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« Temps perdu n’est a recouvrer », Michault Caron Taillevent, le passe-temps, fragments (2)

poesie_medievale_michault_le_caron_taillevent_la_destrousse_XVe_siecleSujet : poésie, littérature médiévale, poète médiéval, bourgogne, poète bourguignon, bourgogne médiévale, poésie réaliste, temps,
Période : moyen-âge tardif, XVe
Auteur : Michault (ou Michaut) Le Caron, dit Taillevent ( 1390/1395 – 1448/1458)
Titre : Le passe-temps

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous publions aujourd’hui quelques strophes supplémentaires du Passe-temps de Michault Taillevent.  En réalité, nous en suivons le fil. Nous avions, en effet, déjà publié les onze premières strophes et voici donc les suivantes.

Un auteur médiéval
redécouvert tardivement

Même si l’on connait une version imprimée du XVIe siècle du Passe-temps, ce bel auteur du moyen-âge central, populaire en son temps, a souffert d’un manque d’exposition jusqu’à une date  relativement récente, bien que quelques auteurs du XIXe et des débuts du XXe avaient  tout de même fini par s’y pencher.

Référence : Michault Caron Taillevent avec Robert Deschaux

Michault_Taillevent_poeste_bourguignon_robert_deschaux_livre_poesie_litterature_medievale_moyen-age_XVe_siecleNous ne nous basons pas sur cette édition pour produire les extraits du Passe-temps, mais rappelons tout de même le travail incontournable de Robert Deschaux  sur  l’auteur médiéval : Un poète bourguignon du XVe siècle : Michault Taillevent (Droz, édition et étude, 1975).

Pour dire un mot de cet auteur, Robert Deschaux (1924-2013) agrégé de grammaire, natif de Charavines, se fit une grande spécialité de la poésie du XVe siècle et notamment celle de la cour de bourgogne. Docteur de la Sorbonne, il enseigna longtemps auprès des universités, la langue et la littérature françaises du Moyen-âge et de la Renaissance.  Son ouvrage sur Michault le Caron dit Taillevent est d’ailleurs la publication de la thèse qu’il soutint dans ses matières devant la Sorbonne.

Avant Robert Deschaux et à la période moderne, le poète médiéval était plus connu des chercheurs romanistes ou des médiévistes spécialisés dans le moyen-âge central et tardif que du public; certaines de ses poésies n’avaient d’ailleurs pas même été retranscrites depuis les manuscrits dans lesquelles on les trouvait et  ces derniers ne pouvaient être décemment approchés sans une solide formation en paléographie.  Cet ouvrage de 1975 reste donc,  à ce jour, une référence et la meilleure parution pour découvrir le poète médiéval et l’ensemble de son oeuvre.

Le passe-temps : « Je » poétique et universalité du thème

N_lettrine_moyen_age_passionous n’allons pas ici revenir sur le statut de la vieillesse au moyen-âge que nous avons déjà abordé précédemment, mais simplement ajouter deux mots sur le Passe-temps du Michault et sur ses qualités.

Il y a, en effet, dans cette poésie de l’ancien joueur de farces à la cour de Bourgogne parvenu à l’hiver de sa vie, une force véritable qui poesie_medievale_moyen-francais_michault_caron_taillevent_passe_temps_XVe_siecle_moyen-agetouche sans doute autant par l’universalité de son thème que par l’approche  subjective que le poète en fait: ce  « Je »  poétique et en détresse qui se tient au centre de l’oeuvre.  A chaque fin de strophe, les locutions proverbiales ou en forme de proverbes, ouvrent encore la réalité poignante de l’expérience vécue sur l’universel et ce temps qui a filé entre les doigts du poète, dévient nôtre.

Au delà, on trouve encore, dans ce Passe-temps, la marque d’un style impeccable, le signe d’une écriture parvenue à sa maturité. On notera, bien sûr, quelques traces de l’école des rhétoriciens dans certains jeux de rimes ou de mots (flourissant/flor issant, parfont/parfont, amer/amer, etc…), mais sans parler ou s’arrêter à ces démonstrations de virtuosité, les mots coulent avec aisance et soulignent toute la grâce de ce moyen-français du XVe siècle. En bref, pour qui aime la langue française et son histoire, cette poesie_poete_medieval_moyen-francais_michault_caron_taillevent_passe_temps_XVe_siecle_moyen-agepoésie est une pure délectation.

