pos : pot de Bourgogne et à Paris XVe siècle : 1 pot = 2 pintes

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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