Michault  Taillevent a vieilli mais son passe-temps n’a guère pris de rides. Il gagne à être plus largement redécouvert, lu ou relu. Et même s’il est difficile de l’établir avec certitude, on ne se surprend pas que certains passages de cette longue complainte et poésie sur la fuite du temps et l’âge de vieillesse ait pu inspirer François Villon.

Pour raccrocher sur l’article précédent, nous étions resté sur la strophe suivante :

Et le temps par mes ans hastoye,
Que je ne m’en guettoye pas.
Vieillesse m’attendoit au pas
Ou elle avoit mis son embusche :
Qui de joye est en dueil trebusche.

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« Temps perdu n’est a recouvrer »,
Michault Caron Taillevent, le passe-temps  (2)

Et la perdy tout l’apetis,
De chanter, car Dame Viellesse
Courut adont tout l’apetis
De ma joye & de ma liesse;
Dont il convendra que je lesse
Le ditter et le rimoyer :
Aprez le rire larmoyer. 

En mon joly temps fuz astrains
De faire ballades de flours;
Or suy je mainenant contrains
A faire ballades de plours
Et complaintes de mes folours
Pour mon temps qu’ay gaste en vain :
Telle penne, tel escripvain. (1)

En mon estude florissant
Jadiz a ditter aprenoye,
Ou avoit maine* (maintes) flour issant*, (sortant, fleurissant)
Surquoi mes matiers prenoye;
Et ore en pleurs mon cuer prez noie.
Ainsi est mon fait tout divers :
Chappeaux ne sont pas tousdiz vers. (2)

Aux escolles d’amour haultaines
Usay tous mes beaux jours seris* (paisible, serein),
Mais les ruisseaux et les fontaines
De ma joye sons tous taris,
Et les fosses tous ateris
Ou je puisoye faiz d’amer :
Soubz arbre doulz fruit plain d’amer.

Ainsi m’a tollue* (de tolir, ravir, enlever) & hoste
Toute ma joye et mon deport* (joie, plaisir)
Vieillesse, par mes ans hastee,
Et destruit le havre et le port
Ou tout le gracieux aport
De mon doulx plaisir arrivoit :
Qui vist changer dueil à riz voit. (3) 

Viellesse adont rompi le mas
De ma nef, je le voy moult bien,
Dont venoit l’esparnz* (l’épargne) & l’amas
De toute ma joye et mon bien;
Si ne scay encore combien
J’ay de temps et d’age a durer:
Qui vist il fault tout endurer.

J’estoye de joye atourne* (entouré, paré)
Ou temps que jeunesse hantoye,
Mais le temps est bien retourne:
Je pleure ce que je chantoye,
Car adonques point ne tastoye
De viellesse le gue parfont* (profond):
Les regres les douleurs parfont* (de parfaire).

Helas ! se j’eusse en congnoissance
De ce que j’ay depuis trouve,
Ou que maintenant congnois, sans ce
Que je l’eusse adonc esprouve,
Ja n’eusse este prins ne prouve* (éprouvé)
Ainsi de joye desgarny :
Mal vist qui n’est adez garny* (désormais, de nos jours pourvu, nanti)

Bien feusse, se j’eusse eu ce sens,
Quand de jeunesse estoye es mains,
Que temps passe, comme je sens
A toutes heures, soirs et mains ;
Mais je ne cuidoie avoir mains
Du bien dont mon cuer est issu :
Drap s’uze, comme il est tissu.

Jeunesse, ou peu de gouvern(e) a,
Pour ce que de bon cuer l’amoye,
Mon fait et mon sens gouverna
Se fault y a, la coulpe est moye.
Chose n’y vault que je lermoye,
Et ne feisse riens qu’ouvrer (4)
Temps perdu n’est a recouvrer.


NOTES

(1) « telle plume, tel écrivain » : le mot fut sujet à des évolutions désignant le transcripteur d’un manuscrit ou le rédacteur d’un texte à partir du milieu du XIVe il se fixe pour désigner de plus en plus le rédacteur d’un texte. La revue Romania nous apprendra toutefois en 2014 qu’en milieu bourguignon (ça tombe bien nous y sommes) :

« … la production des œuvres et des manuscrits est difficilement dissociable, en particulier en milieu bourguignon, pour des personnalités comme Jean Miélot, Jean Wauquelin, Jean Duquesne, David Aubert et bien d’autres, le même mot (escripvain) pouvant encore désigner, vers la fin du xve siècle, à la fois des auteurs qui se font copistes et des copistes qui se font auteurs »
« Olivier Delsaux. Qu’est-ce quun « escripvain«  au Moyen Âge? Étude d’un polysème« Maria Colombo Timelli, Romania, 132, 2014

(2) Métaphore sur le ver(t) qui désigne le printemps, la jeunesse.

(3) celui qui vit longtemps voit le rire se changer en deuil

(4) ouvrer :  y travailler, fig. ne fasse que « le remâcher », « en souffrir » 

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En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

Ballade médiévale « Faictes obeissance au vin », quand Eustache Deschamps mettait la bonne chère et le vin en rimes

ballades_poesie_litterature_medievale_moyen-ageSujet : poésie médiévale, littérature médiévale, manières de table, auteur médiéval, ballade, poésie morale, satirique ballade, moyen-français, vin,
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :  « Va à la court, et en use souvent »
Ouvrage :  Oeuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome VIII. Marquis de Queux Saint-Hilaire, Gaston Raynaud 1893)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous avons, jusque là, publié tant de poésies morales et acerbes d’Eustache Deschamps que nous devons faire aujourd’hui un peu justice à la nature plus légère dont il sait aussi faire montre dans certains de ses textes.

S’il a effectivement chanté les excès et les artifices de la vie curiale, les valeurs dévoyées et tant d’autres travers de son temps, il a aussi, plus que nul autre avant et après lui, amené la ballade médiévale sur les terrains les plus variés. Grand amateur du procédé de l’accumulation, il y établit souvent de longues listes qui prennent quelquefois des allures de monographie et ravissent les médiévistes deco_medievale_enluminures_moine_moyen-agepar leur richesse et leur exhaustivité; toute chose qui continue encore d’imposer ce poète médiéval comme un témoin d’importance sur bien des aspects de son siècle.

Sur le thème du jour « bonne chère et bons vins », on compte chez lui un nombre important de ballades et poésies à travers lesquelles il nous dévoile sa nature de bon vivant; l’homme apprécie, en effet, les mets de choix dans toute leur grande variété, pourvu qu’ils soient dûment accompagnés de bons vins. Il grincera même des dents quand les tables auxquels il s’assoit ne l’honorent pas assez à son goût ou même quand les usages se perdent (« Li usaiges est faillis ») et que « les meilleurs vins viez et nouveaulx » que l’on offrait autrefois aux baillis et aux juges ont fini par leur passer sous le nez  (ballade Des  vins que on souloit anciennement présenter aux baillis et juges). Dans un autre registre, l’attention à la nourriture fera encore l’objet chez lui de considérations et de ballades plus hygiénistes et « préventives » (dans l’intention au moins) contre les terribles épidémies de peste.

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Nourriture
& satire chez Eustache Deschamps

Que l’on ne s’y trompe pas pourtant, si le thème de la satire n’est pas dans la ballade du jour ce qui saute aux yeux, Eustache Deschamps ne baisse pas toujours  la garde quand il parle de nourriture, loin s’en faut. Il se servira même du thème dans un nombre non négligeable de ballades pour moquer certaines coutumes alimentaires de provinces ou pays ou pour se plaindre encore de mauvais séjours passés en terres lointaines. De la même façon, dans ses diatribes contre la cour, il montrera souvent du doigt les excès de gloutonnerie qu’on y trouve. La figure de l’excès de nourriture (amoral, profiteur, glouton, avide, etc …) s’opposera ainsi souvent chez lui à celle d’une consommation plus saine, loin des bruits, des fastes et des pratiques parasites de la cour.

« Le manger chez Eustache Deschamps appartient à la satire. Son attitude vis-à-vis de l’objet de la satire est ironique, moqueuse ou accusatrice, mais parfois aussi très proche de l’invective. »
Susanna  Bliggenstorfer   Eustache Deschamps & la satire du ventre plein.  Banquets et manières de table au Moyen-âge » (1996)

deco_medievale_enluminures_moine_moyen-ageOn trouvera, dans l’article cité ci-dessus de la romaniste Susanna Bliggenstorfer, une analyse exhaustive de la question et des développements tendant à ramener la majeure partie des textes de l’auteur médiéval sur le sujet de la nourriture vers la satire. On notera, en particulier, sous la plume de cette dernière, la démonstration intéressante de l’usage qu’Eustache Deschamps fait, dans de nombreux cas, du procédé d’accumulation qu’il  affectionne particulièrement (nous le disions plus haut) pour le mettre au service de la critique ou de l’invective, et au bout du compte de la satire.

Il demeure décidément difficile pour notre poète d’échapper à sa propre nature, mais pour le coup et pour aujourd’hui au moins, la ballade que nous vous présentons déroge à la règle. Le ton est  plutôt  léger même si le sujet dont il traite entend faire autorité (on ne se refait pas) : « Faictes Obeissance au vin ». Il y est question de l’importance que l’auteur accorde à la présence du vin à sa table (« manières de table » et non pas excès) et, si elle se situe dans les usages et pas du tout dans la poésie gollardique ou les clins d’oeil « Villonesque » à la Taverne, cette poésie pourrait avoir tout de même tout à fait sa place au début d’un bon repas ou même d’un banquet.

« Faictes obeissance du vin »
dans le moyen-français d’Eustache Deschamps

Ce texte en moyen-français du XIVe siècle ne présente pas de difficultés majeures de compréhension. Une fois n’est pas coutume, les notes de vocabulaire destinées à vous guider sur les quelques points de difficultés sont toutes issues du tome VIII des œuvres complètes d’Eustache Deschamps par le Marquis Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud, dans lequel on peut retrouver cette ballade.

Offices des hostelz royaux,
C’est assavoir panneterie,
Cuisine atout voz grans boyaux,
Escurie et la fruiterie,
Fourriere (1)  contre qui l’en crie
Pour les logiz souventefois,
Soiez l’un a l’autre courtois;
Mais je vous conseille en la fin,
Pour mieulx attemprer* (rafraîchir) vostre voix
Faictes obeissance au vin.

Car telz offices est tresbiaux
Et ly noms d’eschançonnerie :
Chapons rostiz, boucs ne veaulx
Ne sausses de la sausserie
Sans vin n’est c’une moquerie :
Avoine et foing, poires et nois
Ne logis ne vault .II. tournois
Sans ce hault poete divin,
Bachus, et pour ce que c’est drois,
Faictes obeissance au vin.

On est content pour .II.morsiaux
De pain : s’en boit on mainte fie* (fois)
A ces tasses, voirres, vessiaulx
A l’usance de Normandie.
Sanz vin tout office mandie,
Mais par li a l’en char et poys,
Pain, brouet* (jus, ragoût), avoine et tremoys (blé de mars),
Lumiere, fruit soir et matin,
Buche et charbon : tous les galoys* (les bons vivants)
Faictes obeissance au vin.

L’ENVOY

Chambre aux dernier, gaiges du moys,
Tous offices et ceulz de boys,
Queux, escuiers, li galopin,
Chapellains, nobles gens, bourgoys,
Escuiers, clers, gardez voz loys* (attributions),
Faictes obeissance au vin.

(1)  officier de fourrier, officier charger de l’intendance, notamment durant les campagnes militaires et les déplacements.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : L’illustration présente sur le visuel provient d’une toile de Theodoor Rombouts, fabuleux peintre flamand des XVIe et XVIIe siècles.

Eustache Deschamps, une ballade médiévale acerbe contre la vie curiale

eustache_deschamps_ballade_poesie_medievale_enluminure_clerc_etudes_science_savant_moyen-age_tardifSujet : poésie médiévale, littérature médiévale, poésie morale, satirique ballade, moyen français, vie curiale
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :  « Va à la court, et en use souvent »
Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps GA Crapelet (1832)

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion copiaoici une nouvelle ballade en moyen-français du XIVe siècle, signée de la plume d’Eustache Deschamps. L’auteur du moyen-âge tardif nous y entraîne à nouveau du côté de la poésie satirique, en mettant au banc les artifices de la vie curiale.

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Vie dissolue, excès, règne des apparences et des faux-semblants, jeux de pouvoir et phrases assassines sous le fard grimaçant du rire, les rois et les princes changent, les cours et les courtisans demeurent. Avec son caractère trempé d’un seul bloc, on imagine assez mal, notre poète médiéval, tout pétri de valeurs de loyauté et de droiture et si souvent impitoyable envers les travers de ses contemporains, se couler aisément dans le moule de cette vie de cour pleine de vacuité et de fatuité. C’est encore sans doute plus vrai de ses poésies tardives. Devenu encore moins souple, le Eustache vieillissant a fait son deuil d’une certaine réussite et il est en plus désabusé par le peu de prestige et d’avantages qu’il a pu retirer d’une longue vie au service de la couronne.

Quoiqu’il en soit, par ses fonctions autant, certainement que par ambition,  notre poète médiéval s’est suffisamment frotté à la vie curiale durant ses jeunes années pour s’en trouver échaudé et c’est un thème qu’il a  coeur de traiter et de dénoncer  ( voir pourquoi viens-tu si peu à la cour  ?  ou encore deux ballades sur la cruauté des jeux de cour ).

Du point de vue de la forme c’est une ballade dialoguée. Un peu à la manière de la lyrique courtoise, le poète s’adresse dans les premières lignes à une Dame pour le guider dans sa quête, ici, d’élévation sociale. En fait de lui donner de beaux conseils, elle l’invitera plutôt, de manière ironique, à cultiver tous les vices et à les exercer à la cour.

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« Va à la court, et en use souvent »
des moyens de parvenir à la cour

Apprenez-moy comment j’aray estat (1)
Soudainement, dame, je vous en prie,
Et en quel lieu je trouveray bon plat
Pour gourmander et mener glote* (*gloutonne) vie.
– 
Je le t’octroy : Traïson et envie
Te fault sçavoir, ceuls te mettront avant :
Mentir, flater, parler de lécherie* (*débauche, libertinage) :
Va à la court, et en use souvent.

Pigne-toy* (*de peigner) bel, ton chaperon abat,
Soies vestus de robe très jolie,
Fourre-toy bien quoy qu’il soit de l’achat ; (2)
Ten-toi brodé d’or et de pierrerie ;
Ment largement afin que chascuns rie,
Promet asse, et tien po de convent* (*promesse).
Fay tous ces poins, ne te chaille (de chaloir, importer) qu’om die :
Va à la court, et en use souvent.

A maint l’ay veu faire qui s’i embat,(3)
Soi acointier de l’eschançonnerie, (4)
Jouer aux dez tant qu’il gaingne ou soit mat,
Qu’il jure fort, qu’il maugrie ou regnie* (*de regnïer : blasphémer, jurer),
Et lors sera de l’adroite mesgnie.
Fay donc ainsi, met-toy tousjours devant ;
Pour avoir nom tous ces vices n’oublie :
Va à la court, et en use souvent.

Envoy

Princes, bien doy remercier folie,
Qui m’a aprins ce beau gouvernement ,
Et qui m’a dit : A ces poins estudie
Va à la court, et en use souvent.


NOTES

(1) Comment j’aray estat : comment  je pourrais m’élever socialement,  comment je pourrais conquérir une position sociale élevée, 

(2) Fourre-toy bien quoy qu’il soit de l’achat : de forrer : couvrir, garnir, tapisser : ie  Pare-toi des plus beaux habits sans regarder à la dépense.

(3) A maint l’ay veu faire qui s’i embat :  embatre :  se précipiter, pousser, insinuer, s’adonner,… Je l’ai vu faire à nombre d’entre eux qui s’y adonnent, qui s’y précipitent.

(4)Soi acointier de l’eschançonnerie : lie-toi d’amitié avec l’échansonnerie. avec les officiers en charge de servir les boissons.
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En vous souhaitant une excellente  journée.

Frédéric EFFE
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La Ballade des femmes de Paris de Villon, éloge du parler parisien du XVe siècle

poesie_litterature_medievale_realiste_satirique_moral_moyen-ageSujet : poésie médiévale, ballade médiévale,  humour médiévale, auteur, poète médiéval. moyen-français
Auteur : François Villon (1431-?1463)
Titre : « Ballade des femmes de Paris »,
Le grand testament,
Période : moyen-âge tardif, XVe siècle.
Ouvrages : diverses oeuvres de Villon,  PL Jacob  (1854) , JHR Prompsault (1832), Pierre Champion (1913)

Bonjour à tous,

B_lettrine_moyen_age_passionien que dramatique sur le fond, le Grand testament de François Villon regorge aussi d’humour et de ballades plus légères. Certaines de ces pièces ont sans doute été composées plus avant dans le temps, et ont été réintégrées après coup, dans le fil du Testament,  par l’auteur lui-même (sur ce sujet, voir entre autres, Sur le testament de Villon, Italo Siciliano, revue romania, Persée)

Légèreté et humour, c’est donc là que la Ballade des femmes de Paris que nous publions aujourd’hui, nous entraîne, pour une éloge du « talent » langagier des parisiennes d’alors et de leur verve, avec son refrain resté célèbre : il n’est bon bec que de Paris. « Reines du beau-parler, souveraines du caquet » comme le dira l’historien Pierre Champion dans son ouvrage François Villon sa vie et son temps, il y dépeindra aussi un poète, sillonnant les rues de la rive universitaire de Paris, à l’affût des belles bourgeoises, de leurs charmes et de leurs atours « coquettes, enjouées, charmantes, mises avec recherche ».

Tout cela  étant dit, au vue des fréquentations et de l’univers dans lequel  Villon aimait à évoluer, en fait de beau français châtié et bourgeois, il est bien plus sûrement question dans cette ballade de deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_sièclelangage de rue : un parler vert et canaille, teinté d’accent, de répartie et de gouaille, comme on le pratiquait alors. Nous en trouverons d’ailleurs la confirmation sous la plume de  Pierre Champion, plus loin, dans le même ouvrage :

« Quand nous les possédons encore, les registres des anciennes justices de Paris nous font connaître les commérages, les médisances qui devaient bien exciter la verve du poète. On y parle vertement. Les femmes de Paris, qui ont décidément « bon bec » sont promptes à se dire des injures, à se traite de sanglantes lices, des chiennes, de filles de chien, de paillardes, de ribaudes, de prêtresses… »
Pierre Champion, opus cité, Tome 1er (1913)

Bien que le français « standard » soit en général réputé avoir pour origine Paris, il faut sans doute, là encore, faire quelques différences entre le parler bourgeois et celui de la rue. Pour ce qui est de l’accent du Paris d’alors, on trouvera quelques éléments dans un ouvrage postérieur à la composition de cette ballade médiévale de Villon, signé de la main de l’éditeur, imprimeur et artiste  Geoffroy Tory :

« Au contraire, les dames de Paris, en lieu de A prononcent E quand elles disent : Mon mery est à la porte de Peris et il se fait peier »  Champfleury (1539).

Loin de ces parisiennes gouailleuses et dans un registre plus lyrique, en 1910, le compositeur Claude Debussy inclura cette poésie à ses trois ballades de François Villon.

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Ballade des femmes de Paris

Quoy qu’on tient belles langagières* (parleuses)
Florentines, Veniciennes,
Assez pour estre messaigières (1),
Et mesmement les anciennes ;
Mais, soient Lombardes, Rommaines,
Genevoises, à mes perilz,
Piemontoises, Savoysiennes,
Il n’est bon bec que de Paris.

De beau parler tiennent chayères (2) 
Ce dit-on, les Napolitaines,
Et que sont bonnes cacquetoeres
Allemanses et Bruciennes ;
Soient Grecques, Egyptiennes,
De Hongrie ou d’autre pays,
Espaignolles ou Castellannes,
Il n’est bon bec que de Paris.

Brettes* (Bretonnes), Suysses, n’y sçavent guères,
Ne Gasconnes et Tholouzaines ;
Du Petit-Pont deux harangères
Les concluront, et les Lorraines,
Anglesches ou Callaisiennes,
(Ay je beaucoup de lieux compris ?)
Picardes, de Valenciennes ;
Il n’est bon bec que de Paris.

ENVOI.

Prince, aux dames parisiennes
De bien parler donnez le prix ;
Quoy qu’on die d’Italiennes,
Il n’est bon bec que de Paris.

(1) « ambassadrices » pour Prompsault, « entremetteuses » pour PL Jacob
(2) Siège réservé à des dignitaires, puissants, religieux. origine de Chaire. 


Même si nous sommes déjà dans d’autres temps, plusieurs siècles après Villon, la tentation reste grande, à la lecture de cette ballade, d’évoquer des Piaf, des Monique Morelli ou encore des Arletty, en pensant à ces « bons becs de Paris ».

 En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE.

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